" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 16 novembre 2019

Laïcité : les contradictions de l'école laïque. Une école selon Condorcet ou selon Le Peletier de Saint Fargeau ?

Trois mots sont ancrés dans la conscience des Français : liberté, égalité et fraternité. C’est la devise de la république marquée en marbre dans la constitution. D’autres termes y sont associés comme la laïcité et l’indivisibilité. C’est au nom de ces idéaux que l’Église et d’autres religions voient leurs droits limités et leur influence très réduite. Au XIXe siècle, les discours en faveur de la laïcité de l’enseignement refusent notamment à l’Église le droit d’enseigner pour garantir la liberté de conscience, la neutralité religieuse et l’égalité selon les termes des chefs de gouvernement. Aujourd’hui, les mêmes valeurs fondent les lois qui limitent les ports de signes religieux. Mais, ces termes, si banalisées et parfois pris dans un sens excessif, cachent une réalité que nos contemporains ont peut-être bien du mal à saisir. Comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises dans nos articles précédents, le cœur du problème est de savoir qui dirige la conscience de la nation et notre propre conscience. Qui détient ce pouvoir de nature spirituelle ? C’est en fait le problème essentiel qui peut opposer les pouvoirs temporel et religieux. Edgard Quinet[1] a très bien décrit le rôle que joue la religion au sein d’un peuple ou d’une nation. C’est elle qui anime véritablement la société.

Retournons donc en ce XIXe siècle où s’est jouée l’âme de notre société. Pendant quelques années, se déroule un combat qui va entraîner l’exclusion de l’Église de l’enseignement. L’école ne peut qu’être laïque. Telle est l’affirmation des partisans de la laïcité qui détiennent alors les rênes du pouvoir. C’est le temps de Jules Ferry. Nous allons revenir sur leur conception de l’école

L’école, le salut de la république

Les discours de Buisson[2] et de Ferry sont instructifs. Ces acteurs centraux du ministère de l’instruction publique donnent à l’école une mission très élevée. C’est elle en effet qui doit inculquer aux enfants les valeurs de la république. Elle prend ainsi le rôle d’« éducateur de conscience ». Les instituteurs en sont les missionnaires, les évangélisateurs. Le but est d’assurer la formation des républicains sans laquelle la république ne peut durer. « Dans le modèle républicain classique, on confie à l’école la mission de faire des citoyens, on confie à l’école le salut de la République. »[3]

L’école et la république sont en fait indissociables à deux titres. L’école est le lieu où se forme le citoyen tout en étant le reflet de la république. Les valeurs républicaines sont non seulement inculquées aux enfants mais elles sont aussi le fondement ou l’essence même de l’école. La classe forme en fait la république idéale. Les inégalités de toute sorte sont ignorées afin que tous accèdent au savoir sans aucune contrainte.

Mais la volonté d’élever des enfants pour construire l’avenir n’est pas l’apanage des républicains. C’est l’objectif de l’enseignement chrétien et de manière générale de tout œuvre d’éducation. En outre, il n’est guère envisageable de leur inculquer des valeurs si elles ne sont pas vécues au sein même de l’école, notamment par les maîtres Rien de nouveau. Puis, l’école est une société restreinte, et par conséquent, elle doit vivre selon une direction et un ordre sans lesquels elle ne peut durer. Nous revenons à Quinet. Pour qu’une société puisse vivre, elle a besoin d’être animée par une religion ou des sentiments religieux. Par conséquent, l’école laïque n’est pas une société vide de spiritualité. Les partisans de la laïcité l’ont bien compris …

