" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 2 juillet 2016

Le christianisme et l'Empire romain : l'ère des persécutions







Sur le chemin du Calvaire,  des femmes s’apitoient sur le sort de Notre Seigneur Jésus-Christ. Elles « se frappent la poitrine et se lamentent sur Lui » (Luc, XXIII, 27). Elles compatissent à ses douleurs. Il se tourne alors vers elles. « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. » (Luc, XXIII, 27). Ses souffrances, Il les accepte. Il marche volontairement vers la mort. Il connaît aussi le dessein de Dieu. La vie triomphera bientôt de la mort. Il engage alors ces femmes qui pleurent sur lui à porter plutôt leurs regards sur les calamités qui les menacent et à pleurer sur elles-mêmes. « Heureuses les stériles » ! (Luc, XXIII, 29) « Si l’on traite ainsi le bois vert, que fera-t-on du bois sec ? » (Luc, XXIII, 31) Que deviendront en effet ceux qui sont privés de la sève vivifiante et qui ne peuvent plus produire de bons fruits ? « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur terre, mais le glaive. » (Matthieu, X, 34)

Selon certains Pères de l’Église, Notre Seigneur Jésus-Christ prédit le siège et la ruine de Jérusalem, une guerre atroce au cours de laquelle le peuple juif subira la furie romaine. Dans ses paroles, nous ne pouvons pas non plus ne pas voir la prédiction des calamités qui s’abattront sur les chrétiens. À plusieurs reprises, Notre Sauveur annonce un temps de douleurs et de souffrances. Il ouvre notamment une ère de lutte avec les païens, un conflit qui va durer de 64 à 311. C’est cette histoire des persécutions que nous allons rapidement décrire. Ce résumé permettra de mieux apprécier le caractère miraculeux de la diffusion du christianisme

À la suite de Saint Augustin, nous fixons généralement à dix le nombre des persécutions, sans doute par analogie avec les dix plaies d’Égypte ou avec les dix cornes de la bête de l’Apocalypse. « Et je vis une femme assis sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphème, et qui avait sept têtes et dix cornes. Cette femme […] tenait à la main une coupe d’or, remplie d’abominations et des souillures de prostitution. […] Je vis cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus » (Apocalypse, XVII, 3-6). Les dix persécutions[1] ne désignent que celles qui ont été ordonnées par les empereurs  et qui, à ce titre, tout au moins en principe, ont un caractère universel. Mais il ne faut pas oublier la violence des foules et les persécutions qu’ont menées des gouverneurs de leurs propres initiatives, généralement sous l’influence des passions populaires. Certains historiens[2] comptent cent vingt-neuf ans de persécution et cent vingt années de paix relative et très précaire sur les trois premiers siècles.

« Qu’il n’y ait plus de chrétiens. »

Il est classique de commencer l’ère des persécutions par Néron, empereur de 54 à 68. Mais un fait plus récent révèle déjà la situation des chrétiens dans l’Empire romain. Un sénatus-consulte de Claude réprime des chrétiens dans des heurts qui opposent des Juifs (cf. Act. Ap., XVIII, 2). Dans une lettre de l'empereur aux Alexandrins, écrite en l'an 41, le christianisme aurait été comparé à une maladie, à « un fléau commun à tout l'univers »[26]. Selon une autre interprétation, Claude parlerait de la guerre.



Revenons à Néron. En 64, un incendie ravage Rome pendant six jours. Dix quartiers sur quatorze sont consumés. Très vite, son caractère criminel s’avère évident. D’une ampleur inaccoutumée et éclatant de plusieurs points de la ville, le sinistre ne peut être accidentel. Pendant six jours et six nuits, Rome brûle. C’est un désastre. On ne compte plus les morts. D’immenses richesses sont perdues. L’opinion publique accuse l’empereur d’avoir mis le feu afin de construire une ville neuve à la place des vieux quartiers. Néron a déjà commis tant de crimes et de folies que cette rumeur ne peut guère surprendre. Selon une rumeur, que rapporte Suétone, on aurait vu l’empereur placé au sommet de la tour de Mécène, revêtu d’un costume de théâtre, une lyre à la main, chantant un poème dont il est l’auteur, sur la prise de Troie et le feu allumé par les guerriers d’Agamemnon. Apeuré, Néron rejette le crime sur les chrétiens. « Aucun moyen humain, ni largesses impériales, ni cérémonies expiatoires ne faisaient taire le cri public qui accusait Néron d'avoir ordonné l'incendie. Pour apaiser ces rumeurs, il offrit d'autres coupables, et fit souffrir les tortures les plus raffinées à une classe d'hommes détestés pour leurs abominations et que le vulgaire appelait chrétiens. »[3] L’ordre est en effet donné : « Qu’il n’y ait plus de chrétiens. »[4].

