" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


jeudi 6 novembre 2014

Contre les Ébionites et les Marcionistes : intégrité et unité de la Sainte Ecriture en danger

Dès le commencement, les chrétiens font l’objet de nombreuses oppositions doctrinales tant externes (judaïsme, paganisme) qu’internes (hérésie). Face à chaque adversaire, ils doivent se défendre avec des arguments propres pour qu’ils soient entendus. Leurs adversaires eux-mêmes doivent aussi répondre à leurs attaques. Chacun tente alors de se justifier en prenant soin de reposer leur argumentation sur une base solide commune. La philosophie est par exemple l’un des champs de bataille où s’affrontent les chrétiens et les païens. Nous allons nous intéresser plus particulièrement aux premières hérésies dont le lieu d’affrontement est la Sainte Bible.
Les hérétiques et les chrétiens fidèles à la foi défendent leur doctrine notamment à partir de la Sainte Écriture. Chacun justifie en effet ses positions en fonction des textes sacrés. Mais dans ce combat, la Sainte Bible n'est pas identique. Pourtant chacun la présente comme étant la seule véridique. Chacun apporte aussi sa propre grille de lecture. Rapidement, la défense de la foi soulève un problème de fond : l’intégrité de la Sainte Écriture.
Une des premières difficultés que rencontre l’Église est notamment de préserver l’unité de la Sainte Bible, en particulier les liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Deux erreurs la remettent en cause. Les uns veulent rattacher le Nouveau Testament à l’Ancien au point que la Nouvelle Alliance est soumise à l’Ancienne. Telle est la position des ébionites. Les autres veulent rompre ce lien au point de les opposer. C’est la position des marcionistes.
L’ébionisme
Une partie des juifs convertis au christianisme reste très attachée au judaïsme. Après la ruine de Jérusalem et la destruction du Temple en l'an 70, ils ont abandonné la Ville sainte et ont accentué leur particularisme. Certains d’entre d’eux finissent par s’écarter du christianisme. Ce sont les judéo-chrétiens

