" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 1 février 2020

Les mœurs antique (1) : avortement et exposition des enfants


Pour justifier un comportement condamnable au niveau moral, certains de nos contemporains remettent en cause la morale en elle-même. Elle serait désuète, avilissante ou encore trop attachée à la religion chrétienne. Ils en appellent alors à l’histoire, en particulier au monde antique occidentale avant le IVe siècle, c’est-à-dire au temps du paganisme. Les civilisations grecque et romaine étaient plus tolérantes, libres et joyeuses, nous affirment-ils. Avec la même conviction, certaines voix en viennent même à dire que l’homosexualité était acceptée dans les cités grecques. Et c’est ainsi qu’après une campagne bien organisée par de puissants lobbies, l’opinion puis l’État finissent par autoriser ce que la morale interdit...

Il est alors étonnant que pour faire voter la loi, on n’hésite pas à en appeler à des valeurs républicaines, telles que l’égalité ou encore la liberté, alors que la morale la réprouve. Les valeurs républicaines seraient-elles contraires à la morale ? Pourtant, les fondateurs de la république laïque, eux-mêmes défenseurs d’une morale laïque, en seraient aujourd’hui fortement surpris, voire scandalisés. Mais cette apparente contradiction ne nous surprend guère. Qu’est-ce qu’une morale laïque, c’est-à-dire une morale sans fondement religieux ? La situation que nous connaissons actuellement ne fait que confirmer les prédictions de ses anciens adversaires. En s’éloignant du christianisme, la morale dite laïque se vide de toute substance…

Au XIXe siècle, les partisans de la laïcité nous assurent pourtant que la morale a été dénaturée par les chrétiens et qu’il faut revenir à la morale telle qu’elle a été enseignée et vécue avant l’ère chrétienne, une morale non affiliée à une religion, une morale véritable.

Ainsi, de nombreuses critiques, anciennes et contemporaines, nous renvoient fatalement à la morale antique comme une morale de référence. Nous allons donc nous rendre à cette époque, notamment en Grèce et plus particulièrement à Athènes, sans oublier Rome, du Ve siècle avant Jésus-Christ au IIIe siècle, pour étudier quelques pratiques courantes et acceptées. Nous traitons d’abord dans cet article l’exposition des enfants, c’est-à-dire leur abandon, puis dans les deux suivants, l’homosexualité et l’esclavage. Cet ensemble nous permettra ainsi de mieux comprendre la morale antique et donc d’identifier l’apport de la morale chrétienne.

Le rejet des enfants, un signe révélateur

Dans une comédie de Ménandre au IVe siècle, un des personnages s’écrit : « il n’y a rien d’aussi malheureux qu’un père, sinon un autre père qui a plus d’enfants. »[1] Certes, cette citation provient d’une pièce destinée à faire rire mais elle nous révèle un sentiment véridique et largement éprouvé. Il n’est pas bon d’avoir des enfants. Une grande famille n’est pas en effet ressentie comme un signe de bénédiction, bien au contraire.

Ce n’est pas seulement une question d’argent comme nous pouvons parfois le croire. Il est vrai que, pour un pauvre, une famille nombreuse est plutôt une charge. Le sentiment est en effet plus général et touche la période que nous étudions. Selon Polybe, au IIe siècle avant Jésus-Christ, les Grecs « ne veulent plus se marier, ou, quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui les naissent, ou n’en élèvent tout au plus qu’un ou deux, afin de pouvoir les gâter pendant leur jeune âge et de leur laisser une fortune importante. »[2] En lisant cette citation, nous avons l’impression d’entendre nos contemporains. Devons-nous en sourire ? Nous ne le pensons pas. Depuis que nous étudions les pratiques païennes, nous avons le sentiment de les revoir renaître dans notre belle société, mais de manière différente, plus subtile peut-être. Polybe ne nous étonne pas. Quand la vie n’est qu’un regret et la mort un soulagement[3], quand le pessimisme moral imprègne si fortement la société grecque, la venue d’enfants ne peut guère être appréciée. Le refus d’enfants est un signe qui ne trompe, celui d’une société sans joie ni avenir.