Pour notre sujet, il n’est guère important de savoir si l’empereur est véritablement responsable de l’incendie. Laissons cette question aux historiens. Retenons simplement que les chrétiens sont accusés d’un crime punissable de mort. Certes, la peur guide l’empereur. Il a pourtant œuvré pour secourir les victimes et entreprendre rapidement la construction de la ville. Mais dans l’opinion publique, il est désigné comme le véritable incendiaire. Les chrétiens lui fournissent une belle diversion. Car ne sont-ils pas accusés du crime « des hommes abhorrés pour leurs infamies et convaincus de nourrir la haine du genre humain », nous dit Tacite. Ce sont de belles victimes pour apaiser la populace. Le christianisme est considéré comme une « exécrable superstition ». On livre des proies à sa haine et à son goût démentiel des spectacles.

Selon encore Tacite, une multitude de chrétiens est en effet livrée à de terribles supplices. On les torture, décapite, crucifie. Dans les jardins du Vatican, on assiste à d’effroyables scènes. « Les uns furent cousus dans des peaux de bêtes et dévorés par des torches, d’autres furent attachés à des croix ; d’autres furent allumés comme des torches pour servir de lumière pendant la nuit. Néron avait prêté ses jardins à ce spectacle, se mêlant lui-même parmi le peuple en habit de cocher ou conduisant un char. »[5] Les cirques de Néron sont le lieu de scènes les plus barbares et de jeux les plus abominables. Scènes de mythologie, jeux cruels dans les cirques, corps livrés aux bêtes…  « Quoique ces hommes fussent coupables et eussent mérité les dernières rigueurs, les cœurs s'ouvraient à la compassion, en pensant que ce n'était pas au bien public, mais à la cruauté d'un seul, qu'ils étaient immolés. »[6] Parmi les victimes, citons Saint Pierre et Saint Paul.

La persécution ne se limite pas à la ville de Rome. Saint Pierre évoque en effet dans une de ses lettres diverses épreuves que connaissent les chrétiens du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l’Asie et de la Bithynie. La persécution cesse avec la mort de Néron.

Selon Tertullien, Néron aurait promulgué des lois contre les chrétiens mais nous ne les possédons pas. Les simples pouvoirs de police que possèdent les magistrats romains suffisent-ils pour châtier les chrétiens coupables d’avoir incendié Rome ? Ou est-ce par des manifestations populaires que des magistrats se trouvent dans l’obligation de les punir ? Ou est-ce « en vertu des vieilles lois ou, si l'on veut, du vieux droit coutumier de Rome en matière religieuse que les magistrats romains ont condamné les tenants de la nouvelle secte considérée comme une superstitio illicita »[7]. Retenons simplement qu’il n’est pas permis d’être chrétien. Tel est le principe juridique qui finalement s’imposera dans l’empire romain.

Lutte contre les impies

Sous Domitien (81-96), les chrétiens ne sont persécutés que durant les deux dernières années. La raison est leur refus de payer la didrachme. Depuis la destruction du Temple, les Juifs doivent payer un impôt à Rome pour l’entretien du temple de Jupiter. Or multipliant les dépenses, l’empereur a besoin d’argent. Le trésor impérial s’épuise. La taxe est donc étendue à tous ceux qui « vivent selon la vie judaïque »[8]. Mais les chrétiens ne veulent pas la payer pour ne pas être assimilés aux Juifs, considérant que cela reviendrait à une abjuration. Ils sont alors de ce fait accusés de novateurs et d’athéisme et donc condamnées à mort, ou au bannissement et à la confiscation des biens. Selon Hégésippe, Domitien craint « comme Hérode, la venue du Christ »[9]. Il a ainsi ordonné de rechercher tous les descendants de la race de David.