L’ébionisme est un mouvement judéo-chrétien du IIe siècle. A partir de Jérusalem, il se répand en Alexandrie et à Rome. Son nom est tiré du terme hébreu « ebion » qui signifie « pauvreté ». Selon Tixeront [1], il viendrait d’une communauté chrétienne émigrée et établie au-delà du Jourdain. Sa doctrine est une continuation du judaïsme.
Pour les ébionites, Notre Seigneur Jésus-Christ est le dernier prophète, le plus grand, fils naturelle de Sainte Marie et de Saint Joseph. Certains d’entre eux croient à sa naissance virginale. Mais tous refusent catégoriquement de reconnaître la divinité de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils prônent donc un ferme monothéisme. La seule vertu de Notre Sauveur serait d’avoir été justifiée par sa fidélité à la Loi. Dieu l’aurait en effet élu le jour de son baptême. Pour arriver au salut, il faudrait donc l’imiter, c’est-à-dire observer intégralement la Loi. Les ébionites gardent donc toutes les prescriptions du judaïsme (circoncisions, sabbat, etc.).
Vers 100, certains ébionites s’unissent aux esséniens et forment une communauté qui prône une ascèse rigoureuse : ablutions quotidiennes, régime végétarien, etc. Leur doctrine est un mélange de judaïsme, de christianisme, d’essénisme et de pythagorisme. A partir de ces ébionites esséniens, un nouveau groupe émerge, celui des elkasaïtes [2].
Les ébionites persévèrent ainsi dans l’attachement à l’Ancienne Loi. Ils choisissent donc les textes du Nouveau Testament selon leurs doctrines. « Ils n’utilisent que l’Évangile selon Matthieu, rejettent l’apôtre Paul qu’ils accusent d’apostasie à l’égard de la Loi. »[3] L’Évangile selon Saint Matthieu est en effet écrit pour des chrétiens de la Terre Sainte nés dans le judaïsme. Il est le plus proche du judaïsme. Saint Paul est logiquement rejeté puisque dans ses épîtres, il s’oppose avec force aux judéo-chrétiens et étend la Parole du salut aux Gentils. Dans ses lettres, il expose en effet l’union et la parfaite égalité des juifs et des païens dans l’œuvre du salut, ce que rejettent finalement les ébionites. 
Le marcionisme
Le marcionisme est une version particulière du gnosticisme. Marcion en est le fondateur. Contrairement à l’ébionisme, il refuse toute soumission à l’Ancienne Loi au point d’opposer le judaïsme et le christianisme en un dualisme radical : « entre judaïsme et christianisme opposition irréductible aboutissant à un dualisme métaphysique absolu. »[4]
La doctrine de Marcion s’appuie sur un dualisme fondamental qui expliquerait l’histoire de l’humanité. Il croit en effet en l’existence de deux dieux, l’un malfaisant, l’autre bienveillant. « Marcion est l’homme d’une idée, ou plutôt d’une opposition d’idée : le Yahvé juif, Dieu juste et rigoureux, le Christ, Dieu bon et miséricordieux. Loi du talion pour le premier et miséricorde pour le second.»[4] Le premier serait décrit dans l’Ancien Testament, le second dans le Nouveau Testament. Il voit dans le premier un démiurge revendicatif incompatible avec le Dieu d’amour révélé dans le Nouveau Testament. Ainsi naturellement, il rejette l’Ancien Testament en faveur du seul Nouveau Testament.
Nous retrouvons aussi ce dualisme chez les justifiés. Marcion considère les Justes comme étant les fidèles au dieu mauvais quand les réprouvés de l’Ancien Testament (sodomites, égyptiens, gentils) se rallieraient à Notre Seigneur Jésus-Christ. Le Dieu bon laisserait les infidèles au Dieu mauvais qui les châtierait.
Marcion se démarque des autres hérétiques gnostiques par son attractivité. Plus simple et remarquable administrateur, plus efficace et donc séduisant, il s’avère être un adversaire plus sérieux et redoutable pour les défenseurs de la foi. Il fonde une église hiérarchique sur le même modèle que l’Église. Le marcionisme subsiste jusqu’au Xe siècle. Après sa mort, le marcionisme se divise en plusieurs sectes. Son principal disciple, Apelle, atténue le dualisme de Marcion et revient au monisme, c’est-à-dire à un seul principe divin.
Manipulations de la Sainte Écriture

