" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 2 novembre 2019

Laïcité : une nouvelle religion

L’idée de progrès continu de l’humanité était communément admise au XIXe siècle. Sans être tous positivistes, des politiques, des scientifiques, des philosophes y adhéraient de manière plus ou moins confuse. Mais l’histoire encore brûlante dans nos mémoires et les événements encore récents montrent que l’homme peut rapidement tomber dans l’abîme et se relever difficilement alors qu’au niveau technologique et scientifique, il progresse selon certains axes d’effort au détriment d’autres, selon surtout des intérêts et des ambitions bien peu philanthropiques.

C'est au nom de cette idée du progrès que la laïcité s'est imposée en France. Le christianisme n'a plus de raison d'être. Il faut le dépasser. L'humanité doit s'émanciper et s'affranchir de sa tutelle. Telles sont les paroles des pères fondateurs de l'enseignement laïc. Mais contrairement à ce que nous pensons aujourd'hui, la religion n'est pas absente de leurs discours et de leurs écrits. Portée par un éclectisme religieux, la laïcité tente d'introduire une nouvelle religion. Cet éclectisme n'est pas l’œcuménisme, même s'ils se ressemblent. Pour mieux comprendre le sens religieux de la laïcité, nous allons entendre l'un des maîtres de Ferdinand Buisson, Edgar Quinet...

L’éclectisme philosophique

Revenons d'abord sur l'éclectisme [1]. Il est avant tout une méthode philosophique. Il vient de Victor Cousin, homme influent de l’enseignement sous la Monarchie de Juillet. Il considère que les philosophies contiennent des vérités qu’il faut extraire puis les combiner ensuite pour élaborer une philosophie qui les surmontent toutes. Comme il manifeste une certaine tolérance, toute relative néanmoins, l’éclectisme n’apparaît pas comme une source de conflits ni facteur de diffusion au contraire de tous les systèmes philosophiques que l’homme a élaborés. En quête de la vérité, il apporte la paix. « Je ne me propose ni d’attaquer ni de défendre aucune des trois grandes écoles qui partagent le XVIIIe siècle ; je ne chercherai point à perpétuer et à envenimer la guerre qui les divise, en signalant complaisamment les différences qui les séparent, sans tenir compte de la communauté de méthode qui les unit. Je viens, au contraire, soldat dévoué de la philosophie, ami commun de toutes les écoles qu’elle a produites, offrir à toutes des paroles de paix. »[2]

L’éclectisme est révélateur d’une pensée. Il se fonde en effet sur une certaine perception des différentes philosophies selon laquelle un système philosophie se construit en opposition avec une autre, apportant alors confusion, divisions et querelles. Car chacun tente d’expliquer une partie des faits sans prendre en considération l’ensemble et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. « Au lieu d’une doctrine unique et vaste comme le phénomène total que nous avons tâché d’embrasser, il ne peut y avoir que des systèmes différents comme les différentes parties de ce phénomène, par conséquent des systèmes imparfaits et toujours en guerre les uns avec les autres. »[3]

Mais en fait, Victor Cousin érige un procès contre les philosophies du XVIIIe siècle qui, très attachées à observer les faits, ont combattu tout ce qui existait avant elles : métaphysique, religion, autorité. « Le XVIIIe siècle a déchaîné les tempêtes. L’humanité n’a plus marché que sur des ruines. Le monde s’agite encore dans cet état de désordre où déjà il a été vu une fois, au déclin des croyances antiques et avant le triomphe du christianisme quand l’homme errait à travers tous les contraires, sans pouvoir se reposer nulle part, livré à toutes les inquiétudes de l’esprit et à toutes les misères du cœur, fanatique et alliée, mystique et incrédule, voluptueux et sanguinaire. »[4] Les mots du philosophe sont durs à l'encontre des penseurs des Lumières tout en les louant pour leur « amour énergique et fécond ».

