" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 25 août 2018

Le Grand Schisme d'Occident, un événement pour l'Église (1) : Introduction


Il est difficile de comprendre la situation qui agite l’Église au XVIe siècle sans connaître la division qu’elle a connue à son sommet pendant trente-neuf ans au XIVe siècle, de 1378 à 1417. Deux puis trois « papes » se disputent en effet la dignité pontificale. Cette division porte un nom : le Grand Schisme d’Occident. Un siècle après la fin de ce drame, Luther affichera ses fameuses thèses et déclenchera sa révolution. Ce n’est sans-doute pas un hasard. C'est certes une épisode peu glorieuse de l’histoire de l’Église mais si instructive pour notre temps si troublé. Elle nous éclaire en effet sur les limites de l’autorité pontificale en cas de défaillance.

Un schisme particulier

Ce n’est pas la première fois qu’un pape se voit concurrencer par un autre. Généralement, on appelle « antipape » celui qui se dresse devant le pape légitime et revendique le trône pontifical. Depuis le début du IIIe siècle jusqu’au XIVe siècle, l’Église en a connu de nombreux. Certains se sont autoproclamés et même sacrés « papes »[1], d'autres ont été suscités par des Empereurs romains ou germaniques[2]. Lors du conflit entre l’Empire et la Papauté au XIIe siècle, les antipapes ont été particulièrement nombreux. Mais, le Grand Schisme ne ressemble guère à ces schismes

Le terme même d'« antipapes » n'est pas souvent employé pour désigner ceux qui finalement ne seront pas reconnus par l'Église. Jean Favier écarte ce mot dans son ouvrage sur les Papes d'Avignon, considérant que cette appellation « implique un jugement qui n'appartient pas à l'histoire et qu'elle est anachronique »[19]. Dans nos articles, nous désignons « ceux qui se disent papes » par le terme de pape mais en usant de guillemets, ou encore par les expressions de « pape d'Avignon »« pape de Rome » ou « pape de Pise » par simple facilité, même si nous reconnaissons les « papes » d'Avignon ou de Pise comme des antipapes, et les « papes de Rome » comme les papes légitimes.

Le Grand Schisme d’Occident est d’abord le plus long des schismes occidentaux et, contrairement aux autres schismes, touche toute la Chrétienté. Les schismes précédents sont généralement de courte durée et limités à Rome, à l’Italie, voire aux terres impériales. En outre, depuis le Concile de Latran III, en 1179, les élections pontificales ont été bien définies. Il est donc plus facile de reconnaître la légitimité d’une élection et donc d’un pape. Ainsi, à partir de ce concile, un antipape a une existence plutôt brève et de portée limitée.

Or, au cours du Grand Schisme, la moitié de la Chrétienté est opposée à l’autre. Les empereurs, les rois, les universités, etc. se rangent sous l’obédience d’un des « papes » autant par intérêt politique que par conviction religieuse. La division atteint aussi les Ordres religieux, les diocèses, les familles… Nous pouvons imaginer le désordre que cela génère et les scandales qui en résultent. Des évêques et des abbés d’obédience différente se disputent un évêché ou une abbaye. Les saints sont aussi divisés. Saint Catherine de Suède et Sainte Catherine de Sienne ne reconnaissent pas le même pape que Saint Vincent Ferrier ou Sainte Colette.

Enfin, le Grand Schisme n’a pas été suscité par un empereur, un roi ou par un rival en opposition à un pape déjà élu, comme au XIIe siècle par exemple, mais par les cardinaux eux-mêmes, c’est-à-dire par les électeurs légitime du pape et en conformité, au moins en apparence, avec les règles électorales. La question de la légitimité soulève alors bien des difficultés.

La véritable question

Au début du Grand Schisme d’Occident, deux papes s’affrontent : Urbain VI et Clément VII. C’est pourquoi leurs partisans portent le nom d’« urbanistes » ou de « clémentistes ». À la mort d’Urbain VI et de Clément VII, des cardinaux élisent leur successeur selon les règles pontificales, faisant ainsi perdurer le schisme.

Tout commence par l’élection d’Urbain VI en 1378. Elle se déroule à Rome sous la pression et la menace d’une population romaine en colère. Les Romains exigent un pape romain, voire italien. Le problème tourne alors autour d’une question : les cardinaux ont-ils eu la liberté suffisante pour que l’élection d’Urbain VI soit valide ? Ou dit autrement, l’ont-ils élu sous la crainte ou par l’effet de la crainte ? L’élection est en fait un véritable imbroglio où il est bien difficile de juger de la régularité des élections et donc d’évaluer la légitimité de ceux qui se disent papes.