Marcion exposant son canon


Contrairement aux ébionites et autres gnostiques, Marcion est « le seul à avoir eu l’audace de mutiler ouvertement les Écritures »[5]. Il modifie les textes sacrés et expurge des épisodes. Tout doit en effet se plier sur son dualisme métaphysique. Est par exemple rejeté tout livre supposé entaché de judaïsme. Il élabore sa propre version de la Sainte Bible à partir de l’Évangile selon Saint Luc et des épîtres de Saint Paul sauf les épîtres aux Hébreux, à Tite et à Timothée. Certains épisodes de l’Évangile selon Saint Luc sont aussi supprimés, par exemple toute mention de Sainte Marie et des « frères » de Notre Seigneur Jésus-Christ, l’annonce de la Passion et toute référence avec l’Ancien Testament comme la référence au signe de Jonas. Il expurge tout hébraïsme et tout lien avec le judaïsme.
Pour justifier sa doctrine, Marcion mène un travail de critique biblique. Dans ses Antithèses, il relève les contradictions apparentes dans la Sainte Écriture. Il souligne l’opposition entre l’Ancien Testament qui manifeste un Dieu terrible et le Nouveau Testament qui révèle un Dieu de miséricorde et d’amour. Ainsi refuse-t-il les deux alliances et parlent plutôt de deux dieux.
Le christianisme, synthèse du judéo-christianisme et du marcionisme ?
Nous pourrions croire que le christianisme résulterait d’une synthèse entre le judéo-christianisme et le marcionisme selon une dialectique bien pratique. Mais les faits historiques nous ramènent à la réalité. Saint Paul s’oppose aussi bien aux chrétiens qui veulent soumettre la Nouvelle Loi dans le giron du judaïsme et aux gnostiques qui excluent l’Ancienne Loi dans le plan de Dieu. Et les premiers chrétiens ne se sont pas non plus trompés. Ils se sont battus aussi bien contre les uns que contre les autres. Leur histoire apparaît comme une radicalité d’une position intangible.
Rajout de Textes sacrés
D’autres hérétiques rajoutent à la Révélation de nouveaux textes. Les Valentiniens se vantent de posséder d’autres Évangiles. Les disciples de Marc le Magicien « introduisent subrepticement une multitude infinie d’Écritures apocryphes et bâtardes confectionnées par eux pour faire impression sur les simples d’esprit et sur ceux qui ignorent les écrits authentiques. »[6] Comme nous l’informe aussi Sainte Irénée, d’autres gnostiques arrivent même à réécrire les Évangiles en disposant autrement les paroles et les actes de Notre Seigneur Jésus-Christ[7].
Ainsi les hérétiques élaborent une nouvelle Bible. Ils tirent des textes sacrés ce dont ils ont besoin, en expurgent les extraits les plus défavorables à leurs doctrines, en rajoutent à la lumière de leurs convictions. La défense de la foi nécessite alors de préciser et de défendre l’intégrité de la Sainte Écriture.
La lecture de la Sainte Écriture sous le regard de la règle de foi
Pour défendre l’enseignement de la foi contre le gnosticisme, il n’est guère pertinent d’argumenter à partir de la Sainte Écriture puisque les hérétiques ont diffusé de nombreux livres qu’ils considèrent aussi comme inspirés. 
Puis que devient leur lecture de la Sainte Bible quand ils ne sont pas convaincus de sa véracité ? Ils l’interprètent à leur fantaisie et soulèvent contre elle d’incessantes difficultés. Ce ne sont que d’intarissables ergoteurs.
Enfin, que devient la Sainte Écriture quand ils en détournent certaines paroles ? Tout est interprété selon leurs doctrines. Marcion croit d’abord au dualisme puis l’applique dans l’interprétation des versets. Leurs pensées dirigent la lecture de la Sainte Bible alors que cette dernière devrait les inspirer. Ainsi faut-il montrer leurs erreurs en soulignant cette  perversion.
Ainsi le problème ne réside pas dans les textes sacrés en eux-mêmes mais dans leur lecture. Saint Irénée et Tertullien rappellent en effet aux gnostiques que la Sainte Écriture doit être lue à la lumière de la foi. La lecture n’est pas livrée à l’imagination mais bien soumis à une règle bien simple, celle du symbole de foi baptismal, « règle de vérité » pour Saint Irénée ou « règle de foi » pour Tertullien. Seule l’Église a reçu la grâce de l’Esprit Saint de transmettre cette règle.
C’est donc aux véritables pasteurs, gardiens de cette règle, qu’il faut interroger pour connaître la véritable interprétation de la Sainte Bible et pour trouver une réponse aux difficultés qu’elle soulève. Il est donc inutile et dangereux d’en chercher une explication hors de l’Église. Et cette explication n’est point cachée. La vérité est accessible à tous. « Il ne faut donc plus chercher auprès d’autres la vérité qu’il est facile de recevoir de l’Église, car les apôtres, comme en un riche cellier, ont amassé en elle, de la façon la plus plénière, tout ce qui a trait à la vérité, afin que quiconque le désire y puise le breuvage de la vie. »[9]
Le dernier critère de la vérité est donc dans la Sainte Tradition « qui a été manifestée dans le monde entier, c’est en toute Église qu’elle peut être perçue par ceux qui veulent voir la vérité »[10]. Parmi toutes les Églises que les Apôtres ont fondées, celle qui apparaît comme la plus sûre est l’Église romaine. C’est donc au regard de son enseignement que nous pouvons distinguer l’erreur et la vérité. Nous « confondrons tous ceux qui, de quelques manières que ce soit, ou par infatuation, ou par vaine gloire, ou par aveuglement et erreur doctrinale, constituent des groupements illégitimes »[11].
La complémentarité de la Sainte Tradition
Saint Irénée évoque l’autorité de la Tradition. Grâce à la succession continue des évêques, la vérité est en effet enseignée de manière continue depuis les Apôtres. C’est le rôle des évêques de préserver la pureté des vérités de foi. « Nous devons garder sans l’infléchir la règle de foi »[12]. C’est donc à la lumière de l’Église et de la Tradition que nous devons étudier et interpréter la Sainte Écriture.
Et c’est au nom de l’autorité de la Tradition que Saint Irénée défend l’existence des quatre évangiles. Ce sont les seules versions d’Évangile qui nous donnent l’accès à la Parole de Dieu. Disciple de Polycarpe, lui-même disciple des Apôtres, il peut rappeler le témoignage des anciens de l’Église qui ont connu les Apôtres et raconté ce qu’ils ont vu et entendu. Le témoignage de ces anciens est donc complémentaire des Saintes Écritures. Et ce témoignage est publique, accessible à tous contrairement aux gnostiques qui ne transmettent leurs connaissances qu’à leur élite, les élus. Rien n’est caché…
Appropriation illégitime
Tertullien
Saint Irénée n’est pas le seul à dénoncer l’illégitimité de ces « groupements » qui prétendent enseigner la vérité. Tertullien s’oppose aux marcionistes en leur soulevant une objection fondamentale : qui sont-ils pour toucher et modifier la Sainte Écriture ?
De formation d’avocat, Tertullien rappelle la procédure romaine en usage dans le droit. Un plaignant peut être débouté de sa plainte avant même que l’affaire ne soit jugée sur le fond si la partie adverse peut prouver que le plaignant n’a aucun droit sur l’objet réclamé. Or, par leurs déviations doctrinales, les gnostiques se sont exclus de l’Église, la seule légitime à commenter la Révélation. Par conséquent, ils ne peuvent toucher ce dont ils ne sont pas propriétaires. Tertullien nie donc aux marcionites le droit de modifier et d’interpréter librement la Sainte Bible. Faut-il vraiment examiner leurs objections puisqu'elles s’appuient sur des preuves rejetables ?
Qui sont-ils pour modifier l’enseignement de l’Église ? Nul ne peut prétendre à une telle folie. L’Église elle-même ne fait que transmettre ce qu’elle a reçu. Car comme le rappelle Tertullien, l’enseignement des vérités de foi est intouchable. « Le Christ recommande de ne pas s’enquérir d’autre chose que de ce qu’il a enseigné »[13]. Cela vaut aussi pour l’interprétation de la Sainte Écriture qui jouit d’une pleine autorité parce qu’elle vient des Apôtres. Elle appartient au dépôt primitif dont l’Église doit défendre l’intégrité. « O Timothée, conserve le dépôt » (I, Timothée, VI, 20).
Contrairement aux agissements des gnostiques, le dépôt sacré a pour rôle de justifier l’enseignement de l’Église et non de le contredire. Ainsi doit-il être conservé dans son intégrité. Il est un moyen de preuve pour la doctrine. Si des personnes souhaitent enseigner autrement que fait l’Église, alors elles sont dans l’obligation de toucher à l’intégrité du dépôt sacré. La modification de la Sainte Écriture est la marque d’une nouveauté. « Ceux qui voulaient changer l’enseignement ont dû nécessairement disposer autrement les instruments de la doctrine »[14].
Les ébionites et les marcionites ne recherchent ni Dieu ni la vérité dans la Sainte Écriture. Ils se recherchent et ne veulent que consolider leurs doctrines…
Unité et continuité de la Sainte Écriture
Les ébionites et les marcionites ont aussi un autre point commun : ils remettent en cause l’unité des deux Testaments. Une lecture erronée peut en effet conduire à leur opposition et à leur exclusion mutuelle. Or comme le rappelle Saint Irénée, l’Église nous enseigne que la Révélation a un seul auteur. L’unité de Dieu implique l’unité des Livres Saints. Tout ce qui est révélé ne peut provenir que de Lui. « Écoute Israël : le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur. »(Deutéronome, VI, 4). Et puisque Dieu est parfait, sa volonté est unique, son plan également. Donc la Sainte Bible doit aussi révéler l’unité du plan de Dieu. Seul l’homme est changeant. C’est pourquoi s’il peut exister des contradictions entre les deux Testaments, elle ne doit pas aller à l’encontre de cette unité. Elle doit être explicable.
L’Ancien Testament, une préparation au Nouveau
L’unité de la Sainte Écriture trouve sa pleine justification dans l’unité du dessein de Dieu, c’est-à-dire dans sa volonté de sauver l’homme, tous les hommes, c’est-à-dire l’humanité dans sa globalité. Une remise en cause de l’unité des Livres Saints revient à refuser cette Rédemption universelle. C’est ne plus rien comprendre de l’œuvre divine. C’est mépriser la pédagogie divine. L’Ancien Testament prépare finalement le Nouveau. Selon Saint Irénée, les deux Testaments seraient deux moments de l’éducation de l’homme, deux étapes de sa marche vers la vérité et la liberté.
Une apparente contradiction

