" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 22 janvier 2022

L'affaire des indulgences (2/2) : imposer ses convictions au lieu de rechercher la vérité...

Lorsque le dominicain Tetzel (env. 1465-1519) arrive dans la ville, nul n’est surpris. La veille, la population a pu voir la bulle pontificale se promener en grandes pompes dans les rues de la cité et annoncer son arrivée. « La population, prêtres et moines, le magistrat en corps, maîtres et écoliers, hommes et femmes se portent processionnellement à sa rencontre, cierges allumées, étendards déployés, drapeaux claquant au vent, toutes cloches de la ville sonnant à grande volée. Dans l’église, au milieu de la nef, est dressée une haute croix rouge, où l’on fixe la bannière pontificale. »[1] Il entre dans l’église, monte sur la chaire et commence sa prédication. Il rappelle d’abord aux fidèles les conditions requises pour gagner l’indulgence, c’est-à-dire la contrition des fautes, la confession et la communion, puis les yeux au ciel, les bras en croix, il s’exclame : « Heureux ceux qui voient ! Et ceux-là voient qui comprennent que voici les passeports pour mener l’âme humaine à travers une vallée de larmes et un océan déchainé, dans la partie heureuse, au paradis. Tous les mérites acquis par les souffrances du Christ y sont contenus, et quand il est certain que, pour un seul de ses péchés mortels dont on commet plusieurs par jour, après confession et contrition, sept années d’expiation sont encore imposées soit sur terre soit au purgatoire, qui pourrait hésiter à acquérir pour un quart de florin une de ces lettres qui font pénétrer votre âme divine, immortelle, aux célestes béatitudes du paradis ! » Telle était la prédication enflammée du dominicain Johann Tetzel, chargé de prêcher l’indulgence du pape Léon X.

Comme le veut l’usage au XVe siècle, la prédication est intégrée dans un véritable spectacle populaire qui doit frapper l’imagination. Rien n’est plus faux en effet que de concevoir une prédication comme peut l’être un sermon de nos jours. Après le discours de Tetzel, une mise en scène se déroule devant les fidèles pour les inciter à donner de l’argent.

Selon l’histoire, la campagne d’indulgence que mène Tetzel soulève alors la colère de Luther et le conduit à afficher quatre-vingt quinze thèses[2] sur la porte de la chapelle de Wittenberg et à envoyer une lettre à l’archevêque de Magdebourg. Cet événement, qui n’en est pas un, serait le point de départ de la naissance du protestantisme. Il apporte surtout quelques lueurs sur les raisons d’un drame qui se poursuit encore aujourd’hui…

La colère de Luther contre les indulgences

L’excès de zèle d’un prédicateur renommé et brillant en rhétorique, qu’est Tetzel, une trop grande insistance sur l’aumône ou encore les procédés mis en place pour récolter les aumônes sont souvent décrits comme excessifs et inappropriés. Certaines paroles du dominicain peuvent aussi induire les fidèles en de fausses opinions sur la valeur des indulgences ou sur le salut des âmes. Certains points de la prédication pourraient être aussi attaquables sur le plan théologique. Le discours comme la mise en scène peuvent donc légitimement soulever de l’indignation de la part de fidèles pieux et cultivés. Cependant, la pratique de l’indulgence et plus globalement l’enseignement de l’Église, méritent-ils l’attaque de Luther et ses procédés souvent méprisants ?

Contrairement à ce que nous apprenons de la légende, les fameuses propositions de Luther ne s’attaquent pas réellement aux abus de la pratique des indulgences très en usage à son époque mais à sa doctrine et à aux dogmes qui les fondent. Elles remettent en question de manière forte, voire arrogantes, les instructions que l’archevêque a données aux prédicateurs et que Luther demande de corriger. Il dénonce aussi l’ignorance des fidèles sur ce sujet. Ce ne sont donc pas les abus des prédicateurs qui sont condamnables pour Luther mais bien l’enseignement de l’Église sur les indulgences. Le débat qu’il feint de proposer dans son affiche ne porte donc pas sur des abus commis lors de la campagne d’indulgence mais sur des affirmations théologiques.  

