" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 13 juin 2020

La morale et l'Évangile (1) : Le Bon Samaritain


Peuple retranché aux mœurs admirables, dont la vie morale est régie par une Loi d’une grande beauté et d’une réelle humanité mais que voile un orgueil outrancier ! Peuple ouvert à ce qui est de plus élevé dans l’homme et pourtant fermé à ce qui lui est étranger. Le ciel lui est accessible avec tous ses trésors, un trésor qui ne rouille pas, à l’abri de l’usure et des vols. Il baigne dans une lumière éclatante de la présence de Dieu, d’un Dieu qui lui a parlé et lui a révélé des mystères concevables. Mais ce peuple s’enferme, se recroqueville, se complaît dans une interprétation littérale de la Sainte Écriture, oubliant l’esprit qui l’anime. La réalité est tragique, aussi dramatique qu’a été son histoire. Le Juif de Judée ou encore le pharisien en sont les plus beaux représentants.

Mais au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la réalité n’est pas aussi noire et simple que nous pouvons le croire. Sous le ciel de Palestine et dans les communautés juives dispersées dans l’empire romain, des témoignages font apparaître une autre image de la morale du peuple juif, une morale élevée dont le niveau d’exigence attire. Vivant au milieu des païens, plus ouverts aux cultures et au savoir, les Juifs de la Diaspora en sont sans-doute les plus fervents porteurs. Malgré leur coexistence dans un monde qui leur est plutôt hostile, un monde dont l’influence hellénique est de plus en plus forte, ils maintiennent la pureté de leur morale. Là réside l’étonnement. Elle reste à l’abri de la décadence morale qui afflige de plus en plus l’empire romain.

La morale juive se manifeste par ces deux tendances, l’une particulariste ou exclusiviste, l’autre ouverte et universaliste, qui s’entremêlent et divisent. La première semble néanmoins dominer et donner raison aux reproches que lui adressent les païens. Pour mieux saisir la morale juive dans sa réalité, nous allons nous rendre à Jérusalem et nous mêler à la foule qui entoure Notre Seigneur Jésus-Christ. Un pharisien vient de Lui poser une question. Suivons la discussion…

Quels sont les principes de la Loi ?

Un docteur de la Loi s’est en effet levé pour poser une question à Notre Seigneur Jésus-Christ : « Maître, que ferai-je pour posséder la vie éternelle ? » (Luc, X, 25). La question est surprenante de la part d’un docteur de la Loi, dont la vie est consacrée à l’étude de la Sainte Écriture et à l’enseignement de la Loi. À l’évidence, il ne Le questionne pas pour apprendre. Selon Saint Luc, il veut en fait L’éprouver. Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas dupe. Il connaît le fond de sa pensée. « Qu’y-a-t-il d’écrit dans la Loi ? »(Luc, X, 26) Il le renvoie à ses connaissances. Son interlocuteur connaît en effet parfaitement la Loi. Il peut donc Lui répondre. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi-même. »(Luc, X, 27) La réponse ne nous surprend pas. Notre Seigneur a déjà énoncé ces deux commandements qui résument toute la Loi…

Un autre docteur de la Loi Lui avait en effet déjà demandé quel était le premier de tous les commandements. « Le premier de tous est celui-ci : écoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, et de toute ta force. » Il s’agit bien du premier commandement du Décalogue que nous trouvons dans le Deutéronome. « Le second lui est semblable. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a point d’autre commandement plus grand que ceux-là. »(Marc, XII, 28-31) Au premier commandement du Décalogue, Notre Seigneur Jésus-Christ rajoute une parole de la Sainte Écriture. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lévitique, XIX, 18) Sa réponse étant conforme à la parole de Dieu, le docteur de la Loi Le félicite, et à son tour, Notre Seigneur Jésus-Christ loue sa sagesse et lui dit : « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu. » (Marc, XII, 34)

La Loi fondamentalement bâtie sur un triple amour

La question est capitale. Et comme toute question bien posée, elle est aussi instructive. Elle révèle  une des préoccupations qui occupent les docteurs de la Loi. En effet, le Juif doit obéir à tout un ensemble de commandements pour être justifié et plus exactement six cents treize, de même importance, de même valeur. Un millier de règles régissent aussi le sabbat ! Une telle accumulation d’observances ne peut que décourager le Juif et rendre complexe sa vie. Le Juif peut surtout perdre le sens même de toutes ces exigences. Comment est-il possible de voir dans cette somme de règles ce qui est essentiel à observer ? Le sabbat est-il plus important que l’animal à sauver ou le malade à guérir ? Dans cette somme incroyable d’observances, n’existe-t-il pas finalement un précepte qui soit la clé de voûte de l’édifice ? Notre Seigneur Jésus-Christ résume toute cette somme de règles en deux commandements simples.