Parmi les chrétiens, Domitien découvre des hommes de haut rang, notamment son propre cousin qu’il destine à l’empire, Flavius Clemens, consul. Il est exécuté. Son épouse, Flavia Clemens est reléguée dans l’île Pandataria, sa nièce, Flavia Domitilla, dans l’île Pontia. Elles sont condamnées pour crime d’athéisme[10], c’est-à-dire pour ne pas honorer les dieux de l’Empire. « Domitien fit périr un grand nombre de sénateurs et mêmes quelques consulaires, parmi lesquels, comme coupables de nouveautés, Civius Cerealis, alors proconsul d’Asie, Savidienus Orfitus, Acilius Glbrio, déjà exilés »[11]. Saint Jean est exilé à Patmos dans une des îles de la mer d’Égée. L’Apocalypse évoque quelques tribulations que les chrétiens ont subies. La mort de Domitien, en 96, fait cesser la persécution.

Le rescrit de Trajan

À Bithynie, sous l’empereur Trajan (98-117), des païens, jaloux que leurs fêtes ne soient plus suivies, dénoncent des chrétiens au gouverneur Pline le Jeune. Les communautés chrétiennes se multiplient, faisant reculer le paganisme. Les temples sont désertés. Le commerce des animaux destinés aux sacrifices subit une crise. Les chrétiens de la ville ont alors le choix entre l’abjuration de leur foi et la mort. La plupart préfère la mort. Vers l’automne de l’année 111 ou 112, ému, le gouverneur écrit à l’empereur pour lui demander une ligne de conduite. « Je ne sais sur quoi tombe l'information que l'on fait contre eux, ni jusqu'où l'on doit porter leur punition. »[12] Effectivement, il nous rappelle que pour sanctionner, il faut des lois. Il faut légitimer la persécution contre les Chrétiens.

Trajan répond qu’il n’est pas nécessaire de rechercher les chrétiens et que tous ceux dénoncés et convaincus doivent être punis. Ils peuvent néanmoins être pardonnés s’ils prouvent le contraire, par exemple, par des supplications aux dieux. Il lui demande aussi de ne pas prendre en compte des dénonciations anonymes. En principe, la législation laisse les Chrétiens à la discrétion des gouverneurs de provinces et aux autorités de chaque ville. Cela explique le caractère local des persécutions.

Ainsi Trajan maintient l’interdiction du christianisme par respect pour la loi prohibitive portée par Néron mais les chrétiens ne sont pas assimilés à des criminels puisque le nom seul est répréhensible. En reniant la secte, le délit disparaît. Telle est la situation juridique des chrétiens que définit le rescrit de Trajan. La profession du christianisme est le crime des Chrétiens. Il est considéré comme religion illicite. Nous revoilà de nouveau à l’accusation de Néron. Le rescrit révèle une certaine habilité : « gracier les apostats, n’était-ce pas le bon moyen de combattre le christianisme, et en refusant créance aux accusations anonymes n’assurait-on pas la tranquillité publique ? »[13] Le rescrit est néanmoins contradictoire. « Trajan défend de rechercher les chrétiens comme innocents, et il ordonne de les punir comme coupables ! »[14]

Sous son règne, la situation des Chrétiens s’aggrave. Les assemblées et les associations nocturnes sont interdites. Cette loi vise essentiellement les chrétiens qui tenaient leurs réunions la nuit.

Parmi les victimes de Trajan, nous pouvons citer le Pape Saint Clément, Saint Ignace, évêque d’Antioche, Saint Siméon, évêque de Jérusalem. Dans la Passion de Saint Clément, nous apprenons que deux mille chrétiens sont condamnés aux travaux de l’extraction du marbre, dans la Chersonèse, en Crimée, ce qui ne leur empêche de construire une église et de convertir des païens.

Stricte application du rescrit de Trajan

Saint Polycarpe
Sous Hadrien (117-138), un proconsul d’Asie, Lucinius Granianus, se plaint auprès de l’empereur des abus de l’application du rescrit de Trajan. Il constate que la fureur populaire amène souvent des magistrats à condamner à mort des hommes parce que leur crime est dans le nom qu’ils portent et la secte religieuse à laquelle ils appartiennent. Hadrien interdit alors les pétitions et les clameurs tumultueuses de la foule mais « qu’on punisse les personnes accusées, ordonnez même des supplices si quelqu’un prouve qu’elles ont commis quelques infractions aux lois. »[15] Les chrétiens sont encore condamnés à mort sous son règne.

Une certaine détente semble néanmoins avoir existé sous les empereurs Hadrien et Antonin le Pieux (138-161). Leur sort dépend en fait du bon plaisir des empereurs et du tumulte populaire. Saint Polycarpe est une des victimes du règne d’Antonin le Pieux. Il est accompagné de quatorze autres chrétiens.