L’école est devenue un véritable enjeu pour les républicains après l’échec de la révolution de 1948 et la victoire du futur Napoléon III aux élections présidentielles. Leur attention s’est encore accentuée lorsque la troisième république a vu les députés royalistes majoritaires à l’assemblée. Quinet[4] a compris que sans révolution religieuse, une révolution politique est vouée à l’échec. Par conséquent, pour révolutionner la société, il faut d’abord mener une révolution religieuse qui, selon toujours Quinet, n’est pas une évolution de la religion dominante mais son remplacement par une autre religion. Ce changement doit être l’objet de tous les efforts. Cela signifie que la majorité des hommes doivent abandonner le catholicisme pour adhérer à une nouvelle religion. Or qui peut convertir les âmes ? Fidèle disciple de Quinet, Buisson confie cette mission aux instituteurs. Il est alors évident que l’Église, alors dominante dans l’enseignement, doit évidemment en être exclue, ce qui explique la laïcisation des enseignants, des programmes, des classes. La politique de la laïcisation de l’école est parfaitement logique et menée avec pragmatisme et efficacité par ses ardents défenseurs.

Au nom de la liberté de conscience, Jules Ferry semble relativiser le rôle moral de l’école. Cette dernière n’enseignera que les principes moraux de nos aïeuls, « cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères »[5]. Elle transmettra donc la tradition sociale. Buisson le dit également. Mais en excluant toute idée de Dieu à l’école, ce qui revient à sa négation, l’école impose en fait une conception de vie particulière, une vie sans Dieu. Cette « bonne et antique morale » en est ainsi complètement déviée.

L’école, l’apprentissage du citoyen éclairé

Cependant, ce rôle d’éducateur de conscience n’est pas partagé par tous les partisans de la laïcité. D’autres privilégient en effet l’instruction. Rappelons qu'au XIXe siècle le ministère en charge de l’enseignement est appelé « ministère de l’instruction publique » et non « ministère de l’éducation nationale » comme aujourd’hui.

Mais l’instruction n’est pas un but en soi. L’école n’instruit pas les enfants pour les instruire. Elle œuvre en fait pour la démocratie qui ne peut guère fonctionner sans l’instruction comme le souligne Jules Barni (1818-1878) dans son Manuel républicain : « le Suffrage universel rappelle l’Instruction. Sans l’Instruction qui éclaire les citoyens sur leurs droits, leurs devoirs et leurs intérêts, les votes sont nécessairement aveugles. C’est alors que le Suffrage universel, au lieu d’être l’expression de la volonté d’un peuple libre, devient l’instrument du despotisme. »[19] L’instruction doit permettre aux futurs électeurs d’user de la liberté de manière raisonnée et donc de faire des choix raisonnés.

Pour Jules Barni, l’ignorance du peuple est le moyen de faire régner le despotisme. Il évoque évidemment de l’ère dite obscure du Moyen-âge ou encore de la victoire des despotes aux élections. Il considère que les votes qui ont amené des royalistes au pouvoir ne viennent pas de la liberté des électeurs mais de leur ignorance. Ainsi, la liberté en elle-seule n’est pas suffisante. Au contraire, elle peut conduire au despotisme. Elle n’est point vertu. Belle leçon à retenir ! Mais elle soulève une question essentielle : faut-il savoir pour voter et choisir ses représentants ? Un échec à l’école conduirait-il l’élève à être exclu du processus démocratique ? Autant restreindre le droit de votes à ceux qui détiennent un savoir, dont la nature et la mesure restent toutefois à définir. Enfin, si c’est le cas, cela soulève encore bien des questions sur l’idée de la souveraineté nationale. Pourquoi en effet le peuple l’incarne-t-elle de manière absolue alors qu’il vivait dans « l’obscurantisme » jusqu’à l’arrivée des républicains, soit-disant porteurs de lumière ? Les principes révolutionnaires n’ont guère de sens…

Ainsi deux conceptions de l’école s’affrontent au XIXe siècle : éduquer ou instruire. C’est la première qui gagnera, au moins à la fin du XIXe siècle. L’école doit inculquer des valeurs de la république, proclament Ferry et Buisson. Sa vocation n’est pas d’éclairer mais de dominer la diversité religieuse pour parvenir à une seule religion, la « religion laïque ». Elle est neutre à l’égard des autres religions pour mieux les niveler, les fragiliser et ainsi imposer leur propre religion. Toutefois, qu’elle soit éducatrice ou instructive, la finalité est la même : former le citoyen de demain et donc la société. Il s’agit de permettre aux électeurs de faire le bon choix, ou du moins leur choix. Finalement, la question de l’école est inséparable de celle de la politique et de la religion.

Condorcet, un penseur de l’école

Ces deux conceptions de l’école, éducation ou instruction pour asseoir le régime politique, ne sont pas nouvelles. Elles sont déjà bien présentes au temps de la révolution de 1789. Généralement, parmi les penseurs de cette question, nous citons souvent Condorcet (1743-1794). Celui-ci serait l’inspirateur de Jules Ferry, de Ferdinand Buisson et de bien d’autres partisans de l’enseignement laïque. « C’est Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théories et de détails, le système d’éducation qui convient à la société moderne. J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine. […] C’est bien, à mon avis, le système d’éducation […] autour duquel nous tournerons peut-être longtemps encore, et que nous finirons, un jour ou l’autre, par nous approprier »[20]. Depuis cette vénération, Condorcet est de manière générale considéré comme l’inspirateur de l’école républicaine et laïque française, même si aujourd’hui, cette filiation est plutôt contestée.

Marie-Jean Caritat, marquis de Condorcet, est un mathématicien reconnu et un théoricien de la statistique. Il a été formé par des jésuites et dans l’une des plus grandes écoles du royaume, alors dirigées par des congrégations religieuses, ce qui ne lui a pas empêché d’être un véritable savant. Notons que de nombreux savants ainsi que de futurs révolutionnaires sortent de ces écoles dites obscurantistes. Condorcet cumule les prix et les fonctions. Il devient membre de l’Académie royale des sciences, puis secrétaire et entre à l’Académie française. Il est aussi intéressé par la politique depuis son entrée dans le ministère de Turgot en 1774. Il adhère aux idées d’émancipation des Juifs, des femmes et des Noirs et œuvre en leur faveur.

Condorcet est ainsi un des portes étendards des Lumières. Il s’engage naturellement dans la révolution. Il y voit une chance pour rationaliser la société. En 1791, il est élu député à l’assemblée législative dont il devient secrétaire puis l’année suivante à la convention nationale parmi les Girondins. Notons qu’il est l’inspirateur du système métrique avec d’autres savants et que sur sa proposition, les titres généalogiques sont brûlés. En 1793, condamnée pour trahison, il fuit et se cache avant de se faire arrêter en 1794. Il meurt dans sa cellule. Son corps ne sera jamais retrouvé. Ainsi, devant une foule enthousiaste, un cercueil vide entrera dans le Panthéon en 1789…

L’école selon Condorcet

Les idées de Condorcet sur l’école sont contenues dans cinq mémoires qu’il fournit au comité d’instruction publique de 1791 à 1792, et dans un discours qu’il prononce à l’assemblée nationale en avril 1792 accompagné d’un projet de décret.

L’« instruction nationale » est un devoir pour l’État, imposé par l’intérêt commun de la société et par celui de l’humanité. Condorcet lui attribue en effet trois buts : permettre au citoyen d’accomplir ses droits politiques et ses fonctions sociales, assurer le bonheur général de la société et favoriser le progrès du genre humain. L’enseignement a pour but de développer l’usage de la raison par laquelle les élèves pourront adhérer aux droits de l’homme et à la constitution.

Pour les atteindre, il organise l’instruction nationale à deux niveaux. Le premier est accessible à tous de manière égale. Le second est réservé à une partie des citoyens qui recevra une instruction plus élevée,  celle qui est « impossible de faire partager à la masse entière des individus ». En outre, il s’agit bien de « n’enseigner que des vérités »[6]. Ainsi l’égalité n’empêche pas certains à savoir plus selon leur capacité. Enfin, l’instruction ne s’arrête pas à l’école. Elle doit être permanente, c’est-à-dire se poursuivre pendant tout le long de sa vie pour « assurer la facilité de conserver leurs connaissances ou d'en acquérir de nouvelles. » [7]

Pour mener à bien ses missions, les écoles devraient être indépendantes de toute autorité politique. Cependant, « cette indépendance ne peut être absolue, il résulte du même principe qu'il ne faut les rendre dépendants que de l'assemblée des représentants du peuple, parce que de tous les pouvoirs, il est le moins corruptible, le plus éloigné d'être entraîné par des intérêts particuliers, le plus soumis à l'influence de l'opinion générale des hommes éclairés, et surtout parce qu'étant celui de qui émanent essentiellement tous les changements, il est dès lors le moins ennemi du progrès des lumières, le moins opposé aux améliorations que le progrès doit amener. »[8] Condorcet souligne dans son discours le besoin d’indépendance de l’instruction à l’égard des pouvoirs publics afin de « ne pas empêcher le développement des vérités nouvelles, l’enseignement des théories contraires à sa politique particulière ou à ses intérêts momentanés. »[9] Il l’avait déjà énoncé dans son premier mémoire. « La puissance publique ne peut même sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. »[10] Ses termes sont particulièrement clairs : « elle n'a pas le droit de décider où réside la vérité, où se trouve l'erreur. »[11]

L’enseignement de la morale

La morale n’est pas absente dans l’instruction de Condorcet. L’école primaire enseignera en effet « le développement des premières idées morales et des règles de conduite qui en dérivent, enfin ceux des principes de l’ordre social qu’on peut mettre à la portée de l’enfance. »[12] Les principes de la morale seront approfondis dans les écoles secondaires.

La morale doit être séparée de tous les principes de toute religion. Elle sera en effet fondée uniquement sur les sentiments naturels et sur la raison. L’enseignement des cultes religieux ne se fera que dans les temples. Selon Condorcet, « la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la conduire. »[13]

Le modèle de Condorcet soulève au moins une contradiction dans l’enseignement de la morale. Cette dernière doit être fondée uniquement sur la raison, considérant la morale comme un ensemble de vérités rationnelles. Or, l’école doit aussi respecter la liberté d’opinions et ne point s’occuper de l’enseignement religieux. Les principes de rationalité et de respect ne sont alors guère compatibles. Une action est-elle moralement bonne parce qu’elle est rationnellement bonne ou parce qu’elle relève d’une opinion à respecter ? Le couple vérité absolue/opinion n’est guère fiable. Mieux vaut imposer silence à l’école sur l’enseignement de la morale. Mais en fait, selon Condorcet, la morale est objet d’enseignement en raison même de sa nature rationnelle. Elle n’est pas objet d’éducation. C’est pourquoi elle est universelle et peut être comprise par tous.

Ainsi, le projet de Condorcet est purement instructif. L’enseignement de la morale est en fait aux yeux de Condorcet une science. Ainsi l’école ne doit que développer l’usage de la raison et l’esprit critique. Car, dit-il, « la puissance publique se borne à régler l'instruction, en abandonnant aux familles le reste de l'éducation. »[14]

Une école pour garantir l’indépendance de l’individu contre « tout charlatan »

Le système scolaire que défend Condorcet est ainsi fondé sur la raison et doit permettre de développer son usage, l’esprit critique et finalement l’indépendance de l’individu. C’est par l’ignorance que l’individu devient dépendant d’un autre. « L'indépendance de la raison sans laquelle tout ardeur pour la liberté n'est qu'une passion, non une vertu. » L’indépendance de l’individu à l’égard d’autrui garantit l’égalité de tous. Le but de l’instruction est d’éviter aliénation et manipulation d’où quelle viennent.