Le premier est le premier commandement des tables de la Loi définies dans le Deutéronome. « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. »(Deutéronome, VI, 6). Notre Seigneur Jésus-Christ nous renvoie à l’origine même de la Loi, à son fondement. L’amour de Dieu, d’un Dieu unique, aimé uniquement, est la base de toute vie morale. L’unicité de Dieu est le fondement sur lequel s’appuie l’amour unique de Dieu. Il n’autorise aucun partage. Il exige notre cœur de manière absolue. Toutes nos pensées et notre intelligence, toutes nos facultés et nos actions sont tendues vers ce principe premier.

Mais le deuxième commandement, l’amour du prochain, n’est pas en-dessous du premier. Il lui est semblable, nous dit Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous ne pouvons pas aimer Dieu si nous n’aimons pas notre prochain. Cependant, que vaut l’amour du prochain s’il ne repose pas sur le premier commandement ?

« Aimer son prochain comme soi-même », nous répond encore Notre Seigneur Jésus-Christ. Nous sommes en effet tenus de nous aimer. Il est aussi semblable à l’amour que nous portons à l’égard de notre prochain. Et comme le précédent, le fondement de cet amour réside en l’amour de Dieu.

Ainsi, « dans ces deux commandements sont renfermés toute la Loi et les Prophètes. »(Matthieu, II, 40) La Révélation, et pas seulement la Loi, soulignons-le, se résume donc en un triple amour : l’amour de Dieu, celui du prochain et de soi-même, trois amours semblables, indissociables.

Le docteur de la Loi rajoute à la réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ que ces deux commandements, « c’est plus que tous les holocaustes et tous les sacrifices » (Marc, XII, 33) Le culte rendu à Dieu est vain sans ces deux commandements. Que valent en effet les sacrifices si Dieu n’est pas réellement aimé ? Le triple amour est l’un des fondements de toute la religion. Mais ne nous pouvons pas aimer sans connaître comme nous voulons connaître l’être aimé. L’amour est porté par la connaissance comme il la porte également…

Un enseignement conforme à la Loi et aux prophètes

La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ ne peut guère étonner celui qui connaît la Sainte Écriture. Elle nous renvoie en effet à des passages qu’il ne peut pas ignorer. Samuel a en effet déjà averti : « Est-ce que le Seigneur veut des holocaustes et des victimes, et non pas plutôt qu’on obéisse à la voix du Seigneur ? Car l’obéissance est meilleure que des victimes, et écouter vaut mieux qu’offrir de la graisse de béliers. » (I Rois, XV, 22) Le psaume LXVIII nous prévient aussi que la louange et la glorification de Dieu sont plus agréable qu’un jeune veau. Les paroles inspirées d’Isaïe sont encore plus claires et terribles. « Qu’ai-je à faire de la multitude de vos victimes ? dit le Seigneur. Je suis rassasié, et la graisse des animaux gras, et le sang des veaux et des agneaux et des boucs, je n’en veux point. » (Isaïe, I, 11) Les sacrifices Lui sont même en abomination. Car « vos mains sont pleines de sang ». « Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez le mal de vos pensées de devant mes yeux ; cessez d’agir avec perversité. » (Isaïe, I, 17) Isaïe précise ensuite ce que le peuple doit faire pour servir Dieu : exercer la justice, secourir l’orphelin, défendre la veuve… C’est en raison de sa perversité que le culte Lui devient abominable. Il n’est qu’un mensonge, une hypocrisie. Pire encore. Il ne sert qu’à la couvrir. Le nom même de Dieu n’est finalement qu’un moyen pour cacher son infidélité…

L’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ est donc conforme à la Loi et aux prophètes. C’est pourquoi sans doute, « personne n’osait plus lui poser de questions. » (Marc, XII, 34)

