" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 15 février 2020

Les mœurs antiques (3) : l'esclavage


« Celui que l’on ne peut ni contraindre à faire ce qu’il ne veut pas, ni empêcher de faire ce qu’il veut, celui-là n’est plus esclave. »[1] Saint Ambroise désigne avec ces quelques mots la révolution morale qui s’est produite au début de notre ère. Des esclaves osent en effet dire non aux autorités romaines et à leurs maîtres. Mieux encore. Ils refusent de se plier aux mœurs de leur époque, aux coutumes et finalement aux principes sur lesquels est fondée leur société. Telle est en effet la véritable liberté…

Nous devons cette révolution morale en grande partie au christianisme. Et pourtant, depuis au moins deux siècles, la religion chrétienne fait l’objet de vives critiques. Elle est notamment accusée d’aliénation, d’abêtissement ou encore d’assujettissement. Et encore aujourd’hui, quand des chrétiens viennent s’opposer à des projets de loi qu’ils jugent contraires au bien, la morale chrétienne est de nouveau accusée, méprisée, vilipendée. Les critiques en appellent aux valeurs républicaines et les dénoncent comme obscurantistes. Mais ces chrétiens, que font-ils si ce n’est de refuser ce que l’opinion savamment travaillée admette comme naturel et légitime ? Qui est l’esclave dans cette histoire ? Qui ose exercer sa liberté ?

L’ignorance de notre passé fait la joie des démagogues et des lèvres trompeuses. De nos jours, nous avons en effet tendance à oublier d’où nous venons et à croire que nos manières d’être et de penser ont toujours été ainsi sans soupçonner qu’elles sont en fait l’œuvre de notre histoire. Devant des dysfonctionnements criants, des incompréhensions légitimes ou encore séduits par des discours intéressés, des critiques viennent alors les dénoncer et proposent des changements radicaux pour le progrès de l’humanité, faisant ainsi table rase de notre passé.

Pour répondre à ces critiques sur la morale chrétienne, nous avons déjà étudié des pratiques de l’antiquité grecque et romaine : l’avortement et l’exposition des enfants[2] puis les actes homosexuels[3]. Dans cet article, nous allons nous pencher sur l’esclavage au temps de la Rome antique au moment où le christianisme apparaît, où des esclaves se convertissent à la nouvelle religion. Les paroles de Saint Ambroise nous seront alors bien plus compréhensibles. Plusieurs exemples illustrent en effet ce qu’il veut nous dire et ce qu’il se passe dans la société romaine, c’est-à-dire un bouleversement incroyable, une véritable révolution qui va renverser la morale antique. Ils révèlent d’une certaine façon ce qu’est la morale chrétienne

L’esclavage omniprésent au temps de la Rome antique

Pour bien comprendre l’étendue des changements, nous allons d’abord et brièvement décrire ce qu’est l’esclavage au temps de la Rome antique. Il est difficile de comprendre ce qu’est la société romaine sans en avoir quelques notions. Car il en est un fondement. « La famille et la société antique reposaient sur l’esclavage »[4].

Qu’est-ce qu’un esclave ? Presque rien. Il est un peu plus qu’un objet ou un meuble. Il est plutôt équivalent à une machine puisque sa seule valeur réside dans son travail et sa productivité. Les esclaves peuvent exercer une fonction dans les maisons des hommes libres en tant que domestiques, produits de luxe, objets de plaisirs ou encore ouvriers. S’ils sont ouvriers, ils peuvent être tailleurs, brodeurs, cuisiniers, cordonniers, chasseurs, charpentiers, etc., assurant à leur maître une certaine autonomie. Ils peuvent aussi être médecins, comédiens, lecteurs, éducateurs des enfants ou encore gladiateurs. Aucune profession ne semble leur échapper. D’autres travaillent dans son domaine, dans les champs, les carrières ou les manufactures. Nous les trouvons également dans les ateliers auprès des artisans. Ceux-ci ne recrutent pas. Ils achètent des esclaves, voire les louent auprès d’un vendeur ou de leur propriétaire. En fait, un esclave peut être acheté, vendu, loué ou encore transmis en héritage. C’est ainsi que Crassus possède cinq cents esclaves architectes et ouvriers du bâtiment pour les mettre à disposition des citoyens qui en ont besoin pour construire leur maison. Un maître fonde en fait sa fortune sur les esclaves qu’il possède. La cité emploie aussi des esclaves pour tenir des fonctions dans l’administration, par exemple la collecte d’impôt. En fait, le travail est exercé par les esclaves au détriment des hommes libres…