Un principe fondamental : la mort apporte la souillure

Avant de poursuivre, il est important de savoir que le fait de tuer, de toucher un cadavre ou un tombeau est considéré comme un acte impur qui souille non seulement celui qui le commet mais également de manière générale sur la maison et la famille, voire sur toute la cité, en raison de la solidarité qui en unit les membres. Si l’individu, la famille ou la société est souillée, ils doivent alors se purifier selon des rites religieux précis.

En outre, la famille ou la citée devenue impure doit poursuivre l’auteur de la souillure de peur de se voir menacer par des fléaux. Ce n’est donc pas par justice que le meurtrier est condamné mais par crainte de châtiments célestes en raison des conséquences des traces qu’ont laissées les morts par-delà la vie.

Comme nous l’avons déjà évoqué dans un précédent article[4], l’intention ne semble pas être prise en compte dans cette condamnation morale. Que l’homicide soit volontaire ou intentionnel, les causes justes ou mauvaises, l’acte est porteur de souillure. Selon Bernard Eck dans un ouvrage récent[5],  celui qui fait couler le sang lors d’une bataille pour se défendre contre un envahisseur ou celui qu’il commet un meurtre de manière préméditée par vengeance ou pour un gain est sujet à la souillure par le sang versé et doit être purifié par des sacrifices ou des libations. Le même terme désigne donc « le geste de l’assassin et celui du soldat qui combat pour sa cité »[6] Cependant, d’autres historiens[7] ne considèrent pas les actes de guerre comme des gestes impurs. En outre, certains homicides ne sont pas porteurs d’impureté comme l’assassinat d’un tyran. À Athènes, le droit définit des homicides légitimes et illégitimes, les premiers étant protégés de toute souillure.

Revenons désormais à nos affaires, c’est-à-dire au rejet des enfants. Deux possibilités sont offertes au père ou au maître de l’enfant à naître ou né : soit l’avortement, soit l’exposition aux enfants.

L’avortement

Le père peut en effet décider de tuer l’enfant à naître par l’avortement. Il est vrai que certaines cités comme Cyrène interdit sa pratique. Pour quelle raison ? Elles considèrent que cette pratique conduit à une mort si l’embryon est formé et donc, selon le principe évoqué précédemment, elle est porteuse de souillure. Elle fait en fait une distinction entre l’embryon formé et l’embryon non encore formé. Cette interdiction ne reflète donc aucune considération du droit à la vie de l’enfant dans le sein de sa mère mais semble répondre uniquement à un devoir religieux.

Athènes interdit l’avortement si le maître de l’enfant à naître ne l’a pas autorisé puisque l’enfant l’appartient. Sans son consentement, l’avortement équivaut en effet à un acte de violence fait à son égard. La loi athénienne ne fait donc que protéger les droits du maître de l’enfant à naître. C’est ainsi que dans un discours de Lysias[8], un mari intente un procès à sa femme parce que celle-ci, en se faisant avorter, l’a frustré de sa descendance. Selon Cicéron, une autre femme est condamnée à mort à la requête de son mari. Pour Plutarque[9], l’avortement est un crime contre le mari seul autant que sont l’adultère et la substitution de fausses clés ! Pour une femme enceinte non mariée, elle a le droit d’avorter, vu qu’elle possède les titres de père. En clair, l’avortement est interdit s’il remet en cause les intérêts du père ou du maître de l’enfant à naître. L’enfant est en effet un bien qui appartient au père ou à tous ceux qui en portent le titre.

Il faut attendre le premier siècle pour que la pratique de l’avortement soit encadrée afin de répondre à la rapide dépopulation de l’empire romain. Toute atteinte à la fécondité du mariage apparaît alors non seulement comme un manquement à la loi mais aussi une impiété envers les dieux nationaux et de la famille car elle va à l’encontre de l’intérêt de la société et elle est nuisible à l’État. Elle le prive d’un citoyen. Tel est notamment l’avis de Musonius Rufus et d’autres moralistes romains.

L’exposition des enfants, une pratique courant et un droit reconnu en Grèce


L’exposition des enfants, c’est-à-dire l’abandon des enfants, est une réalité dans la Grèce antique. Elle a donné lieu à de nombreuses études, dont certaines sont récentes. Elle est connue à partir des pièces de théâtre, de citations d’auteurs antiques et des condamnations des chrétiens. Elle est aussi présente dans la cité idéale imaginée par Platon. Elle s’avère une pratique courante non seulement en Grèce mais également à Rome.