Cela ne l’empêche pas d’accepter la différenciation des talents. Les différentes capacités naturelles des individus déterminent même le parcours scolaire. Condorcet récuse égalitarisme et nivellement. L’école doit fournir à tous les moyens de juger. Toutefois, le développement des talents répond aux intérêts de la société comme nous l’avons déjà évoqué. Notons que Condorcet lie l’usage de la raison avec le savoir, ce qui exclut les « ignorants » de toute possibilité d’être raisonnable et libre. Sa conception est ainsi purement rationaliste.

Ainsi, contrairement à Ferdinand Buisson et Jules Ferry, l’école selon Condorcet doit permettre à l’enfant de raisonner et ainsi de garantir son indépendance à l’égard d’autrui mais aussi de l’État. En développant l’usage de la raison selon ses capacités, par l’enseignement des vérités et d’une morale rationnelle, la société et l’humanité tout entière ne pourront que progresser. Il s’agit de former le citoyen éclairé selon les pensées développées par les Lumières.  En outre, il n’a guère confiance en l’État. Nous sommes donc proches de la conception de Jules Barni. Il est donc faux de le considérer comme l’inspirateur des Jules Ferry et de Ferdinand Buisson.

Une autre conception de l’école

Une autre approche de l’école est en fait acceptée par les révolutionnaires. Elle est défendue par un républicain de petite noblesse, Le Peletier de Saint-Fargeau (1760-1793), et proposée aux députés par Robespierre. Elle consiste à donner à l’école deux missions. La première est de former des citoyens dévoués tout entiers à la nation en inculquant à l’enfant un idéal afin d’imprimer en lui l’« empreinte de la loi ». Comme à Sparte, l’enfant doit être élevé dès son plus jeune âge dans l’obéissance aux valeurs républicaines. La seconde est de le former pour qu’il soit utile à la société, notamment dans le monde professionnel. Le rôle de l’école est donc essentiellement éducatif.

Certes, il n’oublie pas son rôle d’instruction mais il craint qu’elle engendre l’individualisme et fragilise l’unité nationale. En outre, contrairement à Condorcet, il refuse toute instruction spécifique ou à deux niveaux. « Si l’on veut que l’école réalise l’égalité dans la société, et si l’on ne veut pas recréer des inégalités de savoirs, alors il faut empêcher les riches de s’instruire plus vite que les pauvres. »[15] Le projet de Le Peletier est finalement plutôt proche de celle de Ferry.

Créer l’homme nouveau

Les projets de Condorcet et de Peletier ont le même objectif en dépit de leurs différences dans la manière de l’atteindre. D’autres acteurs de la révolution, comme Talleyrand ou Mirabeau, présentent aussi des projets pour le système éducatif à construire. Ils peuvent se répartir selon les conceptions de Condorcet ou de Peletier. Mais ils ont tous le même objectif. « Il était important, vital, aux yeux des révolutionnaires de 1789 et des années suivantes, de faire entrer dans l'éducation de tous l'apprentissage de la citoyenneté nouvelle ; l'instruction publique ne devait donc pas être une simple école, ne pouvait pas se réduire à l'école, destinée aux enfants, elle devait être un instrument de régénération de la société, ou pour employer le terme consacré : de l'esprit public. Sur ce point tous les auteurs de projets d'éducation même les plus modérés, […], ont été d'accord : l'éducation doit former naturellement les enfants et les adolescents mais doit former les citoyens et les adultes. »[16] Nous revenons encore sur l’idée de régénération[17], c’est-à-dire sur la volonté des révolutionnaires de créer un homme nouveau selon leurs principes.

Une école obligatoire et indépendante de l’État ?

