« Ce que vous adorez sans le connaître, je
viens vous l’annoncer. » (Actes des Apôtres, XVII, 23) C’est par ces
paroles que Saint Paul commence son discours devant une assemblée de philosophes païens sur la colline de l’Aréopage
dans la ville antique d’Athènes. L’épisode se déroule lors de son deuxième
voyage missionnaire entre l’an 49 et 52, voire 53 selon les commentateurs. À
partir d’Antioche, l’Apôtre s’est rendu dans des villes d’Asie pour retrouver
des communautés chrétiennes déjà fondées et pour y répandre la bonne parole
puis dans des villes européennes. Au cours de son périple, il atteint Thessalonique
puis entre à Bérée en Macédoine avant de
découvrir Athènes…
Le
discours de Saint Paul est le premier témoignage de l'apostolat auprès de philosophes païens. C’est en
effet la première fois que nous trouvons dans le Nouveau
Testament l’enseignement de la doctrine chrétienne auprès d’un public érudit et
païen. Au-delà de sa forme particulièrement soignée, il nous éclaire
sur les exigences de l’apostolat auprès des paëns et plus généralement sur les relations que nous devons avoir avec les autres croyances religieuses…
Saint
Paul à Athènes
Selon
son habitude, à son arrivée à Bérée, Saint Paul se rend d’abord à la synagogue
de la ville pour enseigner. Comme l’avait demandé Notre Seigneur Jésus-Christ,
l'enseignement s’adresse d’abord aux Juifs. Leur accueil est plutôt favorable.
Ces derniers reçoivent « la parole
avec beaucoup d’empressement, examinant chaque jour les Écritures, pour voir si
ce qu’on leur enseignait était exact. »(Actes des Apôtres, XVII, 11). « Des femmes de qualité et des hommes en grand
nombre » se convertissent. Dans cette ville grecque, le milieu juif
est en effet plus élevé. Mais inquiété par des Juifs venus de Thessalonique, Saint
Paul doit quitter Bérée. Il se rend alors à Athènes…
Au
temps de Saint Paul, Athènes est encore la capitale intellectuelle du monde
gréco-romain. Elle demeure la grande ville des philosophes, le siège illustre
de la pensée, des lettres et des arts. Elle resplendit toujours de la splendeur
de ses monuments. Les cultes païens sont encore bien présents et vivants avec
leurs temples, leurs processions et leurs fêtes. Les autels et les sanctuaires
sont nombreux comme le constate Saint Paul, irrité « à la vue de cette ville plein d’idoles » (Actes des Apôtres, XVII., 16).
Selon Pausanias et Tite-Live, elle renferme à elle-seule plus de statues et de
temples que tout le reste de la Grèce. Athènes est la ville par excellence de
l’hellénisme. Elle perdra son rang culturel et intellectuel au profit notamment
d’Alexandrie en l’an 86 quand les armées
romaines la ravageront.
Lorsque
Saint Paul entre dans la ville, Athènes est une ville libre de la province
romaine d’Achaïe qui jouit à ce titre de beaucoup de privilèges. Elle dispose
de pouvoirs politiques et judiciaires notamment au travers d’un conseil et d’un
tribunal suprême qui se réunissent sur le célèbre Aréopage, le mont consacré à
Arès, dieu de la guerre. Il est composé de sages qui contrôlent notamment et de
manière bienveillante les doctrines enseignées à leurs concitoyens. Le mont est
aussi le lieu traditionnel des débats et des discussions. C’est donc en ce lieu
réputé que Saint Paul s’adresse à un public érudit pour expliquer la doctrine
chrétienne. Avant de l’enseigner aux sages athéniens, il a discuté « tous les jours dans l’Agora » (Actes des Apôtres, XVII, 17) avec ceux qu’il
rencontre, Juifs et non Juifs. L’Agora est une place publique qui sert de lieu
de marché et de réunion. Il est aussi l’un des endroits où les philosophes ont
l’habitude de discourir. C’est en ce lieu que l’Apôtre rencontre d’abord des philosophes
païens...
