" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 31 mai 2019

Autour de l'Unigenitus : gallicanisme, richerisme et jansénisme réunis

L’histoire de l’Église dans notre pays est d’une très grande richesse. Elle ne se résume pas en des œuvres de pierres qui font l’admiration des touristes ou des nostalgiques d’un passé idéalisé. Elle est aussi faite de faits plus ou moins heureux, parfois sublimes mais aussi tragiques. Elle nous raconte comment nous sommes arrivés aujourd’hui à ce que nous sommes. Certains pensent qu’avant eux, rien n’existait. Or, comme nous tous, ils sont le fruit d’une histoire, d’une longue histoire. Nous ne pouvons pas comprendre notre présent et donc agir efficacement pour un meilleur avenir sans revenir  à ce passé. Il ne s’agit pas de se transformer en tribunal comme si nous étions capables de le faire, comme si nous en avions le droit. Notre époque est pleine de prétentions et d’orgueil. À force d’entendre de beaux discours qui flattent leur égo, nos contemporains ont fini par y croire. La société, qu’est-elle devenue si ce n’est qu’une multitude d’intérêts privés et de possibilité d’assouvir ses plaisirs pour son propre profit !

Le jansénisme est un de ces faits historiques. Après avoir étudié le gallicanisme, nous ne pouvons pas ne pas nous attarder sur ce long et douloureux passé. Aujourd’hui, nous en voyons encore les effets. Pouvons-nous en effet comprendre la laïcité telle qu’elle est entendue en France ou encore l’incrédulité de notre société sans nous préoccuper du jansénisme ?

Après avoir évoqué, dans le précédent article, le jansénisme sous l’aspect ecclésiastique et en rapport avec les relations entre les puissances temporelle et spirituelle, nous allons désormais nous attarder sur les faits. Car la doctrine se vit et s’élabore dans la pratique …

La condamnation du jansénisme

La doctrine janséniste telle qu’elle est formulée dans l’Augustinus fait l’objet d’un examen approfondi à Rome, examen qui donne lieu à une première condamnation du pape par la bulle In eminenti, datée du 6 mars 1642 et publiée le 19 juin 1643. L’ouvrage est censuré notamment pour avoir renouvelé les thèses de Baïus condamnées par les constitutions de Saint Pie V et de Grégoire XIII. La bulle le condamne aussi pour avoir enfreint une décision de Paul IV, qui, en 1611, a défendu de publier des écrits sur la grâce sans l’autorisation de l’Inquisition.

Pour mieux combattre les erreurs que contient l’ouvrage de Jansénius, Nicolas Cornet définit sept propositions qu’il considère comme les erreurs fondamentales de l’Augustinus. Avec l’assentiment de l’Assemblée du clergé, réunie en 1650, et de nombreux évêques, une supplique est envoyée au pape pour qu’il examine cinq des sept propositions et qu’il prononce sur chacune d’elle un jugement clair et distinct. Soulignons que le parlement de Paris refuse à la Sorbonne de procéder à l’examen de ces propositions et qu’onze évêques s’opposent aussi à l’examen pontifical. Le 31 mai 1653, après examen des propositions par une nouvelle commission, Innocent X censure et qualifie clairement chacune des propositions dans la bulle Cum occasione. La condamnation est nette et précise.

De subtiles distinctions

Les jansénistes vont-ils obéir ? Certes, ils concèdent que les propositions retenues sont légitimement condamnées, reconnaissant ainsi l’infaillibilité de l’Église romaine en matière de foi lorsqu’elle se prononce sur le sens hérétique de telle ou telle proposition. Mais, ils ne reconnaissent pas que ces propositions représentent la doctrine professée par Jansénius. Par conséquent, leur doctrine n’est point condamnée. Ainsi font-ils une subtile distinction, celle du droit et du fait.

En outre, selon Antoine Arnauld, si seule la première proposition se trouve textuellement dans l’Augustinus, elle n’a pas le sens de la proposition condamnée. Finalement, les jansénistes font une nouvelle distinction, celui du sens objectif et du sens subjectif d’une proposition. Dans le premier cas, la proposition est exprimée dans l’ouvrage considéré en lui-même et en dehors de l’intention personnelle de son auteur. Dans le deuxième cas, la proposition traduit la pensée personnelle et exacte de son auteur.

Ainsi, les jansénistes ne veulent reconnaître ni que les propositions sont de Jansénius ni qu’elles ont été condamnées dans le sens de Jansénius. Ils soulèvent finalement la question de l’infaillibilité de l’Église romaine lorsqu’elle détermine le sens objectif d’une proposition. Le sens subjectif est difficilement accessible surtout lorsque l’auteur est mort et ne peut se justifier.

Pour faire cesser tout débat inutile, en 1654, Innocent X déclare dans un bref qu’il a bien condamné, dans les cinq propositions, la doctrine de Jansénius contenue dans le libre intitulé Augustinus. L’année suivante, par ordonnance royale, l’assemblée du clergé déclare exécutoire le bref dans le royaume.

L’obstination des jansénistes

Pascal (1623-1662)
Antoine Arnauld persiste. Dans une Lettre à un duc et pair de France, il fait de nouveau la distinction entre le droit et le fait. Les cinq propositions ne peuvent être attribuées à Jansénius. Par conséquent, un catholique ne peut consentir de manière extérieure à la bulle de condamnation. Il prône donc le silence respectueux. En conclusion, il remet en cause l’autorité du pape en matière doctrinale.

En 1656, la Sorbonne le condamne de nouveau et lui demande de se soumettre au jugement pontifical. Une nouvelle constitution pontificale, intitulée Ad sanctam B. Petri sedem, du pape Alexandre VII déclare explicitement que les cinq propositions sont de Jansénius et ont été condamnées dans le sens de Jansénius, et il appelle perturbateur de l’ordre public tous ceux qui soutiennent le contraire. L’assemblée du clergé, réunie le 17 mars 1657, décide que tous les clercs devront désormais signer un formulaire clair, attestant leur soumission à la constitution d’Innocent X selon le sens donné par la constitution d’Alexandre VII. « Je reconnais que je suis obligé en conscience d’obéir à ces constitutions et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des cinq propositions de Cornélius Jansénius, contenues dans son livre intitulé Augustinus, que ces deux papes et les évêques condamnés, laquelle doctrine n’est point celle de Saint Augustin que Jansénius a mal expliquée contre le vrai sens de ce saint docteur. »

Pour défendre la position janséniste, Pascal revient sur la distinction des questions de droit et de fait. Il déclare que l’Église romaine demeure infaillible lorsque ces questions concernent directement la Sainte Écriture mais elle ne l’est pas dans les questions de faits dogmatiques non révélés. Finalement, l’autorité du pape est profondément ébranlée…

L’appel aux « libertés gallicanes »

Alexandre VII
(pape de 1655 à 1667)
À partir de 1657, les gallicans interviennent plus directement dans la querelle. Quand Louis XIV demande au parlement de Paris d’enregistrer la bulle pontificale, ce dernier refuse sur demande d’Arnauld et de l’avocat en raison des libertés gallicanes. Le roi est alors obligé de recourir à un lit de justice[1].

Las des querelles, Louis XIV ordonne à tous les évêques, dans une déclaration du 29 avril 1665 l’obligation, de signer le formulaire sous peine de saisie de leurs bénéfices. Seuls quatre évêques s’insurgent contre cet ordre. L’un d’entre eux dénie même au roi le pouvoir de faire des canons et des lois dans l’Église, remettant ainsi en cause le « gallicanisme politique ».

Sur demande de Louis XIV, le pape Alexandre VII demande à son tour dans la bulle Regimini apostolici la signature du formulaire à tous les évêques. Soulignons qu’en faisant intervenir le pape dans les affaires du royaume, le roi fait une véritable entorse aux libertés gallicanes. Les récalcitrants seront poursuivis pour désobéissance au pape. Le 29 avril 1665, la bulle est enregistrée au Parlement. Le formulaire doit être signé « purement et simplement, sans user d’aucune distinction, interprétation ou restriction. »

Refusant de signer sans mandement, les quatre évêques jansénistes sont susceptibles d’être condamnés par une commission pontificale. Ils en appellent alors à la défense des libertés gallicanes. Arnauld s’y oppose aussi et accuse Rome d’avilir la dignité épiscopale en s’arrogeant le droit de juger les évêques de France.

Néanmoins, après d’âpres négociations, le pape obtient leur signature accompagnée d’une attestation d’obéissance envers le Saint Père sous des formes bien équivoques. Mais tout le monde aspire à la paix. Rome se contente d’une soumission extérieure. Par arrêt du conseil d’État du 23 octobre 1668, Louis XIV défend à tous ses sujets « de s’attaquer et de se provoquer à l’avenir les uns les autres sous couleur de ce qui s’était passé, ni d’user des termes injurieux d’hérétiques, de jansénistes, de semi-pélagiens, ou de quelqu’autre nom de parti, ni même d’écrire ou de publier des libelles sur les matières contestées ou de blesser par des termes injurieux la réputation de qui que ce soit. »[2]

La reprise de la crise

La paix n’est en fait qu’une pause. On publie divers ouvrages en faveur du jansénisme ou contre lui. Les injures se poursuivent. Les passions risquent à tout moment de se réveiller. Un opuscule intitulé « cas de conscience » déclenche finalement la tempête. Il demande à l’archevêque de Paris s’il est possible d’absoudre un ecclésiastique qui ne se soumettrait qu’extérieurement à la bulle pontificale. Quarante docteurs de la Sorbonne affirment qu’un silence respectueux suffit, provoquant alors de violentes protestations. Le pape Clément XI doit même intervenir. Dans un bref du 12 février 1703, il demande à Louis XIV de « dompter les rebelles que la douceur de l’Église n’est pas capable de gagner. » Dans un deuxième bref, il le somme de ne pas épargner « ces turbulents » dont l’hérésie est propre à troubler aussi bien « la discipline civile » que « la discipline ecclésiastique ». Las de ces querelles, le roi ordonne des exils, des confiscations, des embastillements contre les jansénistes notoires.

La manifestation des différents « gallicanismes »

Louis XIV intervient de nouveau auprès du pape pour qu’il condamne encore le jansénisme ainsi que l’idée selon laquelle le seul respect silencieux suffirait pour se soumettre aux bulles pontificales. Mais afin d’être conforme à la doctrine gallicane, il lui demande de rédiger la nouvelle constitution « sur la demande du roi de France », ce que ne peut accepter le pape. En effet, en dépit des instances royales, Clément XI ne répond guère à sa demande très imprégnée de « gallicanisme politique ». Sa résistance provoque la colère du roi et même des menaces.

Après deux ans de négociations et l’avis du roi, le pape publie la bulle Vineam Domini, datée du 15 juillet 1705. Il condamne le silence respectueux comme « un voile trompeur dont on se sert pour se jouer de l’Église au lieu de lui obéir » et déclare qu’il faut rejeter comme hérétique, non seulement de bouche mais de cœur, le sens de Jansénius condamné dans les cinq propositions. Louis XIV prie alors l’assemblée du clergé de « recevoir avec respect la Constitution pontificale et de délibérer sur la voie la plus convenable pour la faire recevoir d’une manière uniforme dans tous les diocèses du royaume. »

Les prélats rassemblés obtempèrent à la demande du roi mais son acceptation s’accompagne de deux restrictions. L’archevêque de Paris, Mgr de Noailles, dévoué au parti janséniste, remet en cause la pertinence de cette bulle. Selon ses propos, les jansénistes ont depuis longtemps adhéré à l’idée que le sens du livre de Jansénius est hérétique sans pourtant croire que Jansénius y ait voulu y attacher ce sens. Il demande alors pour les prélats uniquement de déclarer qu’ils « ne renferment uniquement dans la décision contenue dans la bulle, sans rien ajouter ni diminuer à cette décision si exacte ».

Mgr de Noailles (1651-1729)
La deuxième restriction concerne la forme et la procédure. Il demande que la lettre précise que les décrets apostoliques « après l’acceptation solennelle que le corps des pasteurs en avait faite » doivent être alors regardés comme le jugement et la loi de l’Église. La constitution Vineam Domini obtiendrait ainsi sa pleine autorité qu’après avoir été approuvée par l’Église gallicane. Ainsi se manifeste clairement le « gallicanisme ecclésiastique ». Clément VI ne peut que protester contre l’injure qui lui est faite.

Enfin, quand le pape condamne le livre de Quesnel dans un bref du 13 juillet 1708, ses Réflexions morales, des membres du Conseil royal s’opposent à la réception du décret sous prétexte qu’il est demandé de remettre les exemplaires de l’ouvrage de Quesnel, désormais interdit, aux évêques mais aussi à des inquisiteurs pour qu’ils les brûlent eux-mêmes. Ils en appellent aux « libertés gallicanes ». La sentence romaine reste alors lettre morte. Le « gallicanisme parlementaire » a remporté une victoire.

Sur demande d’adversaires des jansénistes, Louis XIV en appelle encore au pape pour qu’il condamne de nouveau dans une bulle le livre de Quesnel, lui assurant qu’elle sera désormais reçue, et donc exécutée, dans le royaume avec ou sans le consentement des évêques. Ainsi pour venir à bout du jansénisme, Louis XIV n’hésite pas à s’opposer au « gallicanisme épiscopal ». C’est ainsi qu’après plus d’une année d’examen du livre par une commission, Clément XI publie la bulle Unigenitus le 8 septembre 1713, contenant 101 propositions extraites de ses Réflexions morales et condamnées. Mais l’une des 101 propositions est assez particulière. Elle touche une autre doctrine, chère aux gallicans, le richerisme[3]. La 90e proposition remet en effet en cause le « gallicanisme ». C’est ainsi que le « gallicanisme » rejoint le jansénisme dans leur opposition à Rome...

Or selon les « libertés gallicanes », la bulle ne peut avoir force de loi qu’après avoir été acceptée par le clergé et enregistrée par le parlement. Après avoir allégué que la bulle porte atteinte aux « libertés gallicanes », le parlement finit par l’enregistrer le 15 février 1714. Une résistance plus vigoureuse vient plutôt du clergé.

La division de l’Église de France

La querelle interminable du jansénisme divise profondément l’Église de France. La majorité des prélats, c’est-à-dire cent dix-sept, l’accepte « purement et simplement » alors qu’une minorité, quinze exactement, apporte une acceptation conditionnelle, restrictive et relative aux explications que les prélats veulent donner dans une instruction pastorale. Les évêques réfractaires demandent des explications à Rome avant de donner leur adhésion à la bulle. L’archevêque de Paris, Mgr de Noailles, toujours favorable aux jansénistes, interdit son clergé de recevoir la bulle sans autorisation sous prétexte de l’irrégularité de la procédure. Le pape aurait dû demander l’acceptation préalable des évêques français avant de publier la constitution. L’opposition se fonde donc sur le « gallicanisme épiscopal ». Le pape réprouve l’instruction pastorale comme ayant un relent de schisme.

Ainsi, l’Église de France est divisée entre les « acceptants », qui se soumettent au pape, et les « opposants », une minorité certes faible en effectif mais remuante et tenace, et fortement soutenue par des sympathisants auprès de l’opinion publique, des docteurs de la Sorbonne et du clergé de second degré. Les « opposants » trouvent enfin leur appui auprès des parlementaires. Ces derniers s’opposent non seulement aux « acceptants » mais également au roi. Ainsi, au lieu d’en finir avec le jansénisme, comme le souhaitait le roi, la constitution Unigenitus lui donne des forces nouvelles et ravive aussi le « gallicanisme ». En outre, la mort de Louis XIV amène une forte réaction en faveur des jansénistes.

Le 1er mars 1717, quatre évêques en appellent de la bulle à un futur concile. La Sorbonne y adhère. Le cardinal de Noailles les rejoint. Ils seront seize évêques. L’Église de France est encore plus divisée, entre les « acceptants » et les « appelants », qui comprennent 3 000 ecclésiastiques sur 100 000. Une bulle pontificale Pastoralis Officii du 8 février 1718 les excommunie. Mais le parlement la rejette. Le schisme est proche…

Des longues négociations pour arriver à des accommodements et surtout la mort des protagonistes comme celle du cardinal de Noailles conduisent au déclin du jansénisme. En 1729, seul trois évêques « appelants » ne se rétractent pas. Mais, le conflit persiste en raison de l’hostilité des parlementaires à l’égard de Rome et du roi. Sous prétexte des « libertés gallicanes », ils font obstacle à l’enregistrement des bulles pontificales.