Pour se justifier, Marcion souligne une contradiction entre les deux lois. L’une préconise la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent », quand l’autre exige le précepte de l’amour de l’ennemi. Dans son ouvrage Contre Marcion, Tertullien réfute son argument. En dépit de leur apparente incompatibilité, il démontre que les Livres Saints prescrivent en fait la même loi. C’est aussi ce que dit Saint Paul. Il ne faut point rendre le mal pour le mal car « à moi est la vengeance ; c’est moi qui ferai la rétribution, dit le Seigneur ». (Rom., XII, 19). Saint Paul trouve dans l’Ancien Testament (Deutéronome, XXXII, 35-36) la justification de la loi d’amour.
L’ancienne loi interdit à tout homme de faire justice soi-même et impose d’oublier les offenses dont il était victime « Voici ce que dit le Seigneur des armées : Jugez selon la vérité, usez de miséricorde et de clémence chacun envers son frère. Et n’opprimez point la veuve, ni l’orphelin,, ni l’étranger, ni le pauvre ; et qu’un homme ne médite pas dans son cœur le mal contre son frère. » (Zacharie, VII, 9-10). Le prophète nous le répète encore : « qu’aucun de vous ne médite en son cœur le mal contre son ami. » (Zacharie, VIII, 17).
Tertullien voit dans la loi du talion une force dissuasive : « le talion de la Loi […] retenait de prendre l’initiative d’une offense par crainte que celle-ci ne fut rendue en retour »[15]. Elle s’adresse donc moins à celui qui veut rendre justice qu’à celui qui veut commettre l’injustice. Elle est aussi généralement comprise comme une juste rétribution du préjudice : la pénitence ne peut dépasser le crime commis. Elle encadre donc la peine et évite une sanction injuste de l’offensé que pourrait inspirer la vengeance. Pour Saint Justin, de manière générale, elle est un moindre mal pour maintenir un peuple difficile et rude dans la fidélité et la justice.
Tertullien s’attaque à d’autres prétendues contradictions et montre leur fausseté par l’emploi exact et judicieux des versets bibliques. Il utilise en effet des passages qui contredisent directement les objections de Marcion. Les contradictions apparentes peuvent notamment s’expliquer lorsqu’elles sont remises dans leur contexte.
Enfin, nous pouvons peut-être rajouter que la justice n’exclut pas l’amour ; elle le présuppose même. Car face à un ennemi détesté, rien ne peut arrêter le bras armé. L’amour est capable de rappeler la loi et de la faire appliquer. Elle est même l’unique force de loi qui permet de freiner la haine de l’offensé. Existe-il une autre vertu capable de faire taire la haine ? La justice est ainsi bien appliquée lorsqu’elle prend sa source dans la loi de l’amour. Telle est une des leçons que nous donne Notre Seigneur Jésus-Christ et que nous transmet la Sainte Écriture…
Notre Seigneur Jésus-Christ va au-delà de la simple application de la loi en rappelant la source d’où elle doit émaner et la vertu avec lequel la justice doit s’appliquer. Il nous demande de dépasser la lettre pour suivre l’esprit de la loi. Tous ses préceptes « n’impliquent ni la contradiction ni l’abolition des précédents, comme le vocifèrent les disciples de Marcion, mais leur accomplissement et leur extension »[16]. Il élève finalement les exigences de la loi et les enracine en nous. « Si votre justice ne dépasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » (Matthieu, V, 20). Il ne nous prescrit pas simplement de ne pas nous abstenir ce que défend la Loi mais même de ne pas le vouloir. Est-ce contredire la Loi de ne pas se restreindre à l’acte mais de l’étendre aussi à l’intention ? Il n’y a pas contradiction mais sublimation…