Luther, un « réformateur malgré lui » ?

En outre, si Luther recherchait vraiment la vérité comme il l’affirme en préambule de ses thèses, pourquoi ne s’est-il pas restreint à un débat purement universitaire, dans la quiétude et la rigueur, au lieu de mettre la hiérarchie au pied du mur et de soulever les passions d’un peuple ? Pourquoi n’emploie-t-il pas un ton conciliant, propre à une dispute saine et efficace au lieu d’un ton méprisant et ironique ? Affirmer à des autorités des thèses qui sont contraires à leur enseignement sur un sujet difficile, remettant alors en cause leur crédibilité et leur savoir, donc leur autorité en elle-même, n’a jamais été un bon départ pour la recherche de la vérité …

Selon une thèse[3], Luther aurait d’abord demandé à l’archevêque de modifier ses instructions pour mettre un terme aux abus mais en absence de réponses de sa part, il aurait affiché ses thèses et les aurait imprimées et diffusées pour provoquer une réaction de la part des évêques. Cette thèse pourrait alors défendre l’idée que Luther a été un « réformateur » malgré lui et que les évêques assument aussi une grande part de responsabilité dans la rupture. Elle semble alors réduire le rôle de Luther et remettre en question des certitudes historiques. Cependant, quelles que soient les qualités de cette thèse, peu partagée par les historiens, trop de signes montrent que Luther a mené une opération bien réfléchie pour remettre en question un enseignement et des doctrines théologiques en raison de ses idées sur la justification par la foi seule, idées qu’il sait contraires à l’enseignement de l’Église. L’abus des indulgences n’est finalement qu’un prétexte pour mener à bien sa révolution. Il ne cherche pas finalement à s’opposer à des abus ou à réformer l’Église car il a déjà consommé en lui la rupture

Enfin, dès le 30 octobre 1517, le débat s’avère déjà impossible tant Luther a mêlé les passions et la politique dans ses attaques de plus en plus virulentes et provocatrices. Ouvertement polémique et arrogant, il a condamné tout espoir de débat pacifique et serein. L’émotion a en effet rapidement pris le pas sur la raison. La passion guide de manière excessive un homme trop sûr de lui-même et peu enclin à remettre en question ses convictions. Au lieu de résoudre des abus par des mesures efficaces, Luther s’engage ouvertement sur la voie de la révolte qui s’affirmera au fur et à mesure des résistances et des oppositions qu’il ne supporte guère... 

Le refus de toute contradiction

Les thèses de Luther ainsi qu’un ouvrage qu’il écrit sur les indulgences ne restent pas sans réponses auprès des théologiens, notamment de Tetzel, qui relèvent des erreurs dans ses propositions. Que répond Luther pour se défendre ? « Si quelques nouveaux venus me traitent d’hérétique parce que ces vérités portent préjudices à leur caisse, je ne me soucie guère de leurs criailleries, puisqu’elles ne pourraient être le fait que de quelques cerveaux enténébrés, de gens qui n’ont jamais respiré l’odeur d’une Bible, n’ont jamais lu un docteur chrétien, ne comprennent pas leurs propres leçons et croupissent sous les haillons lacérés de leurs opinions ridicules. S’ils les avaient comprises, ils sauraient au moins qu’il ne faut diffamer personne sans l’avoir entendu et convaincu. Dieu veuille leur donne, ainsi qu’à nous, le bon sens ! »[4] Or, comme le répond Tetzel, l’attaque et la diffamation viennent de lui, et il est naturel pour tout homme de se défendre quand il est attaqué sans pourtant être aussi méprisant et injurieux…

Une colère par ignorance ?