Sous le règne d'un philosophe

Sous Marc-Aurèle (161-180), la situation des Chrétiens s’aggrave. La persécution reprend avec vigueur vers la fin de son règne sous la pression de la population qui rend les chrétiens responsables de différentes calamités comme la famine, la guerre, le débordement du Tibre.

L’empereur déteste les Chrétiens. Philosophe, il la reconnaît comme le plus redoutable ennemi de la religion romaine qu’il tente de relever en la dotant d’une philosophie élevée. La législation est donc rigoureusement appliquée. Cependant, la persécution est limitée à Rome, en Afrique et en Gaule. Sainte Félicité est sacrifiée en 162, Saint Justin l’année suivante. Sainte Cécile, épouse du patricien Valérien, est aussi condamnée quelques années plus tard. Lyon est une des villes où la persécution est une des plus sanglantes. Marc-Aurèle y intervient directement. Parmi les martyrs lyonnais, nous pouvons citer Saint Pothin, l’évêque de Lyon, Sainte Blandine. Saint Justin et Sainte Cécile meurent martyrs sous le règne de Marc-Aurèle.


Les Chrétiens connaissent ensuite une ère de paix relative à partir du règne de Commode. Son épouse Marcia est chrétienne. Elle intervient pour adoucir le sort des Chrétiens. Cependant, les lois contre le christianisme ne sont pas abrogées mais suspendues ou négligées. Mais des chrétiens meurent martyrs comme le Pape Éleuthère ou le sénateur Apollonius.

Le IIIème siècle, une nouvelle phase dans les persécutions

Au début du IIIe siècle, les mesures répressives reprennent sous Septime Sévère (193-211). Cependant, la persécution change de nature. « Il interdit, sous peine grave, de faire des juifs et des chrétiens. »[16] Constatant leur nombre croissant, il voit en effet dans le christianisme un péril pour l’Empire. Il tente donc de s’opposer à son expansion. Il est désormais interdit de convertir ou de se convertir. La conversion est donc devenue un crime. Il s’attaque au principe même du christianisme : « on ne naît pas chrétien, on le devient. »[17]. C’est pourquoi les martyrs de son règne sont surtout des catéchumènes. Nous pouvons citer Sainte Félicité et Sainte Perpétue. En Gaule, la persécution est assez rude. Les convertisseurs, ceux qui « font des chrétiens » sont frappés. Le fait de propager la bonne nouvelle est punissable. L’empereur s’attaque à l’expansion du christianisme.

Sainte Félicité
Des mesures sont alors appliquées de manière obligatoire, méthodique et organisée. Jusqu’alors, les chrétiens n’étaient traduits en justice que s’ils étaient dénoncés. Désormais, les serviteurs de l’État  reçoivent ordre d’agir sans atteindre les dénonciations ou le caprice des foules. « C’est une nouvelle ère qui commence, celle des terribles violences, des rafles de fidèles, des amphithéâtres bondés de martyrs aux quatre coins du monde romain : temps terrible, mais relativement brefs, qu’interrompent de longues pauses où le pouvoir somnole, où l’Église reprend haleine, jusqu’à l’heure où quelque décision d’un prince rallume à nouveau les bûchers où déchaîne les bêtes sur des lots de victimes fraîches. »[18]

Les persécutions dépendront en effet encore fortement de l’empereur et du tempérament des magistrats. À un persécuteur acharné peut succéder un empereur tolérant ou bienveillant. La mort de Septime Sévère arrête la persécution et ses successeurs ne manifestent aucune hostilité à l’égard des chrétiens. Élagabal (218-222) et Alexandre Sévère (222-235) sont plus intéressés à une nouvelle religion syncrétique qu’à poursuivre le christianisme.

Mais Alexandre Sévère casse la loi de Néron. Par conséquent, les Chrétiens ont désormais le droit d’association. Une citation d’Alexandre est significative. Dans un procès entre l’église de Rome et la corporation des cabaretiers, il aurait dit : « mieux vaut que Dieu soit adoré d’une manière quelconque en ce lieu que d’en faire dons aux cabaretiers. »[19] Il reconnaissait implicitement d’une part le droit de l’Église à ester en justice et d’autre part le droit d’adorer Dieu à sa manière. Selon certains historiens[20], l’empereur lui reconnaîtrait aussi probablement le droit de se doter de propriétés. Finalement, il prend acte de la réalité communautaire du christianisme.

Mais la fureur populaire contre les Chrétiens ne s’éteint guère. Le Pape Calliste est défenestré et lapidé lors d’une émeute à Rome en 222.

Une politique réactionnaire

De nouveau, sous Maximin (235-238), les persécutions reprennent. Selon Eusèbe, l’empereur persécute les chrétiens « par haine de l’entourage d’Alexandre-Sévère »[21] car son prédécesseur, Alexandre Sévère, les a favorisés. La terreur remplace la tolérance…

La persécution s’avère beaucoup plus habile et efficace que celles de ses prédécesseurs. Il « ordonne de mettre à mort seulement les chefs de l’Église comme responsables de l’enseignement de l’Église. »[22] Il poursuit donc les autorités de l’Église et les docteurs, tentant par là à désorganiser l’Église. Comprenant le fonctionnement de l’Église, il la frappe au cœur. Que deviendra-t-elle sans ses évêques, sans Pape ?

Mais à cette époque, l’Empire romain est dans un état d’anarchie, certaines régions ayant fait sécession. Son édit a-t-il vraiment été appliqué ? Le Pape Pontien est exilé avec son adversaire, le prêtre Hippolyte. Le Pape saint Anthère, successeur de Pontien, meurt martyr. En Orient, dans la Cappadoce et le Pont, la persécution est terrible.

De nouveau, en 288, la mort de l’empereur fait cesser la persécution étatique. Avec l’empereur Philippe (244-249), le « très doux empereur Philippe », comme l’appelle Saint Denys d’Alexandrie, le christianisme connaît certaines faveurs. L’Empire romain se réconcilie avec l’Église. Époux d’une chrétienne, il soulage les Chrétiens et les libère. Était-il lui-même chrétien ? Leur situation sociale s’améliore. Comme le constate Origène, « dans un monde qui les haïssait, les chrétiens vivent en paix. »[23]

Martyrs envoyés en mer 
sur un vaisseau plein de combustibles 
auxquels on a mis le feu.
Une volonté de détruire le christianisme

En arrivant au pouvoir, Dèce (249- 251) veut détruire le christianisme qu’il considère comme l’ennemi du paganisme. Il est en effet convaincu que la religion romaine est le soutien de l’Empire. Voulant être le gardien des traditions romaines, il applique donc méthodiquement une politique farouchement païenne et conservatrice au nom de l’État qu’il adore.

En 250, il publie un édit qui rallume la persécution. Cette fois-ci, elle est générale, systématique. Tous les chrétiens de l’empire sont tenus de se présenter à jour fixe pour offrir un sacrifice aux dieux de l’empire puis abjurer leur foi au Christ et enfin prendre part à un repas païen au cours duquel ils doivent manger de la viande de victimes immolées et boire du vin consacré aux idoles. Ceux qui consentent reçoivent un certificat sauveur. Ceux qui refusent sont jetés en prison. Ces derniers sont ensuite soumis à la torture et si les supplices ne les conduisent pas à l’abjuration, ils sont punis de l’exil ou de la mort. Leurs biens sont confisqués.

Il ne s’agit pas de tuer les Chrétiens mais de les faire apostasier pour en faire de vrais Romains. Implacable par sa précision et par la formidable pression appliquée, l’édit se montre particulièrement efficace bien qu’elle ne dure qu’un an. Nombreux sont en effet les apostats. L’ordre est formel et universel. Aucune initiative n’est laissée aux magistrats. La persécution doit sévir à la fois sur tous les points de l’empire romain. Effectivement, la procédure est menée partout avec soin. Tout est bon pour séduire les Chrétiens et réduire leur résistance. « Les juges s’affligent si les tourments sont supportés avec courage, mais leur allégresse est sans bornes lorsqu’ils peuvent triompher d’un chrétien. »[24] On vit des scènes odieuses et cruelles, dignes de Néron. Le Pape Saint Fabien est l’un des premiers martyrs. Il est noté que pendant plus d’un an, Dèce empêche la réélection de son successeur. Les apostats sont nombreux, les martyrs également. Notons que c’est en fuyant la persécution qu’un certain Paul invente le monachisme…

Mais de nouveau, la politique romaine change encore avec l’arrivée d’un nouvel empereur. Valérien se montre tolérant à l’égard du christianisme. Le palais impérial est même ouvert aux fidèles. Saint Denys d’Alexandrie s’enthousiasme de le voir ressembler à une église. Mais après trois ans de règne, volte-face terrible. Valérien se change en véritable persécuteur. Il reprend brutalement la persécution, sans-doute sous l’influence de son entourage, d’un de ses conseillers fanatiques. On le persuade que la situation catastrophique que connaît l’Empire est de la faute des Chrétiens. Puis la crise financière qui s’abat sur Rome pourrait être résolue en confisquant la richesse supposée de l’Église. Mais il est conscient qu’il ne peut pas détruire le christianisme en faisant apostasier tous ses membres. Il s’attaque alors aux assises de la société chrétienne.

