" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 17 octobre 2020

Les théories de sentiment (5) : critique (2/2) - confusion, absence de réalisme et limites de l'empirisme

Quand une théorie se développe selon une vision particulière et biaisée de la nature, elle tend à se complexifier pour prendre en compte toute la réalité. Elle essaye d’expliquer ce qui ne peut être guère explicable dans son système. Le raisonnement devient subtil, hasardeux, douteux. Les notions et les concepts laissent alors découvrir leurs faiblesses. Les confusions se dévoilent également comme les contradictions. Et c’est alors que la théorie disparait au profit d’une autre plus simple et plus convaincante. Si elle n’est plus qu’un nom parmi d’autres dans le cimetière des pensées, elle peut encore demeurer dans les esprits et dans l’opinion. Mais en survivant ainsi, elle perd presque tout son contenu. Elle est comme un fantôme qui, flottant dans l’air, influence encore ceux qui le rencontrent, les égarent et les éloignent de la lumière. Elle est plus qu’un souvenir. Elle ne laisse pas que des mots ou des visages. Ses principes et ses idées fortes imprègnent encore les âmes sans qu’elles ne le sachent. Les théories de sentiment font parties de ces fantômes.

Il ne s’agit donc pas simplement de savoir pourquoi ces théories sont fausses, ou de déceler ses contradictions et ses confusions, mais il s’agit surtout d’identifier ce qui perdurent et ce qui peut être mauvais ou dangereux pour nous. Quelques éléments de ces théories persistent à notre époque et peuvent nourrir ceux qui veulent remettre en cause la morale chrétienne. Pour le chrétien soucieux de défendre ce qu’il aime, il ne peut donc se contenter de les voir inhumer dans la terre des mensonges et des erreurs. Il va au-delà…

Dans l’article précédent [1], nous avons souligné une profonde contradiction dans les théories de sentiment développées au XVIIIe siècle. Alors qu’elles défendent une conception subjective de la morale, elles tendent aussi à soumettre notre appréciation et nos motivations morales aux regards des autres ou encore à la force de l’opinion. En fait, tout se ramène à l’individu, à ses perceptions ou impressions. C’est de l’égocentrisme. Mais continuons notre critique…

Le rôle confus du mérite

Smith est conscient des dangers que crée le désir de plaire, désir qui rend les hommes faibles et vains. Il comprend aussi les risques que soulève la confusion qui peut exister entre la joie de faire ce qui est bien et celle de faire ce qui est approuvée. Si les deux sentiments étaient confondus, l’hypocrisie ou le faux seraient la loi de la citée. Ainsi, nous dit-il, l’homme sage « n’attache jamais de prix à obtenir l’approbation des autres, pour les choses qui ne doivent pas être approuvées. »[2] Il ne peut accepter des éloges auxquels il n’a pas le droit. Smith distingue donc l’approbation légitime et celle qui ne l’est pas. Comment peut-il savoir qu’une approbation est légitime ? « Le but sacré de toutes ses actions est qu’elles soient ce qui mérite davantage l’approbation et l’estime. »[3] C’est donc le mérite qui donne de la valeur morale à l’action

Qu’est-ce que le mérite dans le système de Smith ? Une action mérite des applaudissements « par la conformité avec les règles générales dont l’observation entraîne naturellement l’estime des hommes. »[4] Nous soulignons que le mérite résulte de la qualité morale d’un acte. Il est en effet une reconnaissance ou une louange de ceux qui apprécient la qualité morale de l’action. II ne succède donc pas à l’appréciation morale immédiate. Cela se comprend puisqu’il relève en effet d’une comparaison entre la qualité morale d’une action et un référentiel. Il provient donc d’un jugement et finalement de la raison. Smith lui-même le confirme. Il précise en effet que « si la conduite du bienfaiteur ne nous semble pas fondée en raison, quelques heureux qu’en soient les effets, elle ne paraît pas mériter notre reconnaissance qui leur soit proportionnée. »[5] Plus tard, Smith explique encore que « la louange et le blâme expriment les sentiments des autres sur notre caractère et notre conduite : la louange et le blâme mérités expriment leurs sentiments tels qu’ils doivent être, c’est-à-dire fondés en raison. »[6] La raison est donc indispensable dans les mécanismes de la morale. Or le mérite est le principe fondamental de la théorie morale de Smith qui légitime les appréciations et donc les motivations morales. Faut-il donc en conclure que la raison est la faculté essentielle de la morale ?