Le cœur de toutes les préoccupations

Revenons à notre première discussion, à cette question étonnante d’un docteur de la Loi qui demande à Notre Seigneur Jésus-Christ ce qu’il faut faire pour avoir la vie éternelle. La question n’est guère différente de la précédente. Cette insistance semble néanmoins compréhensible puisque c’est la seule question que nous devons nous réellement poser. Le sujet est en effet grave, essentiel. C’est pourquoi le docteur de la loi nous étonne aussi en Lui posant cette question. Car c’est lui qui doit enseigner aux autres ce qu’il faut faire pour obtenir la vie éternelle. C’est lui qui connaît la Loi, c’est-à-dire les règles à observer pour vivre éternellement. La question est aussi étrange car il a probablement connu la réponse que Notre Seigneur Jésus-Christ a déjà faite sur le même sujet quand un de ses collègues a posé la même question. Cherche-t-il vraiment une confirmation ?

Notre Seigneur Jésus-Christ renvoie de nouveau le docteur de la Loi à la Sainte Écriture. Il n’est pas en effet venu pour la supprimer. « Qu’y-a-t-il d’écrit dans la Loi ? Qu’y lis-tu ? » (Luc, X, 27) Le commandement défini par le Deutéronome est alors naturellement évoqué. Le docteur de la Loi récite aussi la parole de Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »(Lévitique, XIX, 18). Sa réponse est alors simple : « fais cela, et tu vivras. »(Luc, X, 28)

Mais le docteur de la Loi poursuit son questionnement. Il pose en effet une deuxième question qui est en fait la principale. Saint Luc a bien compris son stratagème. Il veut se justifier, nous dit-il. Ne nous trompons pas. Le docteur de la Loi ne cherche pas à être plus juste. Le terme de « justifier » est à prendre en son premier sens. Il sait bien, Lui le docteur de la Loi, que sa première question est facile à répondre et que lui-même, connaissant parfaitement la Sainte Écriture, connaît évidemment la réponse. Il sait aussi que Notre Seigneur Jésus-Christ apportera une réponse juste et exacte. Là n’est donc pas le véritable sujet de sa préoccupation. La première question n’est finalement qu’un prétexte, une excuse pour poser la seconde. Le docteur de la Loi semble donc s’excuser d’avoir posé une question si évidente pour lui et pour Notre Seigneur Jésus-Christ. Il Lui pose donc une seconde question, celle qui compte finalement : « et qui est mon prochain ? » (Luc, X, 29) Qui est le prochain que nous devons aimer ?

Une question qui divise

La question n’est sans-doute pas sans arrière-pensée. La réside peut-être l’épreuve à laquelle est soumis Notre Seigneur Jésus-Christ. À son époque, elle semble diviser les docteurs de la Loi. Certains commentateurs voient dans cette question le point d’achoppement entre deux tendances qui habitent la morale juive : les tendances exclusiviste et universaliste telle que nous les avons décrites dans un précédent article[1].

La tradition rabbinique évoque un épisode bien connu des Juifs qui aurait eu lieu en l’an 30 avant Jésus-Christ. Un païen vient trouver Schammaï, l’un des deux docteurs de la Loi prestigieux de l’époque[2]. Il lui promet de se convertir s’il est capable de lui enseigner toute la Loi pendant qu’il se tient devant lui sur un pied. Le rabbin, pour toute raison, le frappe du bâton qu’il tient à sa main. Le païen rencontre ensuite Hillel, un autre maître aussi réputé et adversaire légendaire de Schammaï, et lui pose la même question. Le rabbin lui répond : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudras pas qu’il te fit ; voilà toute la Loi ; le reste n’est qu’une application et une conséquence. »[3] Hillel cite ce qui est appelé la règle dite d’or. Elle ne vient pas de lui. C’est très probablement un ancien dicton populaire. Nous la retrouvons aussi dans la Sainte Écriture : « Ce que tu seras fâché qu’un autre te fît, prends garde de jamais le faire à un autre. »(Tobie, IV, 16)

Une règle d’or, véritable principe de la Loi et des Prophètes ?