Le
discours de Saint Paul
« Que nous veut ce discoureur ? »
(Actes des Apôtres, XVII, 18), se demandent en
effet des épicuriens et des stoïciens. Ils sont à l’écoute de Saint Paul qui
leur annonce des choses nouvelles. En effet, comme nous l’indique Saint Luc,
les Athéniens sont sans cesse en quête des dernières nouveautés. Leur curiosité
est vive. Mais les paroles de l’Apôtre les inquiètent. « Tu nous fais entendre des choses
étranges. » (Actes des Apôtres, XVII, 20) Les philosophes souhaitent
alors en connaître davantage. « Pourrions-nous
savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu enseignes ? » (Actes des Apôtres, XVII, 19) Ils l’invitent donc à présenter sa doctrine dans
l’Aréopage, non devant le tribunal pour y être jugé mais sur la colline pour y
être entendu devant un public plus érudit. « Tu nous fais entendre des choses étranges. Nous voudrions donc savoir
ce que cela peut être. » (Actes des Apôtres, XVII, 21)
Le
discours de Saint Paul peut être divisé en trois parties. Dans la première,
l’Apôtre définit la nature de Dieu. Il Le décrit comme un Dieu unique,
personnel, Créateur et principe de toute chose, dont l’homme est entièrement
dépendant. Il rejette ainsi clairement l’idolâtrie et la représentation païenne
du paganisme. La deuxième partie est une exhortation à la pénitence afin de se
préparer au jugement divin qui arrive. Le discours s’achève par l’annonce du
salut en Notre Seigneur Jésus-Christ et de la résurrection des corps. Cette
dernière annonce conduit immédiatement à l’interruption du discours par les Athéniens.
Le
sentiment religieux des Athéniens
Le discours commence par des paroles habiles et flatteuses. Saint Paul le commence en prenant appui sur ce qu’il a vu dans les rues d’Athènes. Il évoque un autel dédié à un
dieu inconnu et vante ensuite l’esprit religieux des Athéniens comme l’ont fait avant lui Sophocle ou Xénophon[1]. Effectivement,
au temps de Saint Paul, la cité athénienne est réputée pour ses cultes et sa
ferveur religieuse comme nous l’enseigne notamment Flavius Joseph[2]. Les Athéniens sont des hommes
« plus religieux que tous les autres
peuples » (Actes des Apôtres, XVI, 22).
Le
terme grec que Saint Luc utilise est « deisidaimonesterous ».
Il est composé du verbe « deidô »
(« craindre ») et de
« daimon » (« dieux »). Son véritable sens est
donc « la crainte des dieux »,
expression qui pourrait être déjà à cette époque bien ambigüe.
Remarquons
que Saint Paul ne critique pas directement l'idolâtrie des Athéniens qui l’a pourtant effrayée. Il insiste sur le sentiment religieux qui se manifeste au travers de
multiples autels et monuments dédiés aux cultes païens. Ces derniers révèlent une piété ardente et le profond respect qu’ils ont envers les
divinités païennes mais aussi leur ardeur à se lier au monde divin et à
entretenir les liens avec leurs dieux innombrables. En arrivant à Athènes, Saint
Paul découvre une ville profondément païenne avec ses nombreux temps
et cultes. Il se rend aussi compte de l’exubérance du sentiment religieux, qui,
selon la définition de Cicéron, est en fait une superstition. Comme nous allons le voir, la parole de
Saint Paul n’est en fait flatteuse qu’en apparence. Il critique en fait les Athéniens qui, en dépit de leur esprit
religieux élevé, ne connaissent pas Dieu. La piété est
insuffisante par elle-même pour atteindre Dieu…
Nous
pouvons aussi noter que Saint Paul n’ignore pas la méthode rhétorique en usage
dans les milieux érudits. Ainsi peut-il être pris au sérieux un public expert dans l’art du discours.
Parmi
tous les autels qu’il a pu voir, Saint Paul en a donc trouvé un qui porte
l’inscription : « à un dieu
inconnu » (Actes des Apôtres, XVII, 23). Ce dieu qu’ils ne connaissent pas, il vient
Le présenter. Nous pouvons voir dans cette annonce une certaine ironie. Elle souligne
en effet une contradiction. Les Athéniens sont les plus religieux des païens au
point d’ériger un autel pour le dieu inconnu mais comment peuvent-ils prier
Celui qu’ils ne connaissent pas et donc ne peuvent représenter ?