Morale et raison ?

Or, les théories du sentiment placent le sentiment moral avant le jugement. Elles sont très claires sur ce principe. Le sens moral est une faculté naturelle passive et immédiate, analogue à nos sens externes. Le mécanisme moral se fonde donc sur la perception de la moralité d’une action. C’est le principe fondamental de ces théories. Elles ne se différencient que sur le mécanisme mis en œuvre ou sur ce qui se cache derrière la notion du sens moral.

« Si tel argument vous persuade et me persuade également, je dois incontestablement partager votre conviction. […] Il est donc reconnu qu’approuver ou désapprouver l’opinion des autres, n’est qu’observer la similitude ou la disconvenance de leurs opinions et des nôtres ; il en est de même des sentiments que des opinions. »[7] Ce raisonnement nous paraît étrange, peu naturel. Ce n’est pas « la similitude ou la disconvenance » qui nous permet d’accepter un argument et de l’approuver mais bien l’argument en lui-même qui a fait l’objet d’une étude de la raison, aussi brève soit-elle. C’est en effet parce que nous jugeons une action bonne ou mauvaise, plus ou moins rapidement ou hâtivement, que nous l’approuvons ou la désapprouvons. Dans ces théories, c’est l’inverse. « Toujours sa manière de sentir est la règle d’après laquelle il me juge. »[8]

Pourtant, et cela est étonnant, Smith en vient parfois à intégrer le raisonnement avant l’approbation. « Lorsque nous approuvons le jugement d’un autre, c’est bien moins à cause de l’utilité qui en résulte, qu’à cause de la justesse, de la perspicacité de ce jugement, de sa conformité avec ce qui est vrai ». Or la justesse, la perspicacité ou la conformité avec ce qui est vrai sont des opérations de l’esprit. La vérité est même l’objet de la raison. Pourtant, Smith rajoute aussitôt que « nous lui attribuons évidemment ces qualités, parce qu’il se trouve conforme au nôtre. »[9] Il revient donc sur le principe de similitude, sur l’approbation de l’autre qui fonde sur la nôtre.

Pourtant, le sens moral est considéré comme passif et immédiat, ne laissant aucune influence à la raison, aux coutumes, et à toutes autres interventions extérieures. Tel est le principe sur laquelle se fondent les théories de sentiment. Smith développe aussi sa théorie de spectateur impartial. Cependant, tout cela ne paraît guère convainquant, qu’une subtilité de raisonnement. Pour gagner une certaine objectivité, le mécanisme se complexifie.

Morale et connaissance

Dans les théories de sentiment, la moralité d’une action ne dépend donc pas de l’action en elle-même mais de l’impression que perçoit le sens moral. Elle reste subjective tout en étant attachée au regard des autres. Mais comment pouvons-nous expliquer que des actions identiques soient considérées moralement mauvaises par des hommes et des femmes de cultures et d’époques différentes ? Telle est la question légitime que se posent les théoriciens. Ils sont conscients que la morale est toute relative à l’individu.

L’instinct répond Hutcheson. Il fait alors référence à la loi naturelle. Mais une loi naturelle est bien inutile si elle n’est pas connaissable et donc accessible à la raison humaine. Elle peut donc être aussi enseignable. Une loi n’a en effet de sens que si elle est connue. En outre, si c’est en fonction d’une loi naturelle qu’une action est bonne ou mauvaise, la qualité morale d’une action dépend d’une connaissance qui ne relève pas de l’homme. Or répétons-le, le sens moral ne fait que percevoir des impressions, c’est-à-dire recevoir des signes de manière totalement passive. Le sentiment qui naît des impressions n’est pas connaissance. Un mécanisme fondé sur le sentiment ne peut donc connaître et encore moins évaluer la véracité de ce qu’il éprouve ou comparer son impression à une connaissance antérieure. La connaissance relève de la raison. La loi naturelle n’a donc de sens que pour un être rationnel. C’est pourquoi le jugement moral nécessite l’intervention de la raison. Contrairement à ce que supposent les théories du sentiment, l’homme est un être rationnel avant d’être un être moral et social…

Comment est-il alors possible d’expliquer l’erreur ou la morale partagée par des hommes qui ne se côtoient pas ? Hutcheson est contraint à donner un rôle de plus en plus grand à la raison, et donc à l’objectivisation. Smith fait référence à la vertu de justice et à l’obéissance à des règles générales qui sont en quelques sortes le résultat de l’expérience morale acquise. Même dans ce dernier cas, que devient le sens moral ? Certes, dans son système, c’est par cette faculté que l’homme s’approprie d’une certaine loi qu’il constitue au fur et à mesure de son expérience morale, mais la faculté demeure. Que la loi morale soit originelle ou conçue par l’expérience, la difficulté n’est pas résolue. La moralité d’une action fait toujours référence à une loi donc à une connaissance, ce qui implique l’intervention de la raison.

Pour Hutcheson, « les qualités morales produisent causalement des perceptions dans le sens moral sans que ces perceptions constituent une véritable connaissance de ces qualités. »[10] Cela semble en effet bien vague et indéterminé. En fait, les théories sont avant tout descriptives. Elles n’ont pas vocation d’être normatives. C’est pourquoi elles ne définissent guère ce qu’est le bien ou le mal moral de manière concrète. Elles restent centrées sur les mécanismes d’appréciation et d’évaluation morale sans chercher à étudier leur objet. Il est vrai que dans une telle conception de la morale et selon le but poursuivi, l’objet n’a pas vraiment de sens.

La solution bien imparfaite du spectateur impartial

Smith évoque « le juge intérieur que nous portons au-dedans de nous »[11]. C’est grâce à lui que nous pouvons « voir les choses qui ont rapport à nous, telles qu’elles sont en effet et de comparer véritablement notre intérêt et ceux des autres. » Tel est le spectateur impartial. C’est par le jugement intérieur que nous pouvons aussi identifier l’erreur d’un jugement extérieur. Smith évoque « le sentiment intime que nous avons de notre innocence », « le sentiment naturel que nous avons de ce qui est digne de louange ou digne de blâme » ou encore « les jugements de la conscience »[12] Il n’est pas la conscience puisque celle-ci sympathise toujours avec lui. Smith le décrit pourtant comme « un esprit intérieur », une « espèce de demi-dieu qui juge, dans nos âmes du bien et du mal ». Serait-il d’origine divine ou humaine ? « Ses jugements sont l’empreinte ineffaçable du sentiment de ce qui mérite la louange, et de ce qui mérite le blâme » Il se laisse aussi ébranler et confondu par les jugements extérieurs qui sont contraires aux siens. Le sentiment impartial peut se tromper. C’est alors que Smith fait intervenir le désir et le besoin d’un juge éternel, incorruptible, qui s’explique par une faculté naturelle, celle de craindre la sanction.

L’invention du spectateur impartial apparaît alors comme un moyen de prendre en compte la voix de la raison. Le fait de s’extraire de soi pour prendre du recul et ainsi juger n’est possible que par abstraction et objectivation, ce qui est le propre de la raison. En outre, il examine le jugement des autres sur ses actions à partir duquel ensuite il jugera les siennes. « Nous travaillons à concevoir quels effets elles produiraient sur nous »[13], envisagées sur le point de vue d’un spectateur, témoin de notre conduite. Bien qu’il soit distinct de l’individu en imagination, c’est-à-dire virtuellement, le spectateur impartial demeure en lui et ne fonctionne que par lui. Le détachement n’est qu’un processus rationnel…

Son spectateur idéal ou imaginaire est en quelque sorte une moyenne de l’ensemble des témoignages d’approbation ou de désapprobation, c’est-à-dire des réactions de ceux qui sont témoins de nos actions et qui nous jugent. Selon certaines interprétations, il est en fait le jugement de la société[14] ou encore le consensus social, voire l’opinion. De tels sentiments paraissent alors évolutifs, variables et mobiles, bien dépendants des situations, qualités que ne possède pas le spectateur idéal de Smith. Là surgit une nouvelle contradiction. En fait, selon Campbell, Smith donne peu d’explication sur la réaction de son juge impartial.

Pour éviter de rendre le spectateur impartial dépendant de l’opinion, et influencé par le stoïcisme, Smith définit aussi qu’une chose est bonne ou mauvaise selon sa contribution à l’harmonie sociale. L’intérêt personnel comme celui porté aux autres tendent à la maintenir. Cela signifie donc que la morale n’a pas d’autres buts que de perpétuer la tranquillité ou l’ordre social quelle que soit sa nature selon une sorte de main invisible. Cela nous renvoie à l’idée du libre marché qui de lui-même se régule mystérieusement,  tel que Smith enseigne dans son ouvrage économique.

Quel est le bonheur recherché ?

Les théories de sentiment n’oublient par la recherche de l’intérêt comme une des motivations morales. Mais cette notion d’intérêt personnel n’est guère définie. Est-ce simplement la satisfaction des besoins de l’individu, besoins que seule peut satisfaire la société ? Hutcheson et Smith défendent aussi l’idée selon laquelle le Créateur a défini le bonheur pour finalité de tout homme et de toute créature raisonnable sans préciser en quoi il consiste. Consiste-t-il à être heureux et à ne pas être misérable ? Mais nous revenons aux mêmes difficultés. Comme toute action que nous approuvons n’est pas toujours bonne, toute joie n’est pas non plus toujours bonne. Il y a toujours une confusion entre la moralité d’un acte et le sentiment que nous éprouvons.

Smith va encore plus loin. Il affirme qu’en contribuant au bonheur des autres, nous contribuons à l’œuvre de la Divinité. Il précise que nous espérons alors sa bienveillance et redoutons ses châtiments. Cet espoir ou cette motivation ressemblent fort à la recherche de l’intérêt personnel. Ce désir est même le plus puissant puisqu’il supplée à la sympathie. La morale serait alors en dernier lieu et de manière naturelle fortement utilitariste ? Nouvelle contradiction. En outre, comment la bienveillance et les châtiments de la Divinité se manifestent-ils puisque celle-ci est hors du système ? Ces notions n’ont pas de sens. Sommes-nous alors dupes de ces désirs naturels qui ne seraient finalement que mensonges ou illusions ? La morale, un jeu de dupe ? Nous ne sommes guère éloignés de Mandeville…

L’harmonie sociale et la prospérité sont en fait le bonheur pour Smith. Cela ne nous surprend guère en raison de son stoïcisme. L’homme a horreur de tout ce qui peut menacer l’ordre social. C’est pourquoi pour lui, la justice est nécessaire. Elle maintient la société dans l’ordre et l’intérêt général, dont l’importance est convenue. C’est pourquoi les hommes ont besoin de la défendre. Mais Smith souligne ensuite que ce n’est pas par l’intérêt général que nous approuvons généralement les châtiments, donc l’exercice de la justice, mais par la sympathie générale que nous portons sur chaque élément de la société. Et l’exercice de justice est bon ou mauvais, non selon sa finalité qui est le maintien de l’ordre social, mais selon cette sympathie générale. Nous avons bien de difficultés à suivre sa pensée…

Dans un autre passage de son ouvrage, Smith précise aussi que « le bonheur consiste à être en paix et à jouir. »[15] Et selon son système, la paix n’est possible que si nous croyons être aimés. Rien ne mérite que nous sacrifiions cette tranquillité. Selon Smith, deux sentiments peuvent y mettre fin : « le souvenir que nous laisserait la honte de nos folies » ou « le remord qu’exciterait en nous l’horreur de nos injustices »[16]. L’intérêt personnel y est encore très présent, plus ou moins implicitement.

Des confusions majeures

Si le bonheur est la recherche de l’intérêt général ou encore l’intérêt de chacun, c’est-à-dire des autres, quel est alors ce désir naturel ou cet instinct qui nous pousse à plaire et à être aimé ? Selon Smith, nous ne chercherions pas en effet l’intérêt des autres mais leur complaisance, ce qui est bien différent. Si l’un aime le vice, nous pourrions le confirmer dans son choix pour ne pas le déplaire alors que son intérêt serait de lui dire le mal que cela génère. Là réside une profonde confusion sur laquelle se développent les théories du sentiment. Elle confond ce que nous éprouvons et ce que nous jugeons, le sentiment et le jugement.

