" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 1 avril 2017

Melanchthon, un disciple de Luther bien plus sage, un "réformé" bien plus raisonnable

En 1545, Luther s‘approche de la mort. Il lui reste encore un an à vivre. Ses derniers mois sont tourmentés. Il se rend compte qu’il n’est qu’un chef parmi tant d’autres, un chef dont l’autorité est contestée. Karstadt, Zwingli, Oecolampade et Bucer sont aussi à la tête de mouvements protestants rivaux. Calvin s’apprête à le détrôner. Rongé par la maladie et accablé de fatigue, il est un homme terriblement vieilli au caractère de plus en plus irascible et insupportable. Il ne se lasse pas d’injurier le Pape, « ce pourceau de Satan »,  de rabaisser les Universités, « temple de Moloch », « pourceaux grossiers, porcs lubriques d’Épicure, mares croupissantes et bouillons de l’Enfer ». Avec fureur, il s’emporte contre le concile de Trente qui vient de s’ouvrir. Et avant de mourir, sa haine s’abat étrangement sur les Juifs. Les derniers mots sont cependant au Pape. Ils sont éloquents : « Vivant, j’étais ta peste ; mort, je serai ta mort, oh pape ! » Ultime injure d’un esprit haineux…

Étrange personnalité que celle de Luther ! Excessif et radical dans ses discours, il a semé la discorde et excité les passions. La guerre des paysans, le « mariage turc », l’asservissement de l’Église aux mains des autorités politiques, etc. Que de dégâts et de dissensions pour celui qui voulait apporter le salut au monde ! Nous ne sommes pas les seuls à être surpris de sa radicalité et de sa légèreté, voire de son inconscience. Son fidèle disciple Philippe Melanchthon en a aussi bien conscience. Peu à peu, il l’abandonne …

La rencontre entre Melanchthon l’humaniste et Luther

Revenons plus longuement sur son disciple. Il est l’objet de notre article. Son vrai nom est Philipp Schwarzert (1497-1560). Melanchthon est son nom hellénisé. Il est un humaniste très érudit. Deux maîtres l’influencent : Érasme (1467-1536) et Johannes Reuchlin (1455-1522), son grand-oncle. À l’Université de Heidelberg, il étudie la philosophie, la rhétorique et l’astronomie. À Tübingen, il étudie le droit, les mathématiques et la médecine. Il connaît aussi le grec. À 19 ans, il obtient le grade de magister et commence à étudier la théologie. La même année, il publie une édition de Térence et de Cicéron. Lors d’un discours sur les disciplines enseignées à l’Université, il propose de modifier l’enseignement classique selon l’esprit humaniste. En clair, il est un brillant humaniste de son temps.

En 1518, Melanchthon arrive à l’université de Wittenberg. Comme veut la coutume, il inaugure son professorat par un discours dans lequel il traite de nouveau la réforme de l’enseignement. Sa principale préoccupation est de revenir aux sources. Pour cela, il propose l’étude des langues anciennes. Son discours inaugural impressionne ses auditeurs, parmi lesquels Luther. Rapidement, l’amitié l’unit au "réformateur". À partir de la dispute de Leipzig (1519), auquel il participe à titre d’auditeur, Melanchthon prend définitivement fin et cause pour lui. Avec son adhésion à la « réforme », c’est une partie du mouvement humaniste qui y adhère.


Après avoir rompu avec ses anciens maîtres, Melanchthon publie des ouvrages pour défendre la doctrine de Luther, notamment les Lieux communs (1521). De manière originale et pédagogique, il la décompose en rubriques selon une structure appropriée. Il la justifie à partir de sources faisant autorité. Il oriente aussi l’interprétation des récits bibliques, donnant le sens qu’il faut leur attribuer. Dans un autre ouvrage, intitulé les Éléments rhétoriques, Melanchthon donne à ses lecteurs des procédures d’argumentation. Finalement, il arme la « réforme » de moyens efficaces pour la controverse et la prédication alors que les catholiques sont désarmés. Lors des disputes publiques, les protestants se montreront ainsi plus habiles et convaincants. Ainsi, rapidement, principal collaborateur de Luther, Melanchthon devient l’une des figures les plus importantes de la « réforme ».

Melanchthon voit en Luther un homme extraordinaire, au-dessus de tous, voire un véritable prophète. Il le respecte et l'estime profondément en dépit des erreurs que son maître commet et de ses emportements qu’il déplore.

Le sage Melanchthon et le fougueux Luther

Cependant, contrairement à Luther, Melanchthon est un homme prudent et modéré. Il prend conscience des dangers de la doctrine de son maître et de ses imprudences. Il mesure la gravité de la situation, constatant la dépravation morale et l’anarchie doctrinale qu’elle conduit. Alors que Luther s’endurcit dans ses positions, Melanchthon s’écarte peu à peu des idées de son maître. Dans les négociations avec les catholiques, il cherche la réconciliation comme le montre la confession d’Augsbourg dans sa première version. Il recherche des formules acceptables. La Réformation de Wittenberg est un autre essai de rapprochement. Il est aussi conciliant avec les autres chefs protestants. Il épure tout ce qui peut accroître le fossé entre les Chrétiens. Il commence aussi à apprécier Calvin, à en être surtout influencé. Luther n’est pas dupe de son attitude qu’il juge trop faible. Il n’hésite pas à le contredire et écrire pour écarter toute chance de réconciliation.

En outre, quelles différences de caractère entre le maître et son disciple ! L’un est haineux et violent, s’emportant dans des injures sans nom. Melanchthon est plutôt doux et prudent, certainement modéré, peu enclin à tant de vigueur. Il est le « sage », le « prudent ». Quand Luther se dresse devant ce qui lui apparaît comme une erreur, cherchant à le terrasser, Melanchthon joue l’équivoque et la prudence. C’est avant tout un humaniste et par conséquent il a confiance en l’homme. Comment peut-il alors adhérer à l’idée d’une corruption définitive de l’homme et à sa perte de liberté ?

Mais en fait, les deux caractères se complètent. L’un harangue, injurie, détruit. L’autre réfléchit, construit, organise. « Je suis le grossier bucheron qui doit préparer les voies. Le Maître ès arts Philippe s’avance, tout doucement et tranquillement, il cultive, il sème, il plante, il arrose avec bonheur. »[1] Melanchthon voit plus clair que son maître qui ne se soucie guère d’organisation. C’est finalement lui qui met en place pratiquement le luthéranisme. Luther le laisse ainsi établir un programme pour les universités.

Une doctrine assouplie, épurée

Cependant, conscient des erreurs de son maître, Melanchthon n’hésite pas, mais avec prudence, à modifier sa doctrine. Dans une nouvelle édition des Lieux communs de 1535, il rectifie la position sur la doctrine clé de la justification par la foi seule. Il admet la coopération de l’homme. Il développe la doctrine dite « synergisme ». Luther proclame que « Dieu sauve qui il veut ». Melanchthon enseigne que « Dieu sauve qui veut », c’est-à-dire la nécessité de la coopération de l’homme avec la grâce dans l’œuvre du salut. « Si Dieu fait le bien en nous et nous sauve par la grâce, l’homme seul pêche par sa faute et se damne par son péché. Accusons donc notre volonté quand nous succombons et ne cherchons pas la cause dans le conseil de Dieu. »[2] Il n’est pas très éloigné de la doctrine catholique. Il atténue aussi la doctrine du libre examen, voire l’écarte définitivement, demandant aux fidèles d’obéir à l’enseignement des pasteurs, eux-mêmes bien formés à une doctrine correcte. Luther ne croit qu’en une Église invisible alors que son disciple défend l’idée d’une Église visible, c’est-à-dire d’une conception de l’Église proche finalement de la doctrine catholique.

