" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 16 mai 2020

La morale juive au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (3) : les docteurs de la Loi, les maîtres de la morale

Certes, la morale d’un peuple ne se réduit pas à un enseignement ou à un ensemble de règles soigneusement élaborées et transcrites dans un manuel, ou encore diffusées dans une salle étroite sur un tableau noir ou au travers d’une présentation numérique. Elle ne se résume pas non plus en un traité philosophique qui expose un système rigoureux de manière cohérente et impeccable. Une législation ou une pensée les plus élevées moralement sont vaines si elles ne sont pas observées dans le temps ou si elles ne parviennent pas à améliorer le comportement des individus. Cependant, l’enseignement de la morale est indispensable. Si elle n’est pas transmise de génération en génération, si elle ne se grave pas dans son âme, comment peut-elle élever l’homme sur le plan moral, lui qui est si prompt à suivre les mauvais exemples et à s’attacher aux vices ? Si la morale n’est pas enseignée, qui conduira et dirigera sa conscience ? Mais faut-il que cet enseignement soit mené par des hommes et des femmes dont le crédit soit incontestable. Il lui faut aussi des modèles vivants et concrets dont les paroles ne sont pas vaines, dont la pensée et l’action sont si proches qu’elles se confondent.

La Loi est au cœur de la vie quotidienne des Juifs au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elle est le guide, l’âme, le soutien de la morale juive tant individuelle que collective. Surmontant les divisions du peuple juif, elle cimente son unité et en fait un peuple particulier, marqué par une exigence morale bien supérieure aux peuples de son temps. Elle nourrit aussi ses prières et sa piété.

Écrite ou orale, incarnation même de la volonté de Dieu, la Loi est le fondement de la vie morale juive. Elle est donc naturellement enseignée, interprétée et protégée dans un monde aux multiples influences païennes. Pour cela, le peuple juif s’appuie sur des experts, c’est-à-dire sur les scribes, sur les « hommes du Livre », les « hommes de la Loi », ceux qui garantissent la pureté de la Loi. Certains d’entre eux portent le titre prestigieux de docteur de la Loi ou encore de « rabbi », maître. En raison de leur rôle et de leur influence dans la société juive, ils font l’objet de ce nouvel article…

Le scribe, à l’origine, un lettré qui sait compter, lire et écrire

Commençons par le scribe, appelé aussi « Sopherim ». Le terme provient d’un nom hébreu, « sopher », lui-même tiré d’un verbe qui signifie « compter ». Il semble indiquer qu’à l’origine, le scribe est un comptable ou un secrétaire, celui qui sait lire, écrire et compter. Dans la Sainte Écriture, nous le trouvons auprès des rois David et Salomon comme haut fonctionnaire du royaume. Le scribe est donc une personnalité importante du pouvoir. Nous pouvons citer Saraïas (II. Rois, VIII, 17) et Siva (II. Rois, XX, 25), Elihoreph et Ahia (III. Rois, IV, 3). Lors de la construction du Temple, le scribe du roi est auprès du pontife pour compter l’argent qui se trouve dans la maison du Seigneur et qui le dépose  « en le comptant et en le mesurant, dans la main de ceux qui étaient à la tête des maçons de la maison du Seigneur » (cf. IV. Rois, XII, 10-11).

Dans la Sainte Écriture, le scribe est toujours dans l’entourage du roi. Les guerriers du roi de Judée Ozias sont « sous la main de Jéhiel, le scribe » mais aussi de « Maasias, docteur » (II. Paralipomènes, XXVI, 11). Notons que c’est la première fois que le terme de « docteur »[1] apparaît. Cependant dans d’autres traductions de la Sainte Bible, Maasias, ou encore Maaséyas, porte le titre de « greffier »[2], de « commissaire »[3] ou d’« intendant »[4]. La fonction de scribe se diffère donc de celui de l’intendant ou de celui qui tient les registres (cf. IV. Rois, XVIII, 18). Avec le développement de l’administration royale, nous pouvons penser que sa fonction se précise, se spécialise, se distingue des fonctions de secrétaire, de comptable et d’intendant. Néanmoins, aucune fonction religieuse n’est encore associée au titre de scribe.

Nous observons une distinction sous le règne des rois de Juda entre les scribes du roi et les scribes du Temple, dit encore les « scribes de la maison du Seigneur » (IV. Rois, XXII, 3) comme Messulam. Notons aussi qu’il existe des générations de scribes. Saphan, fils de Messulam, est aussi scribe. Le roi Josias l’envoie auprès du grand-prêtre Helcias pour faire fondre l’argent porté au Temple afin de le rénover. Nous apprenons aussi que le même scribe Saphan lit le livre de la Loi qu’a trouvé le grand-prêtre Helcias dans le Temple (IV. Rois, XXII, 8). Sous Joakim, les rouleaux contenant les oracles de Jérémie sont déposés dans la « chambre du trésor d’Elisama, le scribe » (Jérémie, XXXVI, 21), qui se trouve dans la maison du roi.

Dans la Sainte Écriture, le scribe peut aussi être sous la direction d’une personnalité. Baruch exerce en effet cette fonction auprès du prophète Jérémie sous Joachim. Il occupe en fait le rôle de secrétaire auprès de son maître. C’est lui notamment qui, en 605 avant Jésus-Christ, a la charge de consigner par écrit les oracles portés par son maître contre Jérusalem et Juda. Baruch lit ensuite publiquement le rouleau qu’il a rédigé, notamment au Temple devant le peuple assemblé puis au palais royal.

Le Scribe, un rôle crucial durant l’exil et le retour du peuple Juif en Judée et à Jérusalem

Sous la captivité, Esdras occupe la fonction de scribe dans la communauté juive sous le règne d’Artaxerxés, que nous pouvons identifier avec Artaxerxés I Longue-main (465-424) ou Artaxerxés II Mnémon (404-358). La Sainte Écriture nous dit qu’il est « habile dans la loi de Moïse » (I. Esdras, VII, 6), dispose son cœur « à rechercher la loi du Seigneur, et à faire et à enseigner en Israël les préceptes et les ordonnances » (I. Esdras, VII, 10), « instruit dans les paroles et les préceptes du Seigneur et dans ses cérémonies en Israël » (I. Esdras, VII, 11). Dans la lettre qu’il lui adresse, le roi Artaxerxés le nomme « scribe de la loi du Dieu du ciel » ( I. Esdras, VII, 12). C’est la première que la Sainte Écriture nous décrit le scribe comme un homme de la Loi, réputé pour sa science des choses divines. Le rôle joué par les scribes a donc pris de l’importance durant l’exil.

Dans la même lettre, le roi fixe la mission d’Esdras en Judée pour le retour du peuple juif. Il l’autorise à lui enseigner et prêcher la Loi, à établir des juges et des chefs, et à organiser le service du Temple. C’est ainsi qu’Esdras devient un personnage clé aussi bien religieux que politique dans la restauration du peuple juif en Palestine.

Or, une des préoccupations d’Esdras comme de celle du peuple juif est de rétablir la société juive selon les prescriptions de la Loi. Pour marquer cette volonté de restauration, de retour à Jérusalem, au cours de la fête des Tabernacles, et devant le peuple rassemblé, et sur sa demande, Esdras lit solennellement « le livre de la loi de Moïse que le Seigneur avait prescrit à Israël. »(II. Esdras, VIII, 1) et interprète « les paroles de la Loi »(13). La restauration passe aussi par le rétablissement de la pureté du peuple juif. Ainsi, une de ses premières décisions est de renvoyer les femmes d’origine étrangère que des Juifs ont épousées et de leurs enfants (cf. I. Esdras, IX) comme le demande la Loi. Ainsi, le rôle du scribe gagne encore de l’importance et du prestige par ses fonctions religieuses et politiques.

Siracide, un scribe, auteur de l’Ecclésiastique

La Sainte Écriture nous donne un autre exemple de scribe : l’auteur du livre de l’Ecclésiastique, connu sous le nom de Jésus, fils de Sirac ou Ben Sira ou encore appelé Siracide. Lui-aussi est versé dans la Loi. Son ouvrage original a probablement été écrit entre 200 ou 180 avant Jésus-Christ selon les spécialistes, donc après la restauration du peuple juif en Palestine. Une partie de l’œuvre contient toute une série de préceptes pour la conduite de la vie, pour toutes les conditions et pour tous les états. Il énumère la série des vertus, en relève l’importance, exhorte à leur pratique. De même, il expose la série des passions et des péchés dominant chez les hommes, et cherche à en éloigner en montrant les conséquences. Il vante les avantages de la sagesse, invite à sa recherche, en particulier celle du scribe (cf. Ecclésiastique, XXXVIII, 25), qui s’adonne à l’étude et à la méditation de la Sainte Écriture ainsi qu’à la prière.

Dans le prologue de l’Ecclésiastique, nous apprenons du petit-fils de l’auteur que Siracide s’est « appliqué soigneusement à la lecture de la loi et des prophètes, et des autres livres qui nous ont laissés par nos pères ». Son enseignement se fonde donc sur l’étude de la Sainte Écriture et de la Tradition écrite. Il a alors décidé d’écrire « ce qui regarde la doctrine et la sagesse ». Pourquoi ? « Afin que ceux qui désirent d’apprendre, s’étant instruits par ce livre, s’appliquent de plus en plus à réfléchir, et s’affermissent dans une vie conforme à la loi. » Son livre est donc une œuvre de piété et de morale à but pratique et fondée sur la Loi transmise par la Sainte Écriture et par la Tradition. Il ne contient aucune spéculation. À son tour, l’auteur a traduit l’ouvrage de son aïeul pour « ceux qui veulent s’instruire, et apprendre de quelle manière ils doivent régler leurs mœurs, quand ils ont résolu de mener une vie conforme à la loi du Seigneur. » Le livre est ainsi destiné aux Juifs de la Diaspora.

L’Ecclésiastique nous décrit ainsi le rôle du scribe au temps de la restauration. Tourné vers la Loi, qu’il connaît et étudie, il doit l’enseigner et l’interpréter afin d’instruire et d’édifier les fidèles pour qu’ils puissent vivre conformément à la volonté divine.

Cependant, n’imaginons pas qu’il est renfermé dans une salle d’étude, au milieu d’une bibliothèque et de vieux grimoires. Nous apprenons en effet que Siracide a beaucoup voyagé et a sans-doute rempli de hautes fonctions. Enfin, le petit-fils de Siracide nous apprend aussi qu’il a découvert le livre de son aïeul en Égypte. Il a demeuré dans ce pays de nombreuses années. N’oublions pas qu’il a traduit l’ouvrage de Siracide de l’hébreu en grec. Le traducteur connaît donc aussi bien l’hébreu que le grec. Le scribe est un érudit, un homme du savoir.

Cependant, le rôle scribe ne se réduit pas à l’enseignement de la Loi. Sous Macchabées, au temps de Judas, des scribes tiennent encore le rôle d’officiers du roi (cf. I. Macchabées, V, 42). Une « assemblée de scribes » est envoyée auprès des chefs de l’armée des Séleucides pour traiter des conditions de paix.

L‘évolution du rôle et du prestige des scribes

La fonction de scribe a ainsi évolué au cours des circonstances selon les circonstances. D’abord, sachant compter, lire et écrire, il tient le rôle de secrétaire, de comptable, d’intendant, puis celui de fonctionnaires des rois jusqu’aux derniers rois hasmonéens. En raison de leur savoir, certains d’entre eux se spécialisent dans la copie et la lecture de la Sainte Écriture puis dans son étude et son interprétation, surtout au temps de l’Exil où le rôle du prêtre étant réduit, le scribe se présente comme un sachant, comme un directeur d’âme.

Habiles dans la science de la Loi, les scribes expliquent au peuple les Saintes Écritures en des réunions qui préludent à celles des synagogues. Ils forment les Juifs à la prière, à la pratique de la justice, du sabbat et des observances, à la pureté. Son influence devient ainsi très forte auprès de la communauté juive qui vit si loin de Jérusalem.

Puis, à partir du retour du peuple juif en Palestine et de la restauration religieuse et politique, menée par Esdras, scribe lui-même, la fonction prend encore de l’importance tant le peuple juif veut appliquer avec soin et ferveur les observances de la Loi. De tels efforts ne peuvent qu’affermir le rôle des « hommes du Livre ». Leur influence et leur prestige sont élevés au sein du peuple juif en raison de leur connaissance exacte de la Loi.
Leur réputation se fonde aussi sur leur sagesse et leur piété. Le deuxième Livre des Macchabées nous raconte le martyr du vieillard Eléazar, « l’un d’entre les premiers des scribes, homme avancé en âge » (II. Macchabées, 18) en raison de son refus de manger de la chair de porc, obéissant ainsi aux préceptes de la Loi. Il devient un modèle de l’application de la Loi qui n’hésite pas à se sacrifier pour lui demeurer fidèle.

Les docteurs de la Loi

Dans les Évangiles, le terme de scribes est plutôt peu employé ou est associé à celui de pharisien qui désigne plutôt un parti religieux et politique. Il est vrai que la plupart des scribes appartiennent à ce parti. Une autre expression est plutôt utilisée, celle de « docteur de la Loi » ou « rabbi ». En outre, la fonction du scribe n’est pas dédiée uniquement au domaine religieux. Nous trouvons encore des scribes dans la cour des rois hasmonéens. Le terme de « docteur de la Loi » pourrait alors désigner le scribe qui s’adonne à l’étude de la Loi pour l’enseigner, instruire et édifier, et pour l’interpréter. Nous utiliserons donc désormais ce terme pour désigner uniquement les scribes qui occupent la fonction d’étude, enseignement, d’interprétation de la Loi.

Les docteurs de la Loi occupent leurs fonctions au Sanhédrin, à la synagogue et dans les écoles. Ils assistent aux séances du grand Sanhédrin de Jérusalem ou des Sanhédrins provinciaux[5], sans être nécessairement membres de ces assemblées, à titre d’experts pour répondre aux questions difficiles. À la synagogue, ils lisent le texte et le traduisent en langue vulgaire, exposent les traditions et en montrent l’application et enfin, ils interprètent la Sainte Écriture de manière mystique et allégorique. À l’école, ils remplissent les mêmes fonctions mais davantage pour instruire que pour édifier. Ainsi, sont-ils enseignants, prédicateurs et juristes.

L’école est le lieu par excellence du docteur de la Loi. Celui-ci y donne de vrais cours de casuistique. C’est dans l’école que le scribe se forme et après avoir fait ses preuves, il devient à son tour docteur de la loi. Les docteurs de la Loi ont alors toute autorité sur leurs disciples. Ceux-ci l’appellent « rabbi » c’est-à-dire « maître ».

L’enseignement peut se faire dans une maison dédiée à cette fonction ou simplement sur le parvis du Temple ou dans l’une de ses salles annexes. Au premier siècle, les docteurs de la Loi ont pris l’habitude de parler à leurs disciples dans les rues et sur les places. Il est noté que les discussions dans les écoles peuvent être violentes. « Le docteur de la Loi était toujours entier dans ses appréciations, implacable dans ses jugements, absolu dans ses critiques. Son intelligence était étroite, son caractère raide, son orgueil insupportable et cette impossibilité de saisir les nuances, lui a laissé partout dans les documents qui nous ont été conservés quelque chose de lourd et de déplaisant. »[6]

L’intégrité de la Loi garantie par les sages

Dans la culture juive, le titre de « sage » est donné à certains docteurs de la Loi, garants de l’intégrité et de la pureté de l’enseignement de la Loi. Les Juifs sont en effet très préoccupés de les maintenir comme le montrent les procédés qu’ils utilisent pour sauvegarder celles de la Sainte Écriture[7]. Selon l’enseignement juif, la Loi est transmise de génération en génération dans une chaîne interrompue de sages depuis Moïse jusqu’à nos jours.