Des esclaves en gèrent d’autres pour suppléer leurs maîtres. Ils sont intendants, instructeurs d’esclaves. Ils peuvent devenir un personnage important comme le « villicus » qui gouverne plusieurs domaines. Un agent de fisc, lui-même esclave, voyage avec seize autres esclaves pour le servir. Auprès des esclaves de plaisir ou de luxe, une multitude s’affaire pour les instruire, les surveiller, les parer. Il y a donc une certaine hiérarchie au sein de l’esclavage. Ils peuvent aussi être riches.

Les esclaves foisonnent ainsi à Rome et dans les demeures. Ils sont omniprésents. « Dans le monde romain des premiers siècles, l’esclave était partout »[5]. Certains d’entre eux occupent des fonctions bien peu productives comme celui qui impose silence aux autres. Les tâches sont réparties et multipliées à excès. Un esclave coiffeur est aidé d’auxiliaires chargés du parfum, des onguents, des huiles odorantes. « Faut-il tant d’esclaves pour me parer ? »[6], proteste un personnage de Terence. Nous pouvons imaginer l’oisiveté qui peut régner dans une maison peuplée d’esclaves et tous les maux qui l’accompagnent habituellement.

D’où vient l’esclave ? Jusqu’au temps d’Auguste, il est surtout un butin de guerre, une victime de razzia, de la piraterie ou encore du brigandage. Avec la paix romaine, une des principales sources provient de l’exposition des enfants, surtout des filles[7]. Un pauvre peut aussi se vendre. Un endetté peut aussi être condamné à perdre sa liberté.

La valeur d’un esclave

« Une tête servile n’a pas de droit », nous dit en effet le jurisconsulte Paul[8]. Ce n’est qu’un corps au service de son maître. Il n’est même pas un individu. Il n’a pas famille. Il ne porte pas de nom qui le distingue des autres. Il est l’esclave d’un tel comme « Marcipor », l’esclave de Marcus. Mais en raison du nombre important d’esclaves qui peuvent résider dans une demeure, il finit par avoir un surnom qui vit et meut avec lui selon une nomenclature ou la mode.

L’esclave n’est pas considéré comme une personne. Comme un meuble, il relève du patrimoine de son maître, qui peut le vendre ou le léguer. Il est assimilé à un animal, nous dit Ulpien. Statuant sur les dommages causés sur les esclaves ou encore sur les biens à léguer, la loi les traite à l’égal des animaux et des meubles. Le contrat de vente ou le testament définissent les conditions d’exploitation d’un esclave, les limites, voire celles de son affranchissement ou de son interdiction. Si le contrat n’est pas rempli par l’acheteur ou l’héritier, l’esclave peut soit revenir à son ancien maître, soit être libre.

Aucun mariage ne lui est reconnu. Deux esclaves peuvent néanmoins vivre sous un même toit. Cette union est connue sous le nom de « contubernium ». Mais aucune loi ne la protège. Le maître peut les séparer et les vendre comme il peut réclamer des unions fécondes pour enrichir son cheptel et donc sa fortune. Tout enfant d’esclave revient en effet au maître qui s’occupe alors de son éducation s’il décide de le garder en vie et de ne point les exposer[9]. Comme ces unions ne sont pas reconnues par la loi, il n’y a pas non plus d’adultère ni d’inceste entre esclaves comme de liens de parentés entre les parents et leurs enfants. Tout est réglementé selon le bon vouloir du maître. Et lorsqu’un esclave est affranchi, le « contubernium » n’est plus valide. Des maîtres peuvent alors affranchir soit les deux esclaves, soit l’homme et lui vendre ou transmettre son « contubernalis » pour qu’à son tour, le patron l’affranchisse afin de se marier avec elle. Des lois tentent peu à peu de régler ses questions et d’éviter des séparations brutales.

