" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 3 août 2018

Que dit Saint Thomas d'Aquin sur les rapports entre les pouvoirs religieux et temporel ? De regno, une brillante pensée...


L’Église a honoré certains chrétiens qui par leur science, leur orthodoxie et leur sainteté sont devenus des références en matière doctrinale. Leur enseignement n’a cependant pas la même portée que celui de la Sainte Écriture ou des Pères de l’Église. Mais leur voix compte. L’un des Docteurs les plus grands est incontestablement Saint Thomas d’Aquin (1225-1274). 
Comme nous l'avons vu dans notre dernier article, certains théologiens défenseurs de la supériorité de l'autorité pontificale, comme Gilles de Rome, sont ses disciples et se réclament de son enseignement. Mais chose curieuse, ses adversaires également. Aujourd'hui encore, certains s'appuient sur ses ouvrages pour s'opposer à la suprématie du pouvoir religieux sur le pouvoir temporel. Pour y voir plus clair, il est donc bien utile de revenir à sa pensée.

L’un de ses ouvrages mérite notre attention puisqu’il porte, en partie, sur notre sujet, c’est-à-dire sur les rapports entre les pouvoirs temporel et spirituel. Il s’agit De regno ad regem CypriEn une quarantaine de pages, Saint Thomas d’Aquin nous livre de belles et solides pensées sur la royauté et sa fin. Condensées et précises, d’une grande profondeur, elles nous donnent une profonde synthèse de l’enseignement de l’Église. Contrairement aux célèbres sommes théologiques, destinées d’abord à l’enseignement scolastique, l’ouvrage est adressé à Hugues de Lusignan, jeune roi de Chypre. Le De regno est ce que nous appelons un miroir. Il a été écrit entre 1271 et la fin de 1273, c’est-à-dire un an avant sa mort.
Miroir aux princes
Le « miroir » est un genre littéraire particulier. Le terme semble avoir été utilisé au Moyen-âge pour désigner des manuels de moral[1]. Le « miroir des princes »  peut être comparé à un traité d’éthique, de préceptes moraux, ou encore à un manuel de conseils spécifiques aux souverains et destinés à lui montrer la voie à suivre pour bien gouverner. Il lui présente ainsi l’image du roi et du gouvernement parfait.
L’un des premiers miroirs des princes est celui de Smaragde de Saint Mihiel en 813, adressé à l’Empereur Louis le Pieux. Nous pouvons aussi citer le De institutione regia de Jonas d’Orléans en 831 pour Pépin d’Aquitaine, ou encore le De regis persona et regio ministerio d’Hincmar de Reims, en 873. Le miroir des princes est surtout écrit par des clercs à l’intention des souverains. Saint Thomas d’Aquin estime « conforme au devoir de sa profession religieuse » de donner au roi des conseils dans l’art de bien gouverner. Il apportent les lumières de la Révélation divine sans négliger l’apport de la raison et de l’histoire des hommes.
Nécessité d’être gouverné
L’homme ne peut vivre seul. Il est par nature un être social. Il est aussi un être de raison. Comme il ne peut atteindre sa fin sans être dirigé par un principe directeur, une multitude d’hommes ne peut que se disperser s'ils ne sont pas animés d’une force directrice. 
En outre, le bien de chacun n’est pas identique au bien commun. S'ils ne pensent qu'à leur propre bien sans guère pense au bien de tous, les hommes s’éparpilleront. Or un peuple est uni et tend vers le bien commun sans qu’il n’y ait dispersion ni division. Selon le principe selon lequel il n’y a pas d’effet sans cause, comme il faut une chose pour mouvoir un homme vers son bien propre, il en faut aussi un pour mouvoir le nombre vers le bien commun. Il existe donc un principe directeur qui ordonne les choses en un tout. « Il faut donc que dans toute multitude, il y ait un principe directeur. » Ou dit autrement, il faut qu’elle soit gouvernée.

Les différents régimes politiques
Si la multitude est ordonnée à sa fin, le gouvernement est droit et juste. Si elle est dirigée vers la fin de celui qui gouverne, il est pervers et injuste. Un gouvernement est d’autant plus injuste qu’il s‘éloigne davantage du bien commun. Tout chef doit chercher le bien de la multitude qui lui est soumise. Si ce chef cherche son propre avantage dans l’exercice de son pouvoir et non le bien de la multitude, il est un tyran. Si un tel gouvernement injuste est exercé par plusieurs, c’est une oligarchie. Quand le peuple est lui-même oppresseur, c’est la démocratie…
Saint Thomas distingue ensuite trois sortes de gouvernements justes : la république, l’aristocratie et la royauté. Le premier est exercé par des multitudes, le second par un petit nombre d’hommes vertueux et enfin le troisième par un seul.
La royauté, le régime le plus efficace
L’intention de tout gouvernant est de procurer le salut à ceux qu’il gouverne tel un pilote de navire qui doit veiller sur son équipage. Or le bien et le salut d’une multitude réunie en société sont dans la conservation de son unité, c’est-à-dire l’unité dans la paix. Ainsi, un gouvernement sera d’autant plus utile, c’est-à-dire plus à même d’atteindre la fin, qu’il est plus efficace pour conserver l’unité dans la paix.

Or il est plus simple de maintenir l’unité lorsque le principe directeur est un, lorsque la multitude est gouvernée par un seul. Il faut déjà une certaine union dans un gouvernement partagé. Un seul gouverne donc mieux que plusieurs. À l’image de Dieu, qui gouverne tout, et de toute chose ici-bas, une seule et unique force dirige mieux qu’une multitude de forces, comme le confirment sans difficulté la raison et l’expérience. Par conséquent, la royauté est le régime le plus utile à la multitude. Elle s’oppose à la tyrannie, le plus nuisible et le plus injuste des gouvernements. Mais certains voulant une royauté tombent dans la tyrannie. Et certains gouvernements exercent une tyrannie sous le prétexte de la dignité royale. 
La nécessité de limiter la royauté
La royauté n’est pas sans désavantage. Si les hommes voient qu’ils travaillent pour le bien commun au profit d’un seul, ils peuvent être plus indolents à l’atteindre. Ils sont davantage plus soucieux quand le bien commun est sous le pouvoir de plusieurs. En outre, dans la royauté, le poids du gouvernement ne pèse que sur un seul homme au lieu qu’il soit réparti entre une multitude. Le risque de voir un roi se transformer en tyran est alors bien réel comme le montre notamment l'histoire romaine. C’est ainsi que Rome est tombé sous le pouvoir d’un Empereur. Le nom de roi était devenu si odieux qu’il ne fut point porté par celui qui gouvernait. Certains Empereurs étaient véritablement des rois mais la plupart des tyrans.
Néanmoins, moins efficace qu'un gouvernement d’un seul, un gouvernement de plusieurs peut conduire aux désordres et à la division. En cas de discorde, dans la multitude, se lève toujours un homme au-dessus des autres, un homme qui finit par usurper pour lui-seul la domination de la multitude. C'est pourquoi un gouvernement collectif tend plus facilement à une tyrannie...
Par conséquent, il faut empêcher que la royauté se dégénère en tyrannie. Celui qui doit être élevé à cette dignité doit donc être choisi avec pertinence de façon à ce que le danger soit peu probable. La direction du royaume doit être ensuite organisée de manière à l’éviter. Le pouvoir royal doit être tempéré pour qu’il ne dégénère pas facilement en tyrannie.
La résistance au tyran
La lutte contre un tyran doit être réfléchie. Elle peut en effet occasionner un mal encore plus grand que la tyrannie elle-même. Il est préférable d’accepter une tyrannie modérée que de la combattre car dans le combat, le tyran peut se renforcer ou être remplacé par un tyran plus fort. Mais si la tyrannie est insupportable, faut-il le supprimer ? À l’exemple des chrétiens persécutés sous les Empereurs, il est plus vertueux de la supporter avec patience et courage. La soumission à l’égard d’une autorité est aussi valable lorsqu’elle est injuste. Et le meurtre d’un tyran est plus souvent le fait des méchants que des bons.
C’est par l’autorité publique que le tyran doit être supprimé. Si la multitude peut se donner un roi, la multitude peut aussi, sans injustice, s’en défaire ou limiter ses pouvoirs s’il en abuse tyranniquement. En ne se comportant pas comme l’exige le devoir d’un roi, il a mérité que ses sujets ne remplissent pas leurs engagements envers lui. Néanmoins, si c'est une autorité supérieure qui pourvoit la multitude d’un roi, c’est alors à elle de le destituer ou de refréner son pouvoir. Et s’il n’existe aucune autorité supérieure, il faut alors recourir au roi de tous, à Dieu Lui-même.
La récompense promise au roi
Lorsqu’il étudie les récompenses qui doivent suffire au roi, Saint Thomas d'Aquin nous dit qu’« il convient que le roi attende sa récompense de Dieu. Un ministre, en effet, attend la récompense pour son service de son maître ; or, le roi en gouvernant le peuple est le ministre de Dieu »[2]. Cette récompense ne peut qu’être la béatitude éternelle. Comme tout homme, c’est en Dieu qu’il peut la trouver. Or « une plus grande vertu est requise pour se gouverner une famille que pour se gouverner soi seul, et une bien plus grande pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume. »[3] Par conséquent, le roi mérite une plus grande récompense que celui qui ne gouverne que lui-même. Il est aussi plus méritoire de fournir un bien à une multitude qu’à un seul, de bien gouverner que de faire une bonne action. En outre, il y a une certaine ressemblance entre l’action du roi et celle de Dieu, rajoute Saint Thomas. Il fait dans son royaume ce que Dieu fait dans le monde. Enfin, les tentations sont plus grandes lorsque l’homme est au sommet du pouvoir. Sa résistance est donc plus vertueuse. Ainsi l’espérance d’une récompense céleste supérieure à celle de l’individu doit l’empêcher de tomber dans la tyrannie. Le châtiment éternel étant la punition du tyran, la crainte d'y tomber est aussi un frein efficace. Et plus le péché abuse des privilèges de la fonction u'on occupe, plus le châtiment est important. La dignité de la fonction aggrave le péché.
L’office royal dans l’ordre naturel puis dans l’ordre de la grâce
Saint Thomas d'Aquin revient sur la ressemblance du gouvernement royal et celui de Dieu. Il existe en effet une similitude entre le gouvernement universel et le gouvernement particulier. La ressemblance provient non pas du gouvernement en lui-même. « La similitude avec le gouvernement divin dans l’homme ne se trouve pas seulement en ce qu’un homme individuellement est gouverné par la raison, mais encore en ce que la multitude est régie par la raison d’un seul homme. »[4]
Le roi reçoit un office de Dieu afin d’être dans son royaume comme Dieu dans le monde. Ainsi pour connaître ses devoirs, il doit savoir ce que fait Dieu dans le monde, c’est-à-dire les deux opérations par laquelle Il créé le monde puis le gouverne. La seconde opération se rapporte plus à l’office du roi. La première peut s’y rapporter dans le cas d’une fondation de cité ou de royaume.
Or comme Saint Thomas l’a déjà démontré, la fin d’un gouvernement est de parvenir à Dieu par la vertu. S’il était de connaître la vérité, le roi serait un docteur. S’il s’agissait de vivre dans l’abondance et la richesse, il serait un économe. S’il reposait dans la santé, il serait docteur. Mais comme l’homme ne peut pas parvenir à Dieu sans Dieu, c’est-à-dire par la vertu humaine mais par la vertu divine, le royaume ne peut pas atteindre Dieu par un gouvernement humain mais bien par un gouvernement divin, c’est-à-dire par Notre Seigneur Jésus-Christ. La conclusion arrive naturellement : « donc le ministère de ce royaume, afin que le spirituel soit distingué du temporel, est confié non aux rois terrestres mais aux prêtres, et principalement au Grand-Prêtre, successeur de Pierre, Vicaire du Christ, le Pontife Romain, auquel tous les rois de la Chrétienté doivent être soumis comme à Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. »[5] C’est bien le Pape qui est en charge de la fin ultime. Tous ceux qui ont la charge des fins antécédentes lui sont alors soumis. 
Soumission du roi au chef de l’Église pour le bien ultime de la société
Si le sacerdoce a la charge des biens spirituels, biens ultimes, la royauté a en charge la vie bonne de la multitude tout en subordonnant cette fin à la fin ultime. L’office du roi est bien de procurer à ses sujets une vie bonne selon qu’il convient à l’obtention de la béatitude céleste. Il doit donc prescrire ce qui conduit à cette béatitude céleste et interdire ce qui y est contraire, selon bien sûr ses possibilités. Or, cela n’est connu que par le sacerdoce. Le roi doit aussi chercher à maintenir cette vie bonne et à l’élever encore plus…
Ainsi parce que l’Église est l’autorité médiatrice du salut que les princes doivent s’y soumettre. Le gouvernement n’est juste et droit que s’il concourt à son action, ou dit autrement, sa fin est antécédente à la fin ultime que représente la béatitude céleste. C’est donc au nom du bien commun que le roi doit demeurer soumis au chef de l’Église qu’est le Pape
Certes, l’office du roi est tiré de Dieu ou est à l’image divine par le fait même de gouverner comme le père est à son image dans la famille. Dans un royaume, une cité ou une famille, le meilleur gouvernement est celui qui se repose sur un principe directeur unique. Mais la ressemblance se termine là dans l’esprit de Saint Thomas d’Aquin. Tout change quand le regard est tourné, non sur le gouvernement en lui-même, mais sur le bien commun qu’il doit atteindre. C’est bien l’Église qui détient la clé de la béatitude céleste depuis l'instauration de la loi nouvelle. C'est donc sous la loi nouvelle que le temporel est soumis au spirituel. Nous ajoutons donc qu'il est alors erroné de se fonder sur un droit antérieur ou un droit naturel pour s'opposer à la suprématie de l'Eglise. Cela n'a de sens que depuis l'oeuvre de la Rédemption...
Résumons la pensée de saint Thomas d'Aquin. 
La multitude d’hommes doit s’organiser en vue du bien commun. Telle est la loi naturelle. Il s’agit d’imiter le gouvernement de Dieu. Tel est l’art de bien gouverner. Comme nous le remarquons dans la nature, la multitude a besoin d’un principe directeur. Dans un royaume, il est porté par le roi. Mais la fin ultime ne peut qu’être la jouissance de Dieu. Or c’est par la loi divine que ce bien ultime est atteignable. C’est pourquoi la loi divine se fonde sur la loi naturelle tout en la transcendant. Ainsi dans la nouvelle loi, le roi occupe une fonction intermédiaire ou encore une place particulière dans la hiérarchie sans en être au sommet. Le roi ne peut qu’être partiellement autonome en raison de l’éminente supériorité spirituelle de l’Église et donc de son chef.
Quelques malentendus sur la pensée thomiste
Par conséquent, voir dans le roi une image de Dieu depuis la fondation de l’Église au nom de la loi naturelle est une incompréhension de la pensée de Saint Thomas d’Aquin. Il est donc un non-sens de se fonder sur le droit naturel, ou encore sur le droit romain, pour justifier une autorité indépendante à celle de l’Église. C’est ignorer en fait que le temps du salut est arrivé…
Marsile de Padoue[6] a bien compris Saint Thomas d’Aquin. Pour défendre l’indépendance puis la supériorité de l’autorité temporelle, il ne considère pas la jouissance de Dieu comme la fin du gouvernement de la cité. Sa tâche principale, selon sa doctrine, est en effet de se procurer les choses nécessaires et de les échanger mutuellement. La nature est alors pour lui le fondement de l’autonomie de l’autorité temporelle. Sa pensée est parfaitement logique.
Saint Thomas nous dit que la cité est la société parfaite. Et comme la grâce ne supprime pas la nature, certains penseurs en concluent alors qu’elle est en soi autonome et donc ils justifient par là son indépendance à l’égard de l’autre société qu’est l’Église. Mais leurs pensées s'arrêtent là où s'élève la véritable pensée du Docteur angélique. Elle est parfaite pour subvenir aux besoins de la multitude, c’est-à-dire pour atteindre la fin définie sous la loi naturelle. Mais sous la nouvelle loi, il y a des besoins plus élevés. La cité comme l’Église sont tournées vers la même fin, la jouissance de Dieu, rendue possible par la venue de Notre Seigneur Jésus-Christ et par l’œuvre de la Rédemption. Le véritable et seul roi est ainsi Notre Seigneur Jésus-Christ, comme l’affirme Saint Thomas d’Aquin. Il y a bien deux sociétés sous un même chef. Saint Thomas distingue les deux sociétés sans les séparer contrairement à certains de ses commentateurs. Nous retrouvons la distinction des puissances et leur autonomie dans leur sphère de responsabilité. Mais la fin que doit atteindre la cité est antécédente, c’est-à-dire secondaire à celle de l’Église. 
Ainsi dans les choses qui relèvent uniquement du spirituel comme dans les choses qui mêlent le temporel et le spirituel, le roi doit se soumettre à l’Église. Telle est la pensée des Papes qui s’est plus ou moins affirmée au cours de l'histoire. Saint Thomas leur apporte une justification indéniable. Dans son opuscule De regno, il énumère les arguments tirés de la raison et de l’histoire mais aussi de la Sainte Écriture, ce qui le distingue de ses argumentations classiques que nous trouvons notamment dans ses sommes. Il distingue bien l’ordre naturel et surnaturel sans cependant les séparer.


Notes et références
[1] Voir Les « miroirs aux princes » sont-ils un genre littéraire ?, Einar Jonsson, automnes 2006, Université Paris IV-Sorbonne, UFR d’Études germaniques, Département d’études nordiques, Centre universitaire Malesherbes, Paris, journals.openedition.org, mis en ligne le 27 mars 2009.
[2] De regno, Livre I, Chap.VIII.
[3]  De regno, Livre I, Chap.IX.
[4]  De regno, Livre I, Chap. XII.
[5]  De regno, Livre I, Chap. XIV.
[6] Voir Émeraude, mars 2018, article « Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel »

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