La réponse d’Hillel est souvent évoquée pour affirmer que ce docteur était un Juif déjà animé d’un esprit évangélique. Cependant, cette règle est bien en-dessous du deuxième commandement que nous donne Notre Seigneur Jésus-Christ, tiré de la parole de la Sainte Écriture. Elle a d’abord un aspect purement négatif. La règle demande de ne pas offenser l’autre, de ne pas le nuire. En étant séparé de l’autre, sans entretenir aucune relation, nous la respectons sans difficulté. En outre, séparée du premier commandement, elle n’est plus liée à Dieu. La règle d’or est même vidée de toute connotation religieuse. Il faut aussi se rappeler que cette sentence était déjà connue des sages d’Athènes[4]. Est-ce pour cette raison qu’Hillel l’évoque à son interlocuteur païen, plus sensible à un précepte aussi universel ? Mais si elle n’est pas propre à la Loi, pourquoi faut-il l’observer ? À quoi bon en effet de se convertir. Or le point fondamental qui sépare le paganisme et la religion juive est contenu dans le premier commandement.

Revenons sur la règle en elle-même. Elle n’est pas contraire à la morale juive. Comme nous l’avons déjà évoqué[5], le Juif refuse tout contact avec le païen de peur de contracter une impureté ou pour préserver la pureté de son âme. Les Juifs eux-mêmes ne s’en cachent pas et justifient ce séparatisme. En refusant tout contact avec le païen, il ne peut guère le nuire. Ils peuvent donc vivre séparés des non-Juifs sans croire qu’ils ne les offensent. Tel est le regard du Juif. Mais les païens, ne sont-ils pas offensés d’être ainsi traités ? Or aux yeux des païens, leur attitude est pleine de mépris à leur égard et d’orgueil. Est-ce vraiment cela l’amour du prochain ?

La règle d’or ne résume ni la Loi ni la morale juive. Elle est sans-doute une réponse rapide qu’Hillel fournit au païen pour lui plaire. Schammaï est plus sec et moins ondoyant. Devant une question qui lui paraît arrogante et vaine sur une question aussi essentielle, il préfère le renvoyer brutalement…

Un non-Juif peut-il être notre prochain ?

Mais revenons à la question du docteur de la Loi. La question est encore pertinente puisque la règle d’or ne permet pas d’apporter une réponse satisfaisante. Quel est l’« autre » ? Si le Juif ne doit pas avoir de contact avec un non-Juif de peur de contracter une impureté, le non-Juif ne peut être ni son prochain ni l’autre. Hillel affirme qu’un ignorant ne peut être pieux et que tout se résume dans l’étude de la Loi. L’ « autre » peut-il être cet ignorant quand l’enseignement de la Loi demeure le précepte moral qui dirige tout jugement avec autrui ? En pratique, le prochain se réduit en fait à peu de monde…

Effectivement, « jamais il ne venait à la pensée d’un Israélite du premier siècle que le païen ou le Samaritain pût être, à un degré quelconque, son prochain. »[6] Lorsque la Sainte Écriture évoque le frère, l’autre ou l’ami à aimer, à ne pas offenser, à ne pas nuire, le Juif a tendance à voir derrière ces termes celui qui lui est proche, dans sa foi et ses mœurs, et par conséquent un autre Juif. Certes, cette position n’est pas partagée par l’ensemble des Juifs, surtout par des Juifs de la Diaspora, mais elle semble prédominer. La question que pose le docteur de la Loi n’aurait pas de sens si effectivement le terme de « prochain » ne soulevait aucune difficulté.

Pourtant, les textes du judaïsme nous donnent quelques préceptes élevés de morale, notamment sur le prochain, mais n’oublions pas que le judaïsme qui transparaît dans la Torah ou le Midrash n’est point la morale ou la pensée juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ[7]. Il faut en effet attendre la destruction du second Temple et le nouvel exil pour que l’enseignement des docteurs de la Loi soit érigé en principes selon l’école d’Hillel au détriment de celle de Schammaï…

Le témoignage de l’Évangile

Des épisodes de l’Évangile manifestent clairement la tendance dominante des Juifs à l’égard des non-Juifs. Quand assis au bord du puits de Jacob, Notre Seigneur Jésus-Christ demande de l’eau à une Samaritaine, engageant ainsi une conversation avec elle, celle-ci est stupéfaite. « Comment vous, qui êtes Juif, me demandez-vous à boire ? »(Jean, IV, 9) Saint Jean nous précise en effet que « les Juifs n’ont pas de commerce avec les Samaritains. » Et naturellement, ses disciples sont aussi étonnés. « Pourquoi parlez-vous avec elle ? »(Jean, V, 27) Le Samaritain fait l’objet d’un véritable mépris de la part de tout Juif. Il n’est pas considéré comme un prochain qu’il faut aimer…

