" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 29 mars 2019

La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église


Louis XI



L’ouvrage intitulé les Libertés de l’Église gallicane de Pierre Pithou, publié en 1594, est une référence pour les gallicans. En deux maximes, il résume en effet ce que défend le gallicanisme à partir du XVIe siècle : l’indépendance du roi dans le domaine temporel et le refus de la primauté pontificale. Pourtant, son livre peut nous surprendre puisque depuis 1516, les rapports entre le roi et le pape sont définis dans le Concordat de Bologne. Pourquoi faut-il alors définir de nouveau les décrire dans un livre de droit ?

Cet ouvrage soulève une autre question. La Pragmatique Sanction de 1438 établissait déjà les limites de la puissance pontificale. Elle demeure aussi une référence pour les gallicans. Cependant, le concordat l’a abrogée. Pierre Pithou tente-t-il de ranimer l’ancien texte ?

Pour trouver des éléments de réponse à ces deux questions, nous allons revenir sur la Pragmatique Sanction puis sur le concordat de Bologne. Ils pourraient aussi nous éclairer sur le « gallicanisme » , objet de notre étude.

La pragmatique sanction (1438) : des décrets réformateurs 

En 1438, l’Église est en proie au conciliarisme. Les pères du concile de Bâle[1] viennent de prononcer le décret de suspense contre le pape Eugène IV, ouvrant ainsi la voie à un nouveau schisme. Une grande partie des États soutiennent le pape. Ce n’est pas le cas de la France. Certes, elle reconnaît la légitimité du pape mais refuse de rompre avec le concile de Bâle. C’est dans ce cadre que Charles VII réunit l’assemblée du clergé de France du 5 au 7 juin 1438. « C’est afin d’avoir conseil et avis sur la discorde contrariété entre le pape et le concile, et pour éviter toute matière de schisme »[2]. Le chancelier Regnault de Chartres présente aussi la coutumière sollicitude du roi d’écarter toute « division et esclandre » dans l’Église. Le préambule rappelle aussi le devoir de la fonction royale de protéger l’Église comme le roi l’a juré, le jour de son sacre. Le roi est ainsi présenté comme un protecteur de l’Église.

Le roi préside la séance d’ouverture en présence d’ambassadeurs du pape et de délégués du concile de Bâle. Deux décisions sont alors prises. D’une part, le roi offre sa médiation aux deux partis pour travailler au rétablissement de la concorde dans l’Église. D’autre part, les décrets réformateurs du concile de Bâle sont acceptés en y apportant des modificatifs imposées par les usages du royaume. Ainsi la Pragmatique Sanction reprend les décrets du concile de Bâle avec des modifications, décrets que le pape n’a pas approuvés, rappelons-le.

La Pragmatique Sanction consacre la supériorité des conciles généraux, en matière de foi et de discipline, sur le pape et leur tenue obligatoire tous les dix ans, tel qu’il est défini dans le canon Frequens[3]. Elle adopte donc le conciliarisme.

Le droit d’élection des évêques et des abbés est rendu aux chapitres des cathédrales et aux monastères. Le roi obtient néanmoins le pouvoir de recommander ses candidats aux élections. « L’assemblée de Bourges ne croit pas répréhensible que le roi ou les princes, à condition de s’abstenir de toute menace ou violence, usent parfois de douces et bienveillantes prières en faveur de sujets méritants et zélés pour le bien du royaume. »[4]

Le droit du pape de réserver la collation des bénéfices et d’imposer des candidats par le moyen de « grâces expectatives » est interdit. Elle réduit aussi la possibilité au pape de lever un certain nombre d’impôts. Les annates sont même supprimées.

Le droit d’appel au pape[5] ne peut être exercé si le plaignant n’a pas épuisé auparavant toutes les juridictions intermédiaires. Des articles concernent la discipline dans la célébration des offices et le bon ordre dans les églises, la répression du concubinage ou encore le maniement plus modéré des différentes censures, notamment l’interdit sur une ville, une province ou un bourg.

Selon Mgr Victor Martin, la Pragmatique Sanction « ne fait que ramener les choses à ce qu’elles étaient moins d’un siècle et demi plus tôt. »[6] Néanmoins, elle apporte une nouveauté essentielle, le conciliarisme. Elle s’oppose aussi à certains abus qui se sont produits lors du Grand Schisme. Elle cherche enfin à réformer l’Église.