En Grèce, l’exposition des enfants est d’abord un droit reconnu à un magistrat[10], à un père ou au tuteur officiel de la mère, le droit de disposer de la vie de l’enfant à naître ou du nouveau-né comme ils l’entendent. Elle revient à exclure l’enfant de la famille. Trois situation est alors possible.

Cependant, à Thèbes, la loi défend l’exposition des enfants. Si un père commet un tel crime, il est condamné à mort. Cependant, l’abandon est admis pour les plus indigents. Le père peut par exemple le vendre comme esclave. Les droits paternels sont alors transmis au père nourricier, sanctionnant ainsi des droits nouveaux. En fait, cette loi est inspirée par le désir de mettre fin au dépeuplement rapide.

Les causes de l’exposition

Lors de l’accouchement, l’enfant peut présenter des handicaps et des tares physiques pour des raisons d’eugénisme[11]. À Sparte, s’il est difforme, il est envoyé dans un précipice appelé Apothètes. La décision est alors donnée sur avis des femmes présentes lors de l’accouchement. Le deuxième cas est celui de l’adultère. La décision est alors prise par le père avant l’accouchement. Le troisième cas d’exclusion est purement financier ou économique. « Les pauvres n’élèvent pas leurs enfants »[12], nous affirme Plutarque. Le père peut craindre de partager le patrimoine familial entre de trop nombreux héritiers ou ne pas disposer suffisamment de ressources pour les nourrir. « Puisses-tu n’avoir qu’un fils unique, pour nourrir le patrimoine ! C’est ainsi que la richesse croît dans la maison. »[13]

Un enfant sans existence, livré au destin

Un enfant « déposé » n’est pas reconnu par le père[14]. Cela se traduit par l’absence de nom. Le père ne lui en donne aucun, ce qui implique l’absence d’existence sociale[15] et par conséquent, il n’a aucune existence réelle. Son sort n’émeut donc personne. Selon certaines études[16], les filles semblent les plus souvent victimes d’exposition. « Un fils, on l’élève toujours, même si l’on est pauvre ; une fille, on l’expose, même si l’on est riche. »[17] Enfin, les enfants illégitimes, nés hors du mariage, sont exposés en plus grand nombre.

Comme un enfant né ne peut être tué selon le principe déjà évoqué, il est en fait abandonné dans un endroit de passage comme un carrefour, ce qui équivaut parfois à une mort assurée. Abandonné dans un pot ou une marmite d’argile, il peut être aussi recueilli par des passants ou par des marchands qui pourront le vendre à ceux qui en voudront soit pour les élever, soit pour en faire des esclaves, voire pour la prostitution.

L’exposition des enfants à Rome

L’exposition aux enfants est aussi pratiquée à Rome. Contrairement à la Grèce, seul le père décide de l’exposition du nouveau-né, né dans de justes noces, puisqu’il détient une puissance absolue sur sa descendance ainsi que sur son entourage. En outre, il n’est pas tenu d’élever son enfant. Selon la loi vénérable des XII Tables, il peut le tuer, l’abandonner ou le vendre. Cependant, selon Plutarque et Denys d’Halicarnasse, d’anciennes lois romaines auraient limité cette pratique aux enfants infirmes ou monstrueux et aurait rendu obligatoire l’éducation des garçons ainsi que la première fille[18]. Il semble en effet que l’exposition des filles est plus fréquente. Dans une lettre datant du IIe siècle avant Jésus-Christ, un mari, parti en affaires à Alexandrie, donne ses instructions à son épouse enceinte. « Si tu accouches, si c’est un garçon, garde-le, si c’est une fille, expose-la. »[19]

L’enfant condamné est ordinairement déposé sur la voie publique ou encore dans le lac Curtius, au milieu du Forum, devant un temple au champ de Mars[20]. Des dépotoirs spéciaux sont aussi consacrés pour recevoir les corps des enfants difformes.

