" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 14 avril 2014

Réalité et science, réponses de la physique quantique

La physique quantique est bien étrange non pas par les contradictions qu’elle révèle mais par les différentes conclusions qui en sont tirées. Certes les résultats de certaines expériences sont déroutants et dépassent ce que le bon sens aurait pu imaginer mais ils ne devraient pas nous étonner quand nous songeons aux limites de notre intelligence et de nos discours. Ce qui est vraiment surprenant est plutôt les interprétations qui sont tirées des formules et du formalisme pour donner du sens à une théorie qui en manque cruellement. 
Nous les avons évoquées dans une série d‘articles : interprétations de Copenhague, de Bohm-Broglie, d’Everett. La première a dominé longtemps la communauté scientifique et semble être aujourd'hui remise en cause. Aucune de ces interprétations ne semble aujourd'hui être rejetable du point de vue scientifique puisque les expériences les confirment toutes avec plus ou moins de difficultés. Qu’importent alors ces interprétations si le physicien parvient avec le seul formalisme à progresser dans le Monde quantique et à le manipuler. Plus enclin à la simplicité et à la rapidité, il serait plus enthousiaste à suivre une interprétation qui le conduit plus assurément aux résultats qu’il attend. Le pragmatisme est un des critères de choix.
Ces interprétations révèlent néanmoins de nombreuses questions d’ordre philosophique, moral et religieux qui peuvent impacter notre manière de vivre et de penser. Si le scientifique peut les ignorer dans le cadre de son travail, l’homme ne peut les méconnaître s’il a une certaine idée de la science. Il ne peut encore moins les ignorer quand vulgarisées, elles tendent à imposer une image erronée du Monde. Après les avoir décrites dans de précédents articles, nous allons désormais mieux en préciser les enjeux.
Interprétation de Copenhague, une interprétation épistémologique
L’interprétation de Copenhague souligne notre incapacité naturelle à décrire le Monde quantique. Il échappe à notre bon sens et à tout langage naturel. Nous sommes donc condamnés à user d’un langage approximatif et imprécis. Selon Bohr, cette ignorance est ancrée dans notre nature et touche aussi le Monde et les autres sciences. Nous ne pouvons pas connaître la réalité telle qu’elle est puisque notre manière de penser et d’exprimer biaise cette réalité. Notre connaissance est donc fondamentalement remise en cause. 
Ce que nous savons finalement de la physique quantique ne décrit pas le Monde quantique mais la connaissance que nous pouvons en avoir. Les tenants de l’interprétation de Copenhague précise néanmoins que leur théorie est complète. : elle est nécessaire et suffisante pour appréhender le Monde quantique. Enfin, il n’y a aucun sens à vouloir connaître le Monde quantique entre deux mesures, donc il est insensé de croire à une science déterministe. 
Ainsi l'interprétation de Copenhague s’interroge davantage sur la connaissance que nous avons de la réalité que sur la réalité elle-même. « L’interprétation de Copenhague peut être qualifiée « d’interprétation épistémologique » de la physique quantique »[1].
Dr Heisenberg Magic Mirror of Uncertainty, 1998
©
 
Duane Michels.
Selon cette même interprétation, la fonction d’onde décrit le Monde quantique sous plusieurs états de potentialités variées. Quand une mesure est réalisée, un seul des états est fixé de manière arbitraire. La valeur de la grandeur mesurée résulte alors du phénomène associé à l’opération de mesure : pas de mesure, pas de grandeur. Aucune grandeur n’existe en soi, hors de toute mesure. Si nous allons jusqu'au bout de cette logique, nous pourrions alors croire que cette valeur existe quand l’homme pose son regard sur le phénomène. La cause de cette connaissance revient-elle finalement à l’homme ? Autre question : comment l’homme peut-il transformer un ensemble d'états superposés en un seul et unique état mesuré ? Est-ce l’instrument de mesure la cause de la réduction de la fonction d’onde ? Mais ce dernier appartient aussi au Monde quantique et donc par conséquent doit être réduit à son tour…