Plus tard, à Jéricho, Notre Seigneur Jésus-Christ interpelle par son nom un individu perché sur un sycomore pour Le voir au milieu d’une foule enthousiaste. Il est connu sous le nom de Zachée. Il lui demande de Le recevoir chez lui. Et « voyant cela, ils murmuraient tous en disant : il est allé loger chez un pécheur. »(Luc, XIX, 6) Par sa fonction, « chef des publicains et fort riche »(Luc, XIX, 2), il était réputé pour être un fraudeur. Ses paroles suggèrent en fait qu’il a été bien malhonnête. Quand des pécheurs et des publicains s’approchent de Lui, Notre Seigneur Jésus-Christ les laissent venir à Lui et les accueillent sans crainte. « Et les pharisiens et les scribes murmuraient, disant : cet homme accueille des pécheurs et mange avec eux. »(Luc, XV, 2) Le pécheur public n’est pas non plus considéré comme un prochain qu’il faut aimer…

Sortant de Judée, Notre Seigneur Jésus-Christ se retire du côté de Tyr et de Sidon. Une cananéenne, c’est-à-dire une païenne, d’origine syro-phénicienne, précise Saint Marc, mère d’un enfant torturé par le démon, se précipite hors de chez elle et vient Lui implorer sa guérison. Elle crie mais Il ne lui répond pas. Il passe son chemin sans rien dire. Nous L’imaginons silencieux, avec un air hautain comme un pharisien, refusant tout contact avec cette païenne. Mais, elle Le poursuit de ses cris. Excédés, ses disciples Lui demandent de la renvoyer. Il finit par lui donner une réponse en apparence sévère. « Il n’est pas bon de prendre le pain de ses enfants pour le jeter aux chiens. »(Marc, VII, 27) Mais devant la foi qu’elle manifeste, Il guérit sa fille. Cette rencontre témoigne encore du peu d’estime que le Juif portait aux non-Juifs. Prenons un dernier exemple encore caractéristique. À Antioche, Saint Pierre est attablé avec des chrétiens d’origine païenne. Des chrétiens d’origine juive entrent dans la pièce. Les voyant, il se retire et se tient à l’écart, « par crainte des circoncis » (Galate, II, 12), nous dit Saint Paul. Le païen ne fait pas apparemment l’objet du deuxième commandement.

Si le prochain n’est ni un Samaritain, ni un pécheur et ni un païen, que reste-il finalement ?

Qui est mon prochain ?

Qui est mon prochain ? La question témoigne d’une préoccupation qui n’est pas si évidente. Faut-il étendre la règle de l’amour à tous les hommes ou seulement aux Juifs ? Si elle concerne aussi le païen comme le pécheur, comment est-il alors possible de ne pas se souiller à leur contact ? Or toute impureté nous éloigne de Dieu. Les deux commandements s’avèrent donc contradictoires, ce qui ne peut être possible. Il y a donc deux solutions.

Soit le païen et le pécheur ne sont pas exclus du deuxième principe. Certes, il est aisé de ne pas les nuire en leur refusant toute relation, mais la règle d’amour va au-delà de cet aspect purement négatif. Elle est surtout incompatible avec le mépris et l’indifférence que manifeste l’attitude juive à leur égard. Or, les gestes et les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ montrent clairement toute l’attention que nous devons porter envers eux. Sa réponse peut-elle trahir son attitude et ses réponses ?

Soit la règle d’impureté est erronée. Son extension remet donc en cause une des exigences fondamentales de la Loi, qui fait l’unanimité du peuple juif. Or Notre Seigneur Jésus-Christ ne cesse de le dire. Il n’est pas venu abolir la Loi mais l’accomplir.

Le docteur de la Loi met donc à l’épreuve de Notre Seigneur Jésus-Christ. Le problème est insoluble pour les pharisiens. Il apparaît aussi douloureux pour Lui. Sa réponse est alors déroutante, lumineuse. Il répond par une parabole, devenue célèbre, la parabole du Bon Samaritain.

