" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 3 mars 2017

La doctrine de luther : Fausseté et contradictions

Les principaux points de la doctrine de Luther sont apparemment très faciles à comprendre. Ils sont généralement résumés en une formule simple : « sola fides, sola gratia, sola scriptura, solus Christus »[1]. Ils se fondent sur l’expérience personnelle de l’homme avec Dieu, c’est-à-dire sur la rencontre entre l’indignité profonde de l’homme et la toute-puissance du Très-Haut. Et de là découlent le serf-arbitre, l’inutilité des œuvres dans le salut, l’inefficacité des sacrements, le libre examen, le sacerdoce universel, l’illégitimité de la hiérarchie dans l’Église, ... Pourtant, la doctrine de Luther est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît et elle renferme de nombreuses contradictions. Après l’avoir définie dans l’article précédent, nous sommes prêts à en montrer ses failles…

La sécurité de la fausse paix

Revenons au commencement. Luther est véritablement entré dans l’histoire au moment où il a affiché ses thèses contre la doctrine des indulgences. Fort de son expérience et de ses combats intérieurs, Luther remet en question une pratique déjà ancienne de l’Église catholique. Parmi ses thèses, prenons les deux dernières. Elles expliquent sa position. « Il faut exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre le Christ leur chef à travers les peines, la mort et l’enfer (94). Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix (95). »[2]

La « sécurité d’une fausse paix », voilà la source de toute sa colère qui débouchera sur une doctrine. Il accuse l’Église catholique de tromper les fidèles en les installant dans l’illusion et le mensonge. S'appuyant sur ses luttes spirituelles passées, il connaît bien toute la souffrance que peut inspirer la crainte du salut. Combien d’exercices de mortification a-t-il enduré pour espérer parvenir à cette paix ? Il n’y est pas parvenu. Profondément conscient de sa misère et de son impuissance, il est écrasé par la magnificence divine. Lorsque prêtre, il officiait à l’autel, il ne pouvait poursuivre la messe tant la présence divine l’effrayait.

Revenons donc à son expérience monastique. C’est dans sa cellule que commença à naître l’erreur. Les tentations ou épreuves qu’il subit sont pour lui des signes de péché et par conséquent, il est persuadé qu’il n’est pas agréable à Dieu en dépit de ses efforts. Dieu lui apparaît comme un Juge terrifiant. Ainsi se font face la misère humaine, impuissante, et la toute-puissance divine, implacable dans sa justice. Comment Luther va-t-il se dégager de ce face-à-face implacable ?

L’homme de Luther : un être corrompu

Selon Luther, l’homme est toujours à la recherche de lui-même. S’il accomplit de bonnes œuvres, c’est toujours pour sa propre gloire. Il se prend pour Dieu. Ainsi veut-il établir sa propre justice. Cette autojustification, que poursuit donc tout homme, est identique à la recherche de la sécurité. La « sécurité suprême, voilà la suprême tentation, la richesse suprême, voilà la suprême pauvreté, voilà la suprême folie. »[3] Quand il prétend avoir la sécurité, l’homme est dans l’illusion, ou plus précisément dans l’autosuffisance. La recherche de la sécurité est en fait une fuite devant la réalité que l’homme n’est que pécheur. Par sa folle prétention, il pèche mortellement. Le véritable mal est qu’il ne reconnaisse pas qu’il est pécheur. « On ne doit rien proclamer ni pratiquer si ce n’est cette vérité que de nous-mêmes nous ne sommes rien et que nous avons tout uniquement d’en haut. »[4] Ainsi accuse-t-il cette « fausse sécurité ».

La chose la plus importante pour Luther, ce n’est finalement pas le péché en lui-même mais le refus de se reconnaître comme pécheur. Son regard n’est porté que sur l’homme et non sur la chose en elle-même. Dans sa cellule monastique, Luther ne cherchait pas à juger ses actes et à évaluer la gravité ou la nature de ses épreuves. Seul son état l’intéresse. Par conséquent, la solution qu’il recherche se limite à lui-même. Et là réside l’erreur.

Le désespoir, porte du salut ?

Selon Luther, lorsqu’il prend conscience de son état de pécheur, l’homme est désespéré, mais, dit-il, « il est certain que l’homme doit de lui-même entièrement désespérer, afin qu’il devienne capable de recevoir la grâce du Christ. »[5] Le péché est donc profitable car il permet à l’homme de reconnaître qu’il n’est rien. « Que les hommes fassent ce qu’ils peuvent ou non, ils doivent désespérer d’eux-mêmes et se confier en Dieu seul, craindre son jugement même pour le bien, espérer sa miséricorde même pour le mal, en sorte qu’ils ne fassent jamais rien par quoi ils soient assurés, que nul de leurs péchés ne les mènent au désespoir. »[6]

Mais lorsqu’il connaît le désespoir, l’homme doit choisir entre deux attitudes différentes. Soit il s’exacerbe dans sa suffisance comme ultime sursaut de sa prétention. Soit il accepte sa condamnation. Or le salut se trouve dans le second cas. Il faut donc que l’homme se brise dans son autosuffisance car c’est elle son véritable péché et sa malédiction. C’est pourquoi Luther refuse tout ce qui favorise l’autosuffisance, c’est-à-dire tout ce qui permet de faire croire à l’homme qu’il peut se sauver par ses œuvres.

La certitude de la foi

Contre la « fausse sécurité », Luther impose la certitude : la foi seule suffit pour se sauver. Qu’est-ce que la foi selon Luther ? La confiance que Dieu sauve par les seuls mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ. Si le chrétien vit en confiance avec Dieu, il peut tout, il entreprend tout, il est libéré de tout. « Ce n’est pas avoir un Dieu que de le nommer extérieurement des lèvres ou de l’adorer par des génuflexions ou des gestes, mais au contraire d’avoir dans son cœur confiance en lui, et d’attendre de lui toutes choses bonnes, grâce et bienveillance, que ce soit dans le labeur ou la souffrance, dans la vie ou dans la mort, dans l’affection ou dans la peine. »[7]  Et « cette confiance doit naître d’une pure faveur et d’un amour de Dieu envers toi et de toi envers Dieu. » [8] Le salut ne dépend pas de l’homme. Il est extérieur à lui.

Luther en déduit que toute œuvre venant de l’homme est inutile pour se sauver. Inutile donc de faire le bien. Inutile de voir en lui la moindre cause de son salut. Tout œuvre provenant de lui n’a aucune valeur pour sa justification. Le mérite ou le démérite n’ont aucun sens. Une œuvre n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Que vaut une œuvre humaine devant l’incommensurable gloire divine ? Ainsi est-il inutile de poursuivre la vaine sécurité. En affirmant que la foi seule suffit pour se sauver, « je n’ai pas à me fonder sur ma conscience, sur ma personne, sur mon œuvre, mais sur la promesse divine, la vérité, qui ne peuvent nous tromper. »[9] Comme rien ne dépend de nous mais tout de Dieu, nous atteignons la certitude.

Remarquons comme Bossuet que la démarche que propose Luther est beaucoup plus simpliste que la doctrine des indulgences. Soyez sûr de votre salut puisque vous croyez en votre salut, que vous soyez bons ou méchants, honnêtes ou malfaisants ! Cessez donc de vous inquiéter de la pureté et de l’authenticité de vos actes. Ils n’ont aucun impact sur votre devenir. En étant seulement habité par la confiance en Dieu, « l’homme ne se dirige plus lui-même, il n’a plus de convoitises, rien ne l’afflige plus ; au contraire, c’est Dieu qui le dirige ; seuls le désir, la joie et la paix de Dieu existent, avec toutes les autres œuvres et vertus »[10] Avec une telle doctrine, un moine peut ne plus être tourmenté de scrupules…

La douloureuse question de la prédestination

Si finalement ses œuvres n’ont aucune part dans son salut, l’homme n’a plus aucun rôle. Le salut ne dépend que de Dieu. Il n’y a plus de raison de le gagner. Il est donné. Alors pourquoi Dieu le donne-t-Il à l’un et non à l’autre ? Pourquoi sauve-t-il l’un et condamne-t-il l’autre ? Le principe selon laquelle la foi, au sens de confiance, est seule nécessaire et suffisante pour être sauvé, implique donc deux choses : l’absence de libre-arbitre en l’homme et la prédestination.

« Depuis l’existence du péché, le libre arbitre n’est qu’un simple mot, et si l’homme fait ce qui est en lui, il pèche gravement. »[11] Quoique qu’il fasse, l’homme n’a en lui que le péché. Il ne peut donc faire aucun bien pour son salut. Contrairement aux humanistes et à l’Église catholique, Luther le rabaisse et le méprise. Il ne fait aucunement confiance en lui. En outre, Luther confond le péché et la concupiscence. La tentation, c’est-à-dire l’épreuve, est pour lui signe de péché, voire le péché. Qu’importe alors si l’homme succombe ou non ! L’épreuve n’est donc plus méritoire ou salutaire.

Nous arrivons aussi naturellement à la prédestination. Si effectivement, le salut est donné à l’homme quelles que soient ses actions, nous concluons rapidement à sa prédestination. Dès sa naissance, l’homme est déterminé au salut ou à la condamnation quelle que soit son existence ici-bas. Cela renforce encore l’idée de l’inutilité des œuvres. Puisque tout est écrit d’avance, la recherche du salut est inutile. Ainsi vain est de poursuivre cette recherche, non seulement parce que la salut ne vient que de Dieu mais surtout parce que Dieu a tout déterminé. Il serait en effet illusoire de croire aux bonnes ou mauvaises œuvres puisque nous ne sommes pas responsables de nos actes. Pourtant, s’il est conscient que la prédestination est la conclusion logique de ses idées, il l’évoque très peu dans ses ouvrages ou dans ses discours. Car effectivement, ce sujet est douloureux à traiter. « La pensée de la prédestination est un feu inextinguible : plus on tourne et retourne, plus elle nous désespère. »[12]

Que vaut le salut pour un être sans liberté ?

L’homme ne serait finalement qu’un serf dans les mains de Dieu. Érasme s’oppose fortement à cette idée. Le grand humaniste souligne la nouveauté de sa doctrine. Il observe d’une part que les seuls auteurs que Luther puisse évoquer et dont il peut se réclamer sont Mani et Wyclif, deux hérétiques. Certes l’Église a condamné le pélagianisme, qui voit dans l’œuvre la source de notre salut. Luther s’oppose aussi à l’ockhamisme, dans lequel il a été instruit, qui insiste exagérément sur la capacité à l’homme à gagner son salut. C’est certainement contre ses maîtres ockhamistes que Luther s’oppose implicitement, allant jusqu’à sa position extrême…

Mais si nous ne sommes que des pots d’argile aux mains de Dieu, Dieu serait-Il responsable du mal que nous commettons ? Comment pourrons-nous alors aimer un Dieu « qui punit ses méfaits sur des malheureux »[13] incapables de faire le bien ?… Mais « quel homme faible supporterait encore le combat incessant et pénible contre sa propre chair ? Quel méchant tendrait encore à améliorer sa vie ? »[14] C’est briser inévitablement tout désir d’élévation, même spirituelle. C’est laisser l’homme s’embourber dans sa misère. Comme nous le rappelle Saint Augustin, nous ne pouvons haïr le méchant et le maudire car justement, il peut être sauvé à tout moment alors qu’à notre tour, nous pouvons retomber dans le péché. Il n’y a en fait aucune certitude dans notre devenir ! Tout est ouvert. Tout est possible. Le premier peut être le dernier, et le dernier, le premier. La doctrine de Luther va à l’encontre de cette incertitude fondamentale. Il ne la supporte pas.

Mais imitons Luther qui ne voit la vérité que dans la Sainte Écriture. Or elle s’exprime clairement contre sa doctrine. Elle évoque en effet à plusieurs reprises la liberté de choix dans l’homme. Si Dieu lui propose une alliance, c’est qu’évidemment que l’homme est capable de l’accepter. Que serait une alliance si l’un des protagonistes n’a ni pouvoir, ni liberté ? Que devient l’acte fondamental d’Abraham, c’est-à-dire son obéissance éminente ? À quoi serviraient les appels incessants à la conversion si finalement dès le début, l’homme ne peut se convertir ? Pourquoi Notre Seigneur Jésus-Christ aurait-Il envoyé ses apôtres à la recherche des âmes si elles n’ont aucune part dans leur salut ? Le Verbe a été envoyé et il n’a pas été reçu, nous dit Saint Jean. Le monde ne l’a pas voulu. Méditons sur ces seuls mots. Seuls les hommes dotés d’un libre arbitre peut recevoir ou rejeter.

Pouvons-nous aussi croire que les prières de la Sainte Écriture ne sont que folles prétentions ? « Des profondeurs de l’abîme j’ai crié vers vous, Seigneur ; Seigneur, écoutez ma voix. Que vos oreilles deviennent attentives à la voix de ma supplication. » (Psaume, CXXIX, 1-2) À quoi bon en effet d’appeler Dieu si nous sommes déjà prédestinés ? L’homme commettrait-il un péché par sa prière ? Venant du fond de son âme, sa prière, attenterait-elle à la dignité de Dieu ? « Exaucez, Seigneur, la voix de ma supplication, lorsque je vous prie, lorsque j’élève mes mains vers votre temple saint. » (Psaume XVII, 2). Écoutons encore l’auteur de cette admirable prière : « Donnez-leur selon leurs œuvres et selon la méchanceté de leurs inventions. Accordez-leur, insiste-t-il, selon leurs œuvres de leurs mains : rendez-leur leur salaire » (Psaume, XVII, 4).

Nous comprenons Luther qui veut défendre les droits de la grâce face aux droits de la liberté humaine, que certaines doctrines exacerbaient en son temps au détriment de la puissance divine, mais porté à l’excès, il en arrive à supprimer tout libre-arbitre en l’homme et à accentuer de manière radicale l’œuvre de la grâce. Notons que les idées sur la prédestination ne seront finalement pas suivies par les successeurs de Luther contrairement à Calvin qui en fera le cœur de sa doctrine…

La réalité du terrain

Le monde des idées est assez plaisant. Avec suffisamment de logique, nous pouvons échafauder un monde comme si nous étions ses maîtres sans subir aucun mal. Bien agencées, elles peuvent ravir les esprits les plus doués. Mais lorsqu’elles finissent par sortir de ce cadre rassurant pour entrer dans le monde réel, elles dévoilent leur véritable visage. Luther découvre en effet assez vite que le principe du salut par la foi seule aboutit en pratique à la fin de toute morale. Qui peut en être surpris ? Que devient en effet la morale si les méchants n’obtiennent pas leur salaire ? Que nous voulions ou non, sans la crainte des châtiments de la justice divine, l’homme succombe facilement aux épreuves. En outre, s’il est irresponsable de ses actes, puisqu’il ne dispose d’aucune liberté, il ne luttera pas longtemps contre les tentations. La moralité n’est donc que mensonge…

La morale, signe de la foi ?

L’application de sa doctrine dans la société s’est vite avérée désastreuse. La pensée de Luther sur la morale va alors évoluer, signe de la fragilité de sa conception religieuse. C’est bien l’expérience qui guide sa pensée. Il affirme d’abord que les œuvres bonnes sont la conséquence de la foi. Puisque vous agissez bien, vous disposez de la foi donc finalement, vous êtes sauvés. Par conséquent, les œuvres bonnes sont signes de la prédestination. Nous arrivons alors à une belle contradiction, voire à une subtilité intellectuelle.

Si les bonnes œuvres sont la preuve que nous sommes sauvés, nous risquons de bien agir pour nous persuader sans difficulté que nous sommes déjà sauvés. Comme le disait Luther lui-même, l’homme peut aisément se perdre dans l’illusion pour vivre en sécurité. L’homme risque de s’illusionner. Il pourrait produire de bonnes œuvres, non pour la gloire de Dieu, mais pour gagner la paix intérieure. En fin de compte, concrètement, le fidèle voudra bien agir pour vivre en paix. Quelle différence avec la doctrine catholique ? Chacun veut suivre les commandements divins, le catholique pour gagner son paradis, le luthérien pour croire qu’il a déjà sa place dans le paradis. Dans les deux cas, il y a risque d’illusion, chacun pouvant chercher à se complaire plutôt qu’à se rendre agréable à Dieu. Le risque que l’homme corrompe finalement l’œuvre est grand, que l’œuvre soit salutaire ou non. Le problème ne réside donc pas dans l’œuvre mais dans l’intention de celui qui agit. Et seul Dieu la connaît dans toute sa vérité.

La doctrine de Luther butte de nouveau sur une contradiction. L’expérience personnelle est insuffisante pour être sûr de son salut. L’homme ne doit pas s’appuyer sur lui-même s’il veut vivre en paix avec Dieu. Il ne peut pas juger par lui-même, non pas parce que son jugement est fondamentalement corrompu comme l’entend Luther, mais parce qu’il est corruptible. L’incertitude est ancrée dans l’humanité. Or Luther en appelle à la confiance, c’est-à-dire finalement en l’homme comme l’ultime raison de son salut.

Une doctrine sans issue

Selon une version de sa doctrine, Luther nous dit que si nous sommes sauvés, nous produirons de bonnes œuvres. Ainsi les œuvres reflètent notre salut. Elles sont signes de la foi. S’il vit mal, le chrétien saura qu’il n’est pas sauvé. Donc l’œuvre reflète l’intention divine. Elle n’est donc pas sans intérêt. Mais l’homme est corrompu, sans aucune liberté, nous répète Luther. Il n’est capable d’aucun bien salutaire. Il est même incapable de faire tout bien. Il n’est finalement qu’un instrument de Dieu totalement en ses mains. L’œuvre bonne que réalise le chrétien ne vient donc pas de lui mais de Dieu. La véritable question que nous pouvons nous poser est de savoir en quoi une œuvre est bonne.

La richesse ou la réussite sociale, est-elle une chose bonne ? La prospérité est en effet parfois considérée par des protestants comme signe de salut. Mais les moyens de réussite n’ont aucune importance, les œuvres n’ayant aucun rôle dans le salut. La prospérité acquise par des moyens frauduleux peut-elle être signe d’élection ? La pauvreté peut alors être signe de malédiction. Il est vrai que Luther n’aime guère la pauvreté. Il voit dans le mendiant un être inquiétant, un individu à surveiller, à enfermer. Nous voyons rapidement où mène une telle doctrine…

Mais revenons à notre question : qu’est-ce qu’une « œuvre bonne » ? L’obéissance aux commandements de Dieu est chose bonne, nous dit la Sainte Écriture. Mais qu’est-ce que l’obéissance pour un être corrompu, dénué de volonté et de lumière ? C’est un serf, nous répète Luther contrairement à Érasme qui prône son libre arbitre. Luther nous dit que les commandements divins ne servent qu’à montrer notre misère et à goûter le désespoir. Bref, un marché de dupes…

Prenons un exemple biblique. Balaam, malgré sa volonté, bénit trois fois le peuple de Dieu alors qu’il devait le maudire selon les vœux du roi de Moab. Est-il sauvé ? Il accomplit une œuvre bonne car agréable à Dieu mais pourtant plus tard, il fera l’objet de la malédiction divine. Prenons un autre exemple plus récent, c’est-à-dire tiré des Évangiles. Une juive atteinte d’une perte de sang depuis douze ans cherche à toucher la tunique de Notre Seigneur Jésus-Christ pour être guérie. « Si je touche seulement son manteau, je serai guéri. » (Matthieu, IX, 20) À peine l’a-t-elle en effet touché qu’elle est guéri miraculeusement. Et elle sera sauvée. « Ayez confiance, ma fille, votre foi vous a guéri. » (Matthieu, IX, 22) Quelle scène extraordinaire !

Notons en passant que Notre Seigneur Jésus-Christ ne dit pas que sa confiance l’a sauvée mais sa foi. Il distingue bien la foi et la confiance.

Le fait même de le toucher n’est pas une chose bonne en soi. D’autres toucheront sa tunique. La foule qui entoure Notre Seigneur Jésus-Christ le presse de tout côté. Le fait de toucher est donc inutile en soi. C’est bien la foi de la femme malade qui la sauve mais une foi qui fait agir la vieille femme. Son action est signe de la foi au sens où elle la manifeste. Comme le paralytique descendu par le toit ! Sans les efforts qu’il mène pour le voir, aurait-il eu la bénédiction de Dieu ? L’empressement de la femme malade comme du paralytique n’est pas une œuvre vaine. Il est riche d’amour. Il est charité. L’œuvre n’est certes pas suffisante mais elle semble être nécessaire au salut. Qu’est-ce qu’une foi qui ne produit rien ? Une foi morte nous dit la Sainte Écriture…

Les seigneurs protestants tuent sans pitié les paysans révoltés avec la bénédiction de Luther. Est-ce une bonne chose ? Et la haine de Luther, ses insultes, son intolérance, sont-elles aussi bonnes ? Si elles le sont, assurément, cela montrera que Luther est sauvé selon sa propre doctrine. Mais que deviennent les commandements divins ? Inutiles de les suivre. Si ces choses sont bonnes, il faut aussi les imiter. Si elles ne le sont pas, pourquoi devrions-nous suivre un homme maudit ?

Qu’est-ce qu’une œuvre bonne pour un être sans aucune liberté ?

Que montrent finalement tous ces exemples ? Dire que l’œuvre bonne est signe du salut n’a simplement aucun sens tant que le sens de « bonne œuvre » n’est pas défini. Or une œuvre est bonne si elle répond à la volonté de Dieu. La Création est l’œuvre bonne par excellence. Elle répond à la Parole de Dieu. Mais comment pouvons-nous savoir qu’une œuvre réponde à la volonté divine ?  De même dans un sacrifice, l’homme fait une offrande à Dieu. Tant qu’elle n’est pas agréée par Dieu, elle n’a aucune valeur quelles que soient ses prières et la qualité de l’offrande.

Mais comment pouvons-nous le savoir ? Par la conscience ? Certes, elle ne ment guère à l’homme coupable lorsqu’elle n’est pas encore étouffée, mais parfois elle n’est plus audible tant l’homme peut être conditionné dans le mal. Ou faut-il l’approbation d’un œil extérieur, d’un jugement  plus impartial ? Nous revenons au problème que nous avons évoqué. L’homme par lui-même, est-il capable de savoir qu’il est dans le vrai ? En lui, il n’existe pas de point d’appui suffisamment solide pour lui apporter un jugement serein. La certitude ou la sécurité spirituelle peut-elle se reposer sur notre seul jugement ? Dans le système de Luther, qui ne voit en l’homme que corruption, cela n’est guère possible. Pourtant, la confiance s’appuie sur ce jugement ! Nous sommes de nouveau confrontés à une contradiction.

Les exercices de mortification qu’accumule Luther sont-ils des « œuvres bonnes » ? Luther voit leur inutilité puisqu’il sent encore la concupiscence en lui. La crainte du salut le noue encore. Il considère alors qu’ils sont vains pour le salut. Il évalue donc l’efficacité de ses exercices selon son état subjectif, ce qui peut nous surprendre puisque l’homme, selon Luther, est tellement corrompu qu’il est incapable de savoir s’il fait une bonne chose. Notons encore : il ne voit en l’homme que corruption mais chose étrange, il s’appuie sur la subjectivité pour fonder sa doctrine ! L’état subjectif n’est peut-être en effet qu’illusion et mensonge. La certitude ne peut s’appuyer que sur l’objectivité.

Une dernière tentative, une nouvelle absurdité ?

Dans une autre version, Luther redonne une certaine valeur aux œuvres non en elles-mêmes mais dans l’intention. Tel est le sens du fameux « Pèche fortement ». Si tu pèches tout en ayant confiance aux mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ qui viennent couvrir tes péchés, qu’importent finalement les péchés ! Rappelons ce que nous avons dit au début de notre article : selon Luther, l’épreuve, c’est-à-dire le péché, permet à l’homme de tourner son regard vers Dieu. Ainsi plus nous pêchons, plus nous nous approchons de Lui. Il est vrai que souvent, c’est au fond de l’abîme que la grâce nous touche. La misère nous épure et enlève toute illusion. Nous sommes finalement face à nous-mêmes, détournés des biens de ce monde et donc plus accessibles à l’action divine. Mais encore faut-il que nous tournions notre regard vers Dieu et que nous acceptions sa grâce…

La proposition de Luther peut encore aisément être interprétée au sens de l’immoralité. Et nombre de disciples de Luther, moins subtils que lui, le comprendront aisément en ce sens. D’où la rapide décadence morale qu’il constatera de lui-même. Nous revenons donc au problème pratique de la doctrine de Luther.

Cette doctrine est aussi incompatible avec l’idée selon laquelle les bonnes œuvres seraient signes de la foi. Si nous péchons en ayant la foi que Dieu me sauvera par les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ, Luther nous dit que nous sommes sauvés puisque seule la foi nous sauve, mais qu’est-ce que le péché sinon l’abomination ? La foi pourrait donc produire des œuvres mauvaises ?

Finalement, Luther ressemble à ces scientifiques qui face à un problème remettant en cause leur thèse la complexifie au lieu de remettre en question les principes qui le fondent. Si dans l’ensemble, elle semble tenir. En fait, elle vacille sous le nombre des contradictions.

Pauvre homme que celui de Luther

Revenons une dernière fois au cœur de la conception religieuse de Luther. L’homme est seul face à Dieu, un Dieu que Luther conçoit comme un maître froid et implacable devant lequel l’homme n’est rien. Maudit, il est voué au mal et à l’état de pécheur. Il n’a rien qui puisse plaire à Dieu. Ainsi Luther ne lui accorde aucune confiance donc aucune part de mérite. Or il base sa doctrine de justification sur la confiance, c’est-à-dire sur un état subjectif. Nous revenons à un face à face entre l’homme et Dieu, le même face à face que Luther a dû connaître dans sa cellule monastique. Or cette rencontre est biaisée. Elle est bien différente de celle que décrit la Sainte Écriture. Les récits sacrés parlent d’alliance. Luther n’y voit que servitude.

Revenons à Érasme qui a bien compris son erreur. C’est « la force de volonté qui rend l’homme capable de s’appliquer à ce qui intéresse son salut ou de s’en détourner. »[15] Pour répondre à ses critiques, Luther développe sa pensée et réaffirme le « serf-arbitre », c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’homme est totalement impuissant, vicié. Deux conceptions de l’homme s’affrontent. Dans l’une, tout concourt à l’édifier, à le soutenir dans ses faiblesses. Elle n’oublie pas ses vertus et à ses qualités naturelles telles l’intelligence ou la science. L’autre ne lui donne aucun rôle. Il est totalement corrompu. L’un croit en son libre-arbitre, l’autre le rejette catégoriquement. Finalement, dans le système de Luther, la grâce se sert de l’homme comme un instrument d’une manière physique sans l’atteindre ni l’associer dans une libre décision. Dans ces conditions, qu’est-ce qu’une bonne œuvre ? Cela n’a plus de sens…

L’homme intérieur contre l’homme extérieur

Pour fonder sa doctrine, Luther en appelle à la nature de l’homme, montrant une certaine autonomie entre l’homme intérieur et l’homme extérieur, les actes du second ne pouvant influencer le premier, le matériel ne pouvant atteindre le spirituel. Or selon Luther, la foi doit produire de bonnes œuvres. Donc l’homme intérieur peut influencer l’homme extérieur et le pousser à de bonnes œuvres. L’œuvre a donc une valeur dans son intention. Elle reflète l’homme intérieur. Mais le corps n’a-t-il vraiment aucune influence sur l’âme ? Pour produire de bonnes œuvres, il doit s’opposer à ses sens, aux tentations, et relever de nombreuses épreuves. Luther demande même au fidèle de dompter son corps et de l’exercer. C’est finalement avouer que le corps et l’âme ne sont pas deux êtres autonomes sans aucune interaction. Comment pouvons-nous comprendre cette nouvelle contradiction ?

Les contradictions, signes d’erreurs

À force de parler au gré des circonstances, Luther en arrive fréquemment à se contredire. Sa doctrine se développe selon son expérience sans se soucier nullement de ses contradictions. Elle ne fait que se développer sans revenir en arrière, avançant pas à pas, sans reculer, ajoutant sans se rétracter. Il défend l’idée de la justification par la foi seule, ce qui conduit inévitablement à une décadence morale.  Pour se défendre, il en appelle à la valeur des œuvres comme signe ou dans leur intention sans remettre en question sa théorie…Il en appelle aussi à la nécessité de l’exercice de l’âme sur le corps après avoir longtemps affirmé que les œuvres n’ont aucune influence sur le salut. Les propositions s’enchaînent comme une étrange musique qui douce au départ et mélodieuse par extrait vire en fait à la cacophonie pour celui qui ose l’entendre toute entière.

L’image de l’homme telle que décrit Luther est en fait symptomatique. Il exalte la libération de l’homme intérieur en le séparant de l’homme extérieur. Ainsi il rejette toute extériorisation de la religion. Vains sont les pèlerinages, les processions, les statues, les tableaux religieux, etc. Les partisans de Luther le comprennent vite. Ils détruisent toute trace extérieure de la religion. Seul compte l’homme intérieur. Mais l’authentique vie spirituelle doit-elle nécessairement se dissocier des objets de dévotion et de toute œuvre religieuse ? Peut-elle vivre en se dissociant de l’homme extérieur ? C’est bien méconnaître l’homme qui a bien souvent besoin du sensible pour soutenir sa vie intérieure.

Certes, la vie extérieure ne doit pas l’étouffer comme elle l’était sans-doute au XVIème siècle. Le psittacisme et la superstition sont des maux contre lesquels nous devons continuellement combattre. Il faut en effet combattre contrairement à ce que suggère Luther. Mais la situation décadente que connaissent des chrétiens au temps de Luther ne doit pas nous fait croire que la libération de la vie spirituelle doit passer par une solution radicale comme le propose Luther, c’est-à-dire par la suppression de toute œuvre. Il faut parvenir à un équilibre entre les vies intérieure et extérieure. Mais dans un tempérament tel que celui de Luther, qu’est-ce que l’équilibre ?

Conclusion

La doctrine de Luther a sa cause et son développement dans sa propre expérience religieuse. Il y recherche aussi une solution. À partir d’elle, il bâtit tout un système. La salut ne dépend pas de nous, comme il nous le dit et répète sans cesse. Or sa doctrine de justification est imprégnée de subjectivité. Elle est remplie de ce « nous ». Elle est donc naturellement viciée. En l’appliquant au monde réel, elle a rapidement démontré toutes ses contradictions par les méfaits qu’elle produit. Luther s’empresse alors de complexifier sa doctrine sans changer son principe, ne faisant finalement qu’accentuer le désordre. Ses disciples et nombre de commentateurs expliquent ses effets désastreux par l’absence d’organisation, de hiérarchisation et d’encadrement. Il est vrai que contrairement à Calvin et d’autres « réformateurs », Luther ne se soucie guère de ces choses bien terrestres. Ce n’est qu’un penseur. Nous dirions peut-être aujourd’hui un idéologue. Est-ce un oubli de sa part ? Évidemment non. Il est bien trop intelligent pour une pareille négligence. Si Luther avait proposé une église hiérarchisée et structurée, sa doctrine n’aurait pas survécu. Cela est en effet inimaginable. Car sa conception de la religion est individualiste. Par ses échecs et ses contradictions, Luther montre finalement que la foi ne peut vivre sans Église comme elle ne peut se reposer sur la subjectivité…





Notes et références
[1] Seule la foi, seule la grâce, seule la Sainte Écriture, seul le Christ.
[2] Luther, 94 et 95ème thèse, 31 octobre 1517dans blog.oratoiredulouvre.fr.
[3] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 1, 128 s., dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[4] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 4, 123, 5 dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[5] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 56, 157, 1 ss dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[6] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, commentaire de Timothée I, 61, 30 dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[7] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 6, 209, 27 dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard, Labor et fides, 1991.
[8] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 6, 216, 26 dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[9] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 40, 1, 589, 8 ss dans La Foi selon Luther, Gérard Siegwalt, www.religion-theologie.fr.
[10] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 6, 248, 12 dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[11] Luther, Œuvres complètes dite de Weimar, 7, 142, 22 dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[12] Luther dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.
[13] Érasme, Du Libre arbitre, I b 10 dans Querelle du libre-arbitre, Mathilde Bernard, 24/12/2014, base-agon.paris-sorbonne.fr.
[14] Érasme, Du Libre arbitre, dans Martin Luther, Un temps, une vie, un message, Marc Lienhard.
[15] Érasme, Dialogue sur le libre arbitre, dans L’Église de la Renaissance et de la Réforme, Une révolution religieuse : la réforme protestante, Daniel-Rops, chap. V, Fayard, 1955.

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