" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 11 avril 2020

La crise de la morale chrétienne : un constat amer et douloureux


De nos jours, et de manière générale, la morale chrétienne n’intéresse guère nos contemporains. Les termes de conscience, devoir, vertu, ou de péché ne sont guère employés. Pour une grande partie de la population, ils sont bien désuets et même insupportables. Certains chrétiens hésiteraient même à les prononcer de peur d’effrayer leur interlocuteur ou d’être ridiculisés. La morale chrétienne fait ainsi fuir ou provoque des rires. Dans notre société moderne, du Big Data, du Cloud ou de l’Intelligence artificielle, elle paraisse d’une époque révolue. Pourtant, la crise sanitaire que nous subissons révèle d’une manière éclatante et tragique toute la superficialité de notre modernité, toutes nos vanités et nos faiblesses. De tels événements devraient nous faire réfléchir sur le sens de notre vie et donc sur ce que nous avons abandonné pour suivre des chimères…

De nos jours, la morale chrétienne n’influence plus guère notre société. Son effacement nous effraye. Sa disparition progressive soulève aussi bien des questions. A-t-elle encore un sens en notre siècle ? Cette perte d’influence est en fait révélateur d‘une crise non seulement au sein de la société mais surtout au sein de l’Église.

Il est vrai que le mépris que nos contemporains portent à l’encontre de la morale chrétienne n’est pas nouveau. Déjà, au XIXe siècle, nombreux sont ceux qui la remettent en question en raison de son inadaptation au temps moderne[1]. Dans sa volonté de laïciser la société, la troisième République a instauré une morale laïque, une morale sans Dieu. Il y a quelques années, suite aux différents attentats, le gouvernement a voulu restaurer son enseignement en matière de morale, un enseignement tombé en désuétude dans nos écoles. Mais il s’est heurté à une résistance forte du personnel de l’éducation nationale qui considère la morale « ringarde et désuète » ou encore « étrangère à l’école moderne »[2]. Pourtant, la réaction du gouvernement paraît pertinente. Elle est en effet partie d’un constat : la perte de relations sociales, de civisme et d’union nationale dans notre société, bref une dégradation de la morale sociale. La crise qui touche la morale chrétienne s’étend aussi sur toute moralité.

La crise qui affecte la morale chrétienne est différente des autres. Certes, elle nous touche et elle nous paraît très grave. Mais elle ne désigne pas seulement la décadence des comportements, la succession des scandales qui touchent toutes les classes sociales et les corps de métier ou encore la perte de valeurs morales. Elle affecte plutôt la moralité elle-même. C’est en effet une crise de la moralité, une crise qui atteint pleinement l’Église.

Or, lorsqu’il y a crise, généralement, il y a une remise en cause, voire une contestation de ce qui est enseigné et appliqué jusqu’alors. La crise enclenche en effet tout un processus qui provoque des changements et des innovations. Le changement de vocabulaire en est un exemple. Nous allons donc étudier la crise de la morale chrétienne. Commençons par le constat tel qu’il a été fait par des théologiens…

Une crise ancienne, toujours actuelle

La crise de la morale chrétienne est plutôt ancienne. Avant même la deuxième guerre mondiale, des théologiens moralistes catholiques sont déjà conscients de la nécessité de renouveler l’enseignement de la théologie morale. Puis, dans les années 50, des voix plus fortes s’élèvent pour « exiger un complet changement de paradigme morale au sein du catholicisme. »[3] Un congrès des moralistes chez les Pères dominicains de Huy réclame par exemple un renouvellement de l’enseignement de la théologie morale. Des livres [4] sur la nécessité de changement font aussi scandales. Tout un mouvement fait ainsi un constat terrible sur la situation, fustigeant l’archaïsme du catholicisme en matière de morale. « L’absence de pensée constructive est une des faiblesses du christianisme moderne… Toutes les conceptions nouvelles sont venues d’autres milieux et les chrétiens se sont bornés à réagir, soit sous forme d’opposition, en condamnant, soit sous forme d’essai d’adaptation. »[5]

C’est ainsi que le deuxième concile de Vatican prend en compte les difficultés que connaît l’Église dans l’ordre de la morale, notamment au travers de la constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps intitulé Gaudium et Spes. Ce document est une invitation à la rénovation de l’enseignement de la théologie morale.