Certains théoriciens donnent ce rôle à la conscience. Selon Eugène Wigner (1902-1995), les flux transitant entre les neurones de notre cerveau seraient la cause de la réduction de la fonction d’onde. La conscience donne donc du sens à la mesure et finalement à la réalité. En clair, l’homme est au cœur de la réalité. Sa conscience crée la réalité telle que nous la connaissons. Devons-nous conclure que le Monde n’existerait pas sans l’homme ?
Einstein comprend rapidement les conséquences des thèses de Bohr. Il s’insurge contre l’idée d’une réalité dépendante de l’homme. « Le physicien doit postuler qu'il étudie un monde qu'il n'a pas fabriqué lui-même et qui est présent, essentiellement inchangé, si le scientifique est lui-même absent. »[4]
Interprétation de Bohm-Broglie, une interprétation réaliste
L’interprétation de Bohm-Broglie tente de donner une vision réaliste et déterministe du Monde quantique. Une particule est accompagnée d’une onde qui la guide de façon régulière au cours du temps. Il n’y a ni états superposés, ni réduction. Selon ses caractéristiques, le phénomène apparaît sous la forme d'une particule ou d'une onde.
Elle s’oppose à l’idée que la physique quantique soit une science complète comme le proclament Bohr et Heisenberg. Elle ne dispose pas en effet de tous les paramètres pour prétendre décrire de manière sûre le Monde quantique.
On accuse alors Bohm de vouloir réintroduire les concepts de la physique classique dans le Monde quantique et de leur donner une réalité pour sauver la conception classique de la physique. Les mêmes accusateurs reprochent à Einstein de ne pas suivre la même audace qu’il a montrée dans ses théories de la relativité. Ils voient donc dans l’interprétation de Bohm une tentative de faire perdurer l’idéalisation de la science, idéalisation qu’ils rejettent absolument. Deux pensées semblent ainsi s’affronter dans des oppositions classiques, entre modernes et anciens, entre continuité et rupture.
Descartes (1596-1650)
Le fondement de la physique classique repose sur le déterminisme, c'est-à-dire sur l’idée que le Monde est régi par des lois que l’homme est capable de connaître, et qu’à partir de cette connaissance, l’homme peut prévoir l’avenir et construire le passé. Les « anciens » ne veulent pas abandonner ce principe. Comme Bohm, ils  veulent « fonder le choix d’une description causale, autrement dit déterministe, en montrant qu’elle était plus fondamentale qu’une description probabiliste comme celle de la mécanique quantique courante ». Leurs adversaires voient dans ce déterminisme le retour des concepts de la physique classique qu’ils trouvent obsolètes et désormais infécondes. Cette interprétation est dénoncée comme « idéologique » et « métaphysique ».