Victor Cousin est comme Auguste Comte et bien d’autres. Il est soucieux de mettre fin aux désordres et à la déstructuration de la société et des idées sans pourtant combattre leurs sources. Ainsi, « le XVIIIe siècle a été l’âge de la critique et des destructions ; le XIXe doit être celui des réhabilitations intelligentes. »[5]  

L’éclectisme religieux

L’éclectisme religieux est similaire à la méthode de Victor Cousin mais uniquement employée dans le domaine religieux. Que préconise-t-il ? Toutes les religions contiennent une part de vrai, de beau et de bien qu’il faut rassembler et unir en une seule religion sans esprit de division ni d’opposition. Elle nécessite la coexistence des différents cultes et confessions. 

Par conséquent, l’éclectisme prône la tolérance pour faire surgir de la multitude une religion plus haute comme Victor Cousin veut construire une philosophie totale. Chaque religion serait comme les systèmes philosophiques du XVIIIe siècle trop tourné, chacune, vers un seul aspect de l’homme. 

Mais l’éclectisme religieux exige aussi pour chacune d’entre elles la fin de l’exclusivisme. Ce n’est pas du syncrétisme. Il ne s’agit pas de mélanger les religions pour en faire une selon une certaine convenance comme au temps des panthéons romains ou grecs.

Laïcité et éclectisme religieux

L’éclectisme religieux ne date pas d’aujourd’hui. Dans notre étude sur les relations entre les pouvoirs temporel et religieux, entre l’État et l’Église, nous le voyons bien grandir au fur et à mesure chez les partisans de la laïcité. Ferdinand Buisson en est un bon exemple. Il veut puiser toutes les bonnes choses qui se trouvent dans les cultes et qui les transcendent pour éduquer la conscience des élèves de l’école publique. Réunies, elles constituent la foi et la morale laïque. Contrairement à ce que nous croyons communément, la laïcité telle qu’elle était entendue au XIXe siècle et dans son ensemble n’est pas imposée contre la religion ou le sentiment religieux.

L’éclectisme religieux conforte le protestantisme libéral auquel adhère Buisson[6]. Il ne veut point de dogmes ni de prêtres. Il ne veut pas non plus de l’Église ou d’institutions qui imitent sa structure. Le père de la laïcité prône en effet « une religion sans catéchisme, un culte sans mystère, une morale sans dogmatisme, un Dieu sans système théologique. »[7].

Buisson distingue dans les grandes notions morales une zone « aussi vieille que l’Humanité, innée à tous les cœurs, ancrée dans toutes les consciences, inséparable de la nature humaine ». C’est le domaine de l’intuition, notion chère à Cousin. L’autre zone est celle produit par le raisonnement, l’intelligence, le travail de l’étude. Cette deuxième zone est difficile, ardues, porteuses de danger, source de querelles, donc impropre à la population. La première zone, formée des « suprêmes vérités d'intuition dont l'âme a besoin pour vivre », est à enseigner à tous. Car finalement, ces belles vérités se trouvent enraciner dans la conscience, quelle que soient les confessions. L’âme humaine « n'a pas besoin du prêtre pour s'éprendre de l'idéal, pour adorer le beau et le bien, le vrai et le juste, pour tirer de son propre fonds cette religion dont parlait l'autre jour si dignement le Président du Conseil, à Marseille, la religion qui n'a ni autels, ni dogmes, ni miracles, ni cierge et qui est simplement l'aspiration de l'homme vers toutes les formes de la perfection de l'esprit. » Ainsi appelle-t-il de ses vœux une religion laïcisée.

Selon Buisson, ce ne sont pas les églises ou toutes les institutions religieuses similaires qui ont découvert les vérités mais « nous savions bien, en effet, que tout ce qu'il y a de vrai, d'humain, de raisonnable et d'idéal dans la morale, survivrait sans peine à toutes les institutions ecclésiastiques qui s'en étaient emparées. » Elles se sont arrogé le droit de posséder ce qu’il appelle « le patrimoine humain » ou encore « le patrimoine de la conscience humaine ». Ainsi ce qu’il veut enseigner dans les écoles, c’est « la fleur même et le fruit de la civilisation recueillie à travers les siècles, dans les religions et les législations de tous les âges et de toute l'humanité ». Finalement, Buisson accuse les institutions religieuses de s’être inspirée de la morale éternelle et de l’avoir altérée.