Selon
Saint Jérôme, un autel portait l’inscription : « Aux dieux de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique ; aux dieux
inconnus et étrangers. »[3] Philostrate[4] et
Pausanias[5] au IIe
siècle de notre ère chrétienne évoquent des autels élevés aux dieux inconnus. Un
tel autel a même été trouvé à Pergame en 1909. Saint Paul aurait alors changé le
pluriel au singulier pour les besoins du discours. Cependant, cette hypothèse ne tient pas. Les sages de l’Aréopage
ne protestent pas en effet lorsque l’Apôtre évoque l’autel au dieu inconnu. Il est donc
connu.
Selon
d’autres commentateurs, les Grecs auraient bien érigé des autels en l'honneur
d’un dieu inconnu de peur d’oublier un dieu quelconque. Théophylacte raconte qu’une
bataille a été perdue par les Athéniens par haine d’un dieu qui n’avait
pas l’honneur d’être célébré dans leurs jeux. Ne connaissant pas son nom, ils
ont réparé leur faute en érigeant un autel au dieu inconnu. Selon
Aecuménius, l’autel a été élevé pour une autre raison. Lors d’une
épidémie, les Athéniens n’ont pas obtenu le soutien de leurs dieux en
dépit de leurs prières. Ils ont alors cru qu’un dieu en colère les avait
frappés. Guéris, ils ont attribué leur guérison à ce dieu inconnu. Diogène Laërce propose une version légèrement différente. Un tel autel a été
bâti sous l’inspiration d’Epiménide lors d’une épidémie de peste[6]. Le dieu
est en fait dit inconnu car il n’est pas associé à un lieu particulier. Selon enfin une
troisième version, ayant déjà été victime de la colère de la vengeance du dieu
Pan parce qu’il n’était pas adoré dans leur cité, les Athéniens ont bâti
un autel pour un dieu qui a été mécontent de leur indifférence. Cependant,
ces récits n’ont aucune garanti historique.
En
fait, le culte rendu au dieu inconnu semble plutôt manifester la crainte des
Athéniens d’oublier une quelconque divinité et donc la peur d'être frappés de
sa colère. L’autel dédié au dieu inconnu serait ainsi un des signes de leur
superstition.
Le
véritable Dieu ignoré
Ce
Dieu, que les Athéniens ne connaissent pas, est le Dieu créateur de toute
chose, Seigneur du ciel et de la terre, qui « n’habite point dans des temples faits de main d’hommes » (Actes des Apôtres, XVII, 24), qui « n’est
point servi par des mains humaines, comme s’Il avait besoin de quelque chose »
(Actes des Apôtres, XVII, 25). Par conséquent, Dieu n’ayant besoin de rien, le culte ne Lui
apporte rien. Au contraire, l’homme est totalement dépendant de Lui, « Lui qui donne à tous la vie, la respiration
et toutes choses. » (Actes des Apôtres, XVII, 25). Saint Paul
s’attaque à un certain esprit religieux qui voit dans le culte un
moyen d’acheter la bienveillance divine. L’esprit religieux peut donc être
erroné. Les philosophes ont aussi dénoncé une telle erreur.
Saint
Paul traite ensuite de la place particulière qu’occupe l’homme dans la
Création. Dieu a fait sortir la race humaine d’un seul homme qu’Il a ensuite
répandue sur toute la surface de la terre, déterminant « pour chaque nation la durée de son existence
et les bornes de son domaine » (Actes des Apôtres, XVII, 26). L’homme fait ainsi l’objet d’une attention divine particulière. Saint Paul met en évidence la réalité d’un
plan divin. Dieu aurait pu rester méconnu des hommes ou leur donner une pleine
révélation mais son intention est différente. Les hommes doivent Le chercher et
Le trouver « comme à tâtons :
quoiqu’Il ne soit pas loin de chacun de
nous » (Ac. Ap., XVII, 27). Dieu est en effet proche de nous car
« c’est en lui que nous avons la
vie, le mouvement et l’être » (Ac. Ap., XVII, 28).
Pour
terminer sa présentation, Saint Paul rappelle que les poètes ont aussi reconnu cette proximité divine. Il
cite un vers d'un poète païen : « de sa
race : nous sommes » (Actes des Apôtres, XVII, 28). L’homme a été
créé à l’image de Dieu. Le vers que Saint Paul cite est tiré d’un ouvrage du
poète Aratus[7]
(315-240), appelé encore Aratos. Il est aussi repris par Cléanthe. Aratus est
un poète de Tarse, la ville natale de Saint Paul.