L’interprétation de Bohm arrive aux mêmes résultats que ceux préconisés par l’interprétation de Copenhague. Toutefois, en dépit de cette vérification expérimentale, elle ne parvient pas à s’imposer dans la communauté scientifique. C’est même un échec. Car contrairement aux souhaits de Bohm, elle ne révèle pas une véritable fécondité. « L'on est en droit de penser que c'est bien l’absence de prédictions inédites qui a été l’une des raisons les plus fortes, voire la principale, d’une réception si défavorable. »[2] Il semble donc qu’une interprétation est acceptée dans la communauté scientifique en fonction de sa capacité à faire développer une théorie. Mais en dépit d’un relatif échec, elle montre que « le flou, la subjectivité, et l’indéterminisme, ne nous sont pas imposés de force par les faits expérimentaux, mais proviennent d’un choix théorique délibéré. »[3] Les faits expérimentaux ne permettent pas de les départager. La science est donc incapable par elle-même de confirmer ou non le principe de causalité.
Plus elle s’abstrait de la réalité, moins la science est capable de nous apporter du sens à la connaissance qu’elle nous apporte. Elle s’enferme dans le monde abstrait qu’elle se créé, monde qui ne peut être accessible que dans son propre langage. En ce sens, Bohr a probablement raison. Le langage commun n’est pas adapté pour décrire ce monde abstrait. Son utilisation implique nécessairement des approximations, sources d’erreurs et de paradoxes.
Interprétation d’Everett
La troisième principale interprétation, celle des mondes multiples, est aussi parfaitement déterministe. Toutes les solutions de l’équation de Schrödinger ont une solution mais chacune dans un monde différent et clos. A chaque mesure, l’univers se décompose en autant de mondes qu’il y a d’états superposés, mondes par ailleurs incommunicables. Cette interprétation donne aussi de bons résultats expérimentaux. Les faits expérimentaux ne permettent pas alors de la rejeter. Mais à son tour, elle soulève de nombreuses questions.
Si l’univers se décompose chaque fois qu’il est mesuré, le nombre de mondes parallèles doit être extraordinaire. Il augmente de manière exponentielle. Nous-mêmes nous sommes multipliés à l’infini dans cet univers aux mondes parallèles. Ce modèle a été amélioré pour en limiter le nombre dans le temps. Cependant le problème ne réside pas réellement dans le nombre mais dans leur existence.
Imaginez une expérience qui peut donner lieu à deux résultats. Lors de la mesure, deux mondes se créent. La mesure, donc l’homme, cause la division de l’univers en deux mondes parallèles. Comme dans l’interprétation de Copenhague, nous sommes face à une vision de la réalité anthropocentrique. L’homme serait cause de la réalité.
Est-il possible de rejeter scientifiquement cette interprétation ? Elle fournit les mêmes résultats expérimentaux que donnent les autres interprétations. Elle ne soulève pas non plus de contradictions. Mais ces deux conditions ne suffisent pas pour garantir une certaine véracité scientifique. Car en effet, pouvons-nous prouver quoi que soit dans un Univers où tout est finalement possible sans que nous puissions en vérifier la réalité ? Si un dé donne six, c’est que nous sommes dans le monde dans lequel la valeur du dé est six mais à partir de ce monde, nous ne pouvons pas communiquer avec les autres mondes dans lesquels le dé prend les autres valeurs possibles. Nous vivons comme s’il y a un seul monde dans l'ignorance des autres mondes. Rien n’est donc vérifiable par les faits expérimentaux. Cette solution est-elle alors scientifique puisqu'elle n’est pas vérifiable ? 
Des interprétations d’ordre philosophique et non scientifique
Les interprétations de la physique quantique sont nombreuses et soulèvent chacune des questions essentielles sur la connaissance et plus précisément sur la science. L’interprétation de Copenhague remet en cause l’objectivité de notre connaissance qui résulterait d’un idéalisme scientifique erroné. Et paradoxalement, alors qu’elle dévalorise l’homme, elle le place au centre de la réalité au point de le désigner comme son véritable auteur. Nous retrouvons cet anthropocentrisme dans l’interprétation d’Everett. Seule l’interprétation de Bohm-Broglie lui retire cette puissance en rendant la réalité indépendante de lui.
Quelles que soient leurs divergences, les faits expérimentaux ne parviennent pas à départager ces interprétations. En fait, elles sont rejetées ou acceptées non pour des raisons de validité scientifique mais pour des raisons utilitaristes. Leur « fécondité », c’est-à-dire leur capacité de faire développer la théorie, semble être le véritable critère de choix. Nous pourrions peut-être penser que dans un avenir plus ou moins proche, une expérience pourrait enfin rejeter définitivement l’une des interprétations.
Emmanuel Kant
(1724-1804)
Mais comme dans l’interprétation d’Everett, il est peut-être vain d’attendre une expérience pour les départager car le problème n’est pas d'ordre scientifique mais philosophique. Car elles s’appuient sur des principes philosophiques. Bohr et Heisenberg ont été influencés par les philosophes allemands, en particulier par le néo-kantisme. Einstein, Bohm et de Broglie veulent à tout prix maintenir le déterminisme et garder les concepts de la physique classique. Ils veulent surtout préserver Descartes. Les théories scientifiques deviennent ainsi un argument en faveur de leurs convictions.
Finalement, des scientifiques peuvent défendre des représentations du monde qui n’ont rien de scientifique. Le danger est alors de les imposer au nom de la science. Ce n’est même plus un danger mais une réalité pour des médias qui les diffusent sans prudence.
Le principe d’être, guide du principe d’action
Comme le montrent ces différentes interprétations, il ne suffit pas d’être conforme à des prédictions ou de ne pas être contradictoires pour être dans le vrai scientifique. Les faits expérimentaux ne parviennent pas à les départager. Telle est la limite de la science. Elle ne peut pas par elle-même justifier un modèle
Elle peut aussi donner lieu à des modèles complètement différents. La science recherche surtout dans un modèle l'efficacité au sens où ils donnent de nouveaux moyens et de nouveaux pouvoirs pour progresser dans le Monde. Elle est guidée par un principe d’action quand les interprétations se tournent surtout vers un principe d’être.
Nous constatons donc une séparation entre l’être et l’action, entre le vrai et l’utilité. Des scientifiques ne cherchent pas à être dans le vrai mais à disposer davantage de pouvoir sur le monde. Ce n’est donc pas une quête de vérité mais de puissance qu’ils recherchent. Or si le physicien use d’une science sans se poser de question sur la réalité qu’il manipule, sur l’être finalement, il ouvre une boite de pandore qu’aucune raison ne pourra renfermer. La réalité n’est plus qu’un laboratoire ouvert à ses compétences, à sa perspicacité, à ses ambitions. C’est comme ces organismes sociaux qui à force d’utiliser des numéros pour identifier les administrés finissent par manipuler ces derniers comme des nombres oubliant ce qu’ils représentent. Nous sommes loin d’une science en quête de vérité… Il y a bien une rupture entre la science moderne et la Science.
La Science doit se reposer sur un principe d’être qui guide et encadre son principe d’action. Elle ne doit pas seulement agir sur la réalité mais aussi connaître cette réalité. Elle ne doit pas être seulement instrumentaliste sinon elle nous conduirait vers l’apocalypse. Elle doit aussi être porteuse de connaissance et de sens. C'est pourquoi elle ne peut être autonome. La philosophie lui est indispensable.
Les hommes se disputent non sur la réalité elle-même mais sur la connaissance que nous pouvons en retirer. Nous revenons aux discussions des philosophes antiques et médiévaux. Réalisme ou idéalisme ? Objectivité ou subjectivité de la connaissance ? Nous retrouvons les vieux débats sur le langage, sur la perception de la réalité, sur le sens de la vérité. Heisenberg n’est pas loin de Pythagore.