Ses idées ont fini par faire l’objet de réprobation des autorités protestantes dont ils remettaient finalement en cause leur légitimité. Buisson sera naturellement proche des anarchistes puis des radicaux et des socialistes. Buisson n’est pas le seul à pratiquer l’éclectisme religieux. Il ne l’a pas non plus inventé.

Edgar Quinet (1803-1875), un des maîtres de Ferdinand Buisson

Parmi les maîtres de pensée de Buisson, nous pouvons citer Edgar Quinet. Il est « l'apôtre et le logicien de l'instruction laïque dans notre pays »[8], nous dit-on. Homme de lettre et historien, il est un homme politique, républicain et membre de l’extrême gauche. Au cours du Second Empire, il quitte la France et s’installe en Suisse où il rencontre Buisson. Au cours de ce séjour, il participe à des congrès de révolutionnaires anarchistes. Après dix-neuf ans d’exil, il rentre en France et devient député de l’Assemblée nationale en 1871. Son anticléricalisme est plus que reconnu. Dans son Livre de l’exilé, il n’hésite pas à vouloir déshonorer l’Église : « Il ne s’agit ici non seulement de réfuter le papisme, mais de l’extirper ; non seulement de l’extirper, mais de le déshonorer, [...] de  l'étouffer dans la boue. »

Quinet a écrit de nombreux ouvrages. L’un d’entre eux a fortement marqué Buisson. Il s’agit de l’enseignement du peuple qui paraît en 1850. Le livre répond à une question simple : sur quel principe doit être établi l’enseignement dans la démocratie ? Mais « qu’est-ce en soi la question de l’enseignement ? Une question de direction morale. » Quinet décrit rapidement le rôle de l’enseignement. Il ne s’agit pas de transmettre des connaissances ou de préparer l’élève à un travail. Sa réponse est frappante de vérité. Il s’agit bien de lui inculquer une morale, ce qui revient à définir celui qui va la diriger. « Tout se réduit désormais à se demander où est le principe d’autorité. »[9] La question de l’enseignement revient à déterminer le principe d’autorité sur lequel doit se fonder la morale. Quinet joue sur la multiplicité des religions pour leur refuser ce rôle puisque l’autorité ne peut qu’être une.

Dépendance entre la religion et le politique

Continuons d’entendre Quinet. Contrairement à ce que pensait Montesquieu dans l’Esprit des Lois, la société et la religion ne sont pas indépendantes puisque « la substance de la religion et de la vie civile est la même »[10]. Or, si on persiste à croire qu’elles peuvent vivre distinctement, l’une à côté de l’autre dans l’indifférence, on en vient à faire des révolutions politiques sans révolution religieuse, à avoir un pied dans l’État et un autre dans l’Église. Et si finalement on refuse de faire des révolutions religieuses, par manque de foi, alors on livre l’État à la religion, considérée comme inséparable au salut. Le peuple se livre alors au joug de la religion. Ainsi, c’est par la révolution religieuse que la vie sociale peut changer. Le progrès passe même par une révolution religieuse suivie d’une révolution politique.

Finalement, l’indifférence de l’État en matière religieuse le rend aveugle sur l’importance des questions dans lesquelles est mêlée la religion. Il est bon parfois d’entendre de telles paroles, même provenant d’anticléricalisme. Qui peut en effet croire que l’État et la religion peuvent vivre séparément, sans lien ni rapport ? Mais de quelle foi, de quelle religion parle-t-il ?

L’affranchissement de la nation à l’égard de l’Église

Revenant sur son passé, Quinet se rend compte que ses idées anciennes étaient bien contradictoires. Alors qu’il affirmait « qu'au seul point de vue temporel, tout peuple qui identifie sa destinée avec celle de l'Église romaine est un peuple perdu »[11], il était aussi certain qu’« une religion nationale est le principe fondamental sur lequel s’ordonne l’État »[12]. La révolution de 1848 à laquelle il participe lui ouvre les yeux.  Il constate en effet son échec. Pourquoi ? Parce que le peuple n’a pas voulu la faire sans l’appui de l’Église. Ainsi la révolution de 1848 a échoué car elle n’a pas eu foi en elle contrairement à celle de 1789 qui a cru qu’elle « pouvait sauver le monde par sa propre énergie spirituelle »[13] ! Quinet demande alors au peuple de marcher sans béquilles, c’est-à-dire sans l’aide de l’Église. Notons que Buisson reprendra cette image de la béquille pour demander l’affranchissement de la nation à l’égard de la religion.

Contradiction de principes entre l’État et l’Église

Comment établir la liberté moderne sur un principe religieux qui repousse la religion catholique alors que celle-ci est la religion nationale ? « Ce problème est le fond de l'histoire de France, depuis soixante ans ; il se retrouve en tout; il peut être posé dans les mêmes termes pour chacun des éléments des éléments de la société laïque. »[14] La persécuter, c’est la ranimer ; l’ignorer, c’est l’indifférence qui la sauvera. Que faire alors puisque la nation française ne veut abandonner ni l’une ni l’autre ?

Quinet définit deux moyens pour lier ces deux contraires. « Le premier est de faire une révolution religieuse, c'est-à-dire de substituer à une religion vieillie une religion nouvelle. […] Le second est de séparer absolument la société laïque de la société ecclésiastique. »[15] Il ne croit pas en une révolution religieuse même s’il la considère comme la solution la plus efficace. Il choisit donc le second moyen mais réclame une séparation absolue. Croyant l’Église en déclin et prêt à disparaître dans l’abîme, il ne veut qu’aucun lien ne la relie à la nation de peur de voir cette dernière suivre dans son naufrage.

Quinet compare la situation avec celle d’autres pays. Contrairement à la France, les révolutions d'Angleterre et celles de l'Amérique du Nord ont réussi car elles « se sont identifiées avec le principe de la religion nationale. L'une et l'autre se meuvent dans l'orbite tracée par une religion positive. »[16] Certes, leur avancée dans le progrès est moins spectaculaire mais il est acquis. En France, faute d’unité, c’est le retour en arrière… Ainsi, « lorsque les pays où la religion repose sur le principe de la liberté d'examen viennent à s'émanciper politiquement, la liberté reste quelque chose de sacré pour tous les partis ; elle conserve dans la politique le caractère qui lui a été imprimé par la religion. »[17]

Or, quand les institutions politiques ne dérivent pas des institutions religieuses, quand leurs principes sont contradictoires, la vie du peuple n’est qu’une suite de révolutions. Pour revenir à la fin du désordre et à un développement normal, soit la religion nationale ramène à son principe la constitution politique, soit les deux n’ont plus rien de commun.

Revenir à un ordre religieux

Il est ainsi convaincu que le catholicisme ne peut accepter le principe de liberté sans se détruire. Sa vision est très claire. « Que le catholicisme accepte un seul moment la liberté de conscience, qu'il reconnaisse le droit divin des autres cultes, qu'il s’asseye dans un conclave théologique avec le rabbin et le pasteur; de son aveu même, il perd sa raison d'être. D'autre part, cédez une partie quelconque du droit de l'esprit humain, le reste suit. Dans ces luttes entre deux principes irréductibles, point de milieu.»[18] L’une des deux sociétés, laïque ou ecclésiastique, se soumet inévitablement à l’autre s’il n’y a pas de barrières absolues entre elles. Sans cette séparation, on arrive à séparer les idées religieuses de la pratique dans un même individu, situation intenable et cruelle. La société se déchire. Que faut-il faire alors ? « Ramenez, de gré ou de force, l'ordre religieux, et vous ramènerez l'ordre politique. »[19]