Un
discours philosophique ?
Au temps de Saint Paul, Tarse
est une ville brillante au niveau intellectuelle, un des grands foyers de la
culture grecque au point de rivaliser Alexandrie, voire Athènes selon certains
auteurs grecs. Elle possède notamment nombreuses écoles philosophiques et
rhétoriques. C’est sans doute
dans sa ville natale que Saint Paul aurait acquis ses connaissances
rhétoriques, poétiques et philosophiques. Ce fait est important à souligner car
certains commentateurs ont rejeté l’authenticité du discours de Saint Paul,
prétextant le haut niveau culturel qu’il dénote.
Tarse |
Cependant,
la présentation que donne Saint Paul est aussi parfaitement conforme à celle de la
Sainte Écriture, même si Saint Paul ne la cite jamais. Le fait que Dieu « n’habite point dans des temples faits de
main d’hommes » (Actes des Apôtres, XVII, 24) est bien présent
dans la Sainte Bible[10].
L’œuvre de la Création que présente l’Apôtre est celle décrite dans la Genèse
et rappelée dans les autres textes bibliques.
Ainsi Saint Paul fait référence à des idées philosophiques païennes tout en étant fidèle à la Sainte Écriture même s'il est silencieux dans ses sources. Mais l’idée d’un Dieu Créateur est contraire à la conception grecque de la divinité. Elle peut même choquer les Athéniens. Selon les courants philosophiques, le monde aurait en effet été soit fait par le hasard soit organisée par une intervention divine au moyen d’une matière éternelle donc préexistante. L’idée d’un Dieu souverain, idée aussi biblique, peut heurter les philosophes de l’auditoire qui Le considèrent plutôt comme un Être sans activité après avoir façonné le monde.
Ainsi Saint Paul fait référence à des idées philosophiques païennes tout en étant fidèle à la Sainte Écriture même s'il est silencieux dans ses sources. Mais l’idée d’un Dieu Créateur est contraire à la conception grecque de la divinité. Elle peut même choquer les Athéniens. Selon les courants philosophiques, le monde aurait en effet été soit fait par le hasard soit organisée par une intervention divine au moyen d’une matière éternelle donc préexistante. L’idée d’un Dieu souverain, idée aussi biblique, peut heurter les philosophes de l’auditoire qui Le considèrent plutôt comme un Être sans activité après avoir façonné le monde.
Dans la deuxième partie du discours, Saint Paul
quitte clairement la conception du dieu des philosophes. Il présente la nouveauté de la doctrine chrétienne.
La
deuxième partie du discours commence par une annonce, celle d'une nouvelle ère. « Mais,
fermant les yeux sur les temps d’une telle ignorance, Dieu annonce maintenant
aux hommes que tous, en tous lieux, fassent pénitence ; parce qu’il a fixé
un jour auquel il doit juger le monde avec équité par l’homme qu’il a établi,
comme il en a donné la preuve à tous, en le ressuscitant d’entre les morts. »
(Actes des Apôtres, XVII, 30-31) Les paroles de Saint Paul sont riches d'enseignement.
L'Apôtre commence par montrer que Dieu est miséricordieux. L’homme a en effet
méconnu son Créateur, Celui dont il doit tout. Il a aussi méconnu sa dignité.
Et pourtant, Dieu ne va le punir. Il « ferme
les yeux » sur son ignorance. L’idolâtrie des Grecs peut être
pardonnée. Saint Paul s’adresse non seulement aux païens qui s’égarent dans un
mauvais esprit religieux mais aussi aux philosophes qui n’ont pas su connaître
véritablement Dieu en dépit de leurs sciences et de leurs efforts.
La
« crainte des dieux » ou
l’idolâtrie qui effraye Saint Paul s’explique par l’ignorance du vrai
Dieu. La piété des Athéniens est aveugle. Ainsi l’Apôtre critique leur
polythéisme et ironise probablement sur leur esprit religieux. Dans un autre
récit des Actes des Apôtres (XIV), Saint Paul
parlera de choses vaines en se référant aux divinités païennes.