La parabole du Bon Samaritain

Un homme descend de Jérusalem à Jéricho. Nous ne savons rien de lui. Est-il juif, samaritain ou païen ? Nous ne le savons pas. Il est seul sur la route qui traverse un désert sinistre et une colline âpre, si propice aux embuscades. Elle est réputée pour être très dangereuse, un lieu de chacals et de pillards. Et naturellement, comme cela était fortement prévisible, le voyageur insouciant tombe sur des brigands qui le dépouillent, le battent et le laissent à demi-mort, gisant sur le bord du chemin.

Trois personnes vont alors descendre la même route : un prêtre, un lévite et un samaritain. Les deux premiers vont croiser le gisant, le voir et le laisser sans s’arrêter. Ils passent outre. Le troisième a une attitude toute différente. Le voyant, il est d’abord « touché de compassion » (Luc, X, 33). Il s’approche de lui, le soigne et le monte sur sa monture pour le mener dans une hôtellerie. Il demande à l’hôtelier de prendre soin de lui, lui donne deux deniers, c’est-à-dire le salaire normal de deux jours de travail, et lui promet de le rembourser à son retour. Notre Seigneur Jésus-Christ termine sa parabole par une question : « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de l’homme qui tomba entre les mains des brigands ? »(Luc, X, 36) Le docteur de la Loi désigne « celui qui a pratiqué la miséricorde envers lui. »(Luc, X, 37) Alors Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande de faire la même chose. Il répond en fait à sa première question : que dois-je faire pour posséder la vie éternelle ?

Une leçon admirable

La réponse de Notre Seigneur Jésus-Christ est extraordinaire. Sans répondre directement à la principale préoccupation du docteur de la Loi, Il lui montre son erreur et lui apporte de véritables éléments de réponse. La question qu’il a posée et que les scribes se posent est en fait une mauvaise question. Le débat qui agite les docteurs de la Loi est une fausse piste. La principale question n’est pas de savoir qui est notre prochain mais comment nous devons aimer, c’est-à-dire être proche avec tous ceux que nous croisons, y compris ceux dont nous ne savons rien. Car « on ne saurait être le prochain de quelqu’un sans qu’il soit lui-même notre prochain. » L’indifférence est donc condamnée. Celui qui aime son prochain ne peut passer outre de la misère qu’il voit. L’amour de notre prochain ne dépend donc pas de ce que ce prochain peut être, de sa réputation ou de son apparence, ou de ce qu’il est, de son origine, de sa moralité, ou encore de ses péchés. Il dépend de ce que l’autre est en soi, c’est-à-dire un homme, créature de Dieu, de nous-mêmes, de notre âme, c’est-à-dire de la présence et de la vigueur de l’amour de Dieu qui réside en nous et enfin du commandement de Dieu. Nous comprenons alors en quoi l’amour du prochain est vain sans l’amour de Dieu.

Notre Seigneur Jésus-Christ prend sciemment l’exemple d’un samaritain et décrit avec minutie ce qu’il fait à l’égard du blessé. Pourtant, il est considéré comme un impie. Et ceux qui sont indifférents sont un prêtre et un lévite, c’est-à-dire des hommes pieux, dédiés aux cultes de Dieu. Le contraste est éclatant. La piété sans amour du prochain est ainsi vaine. Elle est sèche comme un cœur de pierre.

L’amour du prochain, qui en est un commandement semblable à celui de l’amour de Dieu, c’est-à-dire équivalent, de même poids, se manifeste par l’exercice de la charité et de la miséricorde. La véritable question est donc de savoir comment nous devons exercer cette charité, une charité qui doit être exercée à l’égard de tous, sans exception. Par conséquent, pour obtenir la vie éternelle, nous devons être proches de tous les hommes et montrer de la compassion à l’égard de leur misère sans dépendre notre bonté et notre miséricorde de ce qu’ils peuvent être.

Une leçon incarnée

D’autres paraboles illustrent cette leçon admirable. Mais la leçon n’est pas qu’un discours ou de sages paroles.
Les actes même de Notre Seigneur Jésus-Christ l’incarnent pour ceux qui ne peuvent les comprendre. C’est en raison de cet amour qu’Il s’approche des Samaritains, des publicains, des pécheurs dont les plus notoires. Il recherche la brebis égarée, la drachme perdue ou se félicite du fils prodigue qui revient. Nous comprenons alors les mots durs qu’Il adresse aux pharisiens, ses accusations, ses reproches à l’égard de leur attitude et de l’interprétation qu’ils ont faite de la Loi. Au moment le plus dur de sa passion, sur sa croix, que fait Notre Seigneur Jésus-Christ ? Il pardonne ses persécuteurs et un larron. La Croix est elle-même le signe de l’amour qu’Il nous porte, nous, bien pécheurs et misérables, comme elle est aussi le témoignage de l’amour infini qu’Il L’unit à son Père…



Conclusions

Nos erreurs viennent parfois des mauvaises questions que nous nous posons. Enfermés dans nos certitudes et refusant de quitter la zone de confort que nous nous construisons, nous ne voyons guère nos contradictions. Nous élevons alors un drôle de monde qui se substitue au vrai par nos subtilités et nos ingéniosités intellectuelles, préservant ainsi la cohérence de notre vie morale en dépit des conflits qui la divisent et la tourmentent.

Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, tout un ensemble de règles, nombreuses, minutieuses, parfois très pointilleuses, ne laissant rien au hasard, a fini par régir la vie du peuple juif au point de faire oublier l’essence même de la Loi. Au-delà de la lettre, il y a l’esprit. Tout se résume finalement à un triple amour indissociable, l’amour de Dieu, l’amour du prochain et l’amour de soi. Si l’un vient à manquer, les deux autres perdent tout leur sens. Et c’est un amour sans mesure. Certes, il y a un ordre mais aucune limite. Notre Seigneur Jésus-Christ nous l’enseigne par ses admirables leçons mais aussi par la vie qu’Il a menée ici-bas et L’a conduit jusqu’à la mort de la croix. Il nous a aussi témoigné d’un amour sans mesure. Ce triple amour indissociable a un nom, c’est la charité. La charité résume toute notre vie morale…

Mais pouvons-nous aimer sans connaître l’être aimé ? Et notre connaissance ne fait-il pas encore accroître notre amour ? La foi et la charité sont donc liées. Il est faux de croire que nous aimons véritablement notre prochain sans connaître Dieu, non celui de nos constructions intellectuelles, mais le véritable Dieu qui s’est manifesté aux hommes. Il est aussi faux de croire que nous connaissons Dieu si nous limitons notre amour à ceux qui nous plaisent. Les païens font de même, nous avertit Notre Seigneur Jésus-Christ. Il est enfin erroné de croire que nous aimons Dieu si nous refusons de Lui faire sa volonté. L’obéissance est un véritable témoignage d’amour, surtout lorsqu’elle exige des sacrifices. Mais plein d’espérance, nous savons aussi le but du chemin que nous menons : la vie éternelle. Nous savons aussi que nous ne sommes pas seuls et sans soutien sur cette route. Le Bon Samaritain et son hôtellerie sont toujours là pour nous soigner et nous relever…

Note et référence
[1] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (4) : les erreurs et les fautes des docteurs de la Loi à la lumière de l'Évangile ».
[2] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (3) : les docteurs de la Loi, les maîtres de la morale ».
[3] La Palestine au temps de Jésus-Christ, Edmond Stapfer (1844-1908), 3ème édition, Théotex.
[4] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[5] Voir Émeraude, juin 2020, article « La morale juive au temps  de  Notre Seigneur  Jésus-Christ (6)  :  grandeur d'âme mais risque d'enfermement ».
[6] Edmond Stapfer, La Palestine au temps de Jésus-Christ.
[7] Voir Émeraude, avril 2015, article « Judaïsme, christianisme : continuité, rupture ? ».

Manuel d'études  bibliques, abbés  Lusseau et Colomb, tome  IV,  Les Evangiles,  1938,  édition Téqui.
Manuel 'd'écriture sainte, R.  P.  J. Renié, , tome  IV,  Les Evangiles,  1943, librairie Vitte,   
L’Évangile de  Notre Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, Dom Paul Delatte, 3e édition, Maison Mame et fils,  1926.
Jésus en son temps, Daniel-Rops, Fayard. 1945.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire