" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 3 décembre 2014

Contre Hegel, Kierkegaard : les limites de la raison à l'irrationalisme


Hegel a élaboré un système dont le but est de tout expliquer, y compris le christianisme. Dans le monde qu'il a construit, où la pensée et la réalité se confondent, chaque chose est en mouvement et porte en soi le moteur de son mouvement. Dans l'hégélianisme, la dialectique est le moteur de la pensée et de toute réalité. Tout s’explique par la dialectique hégélienne. Après avoir porté notre regard sur Hegel [5], nous allons désormais nous tourner vers un de ses plus lucides opposants, Kierkegaard. Face à la spéculation toute puissante de l'idéaliste, Kierkegaard pose l’existence et par là pourfend l’hégélianisme et tout système rationaliste. Mais emporté à son tour par sa pensée, il finit lui-aussi par s’égarer. Avec lui, nous tombons alors dans l’irrationalisme…

Kierkegaard (1813-1855), un penseur religieux tourmenté
Protestant danois, élevé dans une atmosphère très dure, dominé par les idées de péché et de devoir, Kierkegaard a abandonné toute pratique religieuse dès qu’il est sorti de la tutelle paternelle. Après une vie dissipée, il retrouve une vie religieuse fervente. Mélancolique et solitaire, d’une personnalité tourmentée, il vit en-dehors de tout cadre établi. Indépendant, il écrit aussi beaucoup de livres et se lance souvent dans des polémiques parfois violentes. « Le jour, il fréquente le monde, où son esprit lui permet de briller. La nuit, il médite et il écrit, surexcité par l’affluence de ses pensées »[1]. Il se considère comme un penseur religieux dont l’objectif est de rendre ses contemporains plus attentifs au christianisme tel qu’il le considère, c’est-à-dire fortement imprégné de protestantisme. Enfin, dans la dernière année se sa vie, il se pose comme un adversaire acharné de l’église protestante, d’un protestantisme officiel, institutionnel. Il délaisse les subtilités de la pensée pour lancer des attaques d’une extrême violence. Il prône un christianisme de pure intériorité, en particulier indépendant de l’État.
L’histoire de cet homme a fortement pesé sur ses pensées. Kierkegaard a vécu une enfance imprégnée d’une éducation religieuse austère et étouffante. Il ne cessera jamais de dénoncer ce christianisme qui a fini par oublier la vie intérieure au profit du conformisme social. Toute sa vie, il luttera pour donner sens à l’existence. Et l’existence ne se réduit pas à un concept abstrait. L’homme se définit par son existence, une existence qui rencontre des épreuves, des ruptures, des souffrances. Il demande surtout de consentir à l’effort requis par l’existence même. L’existentialisme est né de sa douloureuse expérience.
Les contradictions de l’hégélianisme
Kierkegaard pose les limites de la raison et les contradictions de la pensée hégélienne. Hegel fonde sa philosophie sur la capacité de la raison de construire un système qui par lui-même doit tout expliquer. Or la raison est impuissante par elle-même à le définir, c’est-à-dire à en poser les limites. Car il faut bien arrêter la réflexion qui en soi est infinie. « La réflexion ne peut être arrêtée que par quelque chose d’autre, et cette autre chose est tout différent du logique car c’est une décision ». En outre, un système ne peut être totalement explicatif que s’il est achevé. Mais est-il vraiment fini ? Non, il est toujours en voie de développement. Ainsi son incomplétude est la marque d’une profonde contradiction. Ce qui est finalement proposé n’est pas vraiment un système mais l’effort d’un homme vers le système.
Kierkegaard montre alors toute l’absurdité de cet effort. Hegel introduit le mouvement dans la logique. Or la logique est intemporelle. Elle est incapable de comprendre le mouvement. « N’est-il pas extraordinaire de poser le mouvement comme base d’une sphère où il est impensable, ou de laisser le mouvement expliquer la logique, alors que la logique ne peut pas expliquer le mouvement ? » Bergson précisera à son tour l’incapacité de la raison de concevoir la durée. Elle ne perçoit que l’instant sous forme spatiale. Or sans durée, il n’y a point de mouvement. La raison ne comprend le mouvement que sous la forme d’une succession d’instants.
L’impossibilité de concevoir l’existant
La pensée ne conçoit l’être que hors du temps. Ainsi elle ne conçoit la réalité que sous la forme de la possibilité. En un mot, elle ne conçoit que des essences. Or « l’existence est ce qui sépare ». La réalité contient des alternatives que la pensée ne peut concevoir. Dans la vie réelle, telle chose est choisie à l’exclusion d’une autre. La réalité est finalement un champ restreint des possibilités qui en fait n’en sont plus. Ainsi est-elle concrète contrairement à la pensée qui évolue dans l’abstraction, dans le champ de toutes les possibilités. La réalité est le monde du non-choix. Une chose est ou n’est pas. Une action est entreprise et pas une autre.
Pour exister, la pensée abolit donc la réalité. Contrairement au principe fondamental de l’hégélianisme, nous ne pouvons pas confondre la réalité et la pensée. « La réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l’abstraction, car le plan où celle-ci se tient n’est pas celui de la réalité, mais celui de la possibilité. L’abstraction ne peut se rendre maîtresse de la réalité qu’en l’abolissant : l’abolir signifie justement la transposer en possibilité. » La pensée songe aux êtres abstraits, purs, intemporels, sans aucune alternative quand la réalité pose des êtres individuels, concrets. 
Il est important de constater que le philosophe qui construit le système ne s’y inclut pas. Il prône l’objectivité et se désintéresse de lui mais nous arrivons à un système qui ne peut pas le comprendre. Paradoxe significatif. Le système peut tout expliquer sauf lui-même !
Kierkegaard en conclut donc en l’impossibilité rationnelle de définir un système capable d’expliquer l’existence. La spéculation est en fait incapable de penser l’existence, de l’expliquer, de le démontrer. Il rappelle Aristote qui avait montré que l’individu n’est pas conceptualisable. « Qu’un penseur abstrait démontre son existence par sa pensée, c’est une étrange contradiction, car dans la mesure où il pense abstraitement, il fait abstraction précisément du fait qu’il existe ». La pensée ne peut concevoir que du général. Elle ne peut expliquer que le champ des possibilités.
Nous pouvons peut-être mieux comprendre le problème de la science quantique lorsqu’elles doivent interpréter ses résultats dans le monde réel. Le problème se trouve justement dans le passage entre l’infiniment petit, qui n’est concevable qu’au moyen de la pensée, et notre dimension sensible directement connue. En concevant la nature sous forme purement mathématique, cette science ne peut parvenir à l’existant.
L’absurdité de la méthode hégélienne
Selon Kierkegaard, la raison ne peut donc démontrer l’existence. Le christianisme n’est donc pas démontrable. S’il contient une doctrine, il n’est pas « une doctrine philosophique qui veut être comprise spéculativement ». Il n’est pas un système. Il est donc absurde de vouloir spéculer sur son sujet. Le christianisme est « une doctrine qui veut être réalisée dans l’existence ». 
Kierkegaard considère donc absurde le fait de vouloir justifier le christianisme par une démarche rationnelle. Cela révélerait un manque ou une perte de foi. Le fait de chercher des preuves rationnelles signifie en effet qu’on ne croit plus. Le fait de démontrer la vérité du christianisme conduit à cesser de croire. Certes, la foi disparaît si la raison devient le fondement de l’adhésion au christianisme. Mais il est légitime de vouloir montrer que la foi n’est pas incompatible avec la raison. La foi est en effet raisonnable.
Il est alors facile de comprendre l’absurdité de la méthode hégélienne. Hegel ramène le christianisme à une simple doctrine et l’enferme dans des concepts. Par cette abstraction, il en oublie l’essentiel. Il peut alors intégrer le christianisme dans son système. Il lui reconnaît une certaine « vérité » pour ensuite la dépasser. Il le conçoit comme une étape du développement de l’Esprit. « On a dit beaucoup de choses bizarres, pitoyables et révoltantes sur le christianisme, mais la chose la plus bête qu’on ait jamais dites est qu’il est vrai jusqu’à un certain degré. »
La pensée subjective
Pour s’opposer à l’hégélianisme, Kierkegaard focalise sa pensée sur l’existence. C’est pourquoi il est considéré comme le père de l’existentialisme
Il distingue la pensée objective de la pensée subjective« Au lieu que la pensée abstraite a pour tache de comprendre le concret, le penseur subjectif a pour tâche de comprendre l’abstrait. La pensée abstraite détourne son regard des hommes concrets au profit de l’homme en soi ; l’abstraction « être un homme », le penseur subjectif la comprend concrètement : être tel homme particulier existant. » le penseur objectif ne songe pas à l’homme qui pense contrairement au penseur subjectif qui pose un sujet pensant et quelque chose qui est pensée. Le penseur subjectif doit en fait se comprendre lui-même dans l’existence. Il pense ainsi en relation avec lui-même alors que le penseur objectif est désintéressé. Il prend donc conscience de lui-même et de tous les problèmes de l’existence. Il est finalement passionné.
Le penseur subjectif doit aussi affronter les contradictions dans lequel l’homme se débat. « L’existence est une énorme contradiction dont le penseur subjectif ne doit pas faire abstraction, mais dans laquelle au contraire il doit rester. » Et face à ces contradictions, l’homme doit nécessairement choisir.
Par conséquent, la vérité objective qui est le but de la pensée objective est sans intérêt. L’important est d’être dans la vérité, c’est-à-dire d’atteindre la vérité subjective au sens d’appropriation, d’intériorité, ce que peut saisir le penseur subjectif.
Ainsi concernant Dieu, le penseur subjectif est plus préoccupé des rapports qu’il doit entretenir avec Dieu que la connaissance de Dieu. La pensée objectif ne peut en fait atteindre Dieu puisqu’« Dieu étant sujet, n’existe qu’intérieurement pour la subjectivité ». La foi est finalement « la pointe de la pensée subjective ».
L’homme est un devenant