Faut-il que l’école soit obligatoire ? La question divise les auteurs de projets. Elle révèle encore mieux l’état d’esprit des révolutionnaires. Talleyrand et Condorcet refusent l’obligation. Certes, l’école doit être accessible à tous, voire gratuite partiellement ou totalement, mais il n’est pas question de l’imposer. D’autres, plus minoritaires, y sont favorables. « Les mœurs d'un peuple corrompu, ne se régénéreront pas par de légers adoucissements, mais par de vigoureuses et brusques institutions »[21], selon Jean François Ducot, député girondin. Il rajoute : « il faut opter ouvertement entre l'éducation domestique et la liberté », c’est-à-dire entre la transmission des valeurs de l’ancien régime ou celle des valeurs de la révolution. Le projet de Le Peletier est encore plus radical. Les enfants doivent être éduqués en commun, en-dehors du cadre de leur famille de l’âge de cinq jusqu’à douze ans, afin d’éviter que la famille déforme ce que l’école cesse de former. Car « dans l'institution publique au contraire, la totalité de l'existence de l'enfant nous appartient. La matière, si je peux m'exprimer ainsi, ne sort jamais du moule aucun objet extérieur ne vient déformer la modification que vous lui donnez. »

L’État doit-il diriger l’école ? La question est aussi partagée. L’idée étrange de Condorcet est plutôt spécifique. Il veut l’indépendance de l’école à l’égard de l’État mais demande à ce dernier de la prendre en charge sans aller au monopole. Certains veulent un enseignement libéral au-delà de l’école primaire. Soit l’État prend en charge une partie de l’enseignement secondaire sans avoir néanmoins le moindre monopole, soit il l’abandonne à des initiatives privées.

Conclusions

Dans son projet de système scolaire, Condorcet donne la priorité à l’instruction, réduisant au minimum le rôle d’éducatrice à l’école, contrairement à Le Peletier de Saint-Fargeau, plus centré sur la formation du citoyen dévoué à la république. En dépit de deux approches différentes, ces deux projets, comme d’autres, ont néanmoins la même volonté de former le nouvel homme, l’homme régénéré, l’homme de l’avenir. Ces deux approches, nous les retrouvons encore sous la IIIe République. L’objectif final n’est pas non plus oublié. Il est très présent dans les discours de Buisson que nous avons étudiés. Contrairement aux diverses affirmations et aux louanges, Jules Ferry ne s’inspire pas de Condorcet mais met en œuvre plutôt le projet de Le Peletier sans aller à ses extrémités.

Les projets de Condorcet et de Le Peletier se distinguent surtout par les moyens qui permettent d’atteindre l’objectif final. Dans le premier, il s’agit de développer l’usage de la raison et de l’esprit critique afin de garantir à l’homme une certaine indépendance. Conscient des inégalités humaines en matière intellectuelle, il permet aux plus aisés une instruction plus élevée et de compenser l’inégalité sociale. Le mérite est donc privilégié. Dans le second, il s’agit plutôt de développer l’esprit de dévouement et d’obéissance à la république afin d’affermir l’unité nationale. Par conséquent, l’État ne peut que diriger ce système. Le premier est ainsi au profit de l’individu, le second est tout tourné vers l’État.

Mais à force de la considérer comme une académie scientifique, Condorcet oublie que l’école est aussi une société. Elle n’est pas seulement une transmission de savoir. Elle est aussi le lieu où des comportements et des relations doivent être transmis selon des règles et une certaine discipline. Finalement, l’école doit nécessairement enseigner des valeurs. La question de la morale est donc intimement liée à l’instruction. Il est donc important d’identifier la source de cette morale. Condorcet exclut l’État pour garantir l’indépendance de l’esprit ainsi que les religions pour respecter la liberté d’opinions. Les valeurs de travail bien fait, de politesse, de disciplines, qui doit l’inculquer si ce n’est l’instituteur ? Toute repose alors sur lui comme dans le système de Ferry et de Buisson. Condorcet pense alors à une sorte de corps de fonctionnaires, régi par l’État. Mais, la question de la source de l’autorité en morale est absente dans son projet. En outre, par l’exclusion de la religion, il impose une négation de Dieu et donc une certaine conception morale et éducative. Le projet de Condorcet manque de cohérence et apparaît incomplet. Son erreur est de croire que la morale relève de l’ordre de la connaissance comme la vérité. Celui de Le Peletier est plus cohérent. Car en fait, l’école est un milieu par essence éducatif, ou dit autrement, elle est un « univers de normes »[18].