Les avis et les témoignages divergent. Les « urbanistes » tentent de démontrer qu’en dépit de la crainte, certes réelle mais néanmoins toute relative, les règles canoniques ont été respectées alors que les « clémentistes » cherchent surtout à souligner le contexte pressant de l’élection et à justifier le comportement des cardinaux.

Le document de référence des « urbanistes » est le Factum, une sorte de mémoire qui relate les faits de son élection. Il a été écrit par Urbain VI lui-même et adressé aux princes. Leurs adversaires s’appuient plutôt sur la Déclaration des douze cardinaux électeurs de Clément VII, publié à Anagni le 2août 1378.

De nombreuses sources mais à manier avec précaution

Pour justifier des positions ou mieux éclairer des choix, des enquêtes ont été menées de 1378 à 1386 à la demande des premiers « papes » du Grand Schisme (Urbain VI, Clément VII) ou à la demande des rois (Portugal en 1379, Castille en 1381, Aragon en 1386). Elles aboutissent à des conclusions contradictoires. De ces enquêtes, il nous reste encore cinq recueils qui contiennent les dépositions des témoins[3]. La masse des documents encore disponibles est ainsi impressionnante.

Mais dans ces nombreux recueils, il est bien difficile de discerner le vrai du faux. Il est encore plus difficile, voire impossible, d’apprécier la sincérité et la valeur des votes et des témoignages des cardinaux et des hommes qu’ils ont rendus à Urbain VI non seulement le jour de son élection mais également les trois mois décisifs qui l’ont suivie. « Les témoins les mieux instruits étaient aussi les plus suspects ; nul ne pouvait mieux que les cardinaux renseigner sur leurs propres actes, sur leurs propres dispositions d’esprit. Mais nul aussi n’avaient plus qu’eux intérêt à travestir les faits dont pouvait résulter leur propre condamnation. »[4] En raison de son importance et de ses conséquences, notamment religieuses et politiques, cet événement ne laisse guère les personnes indifférentes. Dans les témoignages ou les rapports, il y a sans aucun doute des exagérations, des réticences, des inexactitudes plus ou moins volontaires ou conscientes. Les questions d’intérêt se mêlent aussi aux questions de droit et de notoriété. « De saçvoir qui a meilleure raison, il est trop difficile aux hommes, et Dieu seul le cognoit. »[5]

Une historiographie abondante

Les historiens disposent donc de nombreuses informations, en particulier sur l’élection d’Urbain VI et des mois qui l’ont suivie. Au temps du schisme, des chroniqueurs ont relaté la crise dans leurs récits. Au XVIIe siècle, Étienne Baluze (1360-1718), bibliothécaire de Colbert et important éditeur de sources conciliaires et auteur de bibliographie des papes d’Avignon, a écrit le premier ouvrage de référence sur le schisme. Nous pouvons aussi citer une première Histoire du Grand Schisme d’Occident par le jésuite Louis Maimbourg (1610-1686). Écrits dans une période où sont difficiles les relations entre Louis XIV et la Papauté, ces ouvrages tentent de montrer le rôle bénéfique du royaume de France dans cette crise et défendent les papes installés à Avignon. Ils s'opposent généralement aux propos du cardinal Baronius (1538-1607) et de l'oratorien Odorici Raynaldi (1595-1671) dans les Annales ecclésiastiques.

À partir de la fin du XIX siècle, le Grand Schisme fait l’objet de nouvelles publications. L’ouverture des archives vaticanes, l’essor des études historiques et le contexte politique en France et en Italie expliquent probablement ce regain d’intérêt. Il donne lieu à un ouvrage de Louis Gayet [6] mais surtout à un livre de Noël Valois (1855-1915), une véritable somme qui fait encore autorité de nos jours, La France et le Grand Schisme d'Occident [20].

Composé de quatre tomes, publié entre 1896 et 1902, l’œuvre de Noël Valois représente une « entreprise magistrale de documentation du schisme d’un point de vue français » au point qu’il « demeure, encore à ce jour, un ouvrage de référence et une source de renseignements précieuse pour les historiens du schisme. »[7] L’auteur confronte les différentes déclarations et souligne en particulier les témoignages favorables à l’un des « papes » alors qu’ils sont donnés par ses adversaires. L’intention de Noël Valois est surtout de relativiser le rôle de la France dans le grand schisme souvent accusée d’en être un des grands responsables. La principale limite de cet ouvrage est d’étudier le Grand Schisme dans une perspective française comme l’indique clairement son titre. 

Une thèse d’Édouard Perroy (1901-1975), publiée en 1933, donne une vue sur l’Angleterre[8] et sur sa politique pendant le schisme. Nous pouvons aussi citer la synthèse du chanoine Louis-Joseph Salembier (1849-1913) qui apporte une vue catholique de ce drame[9]. Elle a connu une grande diffusion. Enfin, en 1962, le Grand Schisme fait l’objet d’un volume dans la collection Histoire de l’Église, dirigée par Augustin Fliche et Victor Martin[10]. Il est considéré par certains comme la synthèse la plus solide[11]. Il se concentre davantage sur l’impact de l’événement sur la société de ce temps.

Les Français ne sont pas les seuls à s’intéresser au Grand Schisme. Nous pouvons citer les anglais Ullman, Smith, l’allemand Seidlmayer ou encore l’espagnol Suarez Fernandez [12].

À l’occasion du 600ème anniversaire du déclenchement du schisme, deux colloques réunissent les spécialistes de la question et aborde les aspects politiques, sociaux et culturels[13]. Les ouvrages et les thèses traitent désormais davantage de l’histoire sociale du schisme, ou s’en restreint à un aspect, par exemple au niveau de la curie pontificale avignonnaise ou romane, d’un ordre religieux[14], ou encore d’une région ou des diocèses afin d’en évaluer les impacts. 

Des travaux se poursuivent encore sur l’événement. Hélène Millet, directrice de recherche au CNRS, est une des spécialistes actuels de l’histoire du Grand Schisme[15].

Enfin, des ouvrages traitent indirectement du Grand Schisme dans le cadre d’étude sur la théorie du conciliarisme comme Brian Terney[16].

Une abondante documentation à étudier prudemment

Pour bien utiliser l’extraordinaire masse d’archives dans cette affaire si impénétrable, faut-il encore avoir le sens de la critique. Les premiers ouvrages tentent d’argumenter en faveur d’un des « papes ». Avocats d’une des obédiences, certains historiens ont fortement affirmé la légitimité des « papes » d’Avignon ou de Rome[17]. Les plus insidieux sont ceux qui semblent garder une certaine neutralité tout en donnant des remarques défavorables à Urbain VI. Ces prises de positions contradictoires ne font qu’accroître les confusions, les incertitudes et les discordes, et rendent inextricable ce qui paraît déjà bien difficile. Des historiens, plus attachés à défendre une certaine conception des pouvoirs, n’hésitent pas à louer le rôle des rois dans le Grand Schisme au détriment de la Papauté. Ainsi, cherchent-ils à montrer indirectement leur autorité dans l’Église, au moins dans leur royaume, au détriment de celle du pape. Les ouvrages récents ne prétendent plus justifier la légitimité d’un des « papes » ou une conception du pouvoir mais d’en décrire tous les aspects…

Les divergences ne sont pas sans explication. Elles peuvent être la cause d’utilisation incomplète des sources d’informations, d’absence de critiques rigoureuses, de manque d’impartialité, surtout quand l’historien se transforme en juge. En outre, ils sont généralement écrits dans des contextes particuliers. Le conflit qui oppose les ultramontains et les gallicans du XVIIe siècle influence les différents ouvrages de l’époque. La passion a souvent tendance à obscurcir le jugement. Il est clair que l’historien ne peut guère jouer le rôle de juge ou d’avocat dans cette histoire.

Dans notre article, nous nous appuyons fortement sur l’ouvrage de Noël Valois [20] sans oublier les dernières études réalisées. Dans le cadre de notre projet apologétique, notre but est de nous éclairer principalement sur trois points : les relations entre les pouvoirs spirituel et temporel, les doctrines relatives à l’autorité pontificale et les liens avec le protestantisme. Dans ce passé qui peut nous sembler si lointain, nous pouvons trouver quelques lueurs, quelques réponses pour notre présent, sans-doute une meilleure compréhension de la crise dans laquelle se trouve l’Église depuis si longtemps déjà. Ce n’est pas en effet un hasard si « la réflexion sur le Grand Schisme renaît à la fin des années 1960 et dans les années 1970, au lendemain du concile Vatican II. »[18]