Une raison enfermée sur elle-même …
Toutes les interprétations ont un autre point commun : tout se ramène à l’homme, à sa conscience ou à sa raison. La pensée se renferme sur elle-même. Bohr est bien conscient de ce renfermement de la pensée qui est source de contradictions. Se figer dans les concepts du XVIIIe siècle en les croyant indépassables, c’est demeurer dans la conviction de Laplace. Or ces concepts n’ont de sens que s’ils portent les pensées qui leur ont donné naissance. L’erreur de Bohr est peut-être de reporter cette limite dans l’ordre de la connaissance au point de rejeter toute rigueur dans un discours et toute  possibilité de décrire la réalité avec un langage adapté. Il commet à son tour l’erreur qu’il dénonce. Il croit en la suprématie de la raison, idée qui a donné naissance à la physique classique. Selon Bohr en effet, si la raison est défectueuse ou incapable de connaître, c’est que la connaissance lui est inaccessible et donc inaccessible à l’homme. Or la raison n’est pas le seul mode de connaissance…
Enfin, de manière paradoxale, les raisons qui justifient l’impuissance de l’homme à connaître le Monde tel qu’il est le conduisent aussi à centrer le Monde sur l’homme. Paradoxe étrange compte tenu de la position marginale de la terre dans l’Univers ! Le Big Bang n’aurait pas de réalité sans l’homme ? Folie d’une raison enfermée sur elle-même …



Références
[1] Daniel Fortier, Mécanique quantique, Animations et interprétations philosophiques, Conférence donnée chez les Sceptiques du Québec le 13 février 2007.
[2] Olival Freire, Michel Paty, Alberto Luiz Da Rocha Barros, Physique quantique et causalité selon Bohm - Analyse d’un cas d’accueil défavorable, 2002.
[3] Jean Bricmont, La non-localité et la théorie de Bohr, Académie des Sciences morales et politiques, www.asmp.fr

[4] W. Heisenberg, Physique et Philosophie,éditions Albin Michel, 1971, cité dans Wikipédia, article L'Ecole de Copenhague.

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