Une esclave ne peut être mère sans l’autorisation du maître. Celle qui a prouvé sa fécondité est même recherchée. « Un ventre et des enfants », nous dit Marcien, sont des avantages qu’un maître ne peut négliger. La mère peut même gagner sa liberté selon le nombre d’enfants qu’elle a donnés à son maître comme le prévoit par ailleurs la loi. Mais pour éviter son affranchissement, des maîtres peuvent lui obliger d’avorter.

L’esclave soumis au maître

Certes, l’esclave peut gagner de l’argent par son travail et ainsi l’accumuler dans le but d’acheter sa liberté mais son maître en est le vrai détenteur. Il peut ainsi s’en accaparer ou refuser son argent.

Comme nous l’avons déjà évoqué[10], il peut faire l’objet de désir sexuel de la part de son maître ou d’un autre homme libre avec l’accord de son maître. Les relations sexuelles entre maître et esclave ne sont pas rares et cela au sein même de la maison, sans émouvoir parfois la matrone, si évidemment elle peut faire de même avec ses propres esclaves, un valet, un gladiateur, ou encore un porteur de litière. Si un esclave tente de résister aux avances de son maître, il risque sa vie.

L’esclave est totalement, entièrement soumis à son maître. Sa vie est entre ses mains. « Chacun de ses caprices était une loi. Nul frein n’arrêtait le premier mouvement de sa volonté. »[11] Dans son traité sur la colère, intitulé De Ira, Sénèque nous a laissé des exemples de cruautés que peut commettre un maître pris de colère à l’égard ses esclaves, comme Valerius Messala, proconsul d’Asie sous Auguste, qui en fait abattre trois cents à la hache. Selon Ovide, une maîtresse punit la malheureuse Psécas parce qu’après l’avoir coiffée et en dépit de son art, une de ses boucles est restée rebelle. La vie d’un esclave n’a pas de valeur en soi…

Les esclaves peuvent avoir des relations sexuelles entre eux, et selon Plaute et Horace, vivre dans la débauche et se dissiper dans des orgies. Cela est bien pratique pour les contenir et leur faire oublier leurs conditions. « Vivez au jour le jour, nous dit l’épitaphe d’une femme esclave, jouissez de l’heure présente, car on n’a rien en soi. » Le dévergondage est donc toléré, voire incité afin de rendre un esclave moins dangereux. N’oublions pas que pour la société, l’esclave n’a pas d’âme ni volonté. Il n’est qu’un corps. Une seule exception dans cette licence : la débauche ne doit pas remettre en cause sa rentabilité.

La peur des maîtres et le désespoir des esclaves

Le maître n’est pourtant pas dupe. Il craint en effet ses esclaves. « Il faut nous accommoder, dit Sénèque, du service des gens qui pleurent et qui nous détestent. »[12] Spartacus n’est pas le seul à avoir levé des armées d’esclaves et battu des légions romaines. Et quand ils parviennent à fuir, ils deviennent de redoutables brigands. Le maître tente alors de diviser ses esclaves, de les endormir par la luxure, d’éloigner les plus dangereux dans les travaux les plus durs, notamment dans les mines. Pourtant, « plus de Romains sont tombés victimes de la haine de leurs esclaves que de celle des tyrans. »[13] C’est ainsi que dans son traité de morale, Cicéron justifie le droit des maîtres d’être cruels à l’égard de ses esclaves s’ils ne peuvent les maintenir autrement[14].

Cependant, comme le montrent certains exemples, la soumission des esclaves ou mieux encore leur résignation est sans limite. Pourtant, certains tentent de s’enfuir en se donnant la mort. Selon Sénèque, « la servitude n’est pas, après tout, une chose si cruelle, puisque dès que l’on est fatigué de son maître, on peut d’un bond s’élancer dans la liberté »[15], c’est-à-dire dans un précipice. Les paroles de Sénèque illustrent l’état de soumission dans laquelle ils sont. L’esclave se donne la mort car selon toujours le philosophe, il se réveille de sa torpeur. Il parvient à ne plus supporter les souffrances et sa servitude. Il brise l’indifférence. Mais le maître tente de prévenir le suicide de ses esclaves. Mais c’est alors un autre malheur qui les frappe : la folie.

La philosophie morale et les lois contre l’esclavage

Revenons sur les moralistes romains. Ils trouvent l’esclavage et leurs conditions normaux en dépit de leurs discours. Plutarque n’hésite pas à faire frapper son esclave alors qu’il philosophe sur la douceur et l’altruisme. Dions Chrysostome demande aussi de la retenue aux maîtres pour ne pas perdre de temps et gagner de la quiétude ! « Qui a beaucoup d’esclaves a beaucoup de soucis. Il a le tracas de gronder, de châtier, de flageller, de faire enchaîner l’esclave rebelle, de faire poursuivre l’esclave fugitif. »[16]

Des lois tentent néanmoins de protéger les esclaves contre les excès. Toutefois, elles semblent être inefficaces pour réformer les mœurs. Néron demande ainsi à ses magistrats de recevoir les plaintes des esclaves « victimes de la cruauté, de la luxure ou de l’avarice de leur maître ». Il interdit de les condamner aux bêtes sans l’intervention du pouvoir judiciaire. Les mutilations sont aussi interdites sous Domitien puis sous Adrien. Sous ce dernier empereur, les maîtres ne peuvent plus condamner à mort leurs esclaves, même les criminels. De telles lois illustrent non seulement la volonté impériale d’encadrer l’esclavage et de réduire les droits du maître mais aussi les maux dont sont victimes les esclaves. Les lois manquent en fait d’efficacité comme le révèle leur réitération dans la législation. Les mœurs sont parfois bien plus fortes que les lois.

L’affranchissement

Un esclave peut être affranchi en payant sa liberté, en remplissant certains conditions ou selon les vœux de son maître, par exemple à sa mort. Les plus beaux exemples d’affranchis sont Horace ou encore Épictète.

Stèle représentant un couple d'affranchis

British Museum. (Photo : X. de Jauréguiberry)
Cependant, dans tous les cas, l’affranchissement d’un esclave dépend du bon vouloir de son maître. En cas d’acceptation, celui-ci ne le rend pas vraiment libre puisqu’il est très généralement associé à des conditions, c’est-à-dire à des obligations. Il peut par exemple lui être demandé d’exercer gratuitement son métier ou son art auprès de lui, désormais appelé patron, ou d’un autre homme libre. Ses droits sont en fait limités. Un affranchi n’est finalement pas un homme libre. Il ne peut épouser une femme libre. Seuls ses enfants nés après son affranchissement, seront considérés vraiment libres. L’affranchi est finalement encore un être méprisable aux yeux de la société. En outre, que deviennent les affranchis s’ils n’ont pas les moyens de survivre dans une société où l’esclave détient le travail ?

Une révolution : l’esclave devient un être humain

Ainsi, l’esclavage réduit l’homme en un corps dont la seule valeur est le travail ou le plaisir qu’il peut fournir. La religion leur est même interdite ! Son existence dépend de son maître. Il existe alors entre eux des relations de crainte, de peur, de haine. Si l’esclave n’est pas endormi dans l’indolence, indifférent à tout, y compris à lui-même, il peut se révolter, fuir ou se donner la mort. La vie est peut-être la seule chose qui lui reste. Mais sans-doute, préférant leur état que la mort, la majorité reste soumise à sa situation. Elle accepte son inhumanité…

Nulle philosophie morale, nulle loi n’ont permis de changer radicalement la mentalité des esclaves comme celle des maîtres et de la société. Pourtant, le christianisme a réussi ce miracle, sans violence ni haine, et de manière profonde. L’esclave a cessé de croire qu’il n’était réduit qu’à un corps. Il croit désormais en sa dignité d’homme et a voulu même vivre dans cette dignité, y compris en étant toujours l’esclave. Il appartient à lui-même avant d’appartenir à un maître. Mieux encore. Les hommes libres en ont été aussi persuadés et ont fait évoluer l’esclavage. Pour l’un comme l’autre, ils se sont sentis égaux en dignité. Certes, l’esclavage n’a pas disparu sous l’empire romain, y compris après sa conversion, même s’il a perdu en importance et a été mieux encadré, mais il a progressivement évolué dans un environnement de plus en peu propice à sa disparition. Il n’est plus considéré comme naturel et donc légitime.

Tout cela s’est fait sans un bruit, au fur et à mesure de la progression du christianisme dans la société. Pourtant, pendant plus de trois siècles, l’Église est seule pour mener cette révolution. Elle reste sans alliée ni protection. Bien au contraire, le monde entier est contre elle comme le témoignent les martyrs…

Pour mieux comprendre cette véritable révolution morale, nous allons laisser une esclave nous l’illustrer…

Le martyr de Blandine


Nous sommes à Lugdunum en l’an 177. La prestigieuse capitale de la Gaule Lyonnaise est à son apogée. Depuis plus de deux siècles, l’ancienne colonie romaine a pris de l’ampleur. Elle est devenue l’une des villes les plus peuplées des Gaules. Siège du pouvoir impérial, métropole économique et centre commercial, elle est choyée par les empereurs qui la comblent de monuments et de privilèges. Depuis Hadrien, son amphithéâtre dit des Trois Gaules peut accueillir plus de vingt mille personnes pour les jeux du cirque.

Et justement, un spectacle exceptionnel y est donné à la population. Au lieu des traditionnels combats de gladiateurs, le légat impérial lui offre, pendant quelques jours, le sacrifice de chrétiens. Arrêtés quelques jours auparavant en raison de leur foi, ils ont survécu aux tortures et atrocités qui leur ont été affligées pour qu’ils renient leur foi. Certains de leurs compagnons ont succombés à leurs supplices, d’autres ont failli.

Le premier jour, deux des chrétiens, Marcus et Sanctus, sont fouettés puis livrés aux bêtes qui les trainent sur le sable. Une chaise rougie au fer achève leurs tourments dans une odeur épouvantable. Alors qu’ils endurent leurs terribles souffrances sous les huées d’un public en furie, Blandine est suspendue à un poteau et exposée aux bêtes. Mais ce n’est pas son heure. Elle est en effet détachée et reconduite en prison.

Le jour suivant, elle revient dans l’amphithéâtre. Elle voit de nouveau ses amis souffrir de la même façon avant que le glaive ne les égorge. Après la scène abominable à laquelle elle assiste, elle est amenée devant les statues des dieux pour qu’elle renie sa foi. Elle refuse. Pourtant, comme le rappelle Sénèque, « l’esclave n’a jamais le droit de dire non ».

Et le lendemain, encore une fois, l’expérience se renouvelle sous ses yeux. Elle s’obstine dans son refus. Le scénario dure plusieurs jours avec les mêmes souffrances, les mêmes abominations, la même résistance. Puis quand le dernier chrétien arrêté péri devant ses yeux, elle est enfin conduite aux supplices. Après avoir souffert les fouets, les bêtes, la chaise de feu, elle est enfermée dans un filet, et un taureau enragé la lance en l’air à plusieurs reprises avec ses cornes. Enfin, elle est égorgée. « Vrai, disent les Gaulois en sortant, jamais dans notre pays on n’a vu tant souffrir une femme. »[17]

Autres histoires d’esclaves révélatrices

Blandine n’est pas seulement une femme. Elle est une esclave, c’est-à-dire rien aux yeux des Romains. Pourtant, elle a résisté à toutes sortes de cruautés avant de connaître l’humiliant supplice de l’arène. Mais elle est morte sans renier sa foi, gagnant les palmes du martyr. « Le Christ a voulu montrer que ce qui est vil, informe, méprisable auprès des hommes, est le plus honoré auprès de Dieu. »[18]  

Quelques années auparavant, à Rome même, l’esclave Marie au service d’un décurion est accusée d’être chrétienne. Elle est conduite à un tribunal alors qu’une foule furieuse réclame sa mort. Le juge l’interroge : « Pourquoi, étant esclave, ne suis-tu pas la religion de ton maître ? » Pourquoi n’a-t-elle pas fait comme les autres esclaves ? Elle mourra en martyr…

En 163, un juge interroge une autre esclave chrétien. « Et toi, lui dit-il avec dédain, qu’es-tu ? » Elle lui répond qu’elle est une esclave de César. « Mais, ajoute-elle aussitôt, j’ai reçu du Christ la liberté, et j’ai la même espérance que ceux-ci », en désignant ses compagnons, des hommes libres. « C’était la première fois qu’un esclave osait revendiquer, en public, devant un magistrat romain, sa dignité d’homme. »[19]

Les martyrs de Perpétue et de Félicité ne passent pas non plus inaperçus. La maîtresse et son esclave meurent ensemble dans les supplices, côte à côte comme deux sœurs. Du jamais vu !

Terminons par un dernier exemple. Théodora est conduit devant le préfet Eustathius en raison de sa foi. Comme le veut la procédure, le magistrat lui demande si elle est libre ou esclave. « De quelle condition es-tu ? » Elle lui répond : « Je suis chrétienne ». Le juge insiste. « Es-tu libre ou esclave ? » La réponse est claire : « je te l’ai dit, je suis chrétienne : par sa venue, le Christ m’a rendue libre ; du reste, je suis née de parents nobles. » Ainsi, de manière admirable, Théodora rejette aussi la notion de statut sur lequel est pourtant fondée la société romaine.
Pouvons-nous aujourd’hui comprendre la révolution qui se produit devant les autorités et le public médusés ? Les martyrs de Blandine, de Perpétue et de Félicité, et les réponses des autres esclaves chrétiens voués aussi au martyr révèlent un fait extraordinaire qui dépasse l’entendement des Romains. C’est bien une révolution au sens moral qui se produit avec le christianisme. Au IIe siècle, des esclaves chrétiens osent dire non, sans se révolter, sans chercher à fuir. Ils ne font pas peur aux hommes libres. Ils font l’admiration.

Conclusion

Par la conversion au christianisme, l’homme se change, se transforme radicalement, sans violence ni haine. En dépit de l’injustice dont ils sont victimes, Blandine et les autres esclaves ne se révoltent pas. Pourtant, comme le dit si bien Tertullien, les chrétiens sont nombreux et partout. S’ils quittaient l’empire, les païens se rendraient compte de leur isolement. Non, les chrétiens ne s’insurgent pas et ne fuient pas. Ils demeurent là où ils sont. L’esclave chrétien demeure en outre esclave. Il ne change pas de statut. La transformation est pacifique et ne se manifeste pas dans l’ordre social. La révolution se produit d’abord dans l’esprit. Il n’y a pas d’esclaves devant Dieu. Tous sont égaux. Et l’esprit transformé, la cité se transformera à son tour.



Notes et références
[1] Saint Ambroise, Lettre 37 dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard, 1876.
[2] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[3] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antiques (2) : les actes homosexuels ».
[4] Gaston Boissier, Étude de mœurs romaines sous l’Empire, dans Revue des deux mondes, novembre-décembre 1868, tome 78.
[5] Marc Bloch, Comment et pourquoi finit l’esclavage antique ? dans Annales, économies, sociétés, civilisation, 2e année, n°1, 1947, www.persee.fr.
[6] Térence, Heautontimonrumenos, I, I, 130,
[7] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[8] Paul, Digest., IV, V, 3.
[9] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antique (1) : avortement et exposition des enfants»
[10] Voir Émeraude, février 2020, article « Les mœurs antiques (2) : les actes homosexuels ».
[11] Paul Allard, Les esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l’Église jusqu’à la domination romaine en Occident, chap. IV, Didier et Cie, 1846.
[12] Sénèque, De tranquillitate animi, 9, dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard.
[13] Sénèque, Ep. 4 dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard.
[14] Voir De officiis, Cicéron, II, 17.
[15] Sénèque, Ep. 97 dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard.
[16] Dion Chrysostome, Diogenes sive de servis, Oratio X dans Les esclaves chrétiens, Paul Allard.
[17] Les martyrs de Blandine et de ses compagnons sont relatés dans la Lettre des Églises de Lyon et de Vienne aux Églises d’Asie et de Phrygie, lettre écrite en 177, reproduite par Eusèbe dans son Recueil d’anciens actes des martyrs, dans Les Origines Chrétiennes, F. Mourret, Appendice 2, Bloud & Gay, 1919.
[18] Les martyrs de Blandine et de ses compagnons sont relatés dans la Lettre des Églises de Lyon et de Vienne aux Églises d’Asie et de Phrygie, lettre écrite en 177, reproduite par Eusèbe dans son Recueil d’anciens actes des martyrs, dans Les Origines Chrétiennes, F. Mourret, Appendice 2.
[19] F. Mourret, Les Origines Chrétiennes, chap. II, III.

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