Notre prochain article décrira les faits qui ont conduit à la division de la Chrétienté…




Notes et références
[1] Le premier antipape est Hyppolite (v. 170-235) qui s’est fait élire pape en 217 sous le pontificat de Calixte. Nous pouvons aussi citer Novatien en désaccord avec le Pape Corneille.
[2] L’empereur Constance a imposé l’arien Felix II comme pape contre le pape Libère, ce qu’a confirmé un concile régional (Sirmium) en 358. L’Empereur Henri IV a fait élire Guibert de Parme comme Pape (Clément III) contre Saint Grégoire VII. Au début du XIIe siècle, trois antipapes ont ainsi été élus (Théodoric, Albert, Sylvestre IV). Louis VI de Bavière a aussi imposé un Pape Pietro Rainallucci (1328-1330) sous le nom de Nicolas V contre Jean XXII. On compte environ une trentaine d’antipapes…
[3] On compte 180 dépositions au total.
[4] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, tome I, Chap. I.
[5] Wassebourg, Les antiquités de la Gaule Belgique, Verdun, 1549 dans La France et le Grand Schisme d'Occident, tome I, chap. I, N. Valois.
[6] Voir Le Grand Schisme d’Occident d’après les documents contemporains déposés aux archives secrète du Vatican. Les origines, L. Gayet, 1889. L’ouvrage est à manier avec précaution.
[7] Annick Brabant, Un pont entre les obédiences : expériences normandes du Grand Schisme d’Occident (1378-1417), thèse de doctorat, Université de Montréal, UFR, Université de Caen, septembre 2013.
[8] Voir Édouard PERROY, L’Angleterre et le Grand Schisme d’Occident. Étude sur la politique religieuse de l’Angleterre sous Richard II, Paris, Librairie J. Monnier, 1933.
[9] Voir Louis-Joseph Salembier, 1900, Lecoffre, Paris.
[10] L’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), Délaruelle E., Lalande, E.-R., Ourliac P., Histoire de l’Église depuis les origines jusqu’à nos temps, tome XIV, 1962.
[11] L’Histoire du Christianisme renouvelle l’entreprise de Fliche et Martin. Il inscrit le Grand Schisme dans une période plus longue, un « temps d’épreuves » de 1274 à 1449.
[12] Voir par exemple The Origins of the Great Schism. A Study in Fourteenth Century Ecclesiastical History, Ullman W., Londres, 1948 ; Die Anfänge des grossen abendländischen Schismas, Seidlmayer M.,  Münster, 1940 ; Castilla, el Cisma y la crisis conciliar (1378-1440), Suarez Fernandez L., Madrid, 1940.
[13] Deux colloques : l’un à Avignon en 1978, l’autre à Barcelon en 1979. Voir notamment les actes de ce colloque : Genèse et débuts du Grand Schisme d’Occident, Avignon, 25-28 septembre 1978 : Colloque international tenu à Avignon 25-28 septembre 1978, Paris, CNRS, 1980.
[14] Voir Hélène MILLET, « Les notables ecclésiastiques du diocèse de Sées à la fin du Grand Schisme d’Occident : quelques aperçus biographiques », Bulletin de la Société Historique et archéologique de l’Orne, CXIX, 1-2 mars-juin 2000.
[15] Voir L’Église du Grand Schisme, Hélène Millet, 1378-1417, Picard, 2009.
[16] Voir Brian Terney, Foudations of conciliar theory. The Constitution of the Medieval Canonists from Gralian to the Great Schism, 1955, Cambridge University Press.
[17] Par exemple M. l'abbé Louis Gayet, chapelain de Saint-Louis-des-Français, Le Grand Schisme ďOccident, diaprés des documents contemporains déposés aux Archives secrètes du Vatican, Les Origines. Paris, Welter; Florence, Loescheret Seeber-, Berlin, Calvary et Cie, 4889. In-8°, tome I.
[18] Brabant, Un pont entre les obédiences : expériences normandes du Grand Schisme d’Occident (1378-1417).
[19] Jean Favier, Les Papes d'Avignon, Introduction, Fayard, 2006.
[20] Noël Valois, La France et le Grand Schisme d'Occident, Alphonse Picard et fils, 1896. Les quatre tomes sont accessible sur Gallica (https://gallica.bnf.fr/).

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