" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 4 janvier 2020

La morale antique (1) - Homère, Hésiode et les sages de Delphes - Une morale tirée d'une conception religieuse, de l'expérience et de la connaissance des hommes


"Nos lois doivent évoluer", s’exclament bien fort de nombreuses voix, empreintes d’une étrange autorité. Elles doivent garantir non seulement la liberté mais aussi l’égalité, nous affirment-elles. Par conséquent, elles doivent se montrer plus respectueuses des différences et les protéger, notamment contre le conformisme social et les préjugés. Chacun doit finalement pouvoir vivre selon son bon plaisir tant qu'il ne perturbe pas l’ordre social. C’est ainsi que des mœurs autrefois interdits sont désormais autorisés. Il est même défendu de les condamner. Désormais protégées par les lois, elles peuvent s’étendre en toute quiétude. La loi change ainsi les mœurs.

Comme les lois se transforment, les mœurs doivent évoluer, nous affirment encore ces mêmes voix enchanteresses. Rien n’arrête leur audace. Il est temps d’en finir avec une morale désuète, rajoutent-elles. Elles est héritée du passé et pourfendeuse de liberté. Les règles qui régissaient les comportements d’hier n’ont plus de sens, déclarent-elles avec la même certitude. Il est temps aux hommes de vivre selon leur bon vouloir tant qu’ils ne perturbent la tranquillité de leurs contemporains. Et c’est ainsi que tranquillement, sous leurs auspices, la société s’égare dans de dangereux chemins. Pourtant, la même société se plaint de l’indiscipline des plus jeunes, l’incivisme qui grandit, de la violence qui monte. Les signes du désordre se multiplient autour de nous dans un effroyable silence.

Se complaisant dans leur tranquillité illusoire, dans un confort fragile, nos contemporains semblent ne point comprendre le danger qui s’approche. Ils ont oublié les leçons de l’histoire. Pourtant, elles suffiraient à faire taire les voix perfides et à ramener de l’ordre dans une société dont les fondements craquellent sous nos yeux…

Nos comportements ne doivent-ils répondre qu’à notre bon vouloir ? Nos mœurs peuvent-elles se livrer à nos plaisirs ? Le respect de la loi est-elle la seule contrainte qui doit encadrer notre façon de vivre ? Toutes ces questions ont déjà eu leur réponse. Ce sont des inquiétudes fortes anciennes qui ont touché tous les temps. Et finalement, cette réalité historique soulève à son tour une autre question, sans-doute la plus essentielle : la morale est-elle universelle ?...

La morale et les dieux de l’Olympe

Homère
Quand nos pas nous emportent dans ce temps si lointain qu’est l’antiquité, nos regards se tournent inévitablement vers l’univers héroïque d’Homère, un univers dans lequel les dieux et les déesses se livrent à des aventures bien peu morales à notre goût. Ils agissent selon leurs bons plaisirs, cherchant à contenter leur colère, servir leurs passions ou encore assouvir leur vengeance. Nous voyons les hommes  exposés à leur injustice et à leur puissance redoutable. Les histoires mêlant ainsi le ciel et la terre reflètent une incessante violence. Mais derrière la guerre de Troie, les travaux d’Hercule ou encore le voyage d’Ulysse, se manifestent de nombreuses vertus comme le courage, la patience et la prudence, mais aussi les châtiments des dieux à l’égard de l’infidélité et de l’irrespect à leur égard. L’histoire est enfin le lieu d’actes héroïques qui révèlent de grandes vertus morales.

Dans ces aventures homériques, nous rencontrons quelques préceptes moraux sous la forme de conseils et d’obligations divines. « Pour l'homme sensible et généreux, un étranger, un suppliant est un frère »[8] car il est envoyé par les dieux. Il s’y cache en fait la crainte d’offenser les dieux et d’en subir un châtiment. Notre comportement n’est pas livré à nous-mêmes et n’est pas sans conséquence. Nous sommes bien loin de l’adage : « fait ce qu’il te plait ». Rappelons que nous sommes au VIIIe avant Jésus-Christ !

Dans les aventures d’Homère, nous voyons notamment deux types d’hommes, ceux qui se laissent emportés par leurs passions et agissent sans savoir ce qu’ils font, et ceux qui les maîtrisent en les soumettant à la raison. Ainsi, le héros est celui qui agit avec discernement et équilibre. Le bien consiste à agir de manière à remplir pleinement sa destinée en restant dans les limites de sa condition, sans se laisser aveugler par les sentiments et les passions. Le bien ne consiste donc pas dans une valeur, qu’elle soit dans la finalité de l’action ou dans les moyens mis en œuvre. Il consiste en la maîtrise de soi. « Le mal, c'est l'aveuglement qui nous fait méconnaître ces limites, les transgresser et qui nous rend ainsi coupables de violence ou d'orgueil »[1]Le mal est désordre, le bien, l’harmonie avec l’ordre par la soumission de l’affective à la partie rationnelle de l’homme, la soumission de l’homme dans l’ordre naturel. Ainsi, les héros demandent aux dieux, non une bonne conduite mais le succès, et ces derniers réclament obéissance et respect. Car finalement, tout dépend d’eux.

Enfin, une action fait l’objet de répréhension, de condamnation en raison de ses conséquences sur la cité. L’enlèvement de Chryséis par Agamemnon devient punissable au moment où Apollon se venge sur les Grecs, jouant son rôle de protecteur. Ainsi, l’action se juge selon ses seules conséquences.
Hésiode

La morale selon l’expérience d’Hésiode 

Un autre ouvrage de la même époque, semble-t-il complètement différent, mérite une plus grande considération. Il est en effet peu connu. Il s’agit d’un poème, intitulé Travaux et des jours [9]. Son auteur est Hésiode. Paysan de Béotie, il donne des conseils pour vivre dans la tranquillité, loin des tourments de son monde. Il insiste sur la valeur du travail et sur les vertus. Le poème comporte ainsi un ensemble de leçons tirées de sa propre expérience. « Ce qui frappe en effet chez Hésiode et qu’on ne trouve guère, surtout dans Illiade, c’est la gravité forte du sentiment moral, c’est un effort pour faire servir les enseignements de l’expérience à la découverte d’un principe qui puisse être justifié universellement. »[2] De son expérience sortent en effet des principes moraux qui se veulent intemporels et valables partout. En le lisant, il nous semble encore bien d’actualité, en dépit des vingt-neuf siècles qui nous séparent d’Hésiode !...

En s’appuyant sur son expérience, Hésiode donne des conseils pour éviter les maux et les tourments de cette vie, c’est-à-dire la nécessité de travailler, les souffrances et les maladies, sans oublier la « cruelle vieillesse ». Or, le temps n’a pas toujours été ainsi. Hésiode nous décrit les différents âges de l’histoire de l’humanité, notamment l’âge d’or, où l’homme vivait comme un dieu, où la mort était un doux sommeil. La misère a commencé au moment où les hommes ont désobéi aux dieux et refusé de leur donner un culte. Ils sont devenus violents et brutaux. Les héros ont représenté un espoir. Par leur justice et leurs vertus, ils ont accédé à la bienheureuse éternité. Mais le temps des héros est révolu.

La sagesse consiste à reconnaître la toute-puissance de Zeus et à se conformer à ses lois. Comme le rossignol demeure impuissant dans les griffes de l’épervier, l’homme l’est encore plus dans les mains des dieux. Il doit être conscient de ses faiblesses, et par conséquent se montrer prudent, modéré et équitable pour éviter les calamités du ciel. Il faut vivre selon le regard de Zeus et craindre sa colère. Car par ses châtiments, il punit la violence, le mensonge et toute sorte d’iniquité. La justice est donc le plus précieux des biens.

Finalement, le sage est celui qui agit en songeant aux conséquences de ses actions et en vue des avantages qu’elles procurent. Sa sagesse provient de la connaissance des lois de la nature par l’observation, lois auxquelles il faut se conformer intelligemment. La richesse et la tranquillité en seront alors les récompenses. L’obéissance aux dieux et à l’ordre de la nature, le respect à leur égard ainsi que le culte qui leur dû sont ainsi des conditions nécessaires au bonheur. Nous retrouvons finalement la morale d’Homère.

Après avoir défini les règles de justice, Hésiode propose le travail comme moyen de les conserver et de préserver l’homme des calamités et de la pauvreté.

La poésie révèle une certaine nostalgie et dénonce un déclin moral, notamment l’iniquité des juges et la corruption marquée par l’injustice, l’impiété et les vices. L’abondance et la paix découlent de la justice qui est prodiguée dans la cité. Selon Léon Robin, elle révèle une évolution dans l’ordre qui s’achève au VIe siècle en Grèce. Le droit familial régi par la loi divine et dont le chef de la famille est à la fois le garant et l’interprète laisse sa place au droit de la cité. Les infractions sont désormais imputables à l’individu en tant que membre de la cité. En outre, la loi étant écrite doit être connue de tous. La justice est alors applicable à tous et concerne la totalité des affaires humaines.

La morale selon l’expérience des sages législateurs

Solon
Hésiode n’est pas le seul témoignage d’une morale qui se veut universelle tout en étant tirée de l’expérience humaine. Nous le trouvons aussi dans la sagesse antique qui s’exprime au travers de maximes moraux auxquels traditionnellement nous attribuons la paternité à un groupe de sages de la Grèce. L’un des plus connus est Solon [3].

Vivant au VIe siècle avant Jésus-Christ, Solon est un Athénien surtout connu pour avoir mis fin aux désordres politiques et sociaux dans sa cité en instaurant un équilibre des pouvoirs au sein de sa ville au moyen d’une législation réputée sage.

Solon fait partie d’un groupe connu sous le nom des sept sages de Delphes[4], dont leur sagesse s’exprime  sous forme de proverbes et de maximes pratiques, provenant de leur expérience sociale et politique. Selon Platon [5], ils se seraient réunis à Delphes pour offrir leurs devises au dieu Apollon, telles que « connais-toi toi-même » ou encore « rien de trop ». Nous pouvons en citer d’autres : « ne mens pas, dit la vérité » ; « respecte tes amis » ; « rends ce qu'on t'a confié » ; « ce que tu projettes de faire, ne le dis pas, car si tu ne réussis pas, on rira de toi » ; « n'embellis pas ton extérieur ; c'est par ton genre de vie qu'il faut t'embellir » ; « cache ton bonheur pour éviter de provoquer la jalousie » ; « réfléchis à ce que tu fais », « adolescent, applique-toi à l'action, vieillard, à la sagesse » ; etc. Toutes ces maximes intéressent en fait la vie sociale de l’individu ou encore ses rapports avec les autres.

La sagesse se présente finalement comme un ensemble de préceptes pratiques et évidents, nécessaires pour la tranquillité de la cité. L’antiquité semble apprécier cet ensemble de préceptes moraux sous forme de formules brèves. Au bord des routes, une tête de Mercure surmontant les bornes semble dire aux passants ces belles devises : « voyageurs, chemine en pensant à la justice. » ou encore « honore l’espérance, marche à ton but sans crainte. » Il n’y a ni raisonnement ni justification. Ces maximes s’imposent à tous naturellement et de manière objective. Aujourd’hui encore, nous pouvons les faire nôtres.

Les sages de Delphes sont le plus souvent des législateurs comme Solon, Bias de Priène, Pittacos de Mytilène, etc. Ils sont surtout désignés ainsi en raison des lois qu’ils ont instaurées et pour leur jugement. Par leur législation, ils ont mis de l’ordre et de la paix au sein de leur cité. Les maximes sont ainsi héritées de leur expérience politique et leur responsabilité dans la vie sociale. Leur sagesse révèle finalement leur connaissance profonde des hommes vivant en société. Ce n’est ni discours ni raison. De simples maximes qui s’imposent clairement…

Le fait de réunir les sages de cités grecques différentes dans un même groupe n’est pas anodin. Il manifeste la qualité d’universalité de leur sagesse. Ils représentent en quelque sorte la « sagesse des nations »[6]. En outre, selon de nombreux témoignages, souvent imaginaires, ces sages auraient voyagé en Égypte. Ce pays est en effet présenté comme le lieu par excellence de la sagesse. Nous trouvons déjà la trace dans les récits historiques d’Hérodote. Après une visite dans cette région au Ve siècle avant Jésus-Christ, cet historien nous décrit la civilisation égyptienne comme « une terre de sagesse, modèle presque parfait et précurseur d’une morale et de valeurs universelles »[7]. Nous verrons ensuite de nombreux hommes en quête de sagesse se rendre dans ce pays. La morale ou encore la sagesse se présentent donc comme une haute valeur de civilisation, valable pour toute société. Elle acquiert encore la qualité d’universalité.

En regroupant les sept sages venus de toute la Grèce, en les honorant, voire en les idéalisant, les Grecs tentent aussi de montrer la grandeur de leur civilisation. C’est donc un moyen de la valoriser et de manifester sa grandeur. Une civilisation incarne alors une morale, ce qui peut alors nous surprendre lorsqu’elle est en même temps considérée comme universelle. De nos jours encore, nous associons à la morale une origine civilisationnelle, distinguant par exemple la morale occidentale de celle de l’orient ou de l’Asie.

Conclusions

Dans la Grèce antique, la morale est d'abord soumission aux dieux par la crainte de la justice. Elle est ainsi tirée d'une conception des dieux qui soumettent l'homme à leur joug. Elle incarne ainsi le respect d'un ordre divin présent dans la nature et l'impuissance de l'homme à s'en écarter. C'est une morale religieuse...

La morale est formulée sous forme de sentences, entendues par tous, y compris par nous, plus de vingt-cinq siècles après leur inscription sur les temples. Elles viennent de la pratique et du bon sens des premiers législateurs. Elles ont aussi pour but de transmettre la sagesse ainsi capitalisée au travers de maximes. Par l’expérience acquise, elles constituent des règles nécessaires pour le bien de la cité. Leur finalité est d’assurer en effet la vie en société dans la paix et l’ordre.

Quand nous entendons des discours affirmer avec éloquence et conviction que nous devons vivre selon notre temps et que notre morale doit aussi évoluer, notre regard se souvient de ces maximes profondes qui ornaient les temples antiques ou des vers sublimes des poètes qui nous enchantent encore par leur sagesse. Qui aujourd’hui peut sincèrement les rejeter en les croyant désuets, sans valeur, ni force ? Certains d’entre nous pourraient même les regretter et imaginer ce que seraient leur vie si elles étaient vraiment suivies. La sagesse qu’ils expriment en quelques mots se fonde sur une connaissance véritable et solide, sur la connaissance de l’homme. Celle-ci s’appuie à son tour sur l’expérience humaine, une expérience vécue et éprouvée. Leur maxime nous frappe par leur évidence car finalement, l’homme que les sages de Delphes dirigeaient ou qu’Hésiode côtoyait est le même que celui qui court derrière les promotions d’un Black Friday, s’aliène avec son dernier Smartphone ou souffre dans la solitude. Derrière les évolutions superficielles, l’homme demeure. La question d’une morale universelle ne paraît plus alors oiseuse. Elle s’impose à son tour. Néanmoins, soulignons que la sagesse antique est plutôt tournée vers la cité, vers l'homme au milieu de ses pairs et non vers l'homme en lui-même. Elle exprime une morale utilitaire





Notes et références
[1] René Schaerer, La morale grecque dans Homère, Revue théologique et philosophique, 1934.
[2] Léon Robin, La morale antique, Chap. I, 2ème édition, Presses universitaires de France, 1947.
[3] Législateur et poète né à Athènes vers 640 av. Jésus-Christ et mort vers 558.
[4] Le nombre de membres est variable selon les récits. La liste peut contenir au moins vingt-et-un sages dont six demeurent identiques.
[5] Voir Protagoras, 343 a-b, Platon.
[6] Audes Busine, Les Sept Sages de la Grèce antique, Transmission et utilisation d'un patrimoine légendaire d'Hérodote à Plutarque, Boccard, 2002, Culture et citée.
[7] « Les Sept Sages et l’Égypte », Typhaine Haziza, Kentron [En ligne], 34 | 2018, mis en ligne le 20 décembre 2018, consulté le 01 mai 2019, URL : http://journals.openedition.org.
[8] Homère, Odyssée, chant VIII, dans Illiade et Odyssée, traduit par Le Prince Le Brun, 1841.
[9] Voir Les travaux et les jours, Hésiode, trad. Leconte de Lisle, wikisource.

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