La chaîne est divisée en plusieurs périodes. L’époque des Zougot est celle qui s’étend de Macchabée jusqu’à la destruction du Temple en l’an 70. Elle correspond à la période de notre étude. Le terme de « Zougot » signifie « pair » car les « sages » sont toujours par binôme dont le premier détient le titre de « nassi », c’est-à-dire « prince », correspondant sans-doute à celui du président du Sanhédrin mais certainement chef du parti pharisien. Celui-ci détient donc une influence considérable au sein de la population juive et parmi les docteurs de la Loi.

Les sages au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ

Selon le traité rabbinique Avot, la période de Zougot comprend cinq pairs de sages. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, il s’agit d’Hillel et de Schammaï. La tradition juive les présente comme deux personnalités opposées, représentant de deux courants d’interprétation de la Loi. Le premier l’interprète manière souple alors que le second en est plutôt partisan d’une application rigoureuse et implacable.


Ce n’est donc pas vraiment un binôme ou un couple mais plutôt deux adversaires. Leur opposition peut porter sur des questions très importantes, comme sur le divorce. Hillel accepte la répudiation d’une femme pour différentes causes quand Schammaï ne l’accepte que pour adultère. Leurs querelles peuvent aussi se porter sur des questions qui nous semblent bien ridicules. Hillel se montre surtout plus innovateur, notamment en écrivant une partie de la Loi orale, qui annonce la Mischna, et par sa méthode exégétique. Mais parfois aussi, leurs différents ne s’expliquent que par leurs oppositions de caractère, l’un ne pouvant être d’accord avec l’autre par principe.

Mais cette opposition violente et farouche n’est pas sans conséquence. Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, les docteurs de la Loi, et les pharisiens de manière générale, sont en effet divisés en deux camps farouchement hostiles. Ils s’identifient en fonction de leur appartenance à l’école d’Hillel ou de Schammaï. Nous retrouvons parfois leurs points de divergence dans les Évangiles quand les pharisiens interrogent Notre Seigneur Jésus-Christ sur des points particuliers de la Loi.

Cependant, malgré la vigueur de leur opposition, Hillel et Schammaï subordonnent toujours la morale à l’enseignement de la Loi, c’est-à-dire à des règles légales et juridiques, ce qui nécessite son exacte connaissance. Il n’y a véritablement aucune spéculation philosophique. L’enseignement de la morale repose entièrement sur la Loi, écrite et orale, et son interprétation dont les sages sont les garants.

Un changement important dans la religion juive

Autrefois, puisque la vie tournait autour du Temple, l’homme du culte, c’est-à-dire le prêtre, était l’autorité suprême de la communauté juive. Avec la reconstruction du Temple, la caste sacerdotale y est certes toujours influente mais, elle n’est plus seule à détenir l’autorité morale, religieuse et sociale. En outre, son attitude à l’égard des occupants au travers des Sadducéens affaiblit son influence. Une autre puissance, plus crédible, s’est développée et affermie au fur et à mesure que la Loi y a pris la place primordiale dans la vie du Juif. Le docteur de la Loi a gagné une autorité incontestable sur le peuple juif.

Jusqu’à la destruction du Temple et la déportation, le prêtre était le dépositaire et le garant de la Loi. Mais après l’exil, cette fonction est passée au plus lettré du peuple, c’est-à-dire au scribe. C’est lui désormais qui dit ce qui est bien et ce qui est mal à partir de la Loi. Experts dans son étude et son interprétation, le docteur de la Loi a fini par porter le titre de maître, de « rabbi » au point que les Talmuds précisent que « les paroles des scribes sont plus aimables que les paroles de la Loi, car parmi les paroles de la Loi, les unes sont importantes et les autres légères ; celles des Scribes sont toujours importantes. »[8] Plus tard, après la destruction du second Temple, le judaïsme apparaîtra comme la religion du scribe. Évolution inéluctable…

Certes, par leurs études et leur enseignement, les docteurs de la Loi ont permis au peuple juif de conserver intacte la Loi et de préserver l’âme juive des influences païennes, mais ce changement n’est pas sans conséquence. Par l’enseignement qu’ils donnent, par leurs disciples, « ils font de la Loi, de sa lecture, de sa méditation, le fondement de la vie religieuse, c’est-à-dire qu’ils travaillent dans un sens fort différent de celui des prêtres. »[9] Le Temple n’est plus le seul lieu où la vie religieuse se nourrit et se développe. La Synagogue en est un autre. Les prêtres s’attachent au rite, les docteurs de la Loi à la connaissance de la Loi écrite et orale. Le culte et l’enseignement sont ainsi divisés, voire concurrencés. Cette division s’incarne dans l’opposition entre les deux partis, celui des sadducéens et celui des pharisiens, l’un comprenant surtout des prêtres, l’autre des docteurs de la Loi.

En dépit de cette séparation, les deux autorités sur lesquelles reposent le peuple juif « pêchent l’une et l’autre par le même côté : toutes deux accordent beaucoup à la lettre ; que ce soit pour assurer l’exactitude d’une cérémonie ou celle d’un commentaire de la Torah, on se montre, dans les deux clans, très sourcilleux ; et, le danger est […] que l’esprit même de la religion en soit méconnu. »[10]

Conclusions

En dépit de l’exil, des occupations étrangères et des différentes épreuves qu’il a supportées et qu’il endure encore, le peuple juif demeure fidèle à la Loi et a su la préserver des influences païennes, en particulier helléniques. C’est un fait remarquable que nous ne pouvons pas oublier. Cependant, son interprétation, son application et son influence ont évolué depuis son retour en Palestine  en raison de l’importance accrue des docteurs de la Loi, de son rôle et de son prestige au sein du peuple juif au détriment de l’autorité du prêtre. L’enseignement et l’interprétation de la Loi ont ainsi supplanté le culte du Temple.

Or  les docteurs de la Loi n’ont pas évité les dangers que génèrent le savoir et l’étude. Ils se sont égarés dans les pièges de l’enseignement et dans la subtilité des mots. Ils se sont perdus dans le détail et dans le scrupule. Leur soin excessif de tout interpréter et de tout expliquer, sans contrepoids réel, finit en effet par rendre l’observance de la Loi complexe et pointilleuse. La lettre finit par étouffer l’esprit. Finalement, au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la religion juive risque de devenir une religion du Livre avant d’être celle des hommes…

Et la passion de préciser dans le moindre détail les observances de la Loi engendre nécessairement divisions et querelles au sein des docteurs de la loi sur des points sans importance, sur des questions souvent ridicules ou sans enjeux véritables. Forts de leur savoir, éblouis par leurs connaissances et aveuglés par leur rôle, certains d’entre eux finissent aussi par se montrer intraitables et dures à l’égard de ceux qui ne partagent pas leur avis ou ne vivent pas comme eux. L’excessivité qu’ils montrent dans leur enseignement se prolonge ainsi dans leur attitude et finalement dans leurs convictions. La Lettre tue l’Esprit…



Notes et références
[1] Traduction aussi utilisée par la Bible Vougouroux, de Sacy.
[2] Bible des Peuples 1998.
[3] Bible Louis Segon fils.
[4] Bible Darby.
[5] Voir le rôle des Sanhédrins dans Émeraude, mars 2015, article « La Terre sainte au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ (2) : la vie religieuse ».
[6] Edmond Stapfer, La Palestine au temps de Jésus-Christ d’après le Nouveau Testament, l’historien Flavius Joseph et les Talmuds, 6e édition revue et corrigée, librairie Fischbacher, 1892. Stapfer est professeur à la faculté de théologie protestante de Paris. L’ouvrage est accessible sur regad.eu.org, publication décembre 2004.
[7] Voir Émeraude, janvier 2015, article « Préserver la Sainte Écriture de toute altération ».
[8] Pirké Aboth, traité de la Mishna, III, 8.
[9] Daniel-Rops, Histoire Sainte, Le peuple de la Bible, 4ème partie, III, 1943, Librairie Fayard.
[10] Daniel-Rops, Histoire Sainte, Le peuple de la Bible, 4ème partie, III.

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