Insistons sur une des catégories de la pensée de Kierkegaard : « le devenir est l’existence même du penseur ». La réalité laisse l’homme devant des alternatifs. Chaque fois que l’homme choisit quelque chose, c’est lui-même qui se choisit. « Se choisir soi-même » est la définition même de la liberté. Quand nous choisissons le péché, nous nous choisissons coupables. Pour être libre, faut-il alors sortir de son indifférence pour choisir de se choisir. « La grandeur de l’homme ne consiste pas à être ceci ou cela, mais soi-même, et tout homme le peut quand il veut ».
Selon certains commentateurs, Kierkegaard en vient à opposer le « devenir chrétien » à l’« être chrétien », opposition qui fait de l’individu la catégorie centrale de son christianisme. Il reprend, en le dénaturant, un des arguments de Tertullien : « on ne naît pas chrétien, on le devient ». En fait, dans ses propos, nous retrouvons son hostilité envers l’église protestante institutionnelle et le conformisme social qui détermine socialement le fait d’être chrétien. Nous sommes loin de la pensée de Tertullien.
Les trois sphères d’existence
Selon le degré de liberté, Kierkegaard distingue différentes types d'existence : « il y a trois sphères d’existence : l’esthétique, l’éthique et la religieuse ». Ce sont différents modes de vie hiérarchiques qui se déterminent par leur fin. Ces sphères s’excluent strictement.
La sphère esthétique est une vie dissipée, toute entière consacrée à la jouissance. Il vit dans le présent sans rapport avec l’éternité. C’est la sphère du penseur objectif. Il ne s’approprie pas de la vérité qu’il contemple. Il ne la vit pas. Il ne se choisit pas. Par conséquent, il n’existe pas, il n’est que possible. Nous sommes donc au stade de la sensation, de l’immédiateté de l’instant, du désespoir… « Tout est retranché, sauf le présent ; quelle merveille alors qu’on le perde dans la perpétuelle angoisse de le perdre ! »[2]