Les prétentions des parlementaires

La querelle est inlassable. En 1732, plusieurs évêques prescrivent à leurs curés de refuser les sacrements in extremis à tout « appelant » qui déclare encore rejeter la bulle ou qui ne peut attester d’un billet de confession en bonne et due forme. Considérant ce refus de sacrement comme une diffamation justiciable des tribunaux, les jansénistes en appellent au parlement. Ce dernier intervient dans cette affaire et procède contre les évêques et les prêtres qui refusent effectivement les derniers sacrements selon les conditions posées. L’archevêque de Paris, Mgr de Beaumont, ordonne de nouveau à ses prêtres de refuser tout dernier sacrement aux appelants récalcitrants. En 1649, sur un de ces refus, une famille porte plainte au parlement. Il ordonne des poursuites contre le curé mis en cause. Le conseil royal les arrête. En 1752, un nouvel incident se produit. Le parlement ordonne le saisi du temporel d’un curé qui a refusé les sacrements à un janséniste notoire. Louis XV intervient et casse le jugement. Furieux, le parlement publie le 18 avril 1752 un arrêt défendant tout ecclésiastique de « faire acte tendant au schisme ; et notamment de faire aucun refus public des sacrements sous prétexte de défaut de présentation d’un billet de confession ou de déclaration du nom du confesseur ou d’acceptation de la bulle Unigenitus » au risque « d’être poursuivis comme perturbateurs du repos public et punis selon la rigueur des ordonnances. » Le parlement dénonce alors au roi l’archevêque de Paris comme « fauteur de schisme ». Pourtant, faut-il rappeler que l’administration des sacrements ne relève que de la compétence des autorités spirituelles ? L’abus de pouvoir est flagrant…

Le désordre dans le royaume de France

L’hostilité du parlement ne cesse de croître. Le 28 janvier 1753, dans de « grandes remontrances », il accuse « les ecclésiastiques d’opposer au gouvernement un esprit d’indépendance et de préparer un schisme dans l’Église de France. » Un conflit dur s’ouvre alors entre le roi, les parlementaires et les évêques. Les parlementaires condamnent des évêques et des curées. Le roi ordonne aux parlementaires de cesser leurs poursuites. En dépit des menaces, le parlement persiste car il ne peut le faire sans « manquer à son devoir et à son serment ». L’exile le réduit un moment avant d’être rappelé par le roi. Le roi impose alors aux deux partis la « loi du silence ». Mais le refus des sacrements continue en province et à Paris. L’archevêque de Paris est à son tour exilé. Bref, le désordre est à son comble.

Une assemblée du clergé réuni en mai 1755 cherche une solution pour apaiser les esprits. Certains sont intransigeants. Ils ne veulent point changer d’avis. D’autres plus modérés proposent de refuser le sacrement qu’aux « appelants » notoires et publics. Mais, tous, unanimement, protestent contre l’intervention du parlement dans un domaine qui ne relève pas de ses compétences. De quels droits interviennent-ils dans les conditions requises pour l’administration des sacrements ? C’est pourquoi dans ses remontrances envoyées au roi, l’assemblée du clergé déclare que l’Unigenitus est « un jugement purement doctrinal » et que « c’est aux pasteurs et non aux fidèles qu’il appartient de décide qui doit être admis aux sacrements. » Il lui demande tout naturellement de casser toutes les sentences que le parlement a portées contre les prêtres et les évêques. Tout en admettant le caractère purement doctrinal de l’Unigenitus, le roi refuse néanmoins de casser les arrêts du parlement et exige que la « loi du silence » soit respectée. C’est donc une fin de non-recevoir. L’assemblée du clergé s’adresse au pape et lui demande conseil…

Dans un bref daté du 16 octobre 1756, intitulé Ex omnibus, le pape Benoît XIV adopte le parti modéré. Seuls ceux qui sont publiquement et notoirement réfractaires ne peuvent recevoir les sacrements. Il précise ce qu’il entend par « publiquement et notoirement réfractaire ». Mais, en dépit de son indulgence, le parlement refuse de nouveau d’enregistrer le bref. Le roi doit alors tenir un lit de justice et ordonne de respecter la bulle comme une décision de l’Église.

En 1757, un nouvel incident éclate entre l’archevêque de Paris et le parlement. Refusant de lever une censure contre un couvent janséniste, Mgr de Beaumont est exilé pendant un an et demi.

La diffusion du jansénisme

En dépit de ses condamnations, le jansénisme, surtout celui de la seconde génération, s’est diffusé dans la société de l’ancien régime. Il a gagné le parlement de Paris ainsi que les autres parlements comme nous avons pu le voir. Il a aussi touché le clergé de second ordre, dit encore le bas clergé. L’opinion public est assez favorable non pas au jansénisme lui-même dans sa doctrine et sa morale mais plus dans sa résistance contre l’autorité pontificale et celle du roi.

Les partisans du jansénisme ont fait l’objet d’une véritable persécution. « Quiconque était soupçonné de professer le quenellisme, au mépris de la bulle Unigenitus qui venait de le condamner, était poursuivi, traqué, à la fois par l'autorité ecclésiastique, qui fulminait bulles, rescrits, mandements ou sentences d'excommunication, et par l'autorité civile, intéressée à donner force de loi à un texte qu'elle avait, en somme, sollicité de Rome. »[4] Cette persécution, parfois violente et aveugle, notamment à l’égard des célèbres bénédictines de l’abbaye Port-Royal, a soulevé l’indignation. En devenant ainsi victimes, les jansénistes ont gagné, par leur résistance, l’estime et la faveur de l’opinion. Enfin, les faits extraordinaires[5] qui se produisent en faveur des jansénistes ne peuvent qu’attirer l’approbation de la population, toujours éprise du merveilleux.

Tous les adversaires de l’Église ne sont pas mécontents de ces débats houleux et sans fin qui ne cessent de la discréditer. Blaise Pascal dans ses Provinciales et tous les libelles en faveur du jansénisme ont fait rire et ridiculisé l’autorité religieuse. Les jansénistes ont créé un journal, « une merveille de la presse clandestine »[6], intitulé Les Nouvelles Ecclésiastiques. Il permet de capter l’opinion publique et de la tenir en haleine par le récit des différentes affaires.

En fait, au début du XVIIIe siècle, qui songe encore à la doctrine de la grâce et à l’œuvre de Jansénius ? « Le miracle accapare tous les regards, toutes les préoccupations, toutes les forces vives. La théologie janséniste, vidée de sa substance, est devenue le refuge des plus absurdes hypothèses sur le pouvoir de Dieu, la puissance du démon ou l'intervention du surnaturel. » [7]

Tous les controverses que le jansénisme a suscitées ont aussi apporté de la confusion et donc ont favorisé le doute, la lassitude, et peut-être l’incroyance dans la population. « Plusieurs évêques furent les vrais athlètes de la résistance janséniste. Certains en devinrent les victimes sincères. Mais où la critique se perd, c'est quand elle essaie de démêler l'argumentation touffue de cette phalange de théologiens habiles à justifier leur hostilité aux directives de Rome. Chaque docteur voulut avoir sa part d'originalité dans cette joute théologique. De là naît une horrible confusion d'idées qui rend si difficile l'intelligence de la querelle janséniste au XVIIIe siècle...»[8]


Le jansénisme n’est plus que le reflet d’un christianisme appauvri, qui provoque regret, lassitude, indignation, et colère. Il n’est pas étonnant que l’incrédulité ait autant grandi. « En France, la querelle janséniste avait abouti à des conséquences désastreuses pour l'Église et la société. On a pu dire, qu'en un sens, « elle leur fit plus de mal que le protestantisme, parce que l'erreur janséniste était mieux adaptée au tempérament français du XVIIIe siècle, plus dissimulée et plus habile » [9]. En critiquant avec âpreté les traditions et les personnes de l'Église, les jansénistes avaient ouvert la voie aux railleries et aux négations des encyclopédistes. D'autre part, en soulevant d'interminables disputes, ils avaient détourné de travaux plus sérieux et plus féconds les défenseurs de l'Église »[10].