Nous percevons ainsi la pédagogie de Dieu. La Loi était établie pour éduquer l’âme et la rendre docile aux commandements par des actes extérieurs. L’homme apprend ainsi à obéir à Dieu. Il était encore sous le joug de la servitude du péché. Mais avec Notre Seigneur Jésus-Christ, le temps de la Rédemption tant promise est arrivé. Notre Seigneur est en effet venu libérer l’âme et la détacher de cette servitude. L’homme n’est donc plus esclave mais libre, ce qui exige désormais une autre soumission plus exigeante, celle de l’esprit. Il ne cède plus ni à la crainte ni à la nécessité mais il donne désormais de bon cœur. Dieu étend finalement la Loi sans la contredire. « Je ne vous appelle plus esclaves […] mais je vous ai appelés amis. »(Jean, XV, 15).
Ainsi dans leur combat contre les judéo-chrétiens et les gnostiques, Saint Irénée et Tertullien sont animés d’une même volonté de protéger la Sainte Écriture de tout commentaire déviant et de toute manipulation. Ils défendent aussi sa lecture : elle ne doit pas être lue dans le but d’asseoir une doctrine contraire à l’enseignement de l’Église. Une telle lecture implique inéluctablement une altération de la vérité. L’esprit biaise le regard et le détourne de la pureté de la foi. 
Toute lecture et toute interprétation doivent donc être guidées à la lumière de la foi. Elles s’appuient donc sur l’enseignement de l’Église puisque seule l’Église est le dépositaire du dépôt sacré. Elle-seule détient la lumière suffisante pour l'éclairer. La Sainte Bible ne peut non plus être séparée de la Sainte Tradition. Finalement, sans la lumière de la foi, la Sainte Écriture ne devient qu’un instrument de nos pensées et non celui de la vérité.

Références

[1] J. Tixeront, Histoire des Dogmes, Tome I, chap. IV, §3, librairie Lecoffre, 1909.
[2] Leur nom est tiré soit de leur fondateur El Kasaï (ou Elxaï) ou d’un terme hébreu « Hêil-Kesai » qui signifie face « cachée ». Voir Le Dieu du Salut, chap. I, B. Sesboüe et J.Wilinski, Desclée, 1994 et  Histoire de l’Église de Dom. C Poulet, Tome I, 1ère période, chapitre VII, II, , Beauchesne, 1926.
[3] Saint Irénée, Contre les Hérésies, I, 26, 2.
[4] Dom C. Poulet, Histoire de l’Église, Tome I, deuxième période, chap.II, II.
[5] Saint Irénée, Contre les Hérésies, I, 27, 4.
[6] Saint Irénée, Contre les hérésies, I, 20, 1.
[7] Voir Saint Irénée, Contre les hérésies, I, 8, 1.
[9] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 4, 1.
[10] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[11] Saint Irénée, Contre les Hérésies, III, 3, 2.
[12] Saint Irénée, Démonstration de la prédication apostolique.
[13] Tertullien, Sur la Prescription des hérétiques, 9, 4
[14] Tertullien, Sur la Prescription des hérétiques, 38, 2.
[15] Tertullien, Contre Marcion, V, 14, 13.
[16] Saint Irénée, Contre les hérésies, IV, 13, 1.

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