Les différences doctrinales entre Luther et Melanchthon augmenteront au fur et à mesure du temps. À la mort du maître, les divergences seront telles que nous pouvons nous demander légitimement si le luthéranisme n’est pas finalement du melanchthonisme. Le loyal disciple attend cependant la mort de son maître pour formuler ses nouveaux principes.

Une Église mélanchthienne


Melanchthon définit l’organisation de la nouvelle Église. À défaut des évêques qu’il aurait souhaité conserver, il confie le contrôle de la vie religieuse aux princes, le déléguant à des visiteurs, selon des prescriptions qu’il définit avec précision. Selon la nature des agglomérations, rurales ou urbaines, il organise les paroisses. En milieu rural, il organise les « Haufen » autour du pasteur qui assure la cure d’âme et le maintien de la discipline. Les princes s’opposent à toute forme de participation des fidèles à l’organisation de la vie religieuse. En milieu urbain, c’est-à-dire dans les villes libres, le principe d’organisation est plus démocratique. Des magistrats sont élus pour y collaborer. Enfin, un enseignement officiel et obligatoire est défini. Un nouveau canon, une nouvelle orthodoxie s’imposent. Finalement, Melanchthon constitue des églises, rédige des formules de foi, une doctrine toute faite à transmettre et à imposer. Quelle différence avec l’Église catholique contre laquelle Luther et ses disciples se sont soulevés ! Melanchthon ne fait que la copier. Cependant, trop souple et manquant de flamme et d’autorité, il ne parvient pas à former une église cohérente et rigoureuse contrairement à Calvin. Wittenberg ne sera jamais Genève.

Conclusion

L’attitude de Melanchthon est caractéristique. Sage et prudent, il se rend compte des erreurs de Luther et des conséquences de sa doctrine. Alors que son maître tente de détruire l’objet de sa haine, c’est-à-dire l’Église catholique, Melanchthon cherche à concilier les Chrétiens tout en organisant une Église sur le modèle de l’Église catholique. Il assouplit la doctrine luthérienne, encadre davantage les communautés, formalise la confession de foi. En dépit de ses efforts, contrecarrés par Luther, il ne parvient pas à unir les protestants et à empêcher les controverses au sein même du luthéranisme. Car contrairement à Luther, Melanchthon est un « doux », sans charisme ni autorité. À la mort de Luther, les controverses diviseront ses disciples. Et comble d’ironie, la subtilité des scolastiques tant décriée par les « réformateurs » fera des ravages au sein du luthéranisme…

Luther, le violent et l’irascible, et Melanchthon, conciliant et modéré, forment donc un étrange tandem en vérité. Deux tempéraments si opposés, voire contradictoires. Ce couple est à l’image du luthéranisme. Il porte le signe de la contradiction non celui de Notre Seigneur Jésus-Christ mais celle de l’homme et de ses passions…

Enfin, que dire d’une doctrine qui avant même la mort de son auteur se voit modifiée par l’un de ses plus loyaux disciples ? Une histoire bien humaine à vrai dire. Et cette histoire est en effet bien humaine. Nous voyons un Melanchthon qui tend à retourner vers la doctrine catholique mais qui ne semble pas avoir la force ou le moyen de faire machine arrière. Il veut unir les protestants au risque de se perdre dans l’illusion des équivoques mais l’héritage de Luther est si lourd qu’il n’y parvient pas. Dépendant d’un maître qui n’est plus, il est condamné à bâtir une Église, c’est à dire à copier l’Église catholique. Autant préférer l'originale...





Notes et références
[1] Daniel-Rops, L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une Révolution religieuse : la réforme protestante, V, Fayard, 1955.
[2] Melanchthon dans Histoire générale de l’Église, Abbé Boulanger, Tome III, Les Temps Modernes, Volume VII, XVIème et XVIIème siècle, 1ère partie, La Réforme protestante, n°58, Librairie catholique Emmanuelle Vitte, 1938.

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