La sphère éthique est une vie sérieuse dont le premier souci est l’accomplissement du devoir. Engagé dans l’existence, l’homme s’est approprié de son devoir. Il s’est donc choisi. Il existe donc de façon authentique. Mais s’il s’affirme en tant qu’individu, il s’est aussi établi dans le général que trace le devoir. Il est donc à la fois homme unique et général. « Nul n’est comme lui, et en même temps il est devenu général. » Kierkegaard considère cette sphère comme « l’art véritable de la vie » mais l’homme n’atteint pas sa plénitude, le but suprême de sa vie.
La sphère religieuse est celle où l’homme existe au plus haut point. Il vit selon la foi, c’est-à-dire selon un mouvement passionné de la volonté qui vise la béatitude éternelle. Or la Révélation va à l’encontre de la raison. Le dogme de l'Incarnation - Dieu fait chair, l’infini né dans le temps - est défini comme le paradoxe absolu. « Perdre la raison pour gagner Dieu, c’est l’acte même de croire ».
Contrairement à Hegel qui intègre la contradiction dans la raison, Kierkegaard l’exclut de la raison tout en l'acceptant. Le paradoxe est au-dessus de la raison. L’homme doit donc le maintenir en lui sans chercher à le résoudre. Kierkegaard considère Notre Seigneur Jésus-Christ comme le Paradoxe absolu. La foi est de l’ordre du paradoxale. « La foi est au-dessus de la raison. […] La foi ne peut donc pas être prouvée, fondée, conçue car il lui manque l’articulation qui rend possible un enchaînement, ce qui ne veut rien dire d’autre sinon qu’elle est un paradoxe. » [3] Le paradoxe naît du rapport qui existe entre la vérité éternelle et l’existence humaine.
Cette vie est alors souffrance, un « crucifiement de l’intelligence ». Mais en prenant conscience du péché et en se tenant ainsi devant Dieu, l’homme approfondit son individualité. « Oser à fond être soi-même, oser réaliser un individu, non tel ou tel, mais celui-ci, isolé devant Dieu, seul dans l’immensité de son effort et de sa responsabilité, c’est là l’héroïsme chrétien ».
Il est possible de passer d’une sphère à une autre même si elles sont séparées par l’abîme. Kierkegaard parle de « saut existentiel ». Contrairement à Hegel, il ne conçoit ni conciliation, ni synthèse. L’homme peut réaliser ce saut en un instant par un acte de liberté. Aucune logique ne peut le contraindre à passer d’une sphère à une autre. Personne ne peut le faire pour lui. Cependant, il est possible de s’y préparer. Cette sorte de préparation est une dialectique au sens qu’elle est existentielle. Son rôle est de faire prendre conscience de l’insuffisance et de l’inconsistance des sphères inférieures. Dans sa sphère esthétique, cette préparation est l’ironie clairvoyante ; dans sa sphère éthique, elle est l’humour.

En conclusion, Kierkegaard a le mérite de montrer toute la faiblesse d’une philosophie idéaliste, et notamment l'hégélianisme, en recentrant les questions sur l’homme concret, sur son existence. Il a aussi le mérite de s’opposer à une forme de christianisme vide de spiritualité et de vie, fait de conformismes et de contraintes.
Mais à force d’insister sur le « vécu » de l’homme, il en vient à dénigrer la raison et la doctrine chrétienne. La connaissance rationnelle est qualifiée de « fantasmagorie »[4]. Il dénie toute certitude à la connaissance naturelle. Il conduit au scepticisme.
S’il faut dénoncer l’ambition d’Hegel de construire un système philosophique totalitaire, il est encore plus condamnable de construire une philosophie sans système. Car naturellement, la spéculation tend à une forme systématique. Elle se construit, s’organise et tend à former un système cohérent. N’est-ce pas un des principes de la philosophie ? Kierkegaard s’égare dans une critique radicale contre la raison au point de déraisonner. Alors qu'il attaque les prétentions de la raison, il n’échappe pas non plus à la raison et à ses dangers. Tout en condamnant l’intellectualisme, il intellectualise à son tour et raisonne avec des notions bien abstraites.


Références
[1] Roger Verneaux, Histoire de la philosophie contemporaine, chapitre I, II, Beauchesne, 1960. Toutes les citations sauf exception sont tirées de cet ouvrage.
[2] Kierkegaard, L’Alternative, cité dans Problèmes et grands courants de la philosophie de Louis Jugnet, éditions de Chiré, 2013.
[3] Kierkegaard, Post-Scriptum aux Miettes philosophiques cité dans Le Monde des religions, article "3 clés pour comprendre Soren Kierkegaard" de Henri de Monvallier, 21 décembre 2011.
[4] Kierkegaard, Post-Scriptum cité dans Problèmes et grands courants de la philosophie de Louis Jugnet.
[5] Voir 
Émeraudearticles "L'idéalisme allemand au XIXe siècle", "La dialectique hégélienne", "Le mirage de l'hégélianisme", octobre 2014.

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