Pourtant, selon Hutcheson, « quand nous admirons la vertu d'une personne, nous lui reconnaissons une excellence ou cette qualité que nous sommes par nature déterminés à approuver. Nous prenons plaisir à cette contemplation parce que l'objet est excellent, mais il n'est pas jugé excellent en conséquence du plaisir qu'il nous procure »[17] Comment est-il considéré excellent si la cause ne se trouve pas dans le sentiment éprouvé ? Il affirme que le jugement réside dans la perception du sens moral. Par quel mystère ? En fait, « comme le fait remarquer J. B. Schneewind, Hutcheson ne considère pas véritablement les raisons d’approuver la bienveillance. Il considère seulement que nous sommes faits de telle sorte que nous approuvons la bienveillance »[18]. Nous sommes ainsi à la limite de sa méthode essentiellement descriptive.

Si les sentiments fondent notre morale, confondant le bien ou la vertu avec l’impression plaisante que nous éprouvons, nous ne laissons peu de place à la volonté. Tout cela est instinctif. « Être bienveillant et agir de façon bienveillante ne dépendent pas de notre volonté de façon immédiate : on ne choisit pas directement d’être vertueux. Le désir le plus fort est normalement celui qui emporte notre motivation. » Cela soulève alors deux questions. La première concerne l’éducation. Selon la conception d’Hutcheson ou de Smith, la morale ne s’enseigne pas. Si le sens moral est une faculté naturelle, il est en effet inutile d’enseigner la morale. Un sens ne s’apprend pas. La perception ne s’éduque pas. Elle s’exerce de manière immédiate. Et pourtant, Hutcheson et Smith l’enseignent. Pour Hutcheson, nous devons aider l’individu à exercer ses facultés naturelles pour que la bienveillance emporte sur tout autre sentiment. Cela contredit la perception immédiate du sens moral ainsi que son rôle passif. Smith traite longuement du rôle de l’imitation et de l’apprentissage par observation dans la formation des règles morales. Pour Smith, il faut développer en nous la maîtrise de soi sans laquelle le spectateur impartial ne peut être mise en œuvre efficacement. En outre, selon leur théorie, la faculté naturelle, celle de la bienveillance ou de la sympathie, peut être pervertie par l’éducation, la religion et finalement par la société. Or, soulignons-le, le sens morale est, passif et immédiate. Un œil ne s’éduque pas. La vue ou l’ouïe ne s’apprend pas.

La seconde question concerne notre responsabilité morale. Si notre action immédiate est naturelle, indépendante de nous, et surtout celle qui semble être la meilleure, nous ne sommes finalement pas responsables du mal que nous faisons. De manière paradoxale, les théories donnent encore une image pessimiste de l’homme, non dans sa nature comme chez les presbytériens ou chez Hobbes, mais dans sa réalité. Nous retrouvons l’idée d’un homme naturellement bon mais perverti par la société ou l’éducation …

L’erreur de l’empirisme

Les méthodes empiriques consistent à démontrer par l’observation et l’expérience. Il est donc évident que rien d’invisible et d’insensible n’est intégré dans les théories qui émanent de ces méthodes. Par conséquent, elles ne peuvent se reposer que sur des choses extérieures à l’homme, choses perceptibles par nos sens. Par conséquent, en raison de ses limites, les méthodes empiriques les enferment dans un cadre restreint et donc insatisfaisant. Certes, elles peuvent donner des explications cohérentes sur ce que nous percevons mais dès que nous quittons le cadre de la sensibilité, elles deviennent inefficaces. Le temps, par exemple, n’étant pas perceptible au-delà de l’immédiateté, étant lui-même un concept, fait alors des ravages sur de telles théories comme  nous l’avons montré dans notre  article précédent…

En outre, Smith est à la recherche d’un principe équivalent à une force sur lequel peut s’expliquer des comportements comme la théorie physique de Newton. Il fait alors plier la réalité à une conception mécaniste de la vie. Or, qu’est-ce qu’une force si ce n’est encore qu’un concept censé expliqué une réalité ? Elle n’est pas la réalité. De nos jours encore, nous cherchons à la définir au-delà des formules.

