" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 12 janvier 2015

Le canon de la Sainte Écriture

Dans un article récent [13], nous avons vu que les Ébionites et les Marcionistes élaboraient leur propre bible en fonction de leurs doctrines. Des textes sacrés ont été rejetés, expurgés, manipulés pour justifier leur enseignement. Le début de l’ère chrétienne est aussi marqué par la diffusion de livres prétendus apostoliques qui, souvent fantaisistes, diffusaient un enseignement gnostique ou judéo-chrétien contraire à celui de l’Église. Toujours aux premiers siècles, au cours des persécutions antichrétiennes, les autorités romaines ont recherché à brûler les Livres Saints en vue d’empêcher la diffusion du christianisme. L’Église a alors vivement condamné les évêques qui leur ont livré les textes sacrés. De même, avant l’ère chrétienne, sous Antiochus Épiphane, les Juifs ont aussi préservé de la destruction leurs Livres Saints. Ces faits historiques montrent ainsi la nécessité d’identifier formellement les Livres qui forment la Sainte Écriture. Dans cet article, nous allons donc présenter comment se serait constituée la liste officielle de la Sainte Bible que nous appelons « canon ».
Le canon biblique, régulateur de la foi
Le canon biblique définit la liste des Livres que l’Église déclare officiellement inspirés de Dieu. Par extrapolation, il désigne les livres qui forment officiellement la Sainte Bible. En dehors de ces textes canoniques, « rien ne doit être lu dans l’Église sous le nom de divines Écritures. »[1]
Le terme de « canon » est souvent employé dans l’Église. Nous le retrouvons pour désigner une partie de la Sainte Messe, les tableaux déposés sur l’autel sur lesquels sont écrites certaines prières que doit réciter le célébrant, le catalogue des saints et des saintes, des textes juridiques, etc. Il provient d’un terme grec « kanôn » qui signifie « règle ». Il pourrait être emprunté aux langues sémitiques[2]. Le mot hébreu « qâneh » en est très proche. Il désigne le roseau qui sert à mesurer. Le terme peut alors s’entendre à l’origine comme un objet servant à mesurer, une règle, un modèle. Au sens dérivé, il désigne la chose mesurée elle-même. A Alexandrie, les grammairiens nommaient « canon » la collection des œuvres classiques dignes d’être proposées comme modèles en raison de la pureté de la langue. Pline désignait sous le nom de « canon » de Polyclète l’ensemble des règles et mesures à suivre dans la statuaire. Épictète appelait « canon » l’homme qui pouvait servir de modèle aux autres à cause de la rectitude de sa vie.
Saint Paul reprend le terme de « canon » dans les deux sens. Il l’emploie pour désigner des choses mesurées, par exemple en parlant du champ d’apostolat dans lequel il se glorifie « selon la mesure du champ d’action que Dieu nous a assigné pour nous faire arriver jusqu’à vous » (II Corinthiens, X, 13). Il l’utilise aussi au sens de règle de vie. « Paix et miséricorde sur tous ceux qui observeront cette règle […] » (Galates, VI, 16), c’est-à-dire le principe de conduite qu’il a énoncé précédemment : « la circoncision n’est rien, l’incirconcision n’est rien ; ce qui est tout, c’est d’être une nouvelle créature. » (Galates, VI, 15)
Le terme est souvent repris par les premiers chrétiens pour désigner la règle de la Tradition, la règle de la foi ou de la vérité, la règle de la vie chrétienne ou de la discipline ecclésiastique. A partir du IVe siècle, il désigne aussi les décrets que les autorités ecclésiastiques ont promulgués dans les conciles.
Le canon biblique peut donc être entendu de deux manières. Comme le roseau, il désigne la chose qui mesure, c’est-à-dire la règle de foi. Dès les premiers temps, les chrétiens voient en effet dans la Sainte Écriture comme renfermant une véritable règle de foi et de vie[3]. Puis comme les écrits canoniques des grammairiens, il désigne la chose mesurée, c’est-à-dire les textes dont une autorité a fixés comme règle écrite de la foi puis comme écrits régulateurs. Ce sens est attesté dès le IIIe siècle tant en Orient qu’en Occident. Selon la plupart des commentaires, Saint Athanase serait le premier à utiliser le terme de canon pour désigner la liste close des œuvres que l’Église considère comme textes inspirés[4]. A partir du IVe siècle, cet usage devient courant chez les écrivains grecs et latins.