La nécessité de séparer l’État et l’Église

Selon Quinet, l’Église asservit les populations et le clergé veille à maintenir son joug et ses privilèges de caste, trahissant les principes de l’Église primitive. Ils relèvent du Moyen-âge quand les partisans de la liberté sont du XXe siècle. Que de clichés anticléricaux dans le quatrième chapitre de son ouvrage ! Quinet veut en fait démontrer qu’il est faux d’espérer le moindre changement chez les autorités religieuses. Il est bien conscient que le principe démocratique leur enlèverait toute autorité. Le prêtre se détruirait lui-même. « Les deux sociétés, l'ecclésiastique et la civile, ne peuvent se pénétrer ni échanger leurs principes, sans ruiner mutuellement la liberté par le prêtre, le prêtre par la liberté Tant il est vrai que ces deux mondes sont dirigés par des principes contraires, incompatibles et que l'on est certain de se tromper quand on veut appliquer à l'un ce qui appartient à l'autre. »[20] C’est pourquoi il est même illusoire d’attendre que la religion catholique se change et se démocratise. C’est « une chimère qui répugne à la nature des choses. »[21] La solution d’une séparation absolue est donc requise…

Les contradictions d’un État reconnaissant trois religions officielles

Quinet s’interroge sur l’évolution des cultes en France. Il considère la fin de monopole de l’Église catholique comme une véritable chute qui la met à égalité avec les autres confessions. Ces dernières revendiquent alors les mêmes droits et le même rôle qu’elle détenait. Par des concessions réciproques entre elles, l’ensemble des religions se réduiront à une sorte d’un système ou d’une opinion. Mais avant d’y arriver, faut-il que la mentalité des hommes évolue. Le but de toutes ces confessions religieuses, répète-il, est de « persuader qu'en dehors des cultes reconnus, il puisse y avoir une pensée religieuse qui ne soit la propriété, le monopole d'aucun d'eux ? » [22] Car dans un état qui reconnaît uniquement trois religions, comme c’était le cas sous le régime concordataire, la liberté de religions consiste qu’à choisir entre trois cases et se cloisonner selon la caste choisie. Quinet démontre alors toutes les contradictions que soulèvent les reconnaissances officielles de religions. Il en vient même à montrer qu’une seule religion d’État apporte une plus grande liberté intellectuelle et une morale plus cohérente et définie. Le régime concordataire condamne enfin tout esprit de conciliation et d’unité. L’idée de s’élever « à une pensée qui les renfermât toutes trois » et celle d’inculquer « dans le cœur de l'enfant une pensée assez grande, un idéal assez vaste pour les embrasser toutes dans un principe commun d'adoration » sont en effet considérées comme une vraie abomination.

Quinet montre aussi avec ironie les contradictions dans lesquelles se trouve l’instituteur à son époque. Comme un prêtre, il doit enseigner sa religion sous sa vigilance tout en prônant l’égalité religieuse selon les lois de l’État, ce qui ne peut que conduire à des contradictions, puisque les principes de la religion et ceux de l’État sont contradictoires, et à une perte d’autorité, puisqu’il ne délivre l’enseignement que sous le contrôle d’autorités contraires. L’instituteur ne peut qu’être dans une situation perplexe. « Comment partager en deux mon intelligence, mon souffle, ma vie? Si j'enseigne ce que dit le curé, je suis en révolte contre le maire; si j'enseigne ce que veut le maire, c'est le curé qui m'interdit. »[23] Cela ne peut que générer du chaos. Quinet souligne donc l’importance de définir la base sur laquelle doit reposer l’enseignement laïque en France.

De plus, la laïcisation s’est appliquée partout sauf dans l’enseignement, ce qui peut paraître une absurdité. « Organiser l'enseignement primaire en particulier et l'enseignement en général, c'est organiser la société elle-même. Il en résulte que, pour fonder l'école sur sa vraie base, il faut l'établir sur le principe qui fait vivre cette société. Or quel est le principe qui se retrouve au fond de toutes nos lois, sans lequel nos codes eussent été impossibles? Il est tout entier contenu dans ces deux mots : Séculariser la législation ; séparer le pouvoir civil et le pouvoir ecclésiastique, la société laïque et les Églises. »[24] Quinet rappelle toutes les lois de laïcisation et en souligne la cohérence d’ensemble. La séparation est la seule solution pour appliquer les principes d’unité nationale et de liberté de croyance. Finalement, l’école doit être laïque dans une société laïque.

Une unité entre les religions ?

En s’affranchissant de la domination exclusive d’une religion et en défendant la liberté religieuse, le peuple refuse tout exclusivisme à toutes les religions, les mettant toutes sur un même pied d’égalité, et les rend alors incapables de fournir à la société des principes d’éducation. « C'est la raison pour laquelle dans les États où la liberté des cultes est réelle, les clergés perdent tout droit de diriger l'éducation. Ils ne pourraient le faire sans détruire, par la contradiction où ils sont à l'égard les uns des autres, la matière même de tout enseignement. »[25]

Est-il possible que l’ensemble des religions se réunisse dans un esprit de concorde ? « Si aujourd'hui il y a trêve entre eux, c'est qu'au-dessus d'eux est l'esprit général de la société qui les oblige à une paix apparente. »[26] Elles ne demeurent plus des principes de direction en elles-mêmes. Mais ce principe conduit à leur destruction, une religion ne pouvant accepter des principes qui renient les siens. « Ce qui revient à dire que la société est ainsi faite qu'elle vit par le principe de la séparation, et qu'elle se tue par le principe de la confusion. »[27]

Quinet considère que toute religion défendant l’exclusivisme ne peut qu’être des sectes. Réunies, elles ne peuvent donc unir la nation et ne générer que de la division ou de la confusion. Chacune des autorités détienne une autorité suffisante au sein de sa réunion sans l’avoir au niveau nationale. Elle ne peut plus prétendre à être le principal vital de la nation. La société ne peut finalement subsister que par la transmission de l’esprit qui l’a faite, c’est-à-dire par l’éducation de génération en génération. Quinet résume cela en quelques mots : « Nulle église particulière n'étant l'âme de la France, l'enseignement qui doit répandre l'âme de cette société doit être indépendant de toute église particulière. »  « Là est la raison d'être de l'enseignement laïque sans acception d'aucun dogme particulier. »[28]

Le rôle de l’enseignant

Selon Quinet, l’instituteur doit enseigner l’alliance des religions dans une société, ce qu’aucun prêtre ne peut faire sans apostasier. Son enseignement doit s’adresser à tous et les faire entrer dans la même communion civile. C’est le principe même de l’enseignement. « Cette société vit sur le principe de l'amour des citoyens les uns pour les autres, indépendamment de leur croyance. […] Ce principe, qui n'est celui d'aucune église, voilà la pierre de fondation de l'enseignement laïque. »[29]

L’instituteur œuvre pour l’unité nationale contre tout esprit de division. « Entre des cultes désormais égaux, il faut une intervention spirituelle qui ramène à la paix ceux que tout pousse à la guerre ; et les sectes, les églises séparées, avouant leur impuissance à la conciliation, nous revenons par tous les chemins à cette conséquence : qu'il faut chercher ailleurs l'enseignement de cette morale sociale sans laquelle il y a désormais des catholiques, des dissidents, des philosophes, c'est-à-dire des partis, des sectes, et point de France. »[30]

Finalement, l’école doit être le seul lieu qui ne divise pas, ni n’exclut. « Par-là se concilient la liberté avec l'autorité, l'unité de la nation avec la diversité des croyances religieuses : dans l'école, le principe général, laïque, universel qui gouverne, soutient la société française ; dans les Églises, le dogme particulier, ou catholique, ou protestant, ou israélite, qui constitue le culte ou la secte. »[31]

La conception religieuse de Quinet

Au travers des pages, nous découvrons la conception anticléricale de Quinet. L’Église et les institutions religieuses sont des agents de divisions qui œuvrent uniquement à leurs intérêts au détriment de ceux de la France. Il s’oppose à leur exclusivisme qui cloisonne et sépare mais qu’il croit inévitable à juste titre. Une attitude contraire les condamnerait.

Quinet ne révèle pas un esprit antireligieux. Il s’oppose surtout à tout encadrement religieux, qu’il soit dogmatique, morale ou disciplinaire. « La science a sa certitude, son évidence, qui n'a besoin du sceau d'aucun clergé pour faire un tout complet. Elle subsiste par elle-même, indépendante et libre. Elle est la religion générale, universelle, absolue. Le dogme particulier, c'est l'esprit de secte. Pourquoi faut-il que la religion absolue soit placée sous la dépendance de l'esprit de secte? Est-ce juste? Est-ce possible? »[32] Il voit donc dans l’enseignement laïque le moyen de dépasser leur division et leur sectarisme.

En outre, Quinet établit la prédominance de la société laïque sur la religion par sa supériorité en matière de connaissances. « La société laïque possède aujourd’hui plus de vérités que l’Église. C'est la raison pour laquelle son enseignement doit se constituer indépendamment de l'instruction cléricale. »[33]

Qu’est-ce qu’il entend par révolution religieuse ? « Le résumé de toutes les révolutions religieuses modernes » est que « chaque homme doit tendre à être son prêtre à lui-même. »[34] Il considère Luther comme le « père des révolutions ». Nous revenons aux convictions de Buisson et de bien de protestants libéraux. La révolution religieuse ne consiste pas à faire évoluer une religion mais bien à la remplacer par une autre, une religion sans prêtre ni dogme.

Mais qu’est-ce que Dieu pour lui ? « Justice, vérité, ordre absolu, qu'est-ce que cela sinon la source éternelle des idées divines, c'est-à-dire cette essence du bien sur lequel se règlent les mœurs de l'État ? Ce Dieu de l'ordre, de la justice, ce géomètre éternel, qui descend par degrés au fond des lois de tout peuple policé, n'est pas celui qui plaît aux castes sacerdotales. »[35]

Finalement, pour Quinet, la religion n’est plus un ensemble de vérités, de morales, de pratiques cultuelles. C’est un idéal qui doit porter l’âme de la nation. « Qu'est-ce qu'une religion? Conformément à tout ce qui précède, je réponds : c'est l'idéal vers lequel tend une nation et qu'elle réalise de plus en plus dans ses institutions civiles ; c'est la substance dont, vivent les générations diverses d'une même race d'hommes. Un peuple qui perdrait l'idée de Dieu, perdrait par là même tout idéal. Je ne m'explique pas sur quoi il pourrait continuer à orienter sa marche. »[36] Quinet ne voit aucune société fiable et durable sans cette croyance. « Je crois qu'un peuple réellement athée, c'est-à-dire privé de toute relation avec la vie universelle, périrait par la famine morale, comme un peuple qui s'enfoncerait trop avant dans le désert y périrait de soif. »[37]

La question de l’enseignement

D’une grande habileté, Quinet traite d’un sujet délicat, qui peut interpeller son lecteur, celle d’un enfant dont le père est incroyant et la mère croyante. « Je voudrais le faire grandir au milieu des pensées divines qui soutiennent le genre humain ; il ne saurait que plus tard la divergence des croyances et le triste secret du divorce des âmes ; il connaîtrait Dieu avant de connaître le prêtre. »[38] Il voudrait non pas élever un enfant mais construire un bâtisseur d’empire. « Il vient pour s'élever au-dessus de toutes les sectes ; n'enfermez pas trop tôt son cœur dans une secte. Il faut qu'il puisse porter sans fléchir une humanité nouvelle. »[39] L’école a pour tâche d’établir la liberté. Pour cela, l’école a besoin de se séparer de l’Église. « Au premier le monde de la raison, au second le monde des miracles. »[40] En outre, leur séparation est inévitable puisqu’ils enseignent des choses différentes ou inconciliables.

Quinet définit de manière pratique les solutions pour régler le problème de l’enseignement : la suppression des salaires aux clergés, l’obligation et la gratuité de l’enseignement, la séparation entre l’école et l’Église. Mais il définit la condition première : « Vous sentez-vous capable de faire des hommes sans le concours des églises particulières ? Telle est-la première condition de votre affranchissement. »[41] L’enseignement doit pouvoir conduire seuls les hommes sur le chemin de la vérité.

Conclusion

Quinet n’est pas vraiment un adepte d’éclectisme mais nous retrouvons quelques principes qui lui sont chers : la fin de tout exclusivisme de l’Église et des institutions religieuses, la volonté de les surpasser pour cesser les divisions et unir la nation, le rôle de l’enseignement pour inculquer un idéal qui les prédomine. Cela n’est guère possible sans liberté de croyance.

