" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 9 novembre 2019

Laïcité : l'État, directeur des consciences


La laïcité au XIXe siècle est un sujet d’étude particulièrement instructif. Il renverse bien des idées communes et nous éclaire davantage sur les relations entre l’État et l’Église, entre les pouvoirs religieux et temporel. Contrairement à ce que nous pensons communément, la laïcité n’a pas été établie pour restaurer une sorte de neutralité ou d’indifférence religieuse dans l’État ou dans notre société. Jules Ferry ou Ferdinand Buisson ne sont pas des antireligieux. Ils sont plutôt des anticléricaux dans le sens le plus large du terme. Ils refusent en effet toute religion encadrée par une institution et par des dogmes, et encore plus la place que joue l’Église à leur époque.

Mais la laïcité ne se réduit pas à cette opposition, à la fois brutale et subtile. Buisson parle de morale laïque et de foi laïque, bref d’une religion laïque [1]. Un de leurs maîtres de pensée est encore plus précis. Edgar Quinet [2] veut une révolution religieuse non pas en faisant évoluer la religion dominante, c’est-à-dire le catholicisme, mais en la remplaçant par une autre, par ce qu’il appelle « le socialisme de l’humanité moderne ». Pourquoi ? Car dit-il, la religion est la source de vie de la société ou encore le principe de son âme. C’est pourquoi toute contradiction entre les principes de la société et ceux de la religion dominante génère du désordre et de l’instabilité politique. La laïcité telle qu’est entendue au XIXe siècle n’est donc pas antireligieuse. Elle a pour but de mettre en place une nouvelle religion dominante.

La laïcité est passée par trois étapes. La première étape a consisté à enlever toute influence de l’Église dans l’État et les institutions civiles en lui retirant des fonctions clés. La mise en place des registres civils et l’institution du mariage civil en sont des exemples bien caractéristiques et fondamentaux. Elle comprend aussi la fin de tout système juridique réservé aux clercs. La seconde étape s’est efforcée de réduire la place de l’Église dans la société en lui retirant notamment tout signe dans la sphère publique. Elle est progressivement conduite à se retrancher dans les églises ou encore dans le lieu intime du foyer, perdant peu à peu sa fonction sociale. La dernière étape de cette longue marche est la laïcisation de l’enseignement. L’éducation des enfants ne relève plus de l’Église mais de l’État. L’Église n’a plus en main la formation de la société de demain. Mais après cet effort de déchristianisation, qui anime désormais l’âme de la nation ? Car une nation sans âme est vouée à sa perte, à sa dissolution. Les fondateurs de la laïcité ont bien compris l’importance de la religion dans une société. Leurs discours est d’une très grande clarté. La fonction sociale de la religion va bien au-delà de l’unité nationale.

La question de l’enseignement est au centre de nombreux débats et querelles au XIXe siècle. Elle revient en fait, nous dit Quinet, à nous interroger sur le principe directeur de la morale. Buisson nous rappelle aussi que l’école n’est pas seulement un lieu de transmission de savoir ou de compétences. Elle est avant tout un lieu d’éducation ou comme nous le disons aujourd’hui un lieu de socialisation. Selon les fondateurs de la laïcité, elle doit enseigner un idéal aux enfants ou encore des valeurs qui dépassent toutes celles qu’enseignent les différentes confessions religieuses. Buisson est très explicit. L’instituteur est un éducateur de la conscience. L’objet de ses efforts n’est pas seulement intellectuel ; il relève principalement de la conscience ou encore de l’âme de ses élèves. Selon toujours Buisson, il s’agit de lui révéler les valeurs qui sont présentes en lui dans sa conscience, valeurs que détiennent les différentes religions et qu’elles ont dénaturées, et les élever au-dessus de toutes les religions. Il ne s’agit pas de privilégier ou d’offenser l’une au profit de l’autre. Il s’agit bien de les accepter dans un esprit de respect et de tolérance, de les mettre sur un même banc sans leur donner les moyens d’intervenir. Enfermées ainsi dans un état égalitaire strict, elles finissent par s’autodétruire aux yeux des élèves. Quinet l’a très bien compris. Toute religion est exclusive. Toute atteinte à cet exclusivisme la conduit à sa perte…

Rien ne nous choque dans ce discours. La vérité exclut le mensonge comme le bien exclut le mal. Une chose ne peut pas être et ne pas être. Notre Seigneur Jésus-Christ nous l’a enseigné. Nous sommes avec Lui ou contre Lui. Nous ne pouvons pas aimer Dieu et l’esprit du monde. Cela ne signifie pas qu’une religion soit intolérante ou irrespectueuse.

Ainsi, dans les écoles et donc dans la conscience de l’enfant, la religion qu’il professe est mise dans une position qui contredit un de ses principes. Elle est donc dans une situation de faiblesse. Voilà en effet que tous les enfants sont rangés sur un même banc, côte à côte, devant un instituteur, qui dispose d’une véritable autorité sur eux et qui nivelle ou plutôt domine leurs croyances religieuses. Rappelons la mission que lui donne le ministère de l’éducation publique au XIXe siècle : éduquer la conscience des enfants. Aujourd’hui encore, dans nos écoles, que fait l’État ? Il inculque aux enfants de nouvelles valeurs qui autorisent par exemple l’homosexualité au nom de l’égalité ou plutôt d’un égalitarisme destructeur. L’école est le creuset de la République, nous dit-on. Elle forme plutôt des consciences. Mais qui dicte ses valeurs et les définit ?…

Au-dessus des valeurs de chaque religion admise ainsi sur un même pied d’égalité, une autre morale, une autre foi sont transmises aux enfants. Quinet et Buisson parlent de valeurs immuables de l’humanité ou encore de l’idée de Dieu. La laïcité imite l’éclectisme philosophique de Victor Cousin[3] en appliquant cette méthode aux religions. Les enseignants doivent leur enseigner la quête du vrai, du beau et du bien, la quête perpétuelle du progrès de l’humanité. N’oublions pas que nous sommes à une époque où il est bon ton d’être positiviste[4]. Mais qu’importe la philosophie d’Auguste Comte et toutes les étrangetés qui l’accompagne, ses contemporains ne retiennent que l’élan irrésistible et continu vers le progrès par l’affranchissement des individus à la religion. L’Église a été facteur de progrès mais en son temps, à une époque qui n’est plus. Elle a élevé l’homme lorsqu’il était à l’âge de l’enfance. Désormais, il faut s’affranchir de sa tutelle, nous affirme-t-on.

Mais en vérité, que recherchent Quinet et Buisson ? Que cherchaient aussi Cousin et Comte ? Rétablir l’unité nationale qu’ont déchirée les événements révolutionnaires sans toutefois abandonner les principes révolutionnaires. Ils ne veulent pas rétablir le catholicisme. Ils en sont fortement opposés. Ils savent aussi que les principes de l’Église sont contraires à ceux de la révolution. Ils veulent une autre religion plus conforme à cette dernière, une religion qui anime la révolution. Ils imposent en fait leur propre croyance : une religion sans prêtre ni dogme, une religion libérale sans aucun cadre. Nous dirions une religion dérégulée. Les principaux fondateurs ou acteurs de la laïcité sont, ne l’oublions pas, des protestants libéraux. C’est finalement leur forme de protestantisme qui doit surpasser les autres religions. Ainsi, tout en réclamant la liberté de conscience ou encore la neutralité religieuse, la laïcité impose finalement une religion. Un siècle après, nous voyons ce que la société est devenue…

Il ne suffit pas d’imposer la laïcité dans les écoles pour imposer une religion. L’avenir est certes assuré mais demeure fragile. L’Église ne doit plus intervenir dans l’État et la société. Elle en doit être exclue. C’est le principe de séparation qu’a institué la loi de 1905. Elle devient finalement affaire privée. La politique de laïcisation n’a pour but que de supprimer toute influence de l’Église et d’éviter tout retour en arrière. Le champ est désormais libre pour l’État. Plus aucun obstacle ne peut limiter son pouvoir.

Les républicains veulent-ils « accomplir l'histoire, réaliser l'âge positif »[5] ? Buisson ne cesse de le répéter dans ses discours. Il est temps d’affranchir la société de la tutelle de l’Église. L’homme est suffisamment adulte pour quitter son éducatrice. Cependant, ces discours présentent de nombreuses contradictions que nous retrouvons finalement dans la laïcité elle-même. Comment est-il en effet possible de déclarer à la fois que l’Église a réussi à éduquer le peuple par l’enseignement et que la fonction de clerc est incompatible avec celle de l’enseignant ? Comment est-il encore possible de justifier l’exclusion de l’Église dans l’enseignement en raison de la supériorité de la science et de la raison tout en déclarant vouloir travailler sur la conscience des élèves ? Comment est-il possible de défendre la liberté de conscience tout en voulant mettre toutes les religions sur un même pied d’égalité afin d’inculquer une autre religion ?

Ces contradictions révèlent toute l’ambiguïté de la laïcité que nous retrouvons dans l’école. À quoi sert-elle ? A-t-elle pour vocation d’affermir la position de l’État et de soumettre la population à ses lois, ce qui impose de combattre toute autre influence dominante mais aussi d’encadrer les individualités afin de garantir l’unité nationale ? Ou tente-elle de privilégier la conscience individuelle et de favoriser l’autonomie de la personne contre toute forme d’influence, y compris celle de l’État ?

Les partisans de la laïcité sont en fait devant un dilemme. Ils veulent appliquer les principes révolutionnaires mais ils sont conscients du désordre profond qu’ils génèrent. La société est en effet sortie meurtrie de la révolution de 1789. Les principes de liberté et d’ordre ne sont pas nécessairement compatibles. En outre, comme l’a constaté Quinet avec désarroi, le vote des électeurs n’est pas contrôlable. Une révolution, comme celle de 1848, peut se retourner contre les révolutionnaires eux-mêmes. Enfin, les politiques du XIXe siècle craignent le communisme ou du moins l’idéologie qui s’est affirmée lors de la Commune. Derrière les mots, se cache finalement une réalité bien plus complexe.

Robespierre est sans-doute le révolutionnaire le plus réaliste de toute sa génération. Il voit que la politique menée par les plus radicaux, une politique antireligieuse, conduira à l’anarchie politique mais aussi au déclin moral, et par conséquent à la perte de la révolution et de la nation. Ainsi, tente-il d’imposer une nouvelle religion afin de rétablir l’unité nationale sans laquelle il ne peut y avoir de nation. Les partisans de la laïcité ont bien compris la leçon. L’unité nationale ne peut être assurée sans une morale partagée par tous.

Or, qui enseigne la morale ? La religion. Qui la dirige ? La religion. La morale, c’est-à-dire la pratique du bien, ne peut être séparée de la croyance et des principes qu’elle établit. Notre vie est différente si nous croyons ou non à la vie éternelle. Elle ne prend pas le même chemin si nous croyons que tout dépend de nos actes ou que notre destin est tout tracé, indépendamment de nos actions. L’homme est ainsi fait. Comment la morale peut-elle alors être unique si la liberté de croyance est garantie ?

Quinet est bien conscient de cette problématique. La reconnaissance de religions officielles est pour lui un non-sens. Un État ne peut accepter la coexistence de trois morales différentes, nécessairement exclusives. Cousin est aussi conscient que l’exclusivisme philosophique génère division et conflit. L’exclusivisme paraît alors la solution : prendre tout ce qui est bon dans des systèmes philosophiques en présence pour créer un autre système qui les prédomine. Il existe donc des idées qui les transcendent, des idées d’ordre absolu que l’homme peut déterminer. Buisson fait de même. Les religions détiennent des principes de morale absolus à titre de dépositaire, aussi vieux que le monde. En rassemblant ces principes indépendamment des religions, il peut alors créer une morale laïque. Ce n’est plus la raison qui sélectionne mais la conscience ou encore l’intuition. Cependant, comme la religion dispose de prêtres ou de pasteurs pour enseigner la morale et l’inculquer à leurs fidèles, la morale laïque a besoin d’évangélisateurs et de missionnaires. Ce sont les instituteurs.

Or, et c’est tout le paradoxe de la situation, les principes révolutionnaires développent l’individualisme et par conséquent favorise le relativisme. Comment est-il alors possible de proclamer l’égalité de tous et d’affirmer une réalité absolue, qui, par principe, est soumise à tous sans exception ? Par ces principes, que devient le droit naturel ? Que devient même les principes de vrai, de beau et de bien ? Nous en voyons aujourd’hui les conséquences néfastes. En outre, comme l’exclusivisme nécessite choix et sélection, la morale laïque procède de la même façon. Elle est établie en fonction d’une conception de la morale et de la religion, qui nécessairement distingue et exclut. Ainsi, l’idée même de morale est incompatible avec les principes révolutionnaires. Nous revenons encore à Quinet, c’est-à-dire au cœur de la question. Les principes de la religion, donc de la morale, et de la société ne doivent pas être contradictoires. La situation est alors intenable. Que faire pour concilier l’inconciliable ?

Remarquons que le droit naturel a été remplacé par le droit que conçoivent les législateurs. Il suffit d’une loi pour que le bien devient mal et le mal, bien. Un écrit figé dans le temps, contextuel et facilement modifiable, s’impose ainsi à tous et efface le droit naturel, qui relève de l’absolu. Mais, nous dirait-on, le législateur est l’émanation de la souveraineté nationale. Nous sommes ainsi placés dans le monde des idées. Or, nous n’oublions pas que ces législateurs sont issus d’un monde assez restreint. Ils sont la majorité d’une minorité, parfois à l’écoute de lobbies. Cette réalité nous ramène à la pratique. Mais les minorités ont droit au respect et à l’égalité. Bref retour à l’absolu. Mais faut-il que les pratiques des minorités s’imposent à l’ensemble de la population et contre ses convictions ? De nouveau la pratique… Pratique, idéal… Inlassable mouvement qui mêle deux mondes sans véritable rapport et logique, mouvement qui manifeste finalement la lutte des intérêts particuliers. Comment une morale peut-elle alors survivre à de telles contradictions ?

Buisson demande à ses instituteurs d’inculquer une morale pratique, par l’exemple et le dévouement, la dissociant avec la morale idéale au sens de réfléchi, pensée. Cependant, il définit la morale pratique comme un idéal, une quête vers des idées absolues, vers le vrai, le beau et le bien. Cette dissociation factice entre monde des idées et monde pratique aboutit en effet aux contradictions que nous avons évoquées. L’homme ne peut agir sans penser d’abord à l’action qu’il va mener. C’est bien cette pensée qui doit guider et guide son action. Cette pensée puise ses principes dans sa conscience. Qui forme sa conscience dirige ainsi son action. L’éducation des consciences forme en effet les futurs électeurs et législateurs ! Là réside la raison même de l’enseignement laïque.

Buisson et bien d’autres parlent véritablement de religion laïque. Son enseignement est le rôle que l’État donne à l’école, ou soyons encore plus précis, il est aux mains de l’État. Or l’État a d’abord été constitué pour répondre aux besoins des hommes vivant le même destin, formant une nation. Il en est son bras armé. Désormais, l’État dirige sa conscience. Certes, il ne professe aucune religion incarnée par une institution religieuse, mais il a bien un rôle spirituel. L’âme est au centre de ses préoccupations. En un mot, nous nous trouvons devant une confusion des pouvoirs plus subtile mais bien réelle. Contrairement à ce que disent les partisans de la laïcité, y compris Buisson, « la notion fondamentale de l’État laïque » n’est pas « la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel ».






Notes et références
[1] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité : éduquer les consciences, inculquer la religion laïque ».
[2] Voir Émeraude, novembre 2019, article « Laïcité : une nouvelle religion ».
[3] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité : Buisson et l'éclectisme de Victor Cousin ».
[4] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité et positivisme ».
[5] Dominique Borne, Éducation et pédagogie, n°7 dans Les approches historiques de la laïcité en France, 1990-1993, Ognier Pierre, Étude critique dans Histoire de l'éducation, n°65, 1995.

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