La Pragmatique Sanction est donc une série d’articles officiels qui limitent le pouvoir du pape dans le royaume, notamment dans la nomination aux bénéfices et dans la levée des impôts. Elle souligne aussi le besoin de réformes. C’est en effet au nom de cette réforme que le roi publie ce texte. De manière indirecte, sans-doute involontaire, elle donne un certain statut à l’Église de France, voire une certaine autonomie.

La Pragmatique Sanction : une arme aux mains des rois ?

Charles VII
La Pragmatique Sanction est la loi pour le royaume de France sous le règne de Charles VII en dépit de l’opposition du pape. Mais sous Louis XI, elle a été abolie. Le 27 novembre 1461, Louis XI s’adresse au pape Pie II pour remettre en cause la politique suivie par son père Charles VII. Il reconnaît que la Pragmatique Sanction donne un rôle majeur aux juridictions nationales par rapport à celles de Rome, constituant ainsi une anomalie. Il fait ainsi écarter l’Église gallicane du droit commun de l’Église. Il abolie alors la Pragmatique Sanction mais mécontent de l’attitude du pape, il ne révoque pas son usage. Néanmoins, sur les remontrances du Parlement de Paris, Louis XI finit par la rétablir. Elle sera aussi appliquée sous le règne de Charles VIII.

La Pragmatique Sanction est en fait une arme aux mains du roi dans les relations qu’il entretient avec le pape. Tirée du concile de Bâle, bien redoutable pour les papes, elle apparaît aux yeux du royaume comme régulière et canonique, de grande valeur. Elle a aussi l’avantage de mettre en œuvre le principe que le pape ne jouit dans le royaume que d’un pouvoir limité et de défendre le conciliarisme, tant honni par Rome. Elle est ainsi abolie et rétablie donc selon les circonstances politiques.

Il est vrai aussi que le roi n’a pas hésité à la violer à plusieurs reprises, en particulier sur la liberté des élections[7]. Tantôt, il sollicite du pape la nomination officielle de son candidat, tantôt il envoie aux chapitres et abbayes une « recommandation » appuyée par des hommes d’armes, à laquelle chanoines ou religieux peuvent difficilement résister.

L’opposition du pape

La Pragmatique Sanction a toujours fait l’objet de protestation de la part des papes. Ces derniers la considèrent comme un élément d’opposition à la primauté pontificale. L’autre point de discorde est la perte de revenus financier qu’elle occasionne en enlevant au pape le droit de nomination aux bénéfices et des clauses judiciaires.

En outre, la Pragmatique Sanction donne lieu à des abus. Au cours du Ve concile de Latran, concile œcuménique, lors de la 8e session, le procureur pontifical donne des exemples d’abus qui se sont produits en Provence. Des officiers royaux, des parlementaires du Parlement d’Aix, les évêques de Grasse et de Sénes visitent les églises à l’insu des évêques, augmentant ou diminuant le nombre de clercs desservants, mettent sous séquestre des revenus ecclésiastiques, allant jusqu’à les déposer aux mains des laïcs, obligent les prélats à s’adresser à leurs propres tribunaux, leur interdisent de faire appel au pape, leur impose des pénalités, détournent des bénéfices à leurs profits ou à ceux de leurs parents ou amis, etc.

Au bord de la rupture

Louis XII
L’existence de la Pragmatique Sanction dépend finalement des relations entre le roi de France et le pape, ou dit autrement, selon les intérêts politiques du roi. Or au XVIe siècle, ces relations sont tumultueuses. C’est le temps des guerres d’Italie. En 1510, Louis XII est en Italie du Nord, en guerre contre la République de Venise. Il occupe le Milanais, a pris Gênes et avance vers le Royaume de Naples. D’abord allié aux Français contre le doge, le pape Jules II renverse les alliances dès son objectif atteint et s’apprête à se retourner contre les Français. La situation du roi de France est alors délicate. Il doit prendre les armes contre le pape mais comment le roi Très Chrétien peut-il justifier une guerre contre le Saint Père ?

En juin 1510, il réunit une assemblée de juristes qui sont chargés de justifier son intervention armée dans le domaine juridique. C’est alors un retour aux mesures définies dans la Pragmatique Sanction. Puis vient le tour du clergé qui s’assemble à Tours le 13 septembre. Sont réunis cinq archevêques, cinquante-sept évêques et plus de cinquante docteurs, universitaires ou présidents de parlement. Ils reconnaissent qu’en cas de conflit avec le pape, un prince peut défendre son royaume et faire vis-à-vis du pape « soustraction d’obédience ». Une soustraction totale nécessite néanmoins, selon cette assemblée, une décision d’un concile œcuménique. Ce dernier peut même obtenir une déposition du pape.