Que pouvons-nous encore penser de son attitude quand dans une lettre, Luther écrit cet aveu surprenant : « comme alors le peuple de Wittenberg accourait en foule à Jûterbock et à Zerbst, [...] et que je ne savais pas ce que c’est que l’indulgence, ni moi ni personne, je me mis à prêcher avec exactitude  qu’on ferait mieux de faire ce qui est certain que de gagner l’indulgence. »[5] Et comme il l’avoue encore, Luther n’a entendu les prédicateurs qu’au travers de ce que des fidèles lui ont rapporté. Ce n’est pas alors surprenant que les affirmations de Luther ne s’appuient sur aucun argument, ni étonnant que rapidement, elles délaissent les indulgences pour remettre en question en profondeur l’enseignement de l’Église sur des domaines plus essentiels.

Pourtant, une pratique ancienne et une doctrine connue…

L’aveu de Luther peut surprendre pour une autre  raison. La pratique de l’indulgence est très ancienne et n’a cessé de se développer au point de devenir à la fin du Moyen âge un des éléments essentiels de la piété du catholique, sans que cela ne soulève une opposition au sein de l’Église, si ce ne sont les abus. Il est donc étonnant qu’un homme si proche de ses fidèles ne s’y intéresse pas, surtout quand il est décrit si préoccupé du salut de leur âme.

En outre, la théologie a développé une doctrine depuis le XIIIe siècle avec les grands théologiens que sont Alexandre de Halés, Saint Albert le Grand et surtout Saint Thomas d’Aquin. Leur enseignement ne consiste pas à innover mais à justifier une pratique que l’Église autorise et promeut. Il est vrai que leur enseignement n’est guère prisé par Luther.

La doctrine se développe encore à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle avant l’affichage des thèses de Luther, y compris en terre allemande et au sein de l’ordre des Augustins auquel appartient le moine. À partir de 1500, Jean de Paltz expose dans ses ouvrages un enseignement sur les indulgences qui reprend l’ensemble des leçons des docteurs théologiens réputés. Enfin, des sermons de cette époque exposent parfaitement cet enseignement et évitent les simplicités ou confusions que dénonce Luther. La réponse du dominicain Tetzel aux attaques de Luther montre aussi que ce prédicateur tant décrié est bien instruit sur les indulgences.

Des abus reconnus et combattus

Les abus qui se développent dans la société sont reconnus et combattus. Des conciles ont accusé des abus et des erreurs sur les indulgences, précisant ainsi la doctrine tout en voulant encadrer la pratique. Nous pouvons en effet citer le quatrième concile de Latran en 1215, le concile de Vienne en 1311 et le concile de Constance en 1418.

Au temps de Luther, en terres allemandes et ailleurs, nombreux sont ceux qui s’opposent aussi aux prédicateurs qui abusent de la pratique des indulgences et énoncent des erreurs pour octroyer de l’argent auprès des fidèles[6]. Dans le royaume de France, la faculté de la théologie de la Sorbonne appelle au roi, au légat pontifical et aux évêques du scandale que soulèvent ceux qui escroquent les pauvres en leur vendant de fausses promesses. Des prédicateurs sont aussi jugés pour cela. Des mesures sont enfin mises en place pour combattre les trafics de fausses indulgences qui se multiplient ainsi que pour mieux encadrer la collecte des aumônes et à réguler les activités des collecteurs. Des mesures bien concrètes sont ainsi mises en place pour réagir aux abus constatés…

Conclusions

Hier comme aujourd’hui, il est tentant de démolir un système ou une doctrine à partir d’abus qui suscitent indignation et colère. Si l’abus est dénoncé avec justice, parfois avec excès, la condamnation peut dépasser le cas particulier de l’événement pour remettre en cause l’objet en lui-même. La victime qui a été abusée devient ainsi l’accusée. C’est elle alors qu’elle devient l’ennemi à abattre. La protestation de Luther en est un exemple…

Contrairement à Luther, nombreux, y compris dans le clergé, sont ceux qui s’opposent concrètement aux abus et aux trafics d’indulgence sans remettre en cause une pratique que l’Église protège et favorise et que les fidèles suivent. Une doctrine s’est aussi développée pour la justifier et la défendre. Des ouvrages sont enfin diffusés pour l’exposer. Au XVIe siècle, il est difficile à un docteur en théologie ou à un prêtre soucieux du salut des âmes d’ignorer tout cet enseignement et ces réactions positives. Comment pouvons-nous expliquer l’aveu de Luther sur son ignorance ? Une ruse ou un mensonge comme il a tant commis dans ses écrits ?...

La révolte de Luther ne relève pas de l’ordre de la raison ou de la vérité. Luther ne se préoccupe pas de savoir si ces thèses reflètent réellement l’enseignement de l’Église comme il ne cherche pas à scruter la doctrine enseignée sur les indulgences. Comment peut-il l’étudier quand elle est l’œuvre d’un enseignement qu’il déteste ? Ces fameuses thèses ne sont pas non plus argumentées et ne font pas référence à une autorité. Son ignorance est encore plus manifeste dans les débats qu’il mène contre le théologien Van Eck[7]. Il est en effet frappant de constater la faiblesse des connaissances de Luther et l’importance de ses préjugés. Quelle que soit la véracité des propos de ses adversaires, il ne peut pas les entendre. Le problème ne relève pas de l’ordre de l’intelligence ou du savoir mais il relève du sentiment, voire de la passion contre lesquels ses adversaires étaient peut-être désarmés. Il s’est identifié à la cause qu’il défendait, ne supportant guère la moindre opposition. Les résistances qu’il rencontre ne font alors que l’exacerber et radicaliser ses idées...

La question des indulgences a rapidement disparu de la querelle. Luther l’a abandonné très vite pour s’attaquer de plus en plus violemment aux pouvoirs du pape et à l’enseignement de l’Église. Cherchait-il vraiment à combattre des abus, à protéger les fidèles, à réformer l’Église ou à défendre ses convictions personnelles et les certitudes qu’il s’est forgées en lui ? Ou cherchait-il à se libérer des angoisses qui bouillonnaient en lui en raison de ses expériences et de ses déceptions, provoquant le drame que nous connaissons… ?

 

 

 

 

Notes et références

[1] Frédéric Myconius, cité d’après Funck-Brentano, Luther, dans Histoire générale de l’Église, Boulanger, Tome III, Les temps modernes, volume VII, XVI-XVIIème siècle, 1517-1648, section 1, chapitre 1, n°15, Librairie catholique Emmanuel Vitte, 1938.

[2] Voir Émeraude, janvier 2022, article « L'affaire des indulgence  (1/2) : un débat qui n'a jamais eu lieu... ».

[3] Thèse défendue depuis 1961 par le professeur allemand Erwin Iserloch, alors professeur d’histoire à la faculté théologique catholique de Munster. Il remettait aussi en cause l’affichage des thèses sur la porte de la chapelle de Wittenberg.

[4] Luther, Sermons sur l’indulgence et sur la grâce, article 20 dans Histoire des concile d’après les documents originaux s, Dom H. Leclercq, Tome VIII, 2ème partie, Livre LII, chap. I, n°918.

[5] Luther, Werke, 1541, tome XXI. Voir aussi Michelet, Mémoire de Luther, livre premier, chap. II, dans Œuvres complètes de J. Michelet, Flammarion, 1835.

[6] Voir Entre polémique et affaire pastorale : la prédication des indulgences en France de 1550 à 1650, Elizabeth Tingle, dans Étude Épistèmê, revue de littérature et de civilisation (XVIe-XVIIIe siècles), n°38, 2020.

[7] Voir Émeraude, février 2019, article « Luther et la dispute de Leipzig : la primauté pontificale au cœur de la révolte ? ».

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