Valérien publie un premier édit en 257. Il n’est pas directement dirigé contre les Chrétiens pris individuellement mais contre la société chrétienne. Le premier édit demande aux chefs de l’Église d’adhérer officiellement aux dieux de l’État tout en conservant, s’ils le veulent, le culte qu’ils rendent au Christ. Il ne demande aucune abjuration. Les chefs qui refusent d’adhérer aux cultes nationaux sont bannis hors de l’empire romain. Finalement, on éloigne les évêques et les prêtres des fidèles. En outre, l’édit rend illicite l’Église en tant qu’association. Remarquons que pour la première fois, l’Église est reconnue implicitement comme société. Elle acquière une visibilité juridique. Cette interdiction revient à interdire les lieux de culte et la fréquentation des cimetières. Selon le droit romain, toute tentative de fondation ou de reconstitution d’association illicite est comparable à un crime, punissable de mort. Un chrétien fréquentant un cimetière ou tenant une assemblée religieuse est soit condamné à mort, soit punissable de travaux forcés. En clair, sans déchaîner la foule, Valérien vise à diluer tous les liens entre les chefs de l’Église et les fidèles, et la forme sociale de l’Église. Sans s’attaquer directement aux chrétiens, il les atteint donc mortellement. Parmi les exilés de cet édit, on peut citer Saint Cyprien de Carthage, Saint Denys d’Alexandrie et le Pape Saint Etienne qui y trouve la mort.

L’édit est peu efficace. Les évêques parviennent à garder contact avec les fidèles. En outre, des nobles et des riches accordent protection aux fidèles. En 258, un deuxième édit, aggravant le premier, est alors promulgué. L’exil est remplacé par la mort, qui peut être infligée sur le champ, sans aucune forme de procès. Les nobles, chevaliers, sénateurs, qui continuent de professer le christianisme sont déchus de leur dignité, dépouillés de leurs biens et décapités. Les femmes de même rang sont exilées. Les chrétiens de la maison de César deviennent des esclaves. Les biens des victimes sont confisqués par l’État. Toutes les parties de l’Empire appliquent l’édit. Les violences populaires se déchaînent de nouveau. Le Pape Saint Sixte II, le diacre Saint Laurent, Saint Cyprien en sont des victimes. Cent cinquante-trois chrétiens sont jetés dans la chaux vive. Ils sont surnommés « massa candida ». La persécution est terrible…

Un prélude à la paix de Constantin ?

Gallien, fils et successeur de Valérien, met fin à la persécution ; il fait encore plus, il rend aux évêques la liberté du ministère, leur remet les lieux de culte et les cimetières, fait restituer les biens qui ont été confisqués aux Chrétiens. En outre, il se met en relation avec les autorités de l’Église pour régler ces questions. En clair, il reconnaît officiellement l’autorité hiérarchique des évêques. Sans doute furieux d’une telle politique si favorable aux Chrétiens, Julien l’Apostat rayera le nom de Galien sur la liste des Princes dignes de Rome. L’empereur Aurélien (270-275) demandera même à des chrétiens d’Antioche qui se divisaient pour des questions de propriétés de restituer les biens à ceux qui sont en communion avec l’évêque de Rome. Malheureusement, l’autorité des empereurs est réduite par l’anarchie qui sape l’Empire romain.

Pendant le règne de Gallien et d’Aurélien, des persécutions se déclenchent dans des régions, notamment en Égypte. Elles sont courtes et localisées. L’ancien conseiller de Valérien, Macrien, poursuit implacablement la persécution en Égypte et en Palestine. Mais généralement, les empereurs tentent plutôt d’ignorer l’Église de peur de rompre la tranquillité de l’État et la leur. Ainsi le christianisme a pu vivre plus de trente ans de paix et se répandre au détriment du paganisme. Sa position sociale s’est renforcée.