Mais contrairement à l’optimisme qui gagne la majorité des catholiques, le concile ne clôt pas la crise. La situation s’est même empirée. C’est ainsi qu’après plusieurs avertissements de la part des papes, Jean-Paul II dénonce explicitement la crise par l’encyclique Veritatis Splendor [6]. Il est en effet dans l’obligation de « préciser certains aspects doctrinaux qui paraissent déterminants pour faire face à ce qui est sans aucun doute une véritable crise tant les difficultés entraînées sont graves pour la vie morale des fidèles, pour la communion dans l'Église et aussi pour une vie sociale juste et solidaire.»[7] Les mots sont aussi clairs que terribles. Il qualifie la crise de « la plus dangereuse qui puisse affecter l’homme »[8].

Enfin, en 2016, la crise morale fait éclater l’unité de gouvernement de l’Église. Quatre cardinaux rendent publique une lettre qu’il avait adressée au pape François pour exprimer leurs doutes sur l’exhortation apostolique Amoris Laetitia. Deux des questions posées portent sur la morale et font référence aux erreurs condamnées par l’encyclique Veritatis Splendor. L’affaire se poursuit l’année suivante par des lettres ouvertes aux évêques de l’Église catholique, écrite par des membres du clergé, des théologiens catholiques ou des laïcs, remettant de nouveau en cause l’orthodoxie de l’exhortation. Des discours provenant des autorités ecclésiastiques en matière de morale étonnent et scandalisent. De tels scandales reflètent plus qu’un malaise dans l’enseignement de la morale catholique. La crise n’est pas terminée…

Le signe révélateur du niveau de gravité de la crise

Monseigneur Philippe Delahaye (1912-1990), professeur de théologie morale, explique la crise par « la conjonction de l’ébranlement d’une civilisation et d’une carence étonnante de l’enseignement de la morale. » L’inadaptation de l’enseignement de la morale est à l’origine de nombreuses accusations. Plus récemment, comme la morale catholique ne satisfait plus les besoins de la société contemporaine, un autre théologien remet en question son existence même. Il dénonce en effet la perte de signification du christianisme, et de manière générale la religion, pour les questions essentielles que l’homme moderne se pose. « Ce qui est mis en cause, c’est la relation entre la tradition chrétienne et la culture contemporaine, entre l’Église et le monde, entre croire et savoir, c’est-à-dire la signification de la religion dans la vie des hommes. »[9] Le christianisme serait donc devenu non seulement impuissant pour répondre aux besoins moraux de l’homme moderne mais la morale chrétienne aurait perdu aussi toute spécificité dans notre société. C’est bien son existence même qui est remise en cause. Telle est sans-doute le signe révélateur d’une crise que l’Église n’a jamais encore connue…

Quels constats ?

Écoutons les critiques les plus courantes portes sur l’enseignement de la morale. Le principal constat est donc l’inadaptation de l’enseignement de la théologie morale par rapport aux besoins de la société contemporaine. Les critiques portent de manière unanime sur les manuels qui servent de base à l’enseignement de la morale. Ils paraissent démodés, d’un autre âge, totalement obsolètes. Les découvertes scientifiques du XXe siècle les rendent peu crédibles. En outre, les discours de morale n’évoquent guère les sujets les plus brûlants de l’actualité comme les crises financières et politiques. Ils n’évoquent que des problèmes traditionnels, qui semblent bien éloignés des préoccupations de nos contemporains.

De plus, la morale chrétienne se réduit à « un code de péchés »[10], tout orienté vers le sacrement de pénitence. Elle se présente comme un ensemble de règles d’interdits et de devoirs, comme une liste de normes qu’il faut suivre. Au début du XXe siècle, elle apparaît ainsi comme une morale purement négative, oubliant tout l’aspect positif de l’enseignement catholique. « Longtemps et justement, on a reproché aux manuels de théologie morale leur préoccupation trop négative. Des deux parties de la justice chrétienne, fuir le mal et faire le bien, la première […] a trop prédominé. Au lieu de poser la question du bien à pratiquer, on s’est demandé trop exclusivement s’il y avait péché. »[11] La division classique de la morale selon les dix commandements est souvent critiquée. Ce constat, déjà présent au début du XXe siècle, semble encore d’actualité à la veille du deuxième concile de Vatican. « Voilà où nous en sommes aujourd’hui : la morale est réputée ennuyeuse et chagrine, alors qu’autrefois, elle soutenait les hommes dans la quête de la vie heureuse ! »[12]

