" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 25 janvier 2020

La morale chrétienne : révolution morale dans la Rome antique

Pouvons-nous imaginer les premiers chrétiens à Corinthe, à Rome et dans d’autres cités de l’empire romain au temps du paganisme avant que l’empire ne devienne chrétien ? Aujourd’hui, en dépit des siècles qui nous séparent d’eux, nous chrétiens, nous pouvons peut-être éprouver les ressentiments qu’ils ont dû connaître. Comme eux, nous vivons dans une société bien étrangère à la morale chrétienne. Chaque jour paraît comme une épreuve, comme une douleur renouvelée. La croix a surtout dû être lourde pour ceux qui servaient des maîtres païens. Quel regard portaient-ils sur leur société et leurs contemporains après avoir été convertis ? Pouvons-nous aussi imaginer leurs difficultés à vivre selon les commandements de Dieu dans un monde qui l’ignorait ? Nous pouvons aussi nous poser les mêmes questions sur ceux qui ont vécu parmi les barbares païens ou en un temps peu propice à la morale chrétienne.

Aujourd’hui, il est bien commode de mépriser la morale chrétienne et de l’accuser de tous les maux.  C’est oublier notre passé avec ses malheurs, ses déclins, ses misères. C’est aussi ignorer la part de responsabilité de l’homme dans les souffrances qu’il supporte ou fait endurer. C’est surtout croire que notre société est née de nulle part. Généralement, ce ne sont pas les plus malheureux qui réclament une plus grande libération des mœurs. Ils savent trop bien le prix de la vie. Ils n’en ont pas non plus les moyens de vivre dans l’excès et la luxure. Souvent, ce mépris à l’égard de la morale chrétienne cache des motifs bien peu avouables. Nous allons donc revenir au temps des premiers chrétiens, non pour égrener les plaies et les ressentiments mais pour sentir, peser, saisir la force de la morale chrétienne.

La conversion, transformation des mœurs

Revenons donc aux chrétiens des trois premiers siècles de notre ère. Face aux menaces qui pèsent sur eux en raison de leur foi, ils connaissent aussi le prix de la vie. Ils vivent dans une société dirigée par une autre moralité que la leur. Sans-doute, aujourd’hui, nous avons bien des difficultés pour imaginer l’esprit qui y règne en dépit des connaissances que nous pouvons avoir sur cette époque. C’est un temps où les esclaves ne sont que des objets, où le sort de l’enfant à naître ou qui vient de naître n’est pas non plus enviable, où les pratiques sexuelles expriment plutôt la domination sociale au sein de la population.

Comme aujourd’hui, les chrétiens sont en minorité au sein d’une population bigarrée aux multiples confessions. À cette époque, l’homme devient chrétien plutôt à l’âge d’adulte après une conversion. En raison de ses conséquences, ce choix n’est ni simple ni hasardeux.  Il ne peut qu’être mûrement volontaire. Les conversions sont nombreuses. Quelques communautés chrétiennes se développent dans de nombreuses villes de l’empire romain et au-delà, en Orient et en Occident. Le christianisme touche toutes les catégories sociales, les esclaves, les affranchis, les hommes libres, les nobles, y compris dans l’entourage de l’empereur.

Selon les témoignages les plus anciens, les chrétiens « ne distinguent pas des autres hommes ni par le pays, ni par la langue, ni par les usages… »[1] Ce n’est ni par les vêtements ni par un signe distinctif qu’ils se séparent des autres hommes. Ils ne se retranchent pas non plus dans des ghettos. Ils ne fuient pas leur cité pour en bâtir une autre. Pourtant, ils sont différents des autres. Leurs différences portent sur leur conduite ou plutôt sur une transformation de leurs mœurs. Leur comportement est tel que le païen est étonné et réagit, par le mépris, la persécution ou au contraire par l’acquiescement et finalement par la conversion.