Saint Paul et Saint Barnabé à Lystre Raphaël |
L’heure
du jugement divin
Mais s'Il pardonne les hommes, Dieu leur demande qu'ils fassent pénitence. Ils doivent abandonner leur
idolâtrie et Le reconnaître. Et le temps presse. Car le jour du jugement est en
effet venu. L’heure de la justice est sonnée. Saint Paul annonce donc que les
hommes seront jugés avec équité et que tous, sans exception, devront rendre
compte de leur vie morale à Dieu. Dieu leur demande donc de modifier leur vie
conformément à des exigences morales dans la perspective de ce jugement divin.
Nous
ne sommes plus au niveau de la connaissance mais de l’action. Saint Paul montre
qu’il y a une profonde corrélation et dépendance entre la connaissance de la
vérité et la manière de vivre. Plus tard, devant le gouverneur Felix, Saint
Paul parlera encore de justice, de chasteté et de jugement futur. Félix,
effrayé, lui répondra amèrement : « quant à présent, retire-toi ; je te manderai au temps opportun. »
(Actes des Apôtres, XXIV, 25). Les paroles de Saint Paul éveillent en lui de l’inquiétude. Si aucun indice dans le texte de Saint Luc ne nous
permet pas de déceler une inquiétude ou une frayeur de la part des Athéniens,
nous pouvons imaginer que ces paroles ne peuvent les laisser indifférents. Ils
vont en fait réagir dans la dernière partie du discours…
Dans
la troisième partie de son discours, Saint Paul présente la voie du
salut : Dieu a choisi une personne pour juger tous les hommes, une
personne qui a prouvé son élection par sa résurrection, c’est-à-dire par un
miracle. Il s’agit bien sûr de Notre Seigneur Jésus-Christ. Saint Paul annonce
ensuite qu’à la fin des temps, Dieu ressuscitera les corps. Ainsi en quelques
mots, Saint Paul résume toute la doctrine du salut. Par Notre Seigneur
Jésus-Christ, Dieu fait passer les hommes de la mort à la vie. Il est la porte
du salut. La justice s’accomplit dans la résurrection.
Mais « lorsqu’ils entendirent parler de
résurrection des morts, les uns se moquaient et les autres dirent : nous
t’entendrons là-dessus une autre fois » (Actes des Apôtres, XVII, 32). Saint
Paul reçoit plaisanterie et indifférence. Certains semblent vouloir l’entendre plus tard. « Nous
t’entendrons là-dessus une autre fois. » (Actes des Apôtres., XVII, 32). Mais nous
ne sommes guère dupes. En attendant Saint Paul parler de justice, le gouverneur
Félix le fait renvoyer dans sa prison tout en annonçant aussi son désir de
l’entendre de nouveau, plus tard, ce qu’il ne fera jamais.
L’idée
d'une résurrection[11]
corporelle peut en effet choquer les Athéniens. Pour les uns, le corps n’est
qu’un amas d’atomes qui se dissocient le jour de la mort ; pour les autres
un instrument de jouissance. Certains philosophes peuvent encore concevoir
l’immortalité de l’âme mais l’idée que le corps puisse renaître leur est
incompréhensible. N’oublions pas que pour les païens, le cadavre est porteur de
souillure. En outre, l’idée de justice à laquelle renvoie Saint Paul est
différente de celle des philosophes. Pour ces derniers, elle est avant tout
harmonie et ordre. L’idée que Dieu puisse intervenir pour, semble-t-il,
bouleverser l’harmonie et l’ordre du monde, leur est inconcevable. Nous voyons aussi
que les Athéniens ne sont pas si ouverts aux idées neuves. Ils n’entendent que
les paroles qui cadrent bien avec leur manière de penser.
L’interruption
brusque du discours de Saint Paul n’est donc pas étonnante. La curiosité des
Athéniens pour les nouveautés n’est qu’illusion ou vanité. Non seulement ils ne
posent aucune question sur le jugement divin mais ils n’interrogent pas
l’Apôtre sur la preuve de la mission de Notre Seigneur Jésus-Christ, encore
moins sur son identité. Le refus de toute discussion est catégorique.
Certainement, ils considèrent la doctrine qu’enseigne Saint Paul comme une
« sagesse » de plus. Ce
sont des hommes désabusés et sceptiques.
« Nous t’entendrons là-dessus une
autre fois. » (Actes des Apôtres, XVII, 32). Leur réponse
nous renvoie à une autre parole, celle de Ponce Pilate : « qu’est-ce que la vérité ? ».
Un
discours apologétique
Le
discours de Saint Paul est structuré et pédagogique. Il est porteur de
réminiscences philosophiques et bibliques dans une forme et des mots
appropriés à son public. Selon Saint Ambroise, il veut « attirer les païens par degrés en leur
montrant d’abord le rapport intime entre leur propre philosophie et la foi
chrétienne […] puis lutter contre l’idolâtrie […] alors seulement passer à la
révélation des vérités proprement chrétiennes. »[12] Nous
pouvons aussi penser qu’il veut également montrer que les Chrétiens sont
arrivés à la même conclusion que les philosophes. « Étant donc de la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la
divinité soit semblable à de l’or, de l’argent ou à de la pierre, sculptés par
l’art et le génie de l’homme. » (Actes des Apôtres, XVII, 29). Comme les
philosophes, les Chrétiens rejettent la religion des poètes et des cités…
Saint Paul montre aussi et surtout l’ignorance des philosophes et donc les limites de
leurs sciences. La doctrine chrétienne élève en effet la connaissance des
hommes car Dieu Lui-même s’est révélé. Les dieux représentés par les poètes, la
citée ou par les philosophes demeurent bien en deçà du Dieu véritable, cause et
principe de toute chose, qui a tout fait selon un ordre, une
intelligence. Dans le monde créé et ordonné par Dieu, l’homme jouit d’un statut
particulier. Dieu lui donne la possibilité de se faire connaître.
Certes
cette connaissance, les philosophes en avaient une partie grâce à leurs efforts
intellectuels. Obtenue par
spéculation, de siècle en siècle, au gré d’un combat difficile, ingrat,
sans-cesse renouvelé, la connaissance intellectuelle de Dieu demeure partielle, imparfaite, inefficace puisqu’elle n’a pas permis d’élever à Athènes un culte digne de
Lui et de supprimer la multitude des fausses représentations païennes. Les
philosophes sont à l’image de ces hommes « qui cherchent Dieu, et s’efforcent de le trouver comme à tâtons »
(Actes des Apôtres, XVII, 27). Cette recherche est certes possible et même voulue par
Dieu. Mais le Dieu philosophique ne doit pas rester un objet purement spéculatif sans
véritable action sur la vie des hommes et de la cité. Il demeure alors inconnaissable,
anonyme, sans nom. Saint Paul est donc venu leur révéler que cette connaissance
a un but. Dieu les jugera avec équité sur leur vie morale et les sanctionnera
en conséquence.
Les
Athéniens sont certes les plus religieux mais leur esprit religieux, que
vaut-il ? Comme Saint Paul, nous pouvons donc nous effrayer en regardant
les nombreux autels qui jalonnent les rues d’Athènes. Comment des hommes aussi
religieux et philosophes que les Athéniens ont pu imaginer des divinités aussi
indignes et leur consacrer des cultes tout aussi condamnables ?
Des
silences significatifs
Saint Paul devant l’Aréopage
Jean-Jacques Lagrenée (1746-1821)
Cathédrale de Lisieux
|
D’autre
part, Saint Paul ne confond pas les dieux des religions païennes au Dieu
véritable. Jamais il ne dénonce la fausseté des faux dieux. Il ne les invoque
jamais. Il concentre son discours sur la seule connaissance qu’Il apporte sur
Dieu, c’est-à-dire sur le véritable Dieu, sur Celui que les Athéniens ne
connaissent pas en dépit de leur sentiment religieux. En clair, la religion des
philosophes ne touche pas l’âme. Elle n’a pas le pouvoir de
modifier ou de redresser l’esprit religieux des Athéniens…
Un discours efficace ?
L’épisode
d’Athènes ne se finit par le refus des sages d’entendre davantage Saint Paul. Ses
paroles n’ont pas été vaines. Elles ont réussi à déstabiliser certains
Athéniens. « Quelques uns cependant
s’attachant à lui, crurent : entre lesquels, Denys l’Aréopagite, et une
femme au nom de Damaris l’Aréopagite, et d’autres avec eux. » (Actes des Apôtres, XVII, 33) Saint Denys l’Aréopagite[13] sera
évêque d’Athènes et martyr. Selon Saint Ambroise et Saint Jean Damascène,
Sainte Damaris serait l’épouse de Saint Denis.
Un
enseignement sans équivoque
Saint
Paul s’est donc adressé aux hommes réputés les plus savants de son temps, aux
maîtres de la sagesse grecque. Dans la forme, il utilise les
procédés rhétoriques en usage chez les philosophes. Comme nous l’avons signalé,
il se fait grec avec les Grecs afin d’être entendu. Il s’adapte à son public.
Mais la doctrine qu’il enseigne est bien la doctrine chrétienne. Ses paroles
sont sans équivoque. Les techniques rhétoriques qu'il utilise ne sont que des moyens mis en
œuvre pour rendre intelligible la doctrine chrétienne. Il ne s’agit pas non
plus de plaire à un public au risque de faire taire ce qu’il ne souhaite pas
entendre. Dans le discours de Saint Paul, il n’y a aucune démagogie…
Remarquons
encore que Saint Paul ignore sciemment les dieux païens, ne les confond pas
avec Dieu, n’attaque pas le paganisme
tout en dénonçant ses erreurs. Il s’attache à transmettre la vérité sans
compromettre l’enseignement qu’il a reçu. Il parle en homme convaincu.
Dans
la première partie de son discours, il rejoint le Dieu des philosophes pour
aussitôt montrer les limites de leurs connaissances. Il ne semble pas étonner
l’assemblée, reprenant ce que la raison avait longtemps justifié. Le Dieu
inconnu n’est pas un Dieu déraisonnable. Mais dans la seconde et troisième partie,
dépassant la connaissance intellectuelle, il annonce l’œuvre de la Rédemption,
provoquant éclats de rire et soupirs. Saint Paul n’est plus dans le domaine de
la raison mais de la Révélation. Il parle du dieu méconnu des Athéniens,
c’est-à-dire de l’idée de Dieu que les philosophes ont lentement découverte par
le raisonnement sans Le connaître véritablement, du Dieu dont la connaissance
dépasse celle de la raison humaine, du Dieu qui s’est manifesté Lui-même. Les
philosophes peuvent accepter un dieu unique, créateur et souverain du monde.
Qu’Il puisse encore juger les hommes en fonction de leur conduite, cela peut
encore être écouté. Mais que les morts puissent être ressuscités, ils ne
l’acceptent pas.
Contrairement
à la pensée des Athéniens, Saint Paul parle d’un Dieu vivant, réel, qui
intervient dans le monde comme Il l’entend. Le dieu des philosophes est un dieu
conceptuel, qui, en dépit des attributs de puissance et de liberté qu’ils lui
ont donnés, ne dispose d’aucun pouvoir réel, d’aucune initiative. Il est à la
hauteur de la pensée humaine. Aux yeux des païens, la justice consiste uniquement à l’harmonie du
monde et à la préservation des règles qu’Il a établies. La doctrine chrétienne dépasse cette conception païenne de Dieu et du monde pour montrer les liens qui existent entre
Dieu et les hommes, un lien de dépendance et de responsabilité inscrit dans
l’histoire de l’humanité comme dans l’histoire de chaque homme. Tout en étant
éternel et transcendant, Dieu intervient personnellement dans l’histoire des
hommes, montrant un amour qui dépasse toute imagination, une intelligence et
une volonté indépendantes de l’homme. L’homme est un être privilégié devant
Dieu qui œuvre pour Lui offrir une destinée unique parmi toutes ses créatures
sans aucun mérite de sa part. Dieu est miséricordieux et juge.
Conclusion
Voilà
le Dieu inconnu que les Athéniens adorent sans connaître ! Il n’est pas le
dieu théorisé des philosophes, enfermé dans des catégories humaines, objet des
disputes entre les différents courants philosophiques, froid et sans vie. Ainsi
en dépit de leur religiosité et de leur science, les Athéniens sont dans
l’erreur. Leurs connaissances ne peuvent apaiser l’inquiétude religieuse qui se
manifeste par la multitude des monuments et des cultes, notamment par cette
sublime contradiction que présente l’autel du dieu inconnu et par la multitude
des courants philosophiques contradictoires. Saint Paul présente une conviction
et une sérénité exemplaires. Il n’y a ni doute ni scepticisme…
Ainsi
après s’être appuyé sur les points d’entente avec les philosophes, décrivant la
nature et des attributs de Dieu, Saint Paul dévoile la vérité chrétienne sans
complaisance ni atténuation, montrant par conséquent leurs erreurs et leur
ignorance. Il les élève à une connaissance qui dépasse une conception humaine
de la divinité dans laquelle ils sont enfermés. Contrairement à certains
discours contemporains, il n’y a pas de dialogue possible. Saint Paul ne le
recherche pas. Il enseigne à ceux qui veulent entendre. Il ne discute pas. Il
n’y a ni tolérance ni syncrétisme dans son discours. Il n’y a non plus aucune
marque de respect envers les païens et leur religion. Tout en se montrant
audible, il parle clairement comme le héraut d’une religion une et vraie.
Implicitement sont condamnées toutes les autres. Il n’y aucune hésitation, ni
gêne. Saint Paul parle en homme convaincu.
Remarquons
que Saint Paul n’a rien organisé. Il répond aux initiatives de ses auditeurs.
Ce sont bien les Athéniens qui lui demandent de venir présenter sa doctrine à
l’Aréopage. De même, seuls ceux qui sont touchés par l’enseignement de l’Apôtre
s’approchent de lui pour l’entendre davantage, les autres demeurant dans le
mépris et l’indifférence. Dieu semble tout orchestrer. Cependant, l’homme
demeure libre au sens où il peut refuser de suivre les initiatives
divines. Saint Paul aurait pu ne pas répondre aux sollicitations des Athéniens.
La plupart des auditeurs refusent de l’entendre. De même, si Dieu appelle tous
les hommes à entendre la parole de vérité, l’homme seul peut la refuser.
Il
est certes bon de connaître les différentes conceptions religieuses et
philosophiques des différentes cultures ou sociétés humaines et de les
considérer comme le fruit d’une recherche à tâtons, comme préalables à tout
discours apologétique, mais il est faux et dangereux, et contraire à la pensée
de Saint Paul, de les respecter pour la raison qu’elles contiennent des vérités
partielles ! Il ne s’agit surtout pas de les conforter dans l’erreur mais de
les ouvrir à la vérité, à une connaissance plus élevée de Dieu et de sa
volonté afin qu’au jour du jugement ils puissent jouir de l’amour de Dieu.
Notes et références
[1] Voir Sophocle, Œdipe à Colonne, 260 et
Xénophon, République
athénienne, III, 2.
[2] Voir Flavius Joseph, Contre Apion, II, II.
[3] Saint Jérôme, Hieronyme.in ep. ad Tit.,
c, 1 dans Dictionnaire
historique, archéologique, philologique, chronologique, géographique et
littéral de la Bible, volume 1, Aimé François James, abbé Jacques Paul
Migne, 1845.
[4] Voir Philostrate, Apollonius de Tyane, sa vie, ses
voyages, ses prodiges, A. Chassang, Paris, 1862.
[5] Voir Pausanias, Descriptions de la Grèce,
L’Attique, 1.4. Il évoque un autel dédié aux dieux inconnus qui se trouve sur
le chemin de Phalère à Athènes.
[6] Voir Wikipédia,
article Agnostos Deos.
[7] Voir Aratos, Phaenomena, V, 5 selon Un vers d’Epiménide dans le
Discours sur l’Aréopage, Pierre Courcelle dans Revue des Études Grecques,
tome 76, fascicule 361-363, Juillet-décembre 1963, http://www.persee.fr.
[8] Voir Sénèque, Exhortationes d’après Lactance, Institutions divines,
livre VI, 25, 3.
[9] Selon un texte syriaque d’Isho'dad de
Merv, évêque nestorien de Hadatha (IXe siècle). Voir Un vers d’Epiménide dans le
Discours sur l’Aréopage, Pierre Courcelle. Il est à signaler que l’Épître à
Titre reprend aussi un
vers du même passage d’Epiménide, ce qui accrédite encore plus l’authenticité
du discours de Saint Paul.
[10] Voir Ps.,
XIX, 1 et L, 8, 12, Is.,
LXVI, a.
[11] Remarquons que Saint Paul utilise un
terme grec pour parler de résurrection. Il emploie l’expression « anastasis »
qui signifie littéralement se lever après avoir dormi ou connu une chute.
[12] Voir Saint Ambroise, Commentaire de Saint Luc,
VI, 104.
[13] Il a été longtemps confondu avec un
moine, qui porte aujourd’hui le surnom de« Pseudo Denys », l’auteur d’ouvrages mystiques,
dont les Noms Divins,
ou avec le premier évêque de Paris.
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