Quinet est surtout très avisé. Il sait que la société ne peut évoluer sans que la religion qui l’anime ne change pas. Il reconnaît l’importance vitale de la religion. Il ne croit pas à la reconnaissance de plusieurs religions officielles. Cela ne génère que du désordre. La nation ne peut être conduite que par une seule religion. Or la religion dominante, celle qui guide encore le peuple, est le catholicisme, une religion qui ne peut évoluer selon les principes politiques de la nation sans se contredire et se détruire. Ainsi, faut-il, non pas la faire évoluer mais bien la remplacer. C’est la religion laïque, un christianisme sans dogme ni prêtre, une religion qui prétend surpasser toutes les autres, une religion que l’école doit inculquer aux élèves. Quinet lui donne un autre nom : « le socialisme de l’humanité moderne ». « Aujourd'hui, le christianisme universel tend à se réaliser par la liberté, par l'égalité, par la fraternité, par la sanctification du travail, dans les institutions civiles ; c'est ce qui s'appelle le socialisme de l'humanité moderne. »[42] Au XIXe siècle, tel était le but des fondateurs de la laïcité

Aujourd’hui, nous pouvons voir son rêve réalisé, le rêve des protestants libéraux du XIXe siècle. De nos jours, il y a bien une volonté d’ériger une sorte de religion au-dessus des autres par une sorte d’éclectisme dans l’espoir insensé de voir unir les cœurs et les âmes. Dans un esprit d’une tolérance égalitaire, on prend tout ce qui est bien dans toutes les confessions religieuses et on oublie les différents pour s’attacher à l’idéal du vrai, du bien et du beau qu’elles manifestent plus ou moins. L’essentiel est finalement cet idéal qui élèvera les hommes vers Dieu.

Quelle audace ! Qui sont-ils pour penser à la place de Dieu ?! Laissons leurs beaux sentiments et voyons l’œuvre de ce « socialisme de l’humanité moderne ». Car c’est par ses fruits que nous jugeons l’arbre. Et aujourd’hui, sa misère s’étale devant nos yeux. Il faudrait bien être aveugle pour ne pas saisir ce qu’il se passe. Le peuple s’élève-t-il vers les cieux ? Dieu laisse l’orgueilleux se perdre dans l’abîme vers lequel il se jette comme un fou emporté par sa folie…




Notes et références

[1] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité : Buisson et l'éclectisme de Victor Cousin ».
[2] Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien, 7e édition, avant-propos de 1853, Paris Sorbonne, 1858.
[3] Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien.
[4] Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien.
[5] Victor Cousin, Du vrai, du beau et du bien.
[6] Voir Émeraude, octobre 2019, articles « Laïcité : Ferdinand Buisson, le "père de la laïcité" » et « Laïcité : éduquer les consciences, inculquer la religion laïque ».
[7] Ferdinand Buisson dans Cabanel. Ferdinand Buisson. Père de l’École laïque, Benjamin Fabre, Archives de sciences sociales des religions, édition de l’EHESS, octobre-décembre 2017, http://journal.openedition.org.
[8]Julien Steeg, Dictionnaire Ferdinand Buisson, L’édition électronique, lettre Q.
[9] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. I, 4e édition, librairie Chamerot, 1850.
[10] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. I.
[11] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. II.
[12] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. II.
[13] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. II.
[14] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. III.
[15] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. III.
[16] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. III.
[17] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. III.
[18] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. VI.
[19] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. X.
[20] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. IV.
[21] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. IV.
[22] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. V.
[23] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XIV.
[24] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XVIII.
[25] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XI.
[26] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XI.
[27] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XI.
[28] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XV.
[29] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XIV.
[30] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XIV.
[31] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XVIII.
[32] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XV.
[33] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XIV.
[34] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. V.
[35] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XIV.
[36] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XXI.
[37] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XXI.
[38] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XV.
[39] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XV.
[40] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XVI.
[41] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XVII.
[42] Quinet, L’enseignement du peuple, chap. XXI.
[43] Quinet, La révolution religieuse au XIXe siècle (1857)chap. 1, dans Le livre de l'exilé, œuvres complètes d'Edgar Quinet, 1876, Hachette.

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