Nous entendons donc aujourd'hui par « canon biblique » « la collection des livres divinement inspirés qui renferment la révélation ou la règle infaillible de la foi et des mœurs. »[5] L’adjectif « canonique »  est alors utilisé pour désigner les livres qui appartiennent au canon. Ainsi seuls les livres canoniques doivent être entendus comme inspirés et donc ayant Dieu pour véritable auteur. Eux-seuls contiennent la Révélation comme le proclame déjà le concile de Laodicée  en 363 (canon 59).
L’Église à l’origine de la canonicité des livres bibliques
Seule l’Église peut définir la canonicité des Saintes Écritures. C’est en effet « l’Église seule » qui « reçoit et vénère »[6]. Précisons qu’elle ne la crée pas ; elle ne fait que la reconnaître. En effet, des textes bibliques ne sont pas dits inspirés parce qu’ils sont canoniques mais parce qu’ils sont inspirés, ils sont dits canoniques. L’inspiration est donc une condition préalable à leur canonicité. « L’Église les tient pour tels non point parce que composés par le seul travail de l’homme, ils auraient été ensuite approuvés par son autorité, ni non plus seulement parce qu’ils contiennent sans erreur la Révélation, mais parce qu’écrits sous l’inspiration du Saint Esprit, ils sont Dieu pour auteur et ont été transis comme tels à l’Église. »[7] Ce n’est donc ni leur authenticité, ni leur inerrance qui conditionnent leur canonicité. Ce n’est pas non plus leur inimitabilité. La canonicité d’un texte est seulement la reconnaissance de son origine divine.
Canon de la Sainte Écriture
La réception officielle des livres canoniques
Les premières listes canoniques complètes et officielles que nous possédons aujourd'hui viennent de Rome et de l’Afrique (IVe siècle). L’Église décrète le canon officiellement au Concile de Florence en 1442 dans la bulle sur l’union sur les Coptes et les Éthiopiens. Le Concile de Trente reprendra cette liste en se justifiant. Ce sont les livres « tels qu’on a coutume de lire dans l’Église catholique et qu’on les trouve dans la vieille édition de la Vulgate latine »[8]. Le décret rappelle un usage ancien et le formalise officiellement. Au XVe siècle, les catholiques, les coptes et les éthiopiens rappellent la doctrine sur laquelle se fonde leur union, et notamment les sources de la foi. Le désir d’unité appelle en effet à une unité de foi. Au XVIe siècle, l’Église doit le confirmer face aux  protestants qui remettaient en cause la canonicité de certains ouvrages.
Les livres apocryphes[9]
« Chez les anciens, on appelait apocryphe des écrits, dont l’origine était inconnue ou qui portait un faux nom, ainsi que des écrits non admis dans le canon, bien, d’après leur titre ils eussent pu revendiquer leur admission, et que même, durant un certain temps quelqu’uns aient été regardés comme canoniques »[10]. Nous pouvons déjà faire la remarque que le terme d'« apocryphe » n’a de sens que par rapport à un canon biblique.
Les livres apocryphes sont des écrits d’origine juive ou chrétienne, anonymes ou pseudonymes, qui sont regardés et acceptés par l’Église comme des livres non inspirés. Ce sont donc des écrits qui ne peuvent pas figurer dans le canon des Saintes Écritures. L’Église leur attribue cette qualification car certaines communautés généralement hérétiques les considéraient comme inspirés et donc leur octroyaient une autorité qu’ils n’avaient pas.