Ainsi, pour justifier la guerre contre le pape, non seulement les décrets de Pragmatisme Sanction sont rappelés mais de plus, le conciliarisme est mis en œuvre. Une deuxième assemblée, tenue à Lyon, le 11 avril 1511, réaffirme solennellement les décrets du concile de Bâle et prépare les esprits à la convocation d’un concile œcuménique contre le pape. Le 16 mai 1511, un ensemble de cardinaux favorables à Louis XII convoque un concile œcuménique à Pise. À son tour, le pape Jules II convoque un concile œcuménique au Latran. Deux conciles se font ainsi face…

Le concile de Pise, plus connu sous le titre de « conventicule » en raison du faible nombre de participants, réaffirme le principe de supériorité du concile sur le pape. Pour différentes raisons, il est transféré au Piémont puis à Lyon avant de s’achever lamentablement. Tous les États se retrouvent au côté du pape. La France est bien seule dans cette entreprise.

Le Ve concile de Latran condamne le concile de Pise et réaffirme sa nullité. Il jette aussi l’interdit sur le royaume de France. Dans sa 4e session, il condamne la Pragmatique Sanction et décrète son abrogation « présentée comme attentatoire aux droits du Saint-Siège, contraire aux sacrés canons, pernicieuse et offensant Dieu, nuisible à l’Église et finalement nulle et invalide. »[8]

Le 18 décembre 1513, dans un climat plus propre à la réconciliation, Louis XII finit par désavouer le concile et par rallier les décrets du concile de Latran. La Pragmatique Sanction ne peut guère survivre à cette défaite

Le concordat de Bologne (1516)

François Ier
Le roi François Ier n’apprécie guère la politique religieuse de son prédécesseur. Il souhaite un apaisement avec le pape et de nouveaux liés d’amitié avec le pape Léon X. Il cherche donc à se réconcilier avec Rome. En outre, fort de ses succès militaires en Italie, il est en position de force pour traiter avec le pape. Des négociations sont donc engagées et donnent lieu à un concordat, dit concordat de Bologne, le 18 août 1516, et confirmé par la bulle pontificale Primitiva illa Ecclesia à la session du Ve concile de Latran, le 19 décembre 1516. La Pragmatique Sanction est définitivement abrogée par la bulle Pastor aeternus. Deux séries de mesures sont aussi définies. La première concerne la nomination aux principaux bénéfices et au droit d’appel. La seconde porte sur des mesures de réformes.

Par le concordat, l’élection aux charges ecclésiastiques aux évêchés, abbayes et prieurés, dits bénéfices supérieurs, est supprimée sauf pour les chapitres des églises cathédrales et les monastères détenant des privilèges particuliers. Elle est remplacée par une nomination faite par le roi au pape, qui la confirme. Seul le pape a le droit d’investiture canonique. Si le roi ne désigne personne dans un délai de six mois, le droit de provision revient alors au pape. Le droit de réservation disparaît. La collation des bénéfices est soumise à des conditions d’âge et de compétences plus strictes.

Les causes devront être jugées et menées devant les juges du royaume, et non pas directement en cour de Rome. Les recours sont strictement réglementés pour éviter les « abus frivoles ». Ils se font aussi de degré en degré sans sauter d’échelon dans la hiérarchie des cours. En dernier lieu, après avoir épuisé toutes les juridictions intermédiaires, le droit d’appel au pape est possible. Cela n’est valable qu’en dehors des causes majeures et des cardinaux en curie.

Léon X
Concernant les dispositions réformatrices, nous pouvons rapporter une limitation de la pratique de jeter l’interdit sur les villes, châteaux, universités par mesure d’intérêts politiques pour en éviter les abus ou encore des pénalités contre les clercs concubinaires.

Ainsi, par le concordat, « le roi demeure le protecteur et le contrôleur de l’Église de France, mais l’autorité du Souverain Pontife est nettement confirmée, et la France renonçait à toutes les théories conciliaires. »[9] Les conciles de Constance et de Bâle ne sont désormais que des souvenirs. Le concordat permet aussi au pape d’intervenir officiellement dans les affaires ecclésiastiques du royaume en lui donnant le droit de confirmer les nominations et celui de prononcer des sentences définitives. Ainsi, le roi lui reconnaît une suprématie. Remarquons aussi que par une bulle pontificale, les annates sont rétablies, même si dans la pratique, elles ne sont plus guère appliquées.

Cependant, ne nous trompons pas. Le pape consent à perdre certains de ses droits : l’abandon des grâces expectatives et la limitation des appels, ce qui peut apparaître comme un succès du « gallicanisme ». Le roi étend ses droits de manière considérable par la nomination aux bénéfices majeurs.

L’opposition au concordat

La bulle pontificale Primitiva illa Ecclesia est insérée dans une ordonnance royale du 13 mars 1517. Cependant, le Parlement de Paris ne l’enregistre, après diverses réticences, remontrances et manœuvres dilatoires, que le 22 mars 1518. Ce délai pour l’enregistrer illustre à lui-seul la forte opposition qu’a connue le roi pour imposer le concordat. L’Université de Paris s’y oppose aussi, en appelant à un futur concile. Un décret du pape Léon X brise sa résistance, prenant des sanctions contre son recteur. Le clergé aussi résiste à l’application du concordat. Des chapitres continuent à nommer des évêques. Ils réclament l’abrogation du concordat et proclament le principe de l’élection. L’opposition au concordat persiste encore aux États généraux d’Orléans (1560), de Blois (1576-1588), aux conciles de Rouen (1581) et de Bordeaux (1583)…

Conclusions

Jusqu’en 1790, le concordat de Bologne a réglé les rapports entre l’Église et l’État, entre Rome et le royaume de France. Il a mis fin à la Pragmatique Sanction qui faisait de l’Église de France une Église particulière, hors de la primauté pontificale, en un mot une Église autonome. Le gagnant du concordat est certainement le roi de France qui se fait reconnaître officiellement par le pape des droits considérables sur l’Église de France. Le perdant est sans aucun doute les partisans d’une Église gallicane dotée de « ses libertés ». A-t-elle apporté un avantage au pape ? Nous pouvons constater que le royaume de France a résisté à la tempête protestante et il est resté au sein de l’Église.

En donnant au roi des droits de nomination aux bénéfices majeurs, la qualité des évêques et des abbés dépend de son choix. Certes, les élections dites libres ont aussi engendré des abus mais les historiens considèrent, de manière unanime, que le concordat a conduit une véritable aristocratie ecclésiastique dans le royaume et un clergé de paroisse, finalement une division de l’Église de France qui sera sans-doute à l’origine de la constitution civile du clergé.

Enfin, après le concordat de 1516, comment pouvons-nous expliquer le traité de Pierre Pithou sur les libertés gallicanes ? Est-ce un moyen de résistance contre cet accord ou la conséquence ultime des droits acquis par le roi ? Si elles se sont éclaircies, les questions demeurent…



Notes et références
[1] Voir Émeraude, novembre 2018, article « Le concile de Bâle,  de folles prétentions, les abîmes d'une révolution ».
[2] Regnault de Chartres, séance du 6 juin,  dans Mgr Victor Martin, Les origines du gallicanisme, tome II, chap. VI, réimpression de l’édition de Perrin, 1939, gallica.bnf.fr.
[3] Voir Émeraude, octobre 2018, article « Le Concile de Constance, un événement, une révolution ? ».
[4] Pragmatique Sanction, dans Les origines du gallicanisme, Mgr Victor Martin.
[5] « L'appel comme d'abus est un acte par lequel une personne qui croit avoir raison de se plaindre d’un jugement rendu par un juge inférieur, demande que l’affaire soit examinée et jugée de nouveau par un juge supérieur. » (Migne, Encyclopédie théologique, tome XXXXIII, 1850).
[6] Mgr Victor Martin, Les origines du gallicanisme, tome II, chap.VI, §3.
[7] Voir L’application de la Pragmatique Sanction sous Charles VII et Louis XI au chapitre cathédral de Paris, Joseph Salvini, Revue d’histoire de l’Église de France, 1912, n°14. Sur les 6 élections du chapitre, 2 seulement ont été menées selon la Pragmatique Sanction.
[8] Latran V et Trente, 1ère partie, chap. I, Histoire des conciles œcuméniques sous la direction de G. Dumeige, tome X, Fayard, 1975.
[9] Daniel-Rops, L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la révolution protestante, chap. IV, Fayard, 1955.

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