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », nous rappelle sans-cesse Rabelais. L’enseignement de la vérité ne peut se faire sans inculquer aussi la morale. Sans éducation, l’école ne formerait que des individus et ruinerait toute société. Elle construit l’homme dans sa totalité, et pas seulement sa raison. La question est de savoir sur quel modèle. C’est pourquoi le projet de Condorcet n’est pas fiable. Mais pourquoi un homme si savant que lui commet-il une telle erreur ? Au-delà de son rationalisme, il cherche à lier deux principes finalement incompatibles : la formation de l’esprit et le respect des opinions. Et aujourd’hui, notre système éducatif se bat encore dans cette contradiction…



Notes et références

[1] Voir Émeraude, novembre 2019, « Laïcité : une nouvelle religion ».
[2] Voir Émeraude, octobre 2019, « Laïcité : éduquer les consciences, inculquer la religion laïque ».
[3] Joël Roman, entretien dans École — Citoyenneté — Laïcité,  Canivez Patrice, Desvignes Dominique dans Spirale. Revue de recherches en éducation, n°7, 1992, Instruction - Éducation civique, www.persee.fr. Joël Roman est professeur agrégé de Philosophie, rédacteur en chef de la revue Esprit  au moment de l’entretien, co-auteur de l’ouvrage Le Barbare et l’Écolier.
[4] Voir Émeraude, novembre 2019, « Laïcité : une nouvelle religion ».
[5] Jules Ferry, dans Discours et opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, A. Colin, tome IV, 1896
[6]Condorcet, Rapport sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792, Écrits sur l'Instruction, publique, tome II, "Rapport sur l'Instruction publique", Paris, Edilig, toupie.org.
[7]Condorcet, Rapport sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792.
[8]Condorcet, Rapport sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792.
[9]Condorcet, Rapport sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792.
[10] Condorcet, Sur l’instruction publique, premier mémoire, 1791.
[11] Condorcet, Mémoire sur l’instruction publique.
[12] Condorcet, Sur l’instruction publique, second mémoire, 1791.
[13] Condorcet, Rapport sur l’instruction publique présentée à l’instruction publique les 20 et 21 avril 1792.
[14] Condorcet, Mémoire sur l’instruction publique.
[15] F. Lepage, Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres ? dans Lepage F., Poupeau F. et Garcia S., Écoles publiques. Ivry-sur-Seine : Ne pas plier, 2006 dans « Considéré comme inspirateur… » Les références à Condorcet dans l’éducation populaire, Presses de Science-Po, 2011/1, www.cairn.fr.
[16] Marcel Dorigny, Les projets éducatifs de la révolution française, communication au profit des jeunes de la FFMC, 1989.
[17] Voir Émeraude, août 2019, article « L'œuvre de régénération des révolutionnaires ».
[18] Pierre Kahn, Existe-t-il une morale laïque ? Les paradoxes de Condorcet, dans École, morale laïque et citoyenneté aujourd’hui, Laurence Loeffel, Presses universitaires du Septentrion, OpenEdition Books.
[19] Julien Barni, Manuel Républicain, 1872, dans École — Citoyenneté — Laïcité,  Canivez Patrice, Desvignes Dominique.
[20] Jules Ferry, dans Discours et opinions de Jules Ferry, Paul Robiquet, A. Colin, tome I.
[21] Jean François Ducot, dans Les projets éducatifs de la révolution française, Marcel Dorigny, historien Paris VIII,  " La citoyenneté, un projet", Communications aux journées d'étude de la FFMJC, 1989, www.scoplepave.org

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire