" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 30 mai 2020

La morale juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (5) : la Lettre d'Aristée

Dans la ville de Jérusalem, une forteresse s’élève près du Temple, sur une falaise rocheuse. Hérode, roi de Judée, l’a dédiée à Antoine en honneur de celui qui l’a protégé au début de son règne. Elle devait être sa résidence royale mais il a rapidement déserté ce lieu peu commode, trop proche du Temple, de ses activités bruyantes et de ses mouvements incessants. Il a préféré séjourner dans un autre palais qu’il a aussi bâti de l’autre côté de Jérusalem. La forteresse est alors devenue une caserne militaire que les troupes romaines ont naturellement occupée lorsqu’elles sont arrivées.

Flanquée de quatre tours, la forteresse domine l’esplanade du Temple. Le procurateur romain y siège quand il réside à Jérusalem. Ainsi, abrités derrière d’épais murs, Rome surveille la Ville sainte et sur le lieu le plus sacré des Juifs. Un détail nous frappe. Ses murs renferment les habits sacerdotaux du grand prêtre. Pourtant, aucun Juif ne peut y entrer de crainte de se souiller au contact des païens.

La forteresse n’est pas le seul lieu qui marque l’empreinte des païens dans la ville de Jérusalem. Grand bâtisseur et féru d’hellénisme, Hérode aurait aussi construit un somptueux théâtre, voire un hippodrome aux portes de la cité. Le Temple qu’il a rénové n’est pas non plus à l’abri de l’art païen. L’immense esplanade a été rebâtie à la romaine. Les portiques de Salomon, qui forment une grande allée à quatre rangs de colonne, nous renvoient à la  Grèce. Pourtant, l’accès du Temple reste interdit aux païens.

Contrairement à toutes les cités occupées par Rome, aucune divinité païenne ne réside dans le lieu sacré de la ville. Aucun signe de paganisme n’est accepté dans Jérusalem. Les étendards des valeureuses troupes romaines n’y sont pas admis. Elles déclencheraient aussitôt une émeute. La Loi est rigoureusement appliquée dans la ville sainte. Pourtant, l’influence païenne y est certaine.

Étrange cité que celle de Jérusalem au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Deux mondes se côtoient, les Juifs évitant tout contact avec les non-Juifs. La morale juive peut ainsi se développer en toute sûreté, sans se mêler aux mœurs helléniques. Mais le peuple juif n’est pas cantonné à Jérusalem ou encore à la Judée. Une partie des Juifs vit au milieu des païens. Leur morale est-elle identique à celle des Juifs de Jérusalem ?

Les Juifs de la Diaspora

 Les Juifs deuil en exil à Babylone
Eduard Bendemann
Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, le peuple juif n’est pas limité aux frontières des provinces romaines de la Judée, de la Galilée et de la Samarie. Il s’est répandu dans toutes les grandes villes de l’empire romain et bien au-delà encore. Regroupés autour d’une synagogue, les Juifs de la Diaspora forment des communautés à part, reconnues par la loi romaine. Elles sont présentes partout, à Rome, à Alexandrie, d’Espagne en Asie, d’Afrique en Mésopotamie. Les Juifs « ont déjà envahi toutes les cités, nous dit Strabon écrivant sous Auguste, et l’on trouverait difficilement dans le monde un endroit où ce peuple n’ait été accueilli et ne soit devenu le maître. »[1] Le témoignage que rapporte Flavius Joseph est sans-doute excessif mais il révèle un fait : la présence visible et particulière des Juifs dans tout empire romain. Les Actes des Apôtres mentionnent des Juifs « de toutes les nations qui sont sous le ciel » : des « Parthes, Mèdes, Élamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Égypte, et des contrées de la Lybie voisines de Cyrène » (Actes des Apôtres, II, 5-10)


Leur dispersion a surtout eu lieu lors de la déportation babylonienne puis, de moindre envergure, s’est poursuivie sous l’occupation des Séleucides. Captifs ou soldats, des Juifs ont été installés loin de la Palestine. Des raisons d’ordre commercial expliquent aussi leur présence dans certaines cités antiques, notamment en Égypte, en Grèce et à Rome. Elle a aussi été facilitée par les Romains dont le pouvoir a généralement protégé les communautés juives et accepté leur particularisme.

La dispersion des Juifs n’entraîne pas systématique un abandon des coutumes ou de la religion juives. Ils demeurent de manière générale fidèle à la Loi et à ses pratiques. Les communautés juives forment en effet des noyaux de la pensée juive au sein du paganisme. C’est sans-doute à partir de ces îlots que la religion juive pénètre dans la population païenne.

La Lettre d’Aristée

La Lettre d’Aristée est un document juif d’origine hellénique, rédigée probablement au cours de la seconde moitié du IIe siècle avant Jésus-Christ. Elle est adressée à Philocrate, le frère de l’auteur. Elle est surtout connue pour le récit de l’origine de la version grecque de la Sainte Bible, dite la Septante. Elle nous raconte en effet comme soixante-dix maîtres juifs de Judée sont envoyés à Alexandrie à la demande du roi Ptolémée II pour traduire la Sainte Écriture en grec afin qu’elle soit comprise par les Juifs de la ville. La Lettre d’Aristée est aussi intéressante car l’auteur défend et loue la religion juive.

La Lettre d’Aristée est en effet un document apologétique. D’une part, elle est un plaidoyer en faveur de la libération des Juifs déportés en Égypte. L’auteur de la lettre profite des dispositions favorables du roi pour demander la libération de tous les Juifs déportés par son père. La demande est acceptée. La lettre contient le décret ordonnant leur libération. D’autre part, elle défend la sagesse enseignée par la Loi. En raison de cette dernière intention, la Lettre d’Aristée nous intéresse…

Qui est l’auteur ? Il se présente comme un Juif Grec d’Égypte qui a été envoyé à Jérusalem par le roi Ptolémée pour demander l’envoi de traducteurs versés dans la connaissance de la Loi et capables de traduire les livres sacrés, écrits en caractères et en langue hébraïques. Sa lettre montre qu’il connait bien Jérusalem ainsi que le Temple, le service liturgique, les ornements du grand prêtre. Il loue le zèle des paysans et les ouvrages de canalisation. C’est un homme cultivé et érudit, consciencieux dans ce qu’il observe, faisant aussi appel à la Sainte Écriture. Nombreuses sont ses réminiscences. La Lettre d’Aristée « rend bien l’état d’esprit d’un juif de quelque Diaspora lointaine qui a soupiré des années et des années vers le Temple de Jérusalem et qui, un jour enfin, a sous les yeux Jérusalem et le Temple. »[2]

La Lettre d’Aristée présente le projet du bibliothécaire Démétrios de Phalère, la libération des esclaves juifs, les échanges épistolaires entre le roi Ptolémée et le grand prêtre Eléazar, le voyage des gens du roi en Judée, la description de Jérusalem et des environs, le retour et la réception des traduction à Alexandrie, l’entretien entre le roi et les traducteur, enfin un épilogue. Nous allons traiter dans cet article uniquement ce qui relève de la morale juive.

Ressources documentaires

La lettre est écrite originellement en grec. Pour notre étude, nous utilisons une traduction française, plutôt ancienne de la Lettre d’Aristée et accessible sur Internet. Le manuscrit provient des fonds de Sainte Germain des Près et se trouve dans la Bibliothèque nationale. Elle n’est pas complète et présente quelques lacunes.

La traduction la plus récente, datée de 1962, est celle de Pelletier dans Sources chrétiennes. Nous pouvons aussi accéder à des extraits dans certains ouvrages anciens, en particulier les Antiquités Juives de Flavius Joseph, la Vie de Moïse de Philon d’Alexandrie, ou encore la Préparation évangélique d’Eusèbe de Césarée.

Le projet de la bibliothèque

En vue de constituer la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, Démétrios de Phalère reçoit pour mission « d’amasser force livres de tous les endroits du monde tant qu’il lui était possible »[3]. Il annonce au roi que la Sainte Écriture mérite de faire partie de la bibliothèque car elle est estimée par les païens « tant pour la sagesse qui est dedans que pour la hautesse qui est divine. »(31) En outre, il nous rapporte que la Loi est toujours au centre de la morale juive. « Les Juifs n’ont tous qu’une loi »(15). Pour encore appuyer ses propos, il nous donne le témoignage d’un historien, Hecateus Abdérite. Elle « sert grandement à dresser les mœurs et forme de vivre ».

Mais, la Sainte Bible est écrite en hébreu, langue que les Juifs d’Alexandrie ne comprennent plus. Elle doit donc être traduite en grec. C’est ainsi que Démétrius écrit au grand pontife du Temple de Jérusalem pour lui demander des traducteurs. La lettre reproduit la réponse du grand-prêtre Eléazar. Elle nous donne aussi ses réponses aux questions qu’on lui pose concernant la difficulté d’observer les règles portant sur l’alimentation et la boisson. La lettre devient alors une sorte d’apologie de la Loi.

L’apologie de la Loi par le grand-prêtre Eléazar

Eléazar justifie l’importance de la Loi en quatre raisons. D’abord, elle permet d’éduquer les Juifs, de les édifier et d’élever moralement leur esprit. Les observances à l’égard de l’alimentation renvoient à la « pureté d’esprit »(147) et à des vertus. Elles nous enseignent à « gouverner par droit et justice »(148), à ne pas user de la force, à ne pas « porter dommage à autrui par fierté ou ravissement » comme le font les oiseaux considérés comme immondes. Par l’observance de la Loi, Dieu prend garde « à corriger et à conformer nos mœurs »(150). Tous les animaux qui ne doivent pas être mangé sont des signes qui nous portent à distinguer ce qui est bon et droit.

La Loi est en fait signe de distinction. Elle permet en effet de distinguer le peuple juif des autres peuples afin que « hanter avec eux ne soyons gâtés de vices, car la plupart des nations païennes par se mettre les unes avec les autres se gâtent de grandes impiétés. »(152) Par cette distinction, elle préserve les Juifs du paganisme et de ses vices. Il décrit en effet la Loi comme un « rempart qu’on ne peut forcer et d’une muraille de fer afin que nous étant purs et nets de corps et de pensée, nous ne suivions aucun gentil ou païen et que, rejetant les folles opinions, nous servions Dieu seul lequel est par-dessus toute créature. »(139) Soulignons que le premier objectif que la lettre énonce est la préservation de la vie morale du Juif.

La Loi oblige à penser et à considérer ce que nous faisons, nous éloignant ainsi de toute impétuosité et nous maintenant dans la douceur et la justice. « Notre loi commande qu’on ne fasse déplaisir à personne, ni par fait ni par dit. »(169) Elle cultive la crainte de Dieu et la piété, la méditation et la contemplation de ses œuvres et de ses bienfaits. Finalement, elle nous oblige à vivre selon la raison et la volonté divine.

La Loi a enfin pour but de préserver la mémoire du peuple juif afin que dans les observances, il puisse se remémorer ce pour quoi il doit les respecter, c’est-à-dire se rappeler des choses « grandes et merveilleuses » qu’a faites Dieu pour lui. Elle est un moyen pour se souvenir de l’œuvre de la Création et donc de la puissance divine. Elle est un signe qui nous révèle sa bonté comme sa justice mais aussi la crainte de Dieu que nous devons avoir.

Finalement, la Loi a été faite de manière sensée et sage. Elle porte sur ce qui est droit et juste et nous maintient « doux, justes et raisonnables envers tous les gens, ne mettant jamais en oubli le Seigneur Dieu »(169), ce qui nécessite de protéger le peuple juif du paganisme.

L’entretien entre le roi Ptolémée et les traducteurs juifs

Le grand-prêtre envoie à Alexandrie des maîtres pour traduire la Sainte Écriture. À leur arrivée, le roi leur offre des banquets en leur honneur. Les festins durent sept jours au cours desquels soixante-douze questions seront posées aux traducteurs.

Ptolémée II Philadelphe fonde 
la bibliothèque d’ Alexandrie
Vincenzo Camuccini (1771–1844)
Au cours du premier repas, le roi leur demande comment il peut conserver son royaume dans la prospérité et régner avec justice, vaincre ses ennemis. C’est ainsi que la lettre énumère les vertus à cultiver pour un prince : la sollicitude auprès de son peuple à l’imitation de Dieu à l’égard de l’homme, l’équité dans le jugement, récompensant les bons et punissant les méchants avec raison, la confiance à l’égard de Dieu. Puis, lors de ce banquet et les jours suivants, toujours pour répondre aux questions du roi, un des maîtres de la Loi énonce de nombreuses règles morales portant sur le plus grand bien à acquérir en notre vie, l’éducation des enfants, la renommée et sur la finalité de la force.

Le roi est agréablement surpris des réponses rapides des maîtres. « Je pense, dit-il, que ces gens-ci sont excellents en vertu et bien entendu d’avoir si promptement répondu à telles questions faites sur le champ, commençant tous leurs propos par Dieu. »(200) Leurs réponses commencent en effet par des règles portant sur Dieu puis sur la raison. Elles témoignent ainsi ce que le grand-prêtre d’Eléazar a expliqué : la Loi est fondée sur la religion juive puis sur la raison. À la demande du roi, un philosophe, Ménédème Erétricien[4], justifie la pertinence des réponses. « Vraiment, Sire, puisque l’homme est une œuvre divine, ce que montre évidemment la fabrique et facture de tout le monde, il s’ensuit bien qu’il doit par raison déduire et entamer son propos par Dieu, prenant de lui le commencement de sa vertu et bien parler. »(201) La philosophie démontre ainsi que la morale est la conséquence logique des connaissances que nous avons de Dieu. Son enseignement doit donc commencer par elles.

Au cours d’autres festins, le roi interroge les maîtres qui n’ont pas encore parlé. Les sujets portent sur les conditions pour « garder et conserver ses richesses »(204), puis sur l’honneur et la vérité, sur la science, la douceur, la piété, la bonté, la prudence et sur bien d’autres vertus ainsi que celles qui doivent animer les rois. Les questions portent aussi bien d’autres sujets, notamment les différents états et conditions de l’homme. Elles reviennent souvent sur l’art de régner. Dans cette deuxième partie, les réponses portent plus sur la raison, et moins sur la connaissance de Dieu. Les traducteurs ont finalement réponse à tout. Le roi loue tous ses interlocuteurs et les applaudit pour leurs réponses. Les philosophes les approuvent également. Le questionnaire se termine alors par « un grand bruit d’applaudissements […] tout fut rempli de joie et de réjouissance. »(293) Le roi conclut : « par votre venue et présence, il m’est advenu de très grands biens, car vos réponses m’ont apporté beaucoup de profit et d’enseignement pour régner. »(294)

L’œuvre de traduction

Selon la Lettre d’Aristée et Philon d’Alexandrie, les traducteurs se retirent sur l’île de Pharos pour mener à bien leur travail. Éloignée de la grande ville d’Alexandrie, elle est « propice au calme, à la solitude et à la communion de l’âme seule avec la Loi. »[5] La lettre nous apprend que c’est « un lieu de silence et de repos »(307). L’auteur de la lettre souligne l’unanimité des traducteurs dans leurs travaux, ce qui révèle une unité d’esprit.
La traduction achevée, les textes traduits sont lus devant la multitude des Juifs qui rendent grâce du travail accompli et le louent, puis devant le roi et la cour. Elle reçoit de « joyeux applaudissements »(311). Le roi gratifie les traducteurs de l’œuvre exécutée à sa demande. Puis de nouveau émerveillé par l’œuvre accomplie et notamment par « le sens et l’entendement du législateur »(312), le roi s’étonne du silence des poètes et des historiens au sujet de la Loi. Il apprend de ses maîtres qu’ils n’ont point pu en prendre connaissance en raison de son caractère sacré, Dieu les empêchant de mener une telle tâche.

La valeur de la sagesse enseignée par les traducteurs

Démétrios de Phallère ?
Musée archélogique de Naples
Quelles sont les conclusions de ces entretiens ? Revenons sur l’émerveillement du roi. Il porte sur deux points : la promptitude des réponses de ses hôtes et leur sagesse. Comme le suggère l’auteur de la lettre, ils ont pu répondre de cette façon parce qu’ils ont médité la Loi et l’ont étudiée. Le troisième point est le consensus des traducteurs qui n’est possible que par un travail en commun. Cependant, nous constatons, à notre grand étonnement, que leurs réponses ne contiennent aucune allusion à la Sainte Écriture même si elles s’appuient en partie sur la connaissance de Dieu. Il n’a en fait aucune allusion aux règles édictées par la Loi. Dans la Lettre d’Aristée, ce n’est donc pas la Loi en elle-même qui est exaltée mais son enseignement et son étude au travers des traducteurs.

Au cours du séjour, les voyant souvent se laver les mains, l’auteur de la Lettre interroge les traducteurs sur cette pratique. Reprenant la méthode d’Eléazar, ils répondent par ce qu’elle signifie. Elle est « un témoignage et avertissement de ne faire point de mal mais en leurs œuvres se gouverner selon Dieu et saintement parce qu’elles se font toutes avec les mains, en rappelant très bien chacunes choses à justice et vertu. »(306)

Un enseignement allégorique de la Loi bien différent de celui des docteurs de la Loi de Judée

De cette lecture, nous déduisons clairement que la morale mise en avant par le grand-prêtre Eléazar et les maîtres s’appuie sur la connaissance de Dieu et sur la sagesse philosophique. Ils expliquent et justifient toujours les règles et les pratiques morales par une interprétation allégorique, s’éloignant rapidement de leur expression littérale ou du fait extérieur. L’impureté corporelle est par exemple présentée comme un moyen pédagogique pour accéder à la pureté de l’âme. Nous sommes en fait très éloignés de l’interprétation que réalisent les docteurs de la Loi de Judée, une interprétation plus centrée sur la lettre que sur l’esprit. Notons que la recherche de la pureté, de la droiture et de la justice est au cœur de leurs interprétations de la Loi. Les rites n’ont pas non plus d’autres significations.

Retenons aussi qu’en dépit des soins pour se préserver du paganisme et de ses vices, le grand-prêtre de Jérusalem n’hésite pas à envoyer des docteurs de la Loi dans un pays païen, sans craindre de les souiller. De même, aucun païen ne peut étudier la Loi. Son étude et sa méditation ne sont possibles que pour les Juifs. Par conséquent, la morale ne peut être partagée avec les non-Juifs. Un tel exclusivisme contraste avec son aspect rationnel. La Loi ne devient plus qu’un livre sacré dont l’intégrité doit être préservée.

Un traité juif doublement surprenant

La Lettre d’Aristée est assez surprenante tant elle nous semble si éloignée des procédés en usage chez les docteurs de la Loi. Les procédés employés ressemblent plutôt aux discours philosophiques de l’antiquité. Ce n’est pas en effet un hasard si le sujet est traité au cours d’un banquet. Cela nous renvoie aux célèbres repas socratiques ou platoniques. Néanmoins, cet entretien n’a pas pour objectif de répondre à un problème philosophique ou de dénoncer une attitude philosophique mais il s’avère plutôt comme un test. Les réponses s’enchaînant sans un véritable ordre ne sont que l’occasion de vérifier la sagesse de la Loi. L’important ne réside pas en effet dans les questions en elles-mêmes ou encore dans leur enchaînement mais plutôt dans les réponses et dans leur immédiateté. En outre, le roi mène et dirige seul le débat qui ne se concentre pas sur un seul individu. Il choisit parmi les maîtres ceux qui doivent répondre. Le point est de montrer en fait l’unanimité des réponses.

La morale décrite dans la Lettre d’Aristée peut aussi nous étonner. Nous pouvons y trouver des tendances pharisiennes mais aussi des maximes socratiques et stoïciennes. La recherche de toute mesure nous rappelle celle du stoïcisme. L’appel au rêve nous renvoie aussi à l’épicurien Pétrone. L’auteur ressemble plus à un philosophe qu’à un rabbin, montrant finalement l’accord entre la Loi et la sagesse des grands philosophes grecs.

Conclusions

Au travers d’un récit portant sur la traduction de la Sainte Écriture, l’auteur de la Lettre d’Aristée répond en fait à certaines critiques portées contre les Juifs, c’est-à-dire leurs pratiques rituelles de purification, leurs règles alimentaires et finalement leur soin d’éviter tout contact avec les étrangers. Ce genre de vie mêlé de particularisme et de séparatisme n’est guère apprécié par des païens. Des historiens et philosophes les accusent de misanthropie et de misoxénie, c’est-à-dire de haine à l’égard des étrangers[6].

L’auteur de la Lettre d’Aristée présente la morale juive comme parfaitement rationnelles aussi bien dans son contenu que dans sa forme. Certes, son origine divine est rappelée. La connaissance de Dieu en est le premier fondement. Les païennes le comprennent très bien. Ils savent et enseignent que la morale manifeste la piétée d’un peuple. Mais, ce n’est pas l’essentiel de la lettre. Son auteur montre que les règles morales ne sont pas nées d’une fantaisie ou d’une superstition, qu’elles sont l’œuvre d’un législateur sage et bon et qu’elles ne peuvent qu’être approuvées par les philosophes. La Loi se présente donc comme une œuvre de raison.

La lettre utilise aussi les méthodes d’enseignement en usage chez les philosophes ainsi que l’interprétation allégorique. En outre, la morale contient des préceptes philosophiques qui proviennent de la sagesse grecque. Enfin, ce qui est mis en exergue n’est pas la Loi en elle-même mais l’excellence de son enseignement. La Lettre d’Aristée réhabilite ainsi la Loi et son enseignement qui égalent, voire surpassent la sagesse des anciens. Elle témoigne non seulement de l’élévation de la morale juive mais justifie aussi concrètement la nécessité de la maintenir pur en écartant les Juifs du paganisme et de ses vices. Elle suppose donc distinction et séparation. C’est en quelques sortes la pratique de la « distanciation sociale » qui s’impose....



Notes et références
[1] Strabon, cité par Antiquité Juives, Flavius Joseph, XIV, VII, 2, Œuvres complètes de Flavius Joseph, traduites en français de J. Chamonard, sous la direction de Théodore Reinach, 1900-1905, numérisé et mis en page par F.-D. Fournier, pour le site de Philippe Remacle.
[2] OP H. Vincent, Jérusalem d’après la Lettre d’Aristée dans Revue biblique (1892-1940), nouvelle série, volume 5, 14 juillet 1908, jstor.org.
[3] Lettre d’Aristée, 9, traduit par Herrmann Léon, dans revue belge de philologie et d’histoire, tome 44, fascicule 1, 1966, www.persee.fr. Toutes les citations viennent de cette tradition. Parfois, elles ont été mises dans un français moderne. Le nombre entre parenthèses correspond au numéro de verset. La Lettre ne comprend pas ce qui se rapporte à la description de Jérusalem et des environs (paragraphes 51 à 120).
[4] Ménédème d’Érétrie est un philosophe grec, socratique, vivant vers 350 à 277 avant Jésus-Christ.
[5] Philon d’Alexandrie, Vie de Moïse, dans Philon d’Alexandrie : un penseur en diaspora, Mirelle Hadas-Lebel, librairie Fayard, 2003.
[6] Voir Émeraude, mai 2020, article « La morale au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (4) : les erreurs et les fautes des docteurs de la Loi à la lumière de l'Évangile ».

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