L’ultime persécution



Dès son avènement, le nouvel empereur Dioclétien (284-305) est avant tout préoccupé de réagir contre l’anarchie. Il divise l’Empire en deux parties, chacune sous la direction d’un auguste, qui sera ensuite associé à un César. C’est le système de la tétrarchie. Dioclétien s’associe à Maximien. Le premier prend Galère comme César alors que Maximin choisit Constance Chlore. Alors que ce dernier, père de Constantin, est proche des chrétiens, Galère est un furieux adversaire du christianisme. Dioclétien se dote aussi d’une administration centralisée et d’une armée renforcée. Enfin, de leur vivant, les empereurs font l’objet d’un véritable culte. C’est le temps de l’absolutisme impérial

Pendant dix ans, Dioclétien ne semble pas se préoccuper des Chrétiens. Mais sans-doute influencé par Galère, il finit par déclencher une des plus violentes persécutions qu’a connues le christianisme. D’abord, Dioclétien ne veut pas verser de sang. Un édit ordonne la destruction des églises et des livres sacrés, la cessation des assemblées chrétiennes et l’abjuration de tous les chrétiens occupant une fonction publique. Les nobles sont dégradés de leurs dignités, les humbles réduits en esclavage. Les esclaves ne pourront plus être affranchis.

Mais l’entourage de l’empereur accuse les Chrétiens de conspirer contre l’État. Des incidents semblent le prouver. Un incendie est allumé aux abords du palais impérial. On accuse les chrétiens. Finalement, affolé, Dioclétien décide de réunir contre les Chrétiens toutes les forces de l’Empire. Il ordonne d’emprisonner tous les membres du clergé et de les punir de mort s’ils n’abjurent pas. En 304, un dernier édit ordonne à tous les chrétiens d’offrir un sacrifice public aux divinités de l’empire. Les territoires occidentaux que dirige Constance Chlore sont peu frappés. Le sang coule surtout en Orient. La persécution y est tellement sanglante que l’Église d’Égypte fait commencer l’ère chrétienne au règne de Dioclétien. « En Arabie, on tua à coup de hache. En Cappadoce, on coupait les jambes. En Mésopotamie, certains furent pendus les pieds en haut, la tête en bas et l’on allumait en dessous d’eux un feu dont la fumée les étouffait. Quelquefois on coupait le nez, les oreilles ou la langue. Dans le Pont, on enfonçait des pointes de roseau sous les ongles ou, à d’autres, on versait du plomb fondu dans les parties les plus sensibles. »[25]

En 305, Galère et Constance Chlore succèdent à Dioclétien et Maximien. Maître de l’Occident, Constance Chlore est tolérant à l’égard des chrétiens. Le César auquel il s’est adjoint se montre aussi conciliant. La persécution s’arrête en Occident. Mais en Orient, la situation s’empire. Le nouveau César Maximin Daïa se montre encore plus enragé et brutal que Galère. Certaines régions connaissent de véritables massacres comme dans cette ville de Phrygie où tous les habitants sont brûlés dans une église car ils ont tous embrassé le christianisme. Cependant, si dans certaines régions orientales, selon la bienveillance des magistrats, elle ne fait guère de victimes, le chrétien a perdu tout droit. Il est livré à l’arbitraire de la magistrature.

Atteint d’une maladie affreuse, l’empereur Galère publie en 311 un édit qui, après avoir insulté les Chrétiens et reproché leur mauvaise conduite, leur demande de prier leur Dieu pour lui, leur promettant « son extrême clémence ». Il leur donne le droit d’exister et rétablit leurs assemblées sous condition qu’ils ne perturbent pas l’ordre public. Dénonçant leurs assemblées nocturnes comme causes de désordre et ranimant les vieilles calomnies, Maximin Daïa en appelle à cette clause pour reprendre la persécution. Souvent, il se fait inviter par les villes à sévir contre le christianisme. Mais le temps a changé. La lassitude gagne l’Empire. Tant de sang versé !…

Conclusion

De manière classique, nous distinguons ainsi deux périodes dans l’ère des persécutions. D’abord, les Chrétiens sont attaqués individuellement en tant qu’individu du fait du caractère illicite de la religion. La haine est la cause des premières violences. Excités par la populace et poussés par de vils intérêts, le pouvoir a condamné à mort des Chrétiens sans véritablement les poursuivre. Puis à partir de Septime-Sévère, l’Église est l’objet des persécutions. Conscients du développement du christianisme et de sa nature, de son incompatibilité avec le paganisme et l’Empire romain, les empereurs ont alors réagi contre l’Église, la reconnaissant de fait. Avec tous ses moyens et sa force, l’État l’a poursuivie dans ses chefs et dans son organisation, cherchant plus à enrayer sa progression qu’à tuer des hommes.