En fait, érigée en science et forte d’un académisme élevé, la morale chrétienne apparaît comme une « morale désincarnée » que la raison seule établit. Elle ne puise guère ses enseignements dans la Sainte Écriture et la Sainte Tradition. Finalement, « elle se réduit, pour une grande partie, à une simple morale naturelle qui n’est pas dominée par une vision spécifiquement chrétienne. »[13] La morale chrétienne s’identifie, dans certains discours, à la loi naturelle, ce qui permet à certains penseurs de nier le caractère divin de la morale et de refuser toute compétence aux autorités ecclésiastiques. Au lieu de se nourrir de la Sainte Écriture, l’enseignement se tourne plutôt vers Aristote ou le droit. Les questions juridiques relevant du droit naturel y occupent une grande place. Les vertus théologales sont réservées à la théologie dogmatique. Si l’étude des vertus relève essentiellement de la philosophie, que devient alors la morale catholique ? « Comment voulez-vous que nous prenions pour chrétiens, ces enseignements moraux que vous avez grappillés partout ? »[14]

Le dénigrement de la morale classique

Mais comment pouvons-nous expliquer ce constat bien sévère ? Selon Delhaye [15], les morales religieuses sont en fait dénigrées. Vernon J. Bourke (1907-1998), philosophe thomiste, trouve qu’elles « manquent de base réflexive ou théorique » et « n’ont pas leur place dans cette histoire », c‘est-à-dire dans son Histoire de la morale.

Ce dénigrement peut provenir de l’engouement à l’égard des nouveaux courants philosophiques, ou au moins en être influencé, au sein même de l’enseignement de la morale, notamment le marxisme et surtout l’existentialisme, ou encore de l’attrait des sciences humaines, notamment la sociologie. Des théologiens y puisent en effet leur enseignement et cherchent à développer une morale à partir de ces nouvelles sources. Ils sont convaincus que celles-ci devraient définir l’agir humain. Delhaye cite Valsecchi ou encore J. Blank [16]. Selon ce dernier, la Sainte Écriture n’expose aucune norme morale. Certains en déduisent qu’il n’y a dans le Nouveau Testament aucune enseignement moral à prendre en compte. La morale que préconise la première communauté chrétienne n’a pas plus de valeur que le stoïcisme ou les autres systèmes philosophiques. Né dans les années 70, le sociologisme chrétien connaît encore aujourd’hui une grande influence.

Le rejet de l’enseignement classique de la morale

Pour résumer le constat que nous venons de décrire, prenons connaissance d’une instruction datée du 22 février 1976. Elle vient de la Congrégation pour l’éducation catholique. Nous pouvons lire que « la théologie morale a présenté quelquefois dans le passé une certaine étroitesse de vues et des lacunes : cela était dû pour une large part à un certain juridisme, à une orientation individualiste et au détachement des sources de la Révélation. »[17] Finalement, la solution préconisée est le rejet de l’enseignement traditionnel de la morale. Cette instruction reprend en fait l’état d’esprit qui régnait au sein du deuxième concile de Vatican. Des textes avaient été préparés pour encadrer les discussions. Un schéma préparatoire portait sur la morale. Il était intitulé De ordine morali christiano. Mais, les Pères conciliaires le rejettent comme tant d’autres en raison de son enseignement trop classique. Faire table rase de notre histoire, tel est l’état d’esprit de ce temps…

L’un des opposants à ce texte est le cardinal Léger (1904-1991). Il était membre de la commission centrale préparatoire du concile. Nous connaissons son avis sur le texte De ordine morali christiano par ses déclarations rendues publiques et par ses lettres publiées dans les années 90. Il déclare notamment lors du concile que la morale enseignée dans les séminaires n’était « ni principalement ni pleinement chrétienne ». Dans une lettre, il considère cet enseignement comme peu attrayant pour les non-chrétiens et présentant faussement l’Évangile. « À qui lit l’évangile, ce n’est pas ainsi qu’apparaît l’ordre moral chrétien. Les préoccupations dominantes de l’Évangile ne sont pas celles de ces schémas. »[18] Il en conclut que « le schéma sur l’ordre moral chrétien paraît non seulement incomplet, mais en un certain sens faux. »