Comme en Grèce, l’enfant exposé peut être adopté par des passants pour l’élever comme leur propre enfant ou pour être vendu comme esclaves. Sénèque l’Ancien nous rapporte une plaidoirie d’avocat qui accuse des hommes d’avoir « pris des enfants, de les avoir mutilés, contraints d’aller mendier en exigeant d’eux des bénéfices »[21]. Le discours de la défense est révélateur : « il nous a été permis de maltraiter ces exposés, pare qu’ils n’étaient plus au nombre des vivants. Ils sont nos esclaves et les citoyens qui ont composé nos lois nous ont donné sur eux une puissance absolue de vie et de mort ».

Sénèque le Jeune est encore plus clair et résume la morale qui règne dans la société romaine : « C’est par raison, non par colère, que nous retranchons un criminel de la société, de même que nous assommons des chiens enragés, et que nous noyons les enfants s’ils naissent difformes et débiles »[22].

La cité idéale

Quelques philosophes antiques décrivent la cité telle qu’elle devrait être. Nous avons ainsi celle de Platon et d’Aristote. Curieusement, ils cherchent à maintenir un équilibre démographique, notamment pour préserver le patrimoine des familles et la prospérité de l’État. Ils veulent aussi éviter la surpopulation. Pourtant, l’antiquité est plutôt sujette à un danger opposé, celui du dépeuplement.

Dans la République platonicienne, les citoyens ne feront pas d’enfants au-delà de leurs ressources. L’État assure le contrôle des naissances pour le bien-être de tous. Platon demande la suppression des enfants avant ou après la naissance quand Aristote impose plutôt l’avortement ou les moyens de contraceptions. Dans les deux cas, l’exposition aux enfants demeure une pratique autorisée en cas de surpopulation. Cependant, Aristote cherche à restreindre la pratique de l’exposition aux enfants ainsi que l’avortement bien que ce dernier acte soit « permis par la loi divine ou non »[23] Les nouveau-nés anormaux sont aussi supprimés dans un esprit d’eugénisme. Il s’agit de donner à l’État « les plus beaux et les meilleurs possibles »[24]. C’est ainsi que dans ces cités idéales, l’État se substitue finalement au père, allant jusqu‘à fixer le nombre d’enfants.

L’exposition des enfants enfin condamnée

En 318, Constantin interdit l’infanticide[25]. En 374, sous Valentinien, le meurtre d’un enfant est reconnu comme un meurtre[26] et donc comme un sacrilège passible de la peine capitale[27]. L’exposition des enfants est aussi interdite[28]. Le citoyen est ainsi dans l’obligation d’élever ses enfants. « Que chacun nourrisse sa progéniture. » L’exposition des enfants tombe enfin sous le coup de la loi[29].

Il est vrai qu’une série de lois est aussi votée avant la conversion de l’empire au christianisme. Un ensemble de mesures sont en fait prises pour limiter les droits du père contre l’infanticide, l’abandon et la vente des enfants. Cependant, il a bien une grande différence entre les lois définies par les empereurs chrétiens et leurs prédécesseurs. Pour Antonin, il s’agit d’éviter qu’un enfant libre devient esclave.

L’exposition des enfants, c’est avant tout un crime !

« L’assaut le plus vigoureux et le plus soutenu » viennent en fait « des rangs chrétiens, en particulier des apologistes, qui englobent d’ordinaire dans la même réprobation avortement et exposition. »[30] Les chrétiens montrent la réalité de ces pratiques, courantes et dissimulée, et dénoncent non seulement l’hypocrisie des païens mais aussi leur cruauté.

Les apologistes accusent en effet les parents de commettre un véritable homicide et leur demande d’en assumer alors la responsabilité quoiqu’ils puissent dire et faire pour se défendre. L’exposition expose les enfants à une mort presque certaine. « Nous regardons comme un crime d’exposer les enfants »[31]. Ce sont bien des « meurtriers d’enfants »[32] ou encore des « infanticides » même s’ils ne donnent pas la mort par un coup direct. « Il est assurément plus cruel de torturer leur âme dans l’eau ou de les exposer au froid ou à la faim ou au chien : c’est la mort par le fer que choisirait même un homme fait. »[33] Les apologistes dénoncent la cruauté de la société païenne ainsi que son hypocrisie. « Voulez-vous que j’accuse devant leur conscience parce qu’ils tuent les enfants qui viennent de naître ? »[34]

Et s’ils survivent, les enfants exposés sont voués à la prostitution, à la débauche, voire à l’inceste. Selon Saint Justin, il s’avère que parmi ceux qui abusent de la prostitution se trouve peut-être un frère, un parent tant elle est commune. Tel est aussi l’argument de Saint Clément, évêque d’Alexandrie. « Les pères, oublieux des enfants qu’ils ont exposés, se mêlent à leurs fils dans leur licence effrénée, et rendent mères leurs filles même. »[35]

L’exposition des enfants, une pratique qui révèle et entretient la vie licencieuse

Saint Clément s’interroge sur les raisons qui poussent le père à exposer son enfant. « Mais quel motif peut-on alléguer pour exposer un enfant ? »[36] On peut nous donner des raisons, comme le scrupule religieux, l’indigence ou le caprice. Mais la réalité est là : « l’infanticide est toujours un infanticide, peu importe qu’il soit commis par religion ou par caprice »[37]. Mieux fallu que les parents ne satisfassent pas l’intempérance de leurs désirs ! C’est faute de maîtrise dans la volupté que le père devient meurtrier d’enfant. Saint Clément dénonce ainsi la vie licencieuse de ces hommes. « Souvent, à leur insu, des pères s’unissent à un enfant prostitué, à des filles impudiques, sans se rappeler les petits enfants qu’ils ont exposés, et l’intempérance licencieuse fait des procréateurs des partenaires. »[38]

Saint Clément se révolte contre cette pratique qui rend l’homme plus dure avec ses enfants qu’il ne l’est avec des animaux. Les femmes « exposent sur la voie publique les enfants nés dans leurs maisons, et nourrissent avec soin de nombreux poulets. »[39] Les grandes dames d’Alexandrie recueillent une nichée d’oiseaux alors qu’ils exposent leurs propres enfants ! L’apologiste dénonce l’aspect profondément inhumain de cette pratique.

L’appel au droit de l’enfant à la vie

Les apologistes n’oublient pas non plus l’avortement. Leur regard porte aussi avant même la naissance de l’enfant. Tertullien est sans-doute le premier à proclamer le droit de l’enfant à la vie : « c’est un homme déjà ce qui doit devenir un homme »[40]. Il n’est donc pas permis à un chrétien « de faire périr l’enfant conçu dans le sein de la mère, alors que l’être humain continu à être formé par le sang. C’est un homicide anticipé que d’empêcher de naître et peu importe qu’on arrache l’âme déjà née ou qu’on la détruise au moment où elle naît. »[41] Saint Cyprien, évêque de Carthage, parle aussi d’« avortement parricide »[42]. Minucius Félix condamne aussi les moyens abortifs. « Il y a parmi vous des femmes qui, par l’absorption de médicaments spéciaux, tuent dans leurs entrailles le germe d’un homme futur et sont criminelles avant d’avoir enfanté. »[43]

Mais comme le montre notamment Minucius Félix, comment les païens peuvent-ils avoir le moindre scrupule quand leurs dieux eux-mêmes commettent ce crime ? Car « ce sont là choses que vous avez apprises de vos Dieux. »[44]

Finalement, que l’enfant est à naître ou qu’il est déjà né, nul n’a le droit de le tuer ou de le conduire à la mort. C’est un droit qui n’appartient à personne. Les parents doivent assumer leur responsabilité à l’égard de leurs enfants. Ils « nourrissent tous les enfants qui leur naissent, et, puisque la Providence les leur donne, qu’ils n’en fassent périr aucun. »[45] Par conséquent, celui qui commet ce crime mérite les châtiments de Dieu. « Tout être formé dans le sein de sa mère a reçu de Dieu son âme et sera vengé si on le fait périr injustement. »[46]

Les discours des apologistes sont ainsi clairs. Ils reconnaissent le droit à la vie des enfants à naître ou déjà nés. Ce droit ne dépend pas des parents ou du maître. L’enfant à naître ou né a des droits qui ne relèvent pas du père ou de quiconque. C’est en fait une révolution au temps de la société antique. Aujourd’hui, que faisons-nous ? Certes, l’État a enlevé au père cette puissance de vie et de mort, mais pour l’accorder à la mère. Quelle différence ?

Conclusions




À Noël, comme chaque année, nous fêtons la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ. L’enfant endormi dans la crèche est Notre Sauveur et Notre Seigneur, vrai Dieu et vrai Homme. Ce mystère est grand. Comment un être si fragile et dépendant peut-il être Dieu et apporter notre salut ? Il résume peut-être à lui-seul une des oppositions fondamentales entre le christianisme et le paganisme de l’antiquité.

Selon la morale antique, en Grèce comme à Rome, l’enfant est entièrement dépendant d’un maître, généralement le père. Il peut naître et vivre si ce dernier le souhaite. Certes, il n’est guère bon de le tuer pour éviter d’être souillé mais il peut être abandonné, ce qui revient peut-être au même, voire à un destin bien pire. Avant son entrée officielle dans la famille, il n’est finalement qu’un esclave. Telles étaient les mœurs de ces civilisations antiques. Les religions antiques ainsi que les différentes philosophies ne s’opposent guère à ces pratiques. En sont-elles même indignées ?

Les apologistes chrétiens ont combattu les pratiques de l’avortement et de l’exposition aux enfants, les dénonçant clairement comme étant inhumaines et hypocrites, et montrant tout le désordre qu’elles génèrent dans la société. Ils ont aussi défendu le droit à la vie de tout enfant à naître ou né tout en rappelant les responsabilités des parents. C’est par leur combat et la christianisation de la société que l’enfant a finalement été considéré comme un être humain à part entière. Pourquoi ? Parce que sa vie ne dépend pas d’un maître, qu’il soit le père ou la mère. La vie vaut par elle-même. Qui sommes-nous pour décider qu’un enfant mérite la mort ou pire encore ? Provenant de Dieu, elle est sacrée. Elle n’est donc pas une marchandise, un caprice ou un oubli d’un soir que l’homme voudrait effacer. C’est ainsi que l’avortement et à l’exposition des enfants sont englobés dans une même condamnation.

Au contraire, plus l’être est fragile, plus il nécessite protection. L’insouciance ou la vie licencieuse, l’homme doit l’assumer quel que soit le prix qui lui en coute. Il est bien trop facile de supprimer le fruit de ses fautes que de vouloir les assumer. La conception d’un enfant impose ainsi un engagement de la part des parents. Elle implique des devoirs. Ce sont eux finalement qui se lient à l’enfant à naître ou déjà né…

Quelle leçon admirable que le christianisme donne aux païens ! Elle est à la fois terrible et lumineuse. Elle condamne clairement leurs mœurs et leurs contradictions tout en leur montrant la véritable valeur de la vie. Ils découvrent en effet la dignité qui repose en chacun de nous, y compris chez les plus faibles, c’est-à-dire l’enfant à naître et l’enfant né, une dignité qui ne provient pas de l’homme ou de la citée mais de Dieu Lui-même. Et cette dignité implique des devoirs que l’homme doit assumer s’il veut la préserver. Et sur quoi reposent cette dignité et ces devoirs ? Sur un enfant qui est né dans une crèche une nuit dans un village. La nuit de Noël est brillante comme cette étoile qui guide les rois mages. Elle a apporté une véritable révolution morale.



Notes et références
[1] Ménandre, Fragment CCCXLI dans Fragmens de Ménandre et de Philémon, trad. par Raoul-Rochette, 1825, Imprimerie Trouvé.
[2] Polybe, XXXVI, 17, trad. Roussel modifiée dans Le monde hellénistique, 2e édition,  Colin, 2017.
[3] Voir Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (3) : pessimisme et insatisfaction morale ».
[4] Émeraude, janvier 2019, « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[5] Bernard Eck, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres 2012
[6] Bernard Eck, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, dans Meurtre et homicide, guerre et souillure : infliger la mort en Grèce ancienne, Pascal Payen, 2013.
[7] Raoul Lonis, Robert Parker, Marcel Détienne. Voir Philippe Borgeaud, Bernard Eck, La mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne dans Revue de l’histoire des religions, 2016/3, tome 233 et aussi Jean Trouillard, La pureté chez les Grecs, article de Bulletin de l’association Guillaume Budé, année 1954, 2, www.persee.fr.
[8] Discours de Lysias contre Antigène, Thalheim, fragments, 332.16-333.11.
[9] Voir Romulus, Plutarque, 22, 3.
[10] Pour Sparte, le conseil des anciens décide après avoir examiné le nouveau-né afin d’éliminer les plus faibles.
[11] Voir Émeraude, mars 2013, article « L'eugénisme antique ».
[12] Plutarque, De l’amour de la progéniture, 497e.
[13] Hésiode, Les Travaux et les Jours.
[14] La reconnaissance se fait durant une cérémonie officielle, appelée « amphidromie » à Athènes, « dies lustricus » à Rome, au cours duquel le père s’engage à élever l’enfant et en faire un citoyen. La cérémonie est suivie d’un autre rituel au cours duquel l’enfant reçoit un nom, ce qui lui donne une existence sociale.
[15] À Athènes pour être citoyen, l’enfant doit être né de père et de mère athéniens.
[16] Pierre Brûlé le suppose à partir de documents donnant des informations sur la démographie. Il constate alors un rapport garçon/fille en très grand défaveur pour les filles. Voir Enquête démographique sur la famille grecque antique. Étude de listes de politographie d’Asie Mineure hellénistique, Revue des études anciennes, 3-4, 1990 ou encore L’exposition des enfants en Grèce antique : une forme d’infanticide, ERES, enfance et psy, 2009.
[17] Posidippe, Hermaphrodite, Fragment 11.
[18] La loi demande aussi d’attendre trois ans avant de tuer l’enfant difforme ou chétif et le témoignage de cinq personnes reconnaissant la difformité.
[19] Lettre citée dans Grenfell, Bernard et Hunt, Arthur, The Oxyrhynchus Papyri, vol. IV, n°744, Londres, 1904, Corbier, Mireille, La petite enfance à Rome, dans L’exposition des petites filles à Rome sous la République et sous le Principat, Annie Allély, dans Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 2017/3, cairn.info.
[20] Voir Rome au siècle d’Auguste, ou Voyage d’un gaulois à Rome à l’époque du règne d’Auguste et pendant une partie du règne de Tibère, Charles Dezobry, 1846.
[21] Sénèque l’Ancien, Controverses, IV, livre XII dans Histoire des enfants abandonnés depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Ernest Semichon, éd.Plon, 1880. La plupart des citations viennent de cet ouvrage et ont été vérifiées.
[22] Sénèque le Jeune, De ira, livre I, chap. XV.
[23] Aristote, Politique, VII, 16, 15.
[24] Platon, Les Lois, VIII, 838e-839a.
[25] Code théodosien, XI, 15, 1.
[26] Voir Code théodosien, IX, 16, 7.
[27] Voir Code théodosien, IX, 14, 1.
[28] Voir Code théodosien, V, 9, 17.
[29] Code de Justinien, 8, 51, 2.
[30] Jean-Paul Boudréhoux, Mariage et Famille chez Clément d’Alexandrie, 1970, éditions Beauchesne.
[31] Saint Justin, 1ère apologie, XXVII, 1, Pautigny, 1904. Elle a été rédigée entre 150 et 155.
[32] Saint Clément d’Alexandrie, Stromates, II, 93, I.
[33] Tertullien, Apologétique, IX, 7.
[34] Tertullien, Apologétique, IX, 6.
[35] Saint Clément (150-222), évêque d’Alexandrie, Pédagogue, III, 3.
[36] Saint Clément (150-222), Stromates, II, 18.
[37] Tertullien, Apologétique, IX, 6.
[38] Saint Clément, Pédagogue, III, 21, 5.
[39] Saint Clément (150-222), Pédagogue, III, 4.
[40] Tertullien, Apologétique, IX, 8.
[41] Tertullien, Apologétique, IX, 8.
[42] Saint Cyprien, Lettre 52, lettre à Corneille.
[43] Minucius Félix, Octavius, traduction, introduction et notes par F. Record, Bloud & Cie, 1911.
[44] Minucius Félix, Octavius, traduction.
[45] Origène (185-253), Contre Celse, Livre VIII, dans Démonstrations évangéliques, tome I, Migne, 1813, œuvre numérisée par Marc Szwajcer.
[46] Constitution apostoliques, VIII , 3 dans Histoire des enfants abandonnés depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Ernest Semichon.

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