Conclusions




Sans s’intéresser à la doctrine et à la morale des jansénistes, nous pouvons qu’être surpris de la durée de la querelle et de leurs intrigues. Leur subtilité pour ne pas se soumettre au pape tout en feignant d’y rester fidèles est impressionnante. Tout cela révèle une hypocrisie, pire que la révolte. Mais quel désastre pour l’Église ? Par leurs attitudes et leurs mensonges, ils ont sapé l’autorité ecclésiastique. En s’associant au gallicanisme par opportunisme, ils ont ravivé les prétentions des parlementaires de vouloir régir l’Église gallicane. Quelle aubaine pour les incrédules et les libertins ! Que d’efforts pour de vaines querelles quand l’Église est menacée par des adversaires plus redoutables ! Mais le dommage le plus grave est d’avoir fait intervenir les laïcs dans une affaire doctrinale complexe qu’est celle de la grâce et d’avoir donné à l’opinion publique un rôle dans la quête de vérité et de justice.

Nous pouvons aussi mieux comprendre le développement du richerisme dans le jansénisme. Dans la première génération, les jansénistes accentuent surtout le rôle de l’évêque qui paraît la seule autorité capable de faire face au pape qui les condamne. Dans la seconde génération, au moment où les évêques s’opposent aux jansénistes, l’effort est plutôt porté sur les curés. Même si ces thèses se retrouvent dans les œuvres d’Edmond Richer, elles répondent probablement aux difficultés qu’ils rencontrent. Elles approfondissent clairement l’opposition entre les hauts et bas clergés. Les résistances sont des moteurs d’évolution.

La parlement sous la régence
Heureux de l’opportunité que lui offrent le jansénisme, les parlementaires n’hésitent plus à intervenir dans les affaires de l’Église, considérant qu’elle fait partie de l’État, y compris en matière spirituelle. Il manifeste ainsi la tendance de l’autorité temporelle de vouloir tout régir, y compris la religion. Face à cette puissance qui s’affirme, l’autorité spirituelle finit par lui être soumise si elle ne dispose pas de liberté et d’une puissance au moins égale, mettant alors en danger l’Église elle-même. L’autorité spirituelle a certes besoin d’un soutien en matière temporelle pour résister aux oppositions mais cela ne suffit pas. Elle a besoin d’une autorité spirituelle de dimension universelle. Elle a besoin d’une autorité suprême, incontestable. Les faits historiques nous le démontrent encore. Car face aux difficultés et aux résistances qu’ils rencontrent, que font les évêques et même le roi ? Ils n’hésitent pas à faire intervenir le pape dans leurs affaires. Les faits historiques sont en effet parfois plus convaincants que la doctrine. Ce sont des leçons que Dieu nous donne. Mais faut-il encore les entendre !




Notes et références
[1] Tenir un lit de justice : devant le refus du parlement d’enregistrer ses ordonnances, le roi les fait transcrire, en sa présence, sur les registres du parlement lors d’une séance solennelle.
[2] Arrêt de Louis XIV, dans Histoire abrégée de la paix de l'Église, Denis de Saint-Marthe, Gabriel de Gerberon, 1698.
[3] Voir Émeraude, avril 2019, article « La primauté pontificale selon les "libertés gallicanes" : un retour au temps de l'Église enchaînée ».
[4] J. Dedieu, L’agonie du jansénisme, dans Revue d’Histoire de l’Église de France, avril-juin 1928, tome XIV, n°63.
[5] Miracles sur la tombe d’un janséniste notoire, François de Paris. Convulsionnaire au cimetière de Médard.
[6] J. Dedieu, L’agonie du jansénisme, dans Revue d’Histoire de l’Église de France.
[7] J. Dedieu, L’agonie du jansénisme, dans Revue d’Histoire de l’Église de France.
[8] J. Dedieu, L’agonie du jansénisme, dans Revue d’Histoire de l’Église de France, avril-juin 1928, tome XIV, n°63.
[9] J. Bourlon, Les Assemblées du Clergé et le Jansénisme, in-8°, Paris, 1909.
[10] F. Mourret, Histoire général de l’Église, VII, 1929.

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