Cardinal Léger
Comme les autres textes préparatoires, selon le cardinal, le schéma accroît l’abîme qui sépare l’Église et le monde, contrairement aux buts du concile tel qu’il a été exprimé par le pape Jean XXII. « L’attitude d’esprit que révèlent ces schémas, si elle était comme sanctionnée par le concile creuserait plus profond encore l’abîme qui sépare déjà certains enseignement dans l’Église de la pensée vivante de notre temps. » Ce texte lui apparaît trop méprisant à l’égard de nos contemporains et de ne pas prendre en considération leurs inquiétudes comme leur apports qui sont « de vraies richesses » d’« authentiques enrichissements ». C’est alors qu’il demande de « présenter d’une façon tout autre l’ordre moral chrétien » et prendre en compte « du progrès de la réflexion philosophique et théologique ». Il demande d’« assimiler » ses apports, de les « perfectionner » et de les féconder « par l’apport de la pensée chrétienne ». Ces apports brisent en fait l’assurance des « affirmations massives et trop dépourvues de nuances sur l’objectivité et le caractère absolu de nos connaissance ». Parmi ces apports, il note une prise de conscience de l’évolution et de l’histoire. C’est pourquoi l’enseignement doit distinguer ce qui relève de l’immuable et de l’irréformable et ce qui appartient à l’histoire. Cela conduit à différencier « l’absolu du relatif »[19], l’« universel et l’intemporel »[20]. En clair, l’Église doit se montrer plus modeste dans son enseignement. Elle doit être consciente « des limites exactes dans lesquelles l’Église a compétence pour se prononcer. »

Le cardinal Léger considère donc que les schémas manifestent une attitude inefficace et impropre à sa mission dans un monde qui a profondément évolué. Son enseignement purement négatif et défensif conduit à son retranchement et par conséquent à une paresse intellectuelle, à une pauvreté et à un manque d’attractivité. Il consiste en un rappel de formules que le monde ne sait plus entendre. Le cardinal Léger propose alors de renouveler les formulations afin que celles-ci soient proportionnelles « au génie propre de chaque génération de l’histoire et de chaque famille des peuples. ». La manière de s’exprimer doit en outre être portée par la sollicitude et l’attention au monde contemporain.

Le deuxième concile de Vatican : une morale à construire

Le deuxième concile de Vatican rejette le schéma De ordine morali christiano. Mais chose surprenante, il n’élabore aucun texte spécifique sur la morale. Celle-ci est en fait disséminée au travers de quelques documents.

Cérémonie inaugurale, concile Vatican-II,
11 octobre 1962
Cependant, la constitution connue sous le nom de Gaudium et Spes sur l’Église dans le monde de ce temps porte sur les valeurs contemporaines et sur la morale chrétienne qui les purifie et les élève. Le ton est plutôt amical, généreux, attentif aux besoins de nos contemporains. Il « offre au genre humain la collaboration sincère de l’Église pour l’instauration d’une fraternité universelle qui réponde à cette vocation »[21]. La constitution semble ainsi apporter une réflexion morale au monde. Il est profondément pastoral. Elle informe et présente en effet sa doctrine de manière confiante dans la perspective de l’histoire du salut. Elle éclaire et ne condamne pas.


Tout un chapitre est dédié à la dignité humaine. Le paragraphe n°16 traite du rôle de la conscience morale, une sorte de lieu où Dieu parle à l’homme de façon intime. C’est un « sanctuaire où il est seul avec Dieu et où Sa voix se fait entendre. »[22] Une loi de Dieu est inscrite dans son cœur. Les hommes doivent alors être fidèles à leur conscience. Plus la consciente droite l’emporte, plus les hommes et les sociétés tendent à se conformer « aux normes objectives de la moralité ». Cependant, la conscience peut s’égarer en raison d’une « ignorance invincible », de l’habitude du péché ou de l’insouciance humaine.

Notons que cette présentation est fortement liée à la situation contemporaine. Quand elle traite du mariage ou de la culture, elle décrit en effet les valeurs dans le monde d’aujourd’hui à partir des faits actuels, c’est-à-dire des sciences humaines, mais également à la lumière du Saint Esprit sous l’autorité du Magistère.

En fait, « la question morale n’était pas au centre de la préoccupation des Pères du Concile, dont le souci majeur était la compréhension et l’identité de l’Église. »[23] Ils n’ont pas estimé « la réflexion suffisamment mûre en matière de morale »[24]. Néanmoins, la constitution Gaudium et Spes ouvre une nouvelle ère dans la théologie morale qui reste toutefois à construire.

Une nouvelle démarche

Un autre texte conciliaire est aussi à prendre en compte. Il s’agit du décret portant sur la formation du prêtre, intitulé Optatam totius ecclesia renovationem. Le concile y invite les théologiens à « moderniser » l’enseignement de la morale en s’inspirant davantage de la Sainte Écriture. Le décret demande qu’« on s’appliquera, avec soin spécial, à perfectionner la théologie morale dont la présentation scientifique, plus nourrie de la doctrine de la Sainte Écriture, mettre en lumière la grandeur de la vocation des fidèles dans le Christ et leur obligation de porter du fruit dans la charité pour la vie du monde. »[25] La Congrégation pour l’éducation catholique précise les intentions conciliaires. La théologie morale doit se construire « en contact avec la Sainte Écriture et la Tradition, reçue par la foi et interprétée par le Magistère, en référence à la loi naturelle connue par la raison ». Elle demande de relier la théologie morale avec la théologie dogmatique conformément aux leçons de Saint Thomas d’Aquin.

Ainsi, le deuxième concile de Vatican rejette l’enseignement classique de la morale tout en proposant une nouvelle démarche qui doit aboutir à une nouvelle théologie morale. Il en trace surtout le chemin par la forme de ses constitutions, plus pastorales et moins directives, en donnant à la conscience un rôle déterminant, en présentant la doctrine au sein de l’histoire du salut et dans le contexte de l’époque, en demandant à tous les chrétiens de collaborer avec les bonnes volontés pour résoudre les problèmes moraux de l’époque. La place attribuée aux commandements divins, aux normes objectifs, aux interdits et aux devoirs demeure très faible.

Conclusions

Depuis un siècle au moins, l’enseignement classique de la morale a fait l’objet de critiques de plus en plus vives. On lui reproche de ne plus répondre aux besoins de nos contemporains, d’être peu attrayants, trop rationnels et de se focaliser sur des normes. Finalement, il est devenu bien difficile de percevoir dans cette morale toute la spécificité du christianisme. Un changement est en fait devenu nécessaire. Cependant, les tentatives de reconstruire un nouvel enseignement de la théologie morale ont échoué, pire, elles ont aggravé la crise morale.

Le deuxième concile de Vatican répond à ces reproches en instaurant une autre manière de présenter la morale chrétienne et en demandant formellement de développer un nouvel enseignement en matière morale. Un décret autorise l’élaboration d’une nouvelle théologie. La piste ainsi ouverte par de bonnes intentions s’est avérée néanmoins dangereuse. Nous oserions même dire que le concile a ouvert la boîte de Pandore…

Trente plus tard, l’encyclique Veritatis Splendor change radicalement de ton. Certaines innovations sont dénoncées. Jean-Paul II ose condamner des tendances théologiques et rappelle la nécessité d’une théologie morale fidèle à la vérité de la foi. En 2019, le pape émérite Benoît XVI précise avec clarté qu’il est impossible de fonder une morale dans un monde d’où Dieu est absent et qu’il existe des actes intrinsèquement bons et mauvais.

Le ton a radicalement changé. Nous sommes bien éloignés des objectifs des Pères conciliaires. Non seulement, la morale chrétienne a perdu encore de l’influence dans notre société mais au sein même de l’Église, le danger s’est accru par l’affirmation d’erreurs théologiques et par des scandales de plus en plus insupportables.

Les fidèles sont même encore plus divisés. Les réactions à l’encyclique Veritatis Splendor et aux discours pontificaux sur les interdits en matière morale sont symptomatiques. Qu’un pape ose dire que l’avortement et l’homosexualité sont des péchés et de nombreuses voix catholiques osent s’offusquer et critiquent parfois violemment de tels propos ! Le terme de « péché » est devenu inacceptable pour une catégorie de chrétiens. La contestation devient grave et dramatique avec la déclaration de Cologne du 5 janvier 1989, signée par quinze professeurs catholiques de théologie. Le Magistère de l’Église ainsi que son enseignement sont publiquement en remis en cause en matière de morale. L’échec est flagrant. La crise touche désormais l’autorité. De même, les tentatives de fonder une morale uniquement à partir de la Sainte Écriture ont échoué comme nous l’apprend encore le pape émérite Benoît XVI [26]. Ce dernier en explique la raison dans un processus, « préparé de longue date et toujours en cours de réalisation, de la liquidation de la conception chrétienne de la morale […], marquée par un radicalisme sans précédent au cours des années 1960. » Liquidation de la morale chrétienne…

Mais l’échec face à une telle crise, si profonde et dévastatrice, peut-il surprendre quand depuis le deuxième concile de Vatican, les autorités religieuses ont voulu rapprocher l’Église et le monde, oubliant dans un optimisme béat que ce monde refuse la présence de Dieu ? Le concile a-t-il oublié que dans une crise, il faut savoir tenir ses positions, soutenir les fidèles et condamner les erreurs. Ce n’était pas un temps pour ouvrir l’Église au monde et pour se désarmer ! L’enseignement nécessitait un renouvellement urgent mais non une révolution en un moment si dangereux et si propice à l’erreur et aux tendances si dangereuses
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Notes et références
[1] Voir Émeraude, mars 2020, article « La morale sans Dieu selon la Libre-pensée ».
[2] Mélissa Musiat, L’instruction morale : comment aborde-t-on la morale dans les classes de primaire de la région Centre ? , Mémoire de recherche, IUFM Centre Val de Loire, pour obtenir le diplôme de Master Métiers de l’Éducation, de l’Enseignement et de la Formation et de l’Accompagnement, éducation, 2013, dumas.ccsd.cnrs.fr.
[3] Sylvio Hermann de Franceschi, La théologie morale catholique et ses critiques dans l’entre-deux-guerres. Situation au temps de la formation du dominicain Jean Tonneau (1903-1991), moraliste du Saulchoir, 2016/3 n°290, https://cairn.info.
[4] Nous pouvons citer L’enseignement de la morale chrétienne de J. Leclercq, publié en 1950.
[5] J. Leclercq, L’enseignement de la morale chrétienne, collection Les livres des prêtres, éditions du Vitrail, 1950, dans Revue philosophique de Louvain, année 1950, n°18, www.persee.fr.
[6] Voir Émeraude, mars 2020, article « La crise de la morale chrétienne : Veritatis Splendor ».
[7] Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n°5, 6 août 1993, Libreria Éditrice Vaticana, vatican.va.
[8] Jean-Paul II, Veritatis Splendor, n°93.
[9] Karl Wilhelm Merks, Morale et religion, Revue d’éthique et de théologie morale, 2008/1, n°248, édition du Cerf, https://www.cairn.info.
[10] J. Leclercq, L’enseignement de la morale chrétienne.
[11] P. Vermeersh, Soixante ans de théologie morale, III, 3, dans Nouvelle Revue théologique, 56 n°10, 1929, https://www/nrt.be, 2020.
[12] P. Tonneau, La théologie morale à l’heure du concile, archive de la province dominicaine de France.
[13] J. Leclercq, L’enseignement de la morale chrétienne.
[14] Question que des élèves posent à leur professeur et futur Mgr P. Delhaye. Voir La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne. Étude de quelques prises de position récentes et réflexions critiques, Ph Delhaye, dans Revue idéologique de Louvain, année 1973, 4-3, www.persee.fr.
[15] Voir La mise en cause de la spécificité de la morale chrétienne. Étude de quelques prises de position récentes et réflexions critiques, Ph Delhaye.
[16] Voir J. Blank, Normes éthiques et Nouveau Testament, Concilium 25, 1967.
[17] Congrégation pour l’Éducation catholique, Document sur la formation théologique des futurs prêtres, 22 février 1976, dans La Morale catholique, Servais Pinckaers, éditions Cerf, 1991.
[18] Cardinal Léger, Jugement sur les schémas De Deposito fidei pure custodiendo et du De Ordine morali christiano dans Les réactions du cardinal Léger à la préparation de Vatican II, Gilles Routhier, dans Revue d’histoire de l’Église de France, tome 80, n°205, 1994, www.persee.fr.
[19] Cardinal Léger, supplique au pape Jean XXII.
[20] Cardinal Léger, supplique au pape Jean XXII.
[21] Constitution pastorale Gaudium et Spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, avant-propos, n°2 , 7 décembre 1965, trad. élaborée par les soins de l’épiscopat français, 2001,édition Fides.
[22] Gaudium et Spes, n°16.
[23] Alain Thomasset, La théologie morale comme triple herméneutique, dans Revue d’éthique et de théologie morale, 2006/4, n°242, www.cairn.info.
[24] Alain Thomasset, La théologie morale comme triple herméneutique.
[25] Paul VI, Décret Optatam totius ecclesia renovationem sur la formation des prêtres, n°15, 28 octobre 1965, vatican.va.
[26] Voir Pope Emeritus Benedict breaks silence on abuse crisis : full text, Benoît XVI, 10 avril 2019, Life Site News, lifesitenews.com, traduit sur le blog lebogdejeannesmits.blogspot.com.

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