Le terme même de chrétien désigne une transformation de mœurs radicale comme nous l’apprend Tertullien. « Cette femme comme elle était libre, comme elle était galante ! Ce jeune homme, comme il était joueur, comme il était débauché ! Les voilà devenus chrétiens. »[2] Leur conversion les a éloignés de leur ancienne vie de galanterie, d’insouciance et de débauche. Ceux qui étaient naguère libertins et malhonnêtes sont devenus irréprochables en étant chrétiens. Dans son discours apologétique, Tertullien nous donne d’autres exemples de changement radical après une conversion. Un fils dont le père supportait la vie dissolue est devenu plus docile et ordonné en embrassant la religion chrétienne. Un esclave converti est plus fidèle à son maître depuis sa conversion. Dans sa première apologie, Saint Justin montre aussi le changement qu’apporte la conversion au christianisme. « Autrefois, nous prenions plaisir à la débauche, aujourd’hui la chasteté fait tous ses délices. Nous nous livrions à la magie, nous nous consacrons au Dieu bon et non engendré. Nous aimions et nous recherchions plus que tout l’argent et les domaines ; aujourd’hui, nous mettons en commun ce que nous avons, nous le partageons avec les pauvres. »[3] Le christianisme change donc la vie de manière radicale en lui donnant une nouvelle direction qui ne peut être réprouvée par les païens.

Une volonté ferme

Un autre point frappe les païens. C’est la résistance des chrétiens à toute forme de pression, de calomnie ou de tortures dont ils sont victimes pour qu’ils abjurent leur foi. Ils  préfèrent plutôt les supplices et finalement la mort. Précisons qu’ils ne la recherchent pas. Non seulement, ils refusent tout suicide mais ilis ne se jettent pas non plus dans les bras de leurs bourreaux. Ils les laissent œuvrer avec dignité. « Il en est qui déclarent que c’est pure démence de préférer l’entêtement au salut, quand nous pouvons sacrifier au moment même et partir sains et saufs, tout en conservant intérieurement nos opinions. »[4] Ils préfèrent mourir que de trahir leur conscience par des actes contraires à leur foi. Ils appliquent finalement ce que Socrate demandait, c’est-à-dire la cohérence entre la pensée et l’acte. Mais quel philosophe antique l’a-t-il observée avec une telle force et respect ?...

Certes, les chrétiens pourraient mentir et simuler une piété telle que le souhaitent les païens pour être tranquilles et poursuivre leur existence sans difficulté. Ils pourraient nier lorsqu’ils sont interrogés. Ces faux-semblants suffiraient pour les satisfaire. Mais « nous ne voulons pas acheter la vie au prix du mensonge. »[5] Ils ne peuvent offrir des sacrifices à leurs dieux tout en n’y croyant pas. Il y a donc une volonté ferme de coïncider ce qu’ils croient avec ce qu’ils font, refusant tout simulacre et hypocrisie mais aussi vains discours. L’unité de pensée et d’action est ainsi réalisée en dépit de ses conséquences qui peuvent conduire à la souffrance et à la mort.

Une vie consciente et responsable

Toutefois, les chrétiens ne sont pas calomniés et maltraités dans le silence, ni dans l’indifférence ni dans un certain fatalisme. Ils refusent ce qu’ils subissent. Ils dénoncent les offenses qui les frappent et se défendent contre les maux qui les accablent. Ils refusent l’injustice dont ils sont victimes, mais sans violence ni haine.
Devant les accusations que les païens leur porte, ils n’hésitent pas à se défendre, à protester, à écrire. S’ils acceptent de souffrir pour leur foi, ils ne veulent point en effet mourir sans se faire entendre, sans proclamer leur innocence. Au mépris même du danger que représentent leurs initiatives, des apologistes, comme Saint Justin ou Tertullien, demandent à leurs accusateurs de ne pas les juger selon les préjugés, les ragots et les infamies mas selon la justice. Il demande en outre de ne pas juger de leur foi mais de leurs actes. « S’il y a erreur, c’est notre affaire et non celle d’un autre, tant que nous ne serons pas convaincus de crime. »[6] En outre, « il faut dire la vérité »[7], nous dit Saint Justin.

En entendant leur plaidoirie, leurs accusateurs n’agissent pas par ignorance mais en connaissance de cause. « Si, une fois éclairés, vous n’observez pas la justice, vous serez désormais sans excuse devant Dieu. »[8] Au contraire, s’ils les laissaient dans l’ignorance, les chrétiens se jugeraient responsables de leurs fautes. « À nous d’exposer aux yeux de tous notre vie et nos enseignements, de peur que, pour n’être pas fait connaître de vous, nous ne soyons pas responsables devant notre conscience. »[9] Ainsi, les chrétiens mettent en exergue le sens des responsabilités. Nul ne peut agir sans assumer ses actes…

Loyauté et fidélité



En dépit des souffrances qu’ils supportent de la part de l’empire, les chrétiens restent fidèles à l’empereur tant que leur fidélité ne s’oppose pas à celle qu’ils vouent à Dieu. Une telle loyauté ne peut que nous surprendre aujourd’hui ! Ils prient même pour lui. Leur prière n’est ni flatterie ni mensonge. « Hommes d’une religion sincère », les chrétiens « célèbrent les fêtes des empereurs dans l’intérieur »[10], c’est-à-dire dans la vérité. En un mot, ils sont loyaux. Le loyalisme se manifeste, nous dit encore Tertullien, « par la conduite que la divinité nous commande de tenir envers l’empereur aussi sincèrement qu’envers tous les hommes. »[11] Les chrétiens refusent donc de se révolter et de se battre pour se défendre. Ils ne cherchent pas d’excuses, qui pourtant pourraient être légitimes, pour s’abstenir d’obéir aux lois impériales. Ils font donc la distinction entre les autorités temporelle et religieuse. Pourtant, comme l’évoque encore Tertullien, ils sont devenus puissants et innombrables, formant une force non négligeable. Ils vivent donc loyalement selon les lois et les règles de la citée tant qu’elles ne s’opposent pas à leur foi. L’esclave demeure esclave, mieux encore, un meilleur esclave.
Un comportement égal envers tous

 « Nous faisons le bien sans acception de personnes »[12]. À l’égard de l’empereur, du citoyen romain ou de l’esclave, les chrétiens agissent de la même façon tout en prenant soin du respect dû à leur rang. Cela est encore vrai à l’égard de leurs ennemis. Or, cette manière de penser et d’agir est une véritable révolution. La société antique se fonde en effet sur des rapports de force et donc sur des distinctions qui induisent domination pour les uns, soumission pour les autres.

Les chrétiens n’agissent pas ainsi par faiblesse ou par un vain sentiment d’humanité ou d’altruisme. Ils le font pour eux-mêmes par égard à Dieu. « Nous faisons le bien sans acception de personnes  parce que nous le faisons pour nous-mêmes, car ce n’est pas d’un homme que nous attendons d’être payés par des louanges ni par une récompense, mais de Dieu, juge et rémunérateur d’une bienveillance qui ne fait pas aucune distinction. »[13] Les chrétiens agissent donc sous le regard de Dieu. Ne nous trompons pas. Ils vivent mieux non pour se prévaloir devant les hommes ou par humanisme mais par obéissance et par amour à l’égard de Celui qui leur a demandé de vivre ainsi.

Une morale par la peur et les récompenses ?

Les chrétiens agissent de la même façon à l’égard de tous car comme le souligne Tertullien, ils seront jugés par Dieu sur leur comportement ici-bas. Leur regard est en effet fixé sur leur salut. Toutes leurs pensées et leurs actions sont dirigées selon ce motif, selon le souci du salut éternel. Ainsi, les maux de cette vie, les souffrances qu’ils doivent endurer pour leur foi, leur misère ne sont rien devant cette préoccupation constante. Cela explique aussi leur obéissance à l’égard de la loi civile. Tant qu’elle ne remet pas en cause leur salut, les chrétiens se montrent fidèles et obéissants.

Quand nous évoquons la volonté des chrétiens de se sauver, nous entendons parfois surgir moquerie et mépris. Les beaux esprits se gaussent avec joie. Quelle morale ! Les chrétiens n’agissent que par crainte de l’enfer ou pour gagner une récompense comme un âne avançant, cherchant à croquer une carotte qui lui est pourtant inaccessible. Nous entendons leurs rires. Il est vrai que ces mobiles paraissent bien peu élevés. Cependant, ils ne sont pas non plus mauvais. Faut-il en effet condamner une personne qui agit bien en raison de la peur de sa damnation ou font-ils plutôt le laisser commettre un mal ? Croire aussi que l’homme ne peut que faire du bien et éviter le mal pour le plaisir du bien, c’est bien méconnaître la nature profonde de l’homme et sa diversité. Parfois, elle-seule suffit pour empêcher l’irréparable tant nous sommes faibles devant certains plaisirs. Une loi sans sanction est déjà bien difficile à faire appliquer dans le domaine de la vie naturelle. Nous le savons trop bien. Certains ont besoin de la peur du gendarme pour rester sur le droit chemin. Mais, au fur et à mesure de son apprentissage dans le bien, le chrétien apprendra à agir moins par crainte et plus par amour.

Il est vrai qu’une morale désintéressée nous paraît très noble mais est-elle possible ou n’est-ce qu’une idée bien abstraite sans ancrage dans la réalité ? Elle n’est possible que pour des hommes fictifs sans chair ni âme. Elle n’a aucune emprise sur les passions et les drames qui nous heurtent et qui nous bousculent. Elle ne sert donc à rien pour l’homme réel tel que nous le sommes, en proie aux doutes et aux dangers qui le menacent. Elle est bien inutile pour nous aider à surmonter les obstacles qui ralentissent nos pas et nous font bien hésiter. Elle nous renvoie aux morales des philosophes antiques bien impuissantes à faire changer le monde et les hommes. La morale n’est pas pure idéale, elle doit être bien humaine pour être efficace. Et comme un enfant tâtant le monde, faisant ces premiers pas, il a besoin parfois de la crainte pour éviter les chemins périlleux comme de l’espoir d’une récompense pour aller de l’avant. Devons-nous être comme ces hommes antiques voués à une sorte de fatalisme, et donc au pessimisme et finalement nous dire au fond de nous-mêmes : « Mieux vaut pour l'homme n'être point né ; et s'il est né, de rentrer le plus vite possible dans le royaume de la Nuit  »[14] ?

Des mobiles d’action bien plus hauts

Faut-il aussi croire que la crainte de l’enfer ou la recherche de récompenses célestes ne sont que les seuls motifs d’action des chrétiens ? Ce ne serait finalement qu’une morale de l’intérêt, qui donne que pour recevoir, qui agit par pur égoïsme. Mais que vaut cette crainte par rapport à la peur réelle des premiers chrétiens devant les bûchers prêts à les consumer ? Est-elle suffisante pour faire taire le cri de la chair et l’effroyable souffrance de l’âme ? Certains ont défailli, les plus nombreux ont résisté. Et mieux encore ! Parmi ceux qui ont succombé, certains se sont relevée et sont revenus devant leurs bourreaux pour connaître le sort qu’ils ont refusé. L’homme a besoin d’une autre force, celle de l’espérance et de la foi.

La crainte des peines de l’enfer et l’espoir d’une récompense comme seuls mobiles d’action pour les chrétiens n’expliquent guère leurs attitudes au cours des siècles et encore moins leurs œuvres qui font l’admiration de tous. Lorsque nous entrons dans une de ses petites chapelles qui peuplent nos campagnes ou la cathédrale de Chartres, nous éprouvons tous un profond émerveillement. Or cet étonnement qui nous élève peut-il naître de la crainte de l’enfer ou de l’espoir d’une récompense céleste ? Non. De tels mobiles d’action sont bien insuffisants pour expliquer la réalité.

Une exigence morale élevée

De tels sentiments nous semblent en effet bien peu efficaces pour expliquer les nombreux renoncements que les chrétiens acceptent. Leur morale ne se limite pas à des gestes, à une attitude, à des paroles. « Vouloir du mal, faire du mal à qui que ce soit, dire du mal, penser du mal de qui que ce soit nous est également défendu. »[15] L’intention d’un acte, la pensée même font l’objet de toute leur attention.

De nos jours, cela nous paraît évident. Or, la morale qui se dégage des récits homériques ou des textes antiques est bien différente comme nous l’avons déjà évoqué dans un article précédent[16]. L’acte en lui-même a toute son importance pour la société antique. Le bien est de réaliser son destin quels que soient les moyens utilisés. La fin a plus d’importance que les moyens. La morale chrétienne est bien différente. Le chrétien voit déjà le bien et le mal en lui-même avant qu’ils ne se manifestent en des actes bons ou mauvais. C’est bien l’homme intérieur qui est objet de jugement et non tel qu’il apparaît ou veut apparaître. Mais comment cela est-il possible  d’accéder à cette intimité ?

Ne nous méprenons pas dans nos paroles. Le chrétien ne juge pas son prochain. Il juge bien ses actes. Ce qu’il juge, c’est son propre intérieur, là où aucun homme ne peut accéder.

Justice et miséricorde



Nos pensées les plus secrètes sont inaccessibles à nos tribunaux et à ceux qui osent nous juger. Les chrétiens ont « pour juge un Dieu qui scrute toutes choses »[17] et savent que rien ne peut Lui être cachés. Pourquoi donc mentir et se mentir ? « Nul ne peut échapper à Dieu »[18], « ni l’action, ni même l’intention »[19]. Or ils connaissent le prix de la désobéissance ou celui de l’amour. Leur regard est donc tourné vers Dieu, là où s’amasse leur trésor mais aussi vers l’avenir qui ne se termine point. « Nous désirons la vie éternelle et incorruptible. Nous préférons vivre avec Dieu, le père et le créateur de l’univers. »[20]

Il est donc inutile de tricher et de tromper. Au contraire, devant un Juge qui accède à notre conscience et porte un jugement toujours droit, nous n’avons pas besoin de jouer un rôle, de nous cacher ou de nous protéger. Nous n’avons plus peur d’être et d’agir comme nous l’entendons puisque nous sommes et agissons devant Dieu.

La justice de Dieu paraît alors terrible. Elle l’est en effet. Une chute nous condamnerait. Un moment de faiblesse nous conduirait inévitablement au désespoir et donc au mal. C’est parce que certains ne voient aucune lumière devant eux qu’ils vivent dans la nuit et agissent comme des fauves blessées.

Mais Dieu est notre Père. Et nous connaissons le prix de son amour pour nous. Notre Seigneur Jésus-Christ nous a témoigné par sa vie et son exemple l’étendue de cet amour, un amour qui ne connaît aucune limite, un amour divin. Quel plus bel amour pouvons-nous alors espérer ? C’est même incompréhensible. Cela dépasse notre imagination et nos plus beaux rêves. Nous n’avons pourtant rien mérité. Au contraire, tout nous condamne. Nous ne sommes même que misère. Or, c’est bien Lui qui nous a aimés le premier. Dieu n’est donc pas seulement justice, Il est aussi miséricorde.

Les premiers chrétiens connaissent la miséricorde de Dieu. Il n’est pas besoin de l’avoir vue en réalité, d’être directement témoins des gestes de Notre Seigneur Jésus-Christ ou de le percevoir dans les pages admirables des Évangiles. Leur conversion est signe de la miséricorde divine. Elle la manifeste. Elle en est un témoignage que le converti ne peut oublier. Et quand les larmes abondent d’un cœur désireux de pardon, l’homme tombé peut en effet espérer le pardon de son Père. Si la justice divine est implacable dans sa droiture, elle est douce et miséricordieuse.

Qui peut finalement résister à une telle espérance quand le bonheur est le fruit d’un jugement et d’un amour sans faille ? « Notre espérance n’est pas de ce monde », nous dit encore Saint Justin. Pourquoi ? Parce que Dieu nous connaît et connaît notre misère. Notre Seigneur Jésus-Christ, son Fils bien-aimé, est venu parmi les hommes. Mieux encore. Le Verbe s’est fait chair. Il a connu notre existence, notre misère. Il nous a aimés jusqu’à souffrir la Croix et en mourir par l’injustice des hommes. Qu’un meilleur juge pouvons-nous avoir !

Un Juge vainqueur

Enfin, tout est déjà joué. Quand une armée est déjà assurée de sa victoire, elle ne craint plus son ennemi. Son ardeur est décuplée, sa fureur sans limite. Même des signes de défaillance n’affaiblissent pas son élan et ne détournent pas de son objectif. Notre Seigneur Jésus-Christ a vaincu du haut de sa Croix, apportant salut et donc espérance. L’avenir est donc désormais possible pour tous les hommes. Il n’est plus réservé à un peuple particulier. Il est accessible à tous, sans exception, riche et pauvre, maître et esclave, homme et femme.

Et puisque les promesses tant annoncées ont été réalisées, qui peut alors douter des récompenses ainsi que des châtiments promis ? Qui pourrait aussi douter des temps et du jugement dernier ? Quand nous savons que le mal sera puni et le bien récompensé, quelles que soient les apparences, notre vie prend une nouvelle tournure. Que la volonté de Dieu soit faite !

Quand un chrétien entend alors la sentence mortelle d’un juge païen, il ne cherche donc pas à fuir tant sa joie est grande. Certes, il peut craindre de défaillir devant les flammes ou dans la douleur, mais il sait qu’il n’est pas seul et que la victoire lui est assurée s’il demeure auprès de Notre Seigneur Jésus-Christ. Encore un peu de temps.

Notre Seigneur Jésus-Christ, un modèle efficace



Parfois, la morale chrétienne est décrite comme une imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’Il est décrit dans les Saintes Écritures. Il est vrai que ce modèle est admirable. Nul ne peut le contester. Mais ce modèle n’est pas comme un héros de roman qu’on tente d’imiter. Il n’est pas seulement une référence. Notre Seigneur Jésus-Christ est un modèle efficace au sens où Il vit en nous et nous permet réellement d’être en Lui et donc d’agir comme Il le souhaite. Un condamné change d’attitude quand il obtient pardon et qu’il a une chance de devenir bon. La morale chrétienne tire donc son efficacité de la foi et des grâces que Dieu nous donne. Sans elles, elle est comme vidée de sa substance. Il est donc inconcevable de parler de la morale chrétienne sans tourner notre regard et notre âme vers Dieu.

C’est aussi une erreur de croire que la morale chrétienne ne se réduit qu’à son contenu, c’est-à-dire à des obligations et à des commandements. Les règles par elles-mêmes demeurent insuffisantes si elles ne sont pas animées par une force qui les dépasse. C’est pourquoi ce ne sont que « des maximes […] brèves et concises »[21]. Ce ne sont pas en effet de longs discours, encore moins des démonstrations. Elles ne sont ni secrètes ni livrées après de multiples initiations.

Conclusions

La vie des premiers chrétiens a radicalement changé après leur conversion puisqu’elle a pris un sens nouveau. Cela est encore vrai aujourd’hui. Nous en sommes témoins. Et ce changement a touché tous les hommes et les femmes, quelle que soit leur condition, pauvres ou riches, instruits ou ignorants, gouverneurs ou esclaves. Ce changement dépasse même leur propre personne. Progressivement, sans combattre ni violence, ils ont changé, transformé la société dans laquelle ils vivaient. Les martyrs, les vierges, les confesseurs, les ermites, les moines, les simples croyants, ce sont eux qui ont terrassé l’empire païen et ses mœurs. Leur témoignage est suffisamment clair pour montrer l’efficacité et la force de la morale chrétienne.
Toute critique à l’égard de la morale chrétienne ne peut donc ignorer les changements qu’elle a produits concrètement en nous et dans notre société. Elle ne peut faire fi de l’histoire. Les systèmes philosophiques, les sciences ou encore les discours rationnels ont remis en cause la morale chrétienne. Pourtant celle-ci dépasse la raison. Elle élève la raison.

Nous allons revenir dans nos prochains articles sur la révolution morale qu’a produite le christianisme et dont nous sommes redevables. Mais comme le montre notre époque, les valeurs qu’il a réussi à inculquer aux hommes et à la société semblent disparaître par ignorance ou mépris. Devant une telle situation, les beaux esprits en appellent encore à une morale laïque, indépendante de toute Dieu ou notion religieuse. Mais notre temps montre toute la vanité et l’échec d’une telle morale ! Faut-il être bien aveugle et sourd pour ne point constater le niveau moral de notre société et en percevoir les causes ? …


Notes et références
[1] Épître à Diognètes
[2] Tertullien, Apologétique, III, 3.
[3] Saint Justin, Première apologie, XIV, 2, trad. par Louis Patigny, Textes et documents pour l’étude historique du christianisme publiés sous la direction de H. Hemmer et P. Lejay, Alphonse Picard & Fils, 1904, gallica2.bnf.fr.
[4] Tertullien, Apologétique, XXVII, 2.
[5] Saint Justin, Première apologie, VIII, 2.
[6] Saint Justin, Première apologie, IIX, 5.
[7] Saint Justin, Première apologie, V, 9.
[8] Saint Justin, Première apologie, IV, 4.
[9] Saint Justin, Première apologie, IV, 4.
[10] Tertullien, Apologétique, XXV, 5, trad. par Jean-Pierre Waltzing, 1929, collection des universités de France, société d’édition Les Belles Lettres.
[11] Tertullien, Apologétique, XXVI, 2.
[12] Tertullien, Apologétique, XXVI, 3.
[13] Tertullien, Apologétique, XXVI, 3.
[14] Théognis de Mégare (VIe siècle avant Jésus-Christ), Élégies, 1ère livre, vers 425, dans Introduction à Théognis, Jean Carrière, Pallas, 18/1971, www.persee.fr.
[15] Tertullien, Apologétique, XXVI, 4.
[16] Émeraude, janvier 2020, article « La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes ».
[17] Tertullien, Apologétique, XLV, 5.
[18] Saint Justin, Première apologie, XII, 1.
[19] Saint Justin, Première apologie, XII, 3.
[20] Saint Justin, Première apologie, VIII, 3.
[21] Saint Justin, Première apologie, XIV, 5.

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