La persécution n’est pas permanente. Elle varie beaucoup dans le temps et l’espace. L’anarchie que connaît l’Empire relativise tant la paix que la violence selon le bon vouloir des autorités locales. Un empereur bienveillant ou tolérant succède souvent un persécuteur. La tranquillité sous un règne permet à l’Église de se développer avant qu’elle ne soit de nouveau frappée. Et dans un temps de tolérance, la violence populaire peut aussi s’abattre sur des chrétiens ou sur des communautés. L’ère des persécutions est aussi un temps d’instabilité, de précarité, de crainte.

Et pourtant, comme nous le constatons, dans ce milieu hostile, le christianisme a poursuivi son développement et sa progression, gagnant peu à peu la société. Les empereurs ont finalement  échoué. Une force bien supérieure à celles des hommes et des armes ont vaincu l’Empire…


Notes et références


[1] 10 persécutions : Néron, Domitien, Trajan, Marc Aurèle, Septime-Sévère, Maximin le Thrace, Dèce, Valérien, Aurélien, Dioclétien.
[2] Pierre Allard dans Dix leçons sur le martyre.
[3] Tacite, Annale, XV, 3 dans Œuvres complètes de Tacite, J. L. Burnouf, Paris, 1859, avec correction de Philippe Remacle sur Bibliotheca Classica Selecta.
[4] Phrase attribuée à Néron par Tertullien dans Apologie, V.
[5] Tacite, Annales, IX, 44 dans Histoire de l’Église, abbé Boulenger, n°34,
[6] Tacite, Annale, XV, 5 dans Œuvres complètes de Tacite, J. L. Burnouf.
[7] E. Griffe, Les persécutions contre les chrétiens, Paris, Letouzey et Ané, 1967 dans Néron et la persécution des Chrétiens d'après Tacite, Annales, XV, 44, II. Commentaire historique, Ludovic Wankenne, Professeur à l'Université de Louvain.
[8] Suétone, Domitien, 12 dans Les Origines chrétiennes, Fernand Mourret, Bloud and Gay, 1919.
[9] Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 1, III, chap. XX.
[10] Voir l’historien Dion Cassius et Domitien de Suétone.
[11] Suétone, Domitien, 2 dans Les Origines chrétiennes, Fernand Mourret.
[12] Pline le Jeune, Lettres 97 et 98 sur les Chrétiens, Livre X dans Conférence 1000-322 : “Les persécutions des chrétiens dans lʼantiquité”, Éric Lowen, 22 novembre 2012.
[13] Dom Ch. Poulet, Histoire de l’Église, Tome I, 2ème époque, I, chap. I, Beauchesne, 1935.
[14] Tertullien, Apologie, 2.
[15] Saint Justin, 1 Apologie, 68.
[16] Spatien, historien de Septime Sévère, Sévère, XVII, dans Les Origines chrétiennes, Fernand Mourret.
[17] Tertullien, Apologie, XVIII.
[18] Daniel-Rops, L’Église des Apôtres et des Martyrs, VIII, Fayard, 1943.
[19] Alexandre Sévère dans Daniel-Rops, L’Église des Apôtres et des Martyrs.
[20] Mgr Batiffol, Mgr Duschêne.
[21] Eusèbe dans Daniel-Rops, L’Église des Apôtres et des Martyrs.
[22] Eusèbe, Histoire ecclésiastique, I, VI, ch. XXVIII Les Origines chrétiennes, Fernand Mourret.
[23] Origène dans Daniel-Rops, L’Église des Apôtres et des Martyrs.
[24] Origène, Contre Celse, VIII.
[25] Eusèbe dans L’Église des Apôtres et des Martyrs, Daniel-Rops.
[26] Interprétation fournie par S. Reinach dans Cf. La première allusion au christianisme dans l'histoire,  Revue de l'Histoire des Religions, LXXXIX, 1924, p. 108 sq. Voir l'article L'Empereur Claude et les Chrétiens, Mr Willam Seston, 1980,  In: Scripta varia. Mélanges d'histoire romaine, de droit, d'épigraphie et d'histoire du christianisme. Rome : École Française de Rome, 1980. pp. 569-598. (Publications de l'École française de Rome, 43); http://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1980_ant_43_1_1331.

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