Généralement, les livres apocryphes ont pour but de diffuser une doctrine opposée au judaïsme ou au christianisme. Par conséquent, ils s’opposent aux Livres Saints. Ils peuvent aussi être des œuvres de propagandes censés justifier une politique. Enfin, ils ont l’intention de satisfaire la curiosité des croyants en éclairant des points d’ombre qu’ont laissés les livres sacrés. Pour toutes ces raisons, ils sont considérés comme douteux. Cela ne signifie pas qu’ils sont nécessairement faux et systématiquement hérétiques. Ils peuvent par exemple refléter des pratiques anciennes en usage dans les premières communautés chrétiennes. Ils peuvent aussi être l’écho de la tradition orale des premiers temps. Certaines informations que seuls des apocryphes nous ont données ont ainsi été prises en considération par l’Église. Cela signifie simplement qu’ils ne peuvent pas être considérés comme des œuvres ayant Dieu pour origine. En un mot, ils n’ont aucune autorité en matière de foi et de morale. Ainsi leur lecture nécessite prudence et critique.
Ne confondons pas les livres apocryphes avec d’autres textes qui parfois ont été inclus dans « le catalogue des livres sacrés » et qui finalement en ont été définitivement rejetés. Nous pouvons citer par exemple le Pasteur d’Hermas ou la Lettre de Saint Clément. Ce sont des textes vénérables depuis les premiers temps. Ils sont aussi en usage pour l’enseignement. « Pour plus d’exactitude je suis obligé d’ajouter ceci aussi à ma lettre, qu’il y a d’autres livres en-dehors de ceux-là, qui ne sont pas canonisés, mais que l’usage reçu des Pères a prescrit de lire aux débutants qui veulent recevoir l’enseignement catéchétique de la vraie religion »[11]. Saint Épiphane les qualifie aussi d’« utiles » et de « profitables ».
La présence de livres apocryphes tant juifs que chrétiens impose donc aux autorités judaïques et chrétiennes de reconnaître formellement les œuvres véritablement inspirées. L’élaboration du canon répond donc à cette nécessité. Elle a donné lieu à des critères discriminants. Cela ne signifie pas que l’Église a créé le canon. « L’Église catholique n’accepte pas l’honneur prétendu qu’on lui fait d’avoir elle-même créé le Nouveau Testament en le haussant à la dignité d’Écriture Sainte. Elle n’a point cette prétention. Elle a reçu les livres du Nouveau Testament comme ceux de l’Ancien, revêtus d’une autorité propre, et en a conservé le dépôt. »[12]
Dans l’article suivant, nous allons présenter l'élaboration du canon juif de l’Ancien Testament puis celle du canon chrétien selon les dernières découvertes …




Références
[1] 3ème concile de Carthage (397), canon 47, denziger 186.
[2] Voir Initiation biblique, chapitre II, sous la direction de A. Robert et de A. Tricot, Desclée et Cie, 1938.
[3] Voir Saint Clément d’Alexandrie, Stromate, VI, 15.
[4] Voir Saint Athanase, Lettre festale 39. Cette lettre date de 367.
[5] Voir Initiation biblique, chapitre II.
[6] Concile de Rome (382), denziger 180.
[7] Concile de Vatican I, Constitution dogmatique Dei Filius sur la foi catholique, chapitre 2, canon 4, 24 avril 1870, denziger 3006.
[8] Concile de Trente, décret sur la Réception des Livres Saints et des Traductions, denzinger 1504).
[9] « Apocryphe » vient de « apo » « cryptam ». « Cryptam » désigne le lieu où étaient enfermés livres sacrés dans les synagogues.
[10] Berthold Ataner, Précis Patrologique, 1961, p.103.
[11] Saint Athanase, Lettre Festale 39.
[12] Lagrange, Introduction à l’étude du Nouveau Testament, I. Histoire ancienne du canon du Nouveau Testament, Lecoffre, 1933, cité dans Apologétique, La crédibilité de la Révélation divine transmise aux hommes par Jésus-Christ, Abbé Bernard Lucien, éditions Nuntiavit, 2011.
[13] Émeraude, article "Contre les Ébionites et les Marcionistes : intégrité et unité de la Sainte Ecriture en danger", novembre 2014.

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