Enfin, les expériences ou faits que Smith nous rapporte pour appuyer sa théorie nous semblent peu convaincants. Il nous affirme par exemple que « nous désirons bien plus vivement voir nos amis partager nos haines que nos amitiés. »[19] Cela est peut-être possible mais il nous est bien difficile de le croire. Cela révèle un défaut flagrant de la méthode et du système de Smith. Le partage des sentiments est en effet bien trop relatif pour en faire une règle générale qui s’impose à tous. Cela dépend des situations, des cultures, de la personne… L’expérience sentimentale vécue par quelques-uns, même en grand nombre, ne suffit pas à en démontrer le fait ou du moins à en affirmer une généralité puis une vérité.

Sans-doute, Smith tente d’appliquer les mêmes méthodes que celles en usage dans les sciences mais cela est-il pertinent en matière de sentiment ? En outre, s’il veut les appliquer, faut-il encore suivre la même rigueur, c’est-à-dire par exemple établir le cadre de l’expérience et les hypothèses dans laquelle elle se réalise.

Critique de la religion

Si l’appréciation et la motivation morale relèvent d’une faculté naturelle, il est alors inutile de fonder notre morale sur les dix commandements, le sermon sur la Montagne ou encore sur la Croix. La morale chrétienne n’entre pas dans les théories de sentiment. Certes, selon cette conception, les facultés naturelles sont imprimées dans la nature par la « Divinité » mais le déisme ou stoïcisme déiste ne sont guère compatibles avec l’enseignement de l’Église.

Smith traite des règles morales instituées par la religion. Dans sa théorie, la sympathie peut faire défaut. Le jugement intérieur peut être insuffisant pour nous consoler dans nos épreuves et nos malheurs ou lorsque les intéressés ne relèvent pas de notre proximité. Il existe alors une autre solution pour pallier cette insuffisance, solution qui s’appuie sur un désir naturel, la peur de la sanction. Il s’agit du besoin de croire en « un tribunal suprême du juge clairvoyant et incorruptibles des mondes »[20] Smith parle alors d’un système où la justice sera exacte, les vertus, mêmes cachées, seront méritoires, système sur lequel reposent notre confiance et notre espoir, « profondément enraciné dans notre cœur ». Pense-t-il ainsi fondé un système optimiste ?

Retenons que Smith justifie l’enseignement sur la redistribution des récompenses et des peines comme un moyen propice à la justice. Il apparaît comme une invention humaine, même si elle se fonde sur un désir naturel. Par conséquent, si la théorie explique l’existence de cet enseignement et son utilité sociale, elle confirme aussi qu’il n’est qu’une fable et un palliatif dégradant de la morale. Smith présente aussi l’enseignement religieux sous l’aspect purement utilitaire au sens où il doit conforter les devoirs moraux, de justice et de bienveillance. La  religion excite à pratiquer les vertus et nous détourne des vices. Ainsi, s’oppose-t-il à tous les aspects qui lui paraissent inutiles ou vains.

Smith condamne donc naturellement la vie religieuse contemplative. Il s’attaque notamment à un discours de Massillon qui montre toute la vanité des gens de guerre et décrit les récompenses célestes des religieux dans leur cloître « Comparer ainsi les frivoles mortifications du cloître, et les nobles et périlleux travaux de la guerre ; supposer qu’un jour, une heure, consacrée aux premières est plus méritoire, aux yeux du juge et du maître éternel, qu’une vie entière honorable consacrée aux autres, c’est contredire tous les sentiments que nous avons de la moralité de notre conduite, tous les principes d’après lesquels la nature nous apprend à distribuer l’admiration ou le mépris. »[21] Sa critique s’étend aux pratiques religieuses, à la dévotion, au culte, etc. Smith s’oppose aussi aux cérémonies religieuses, qu’il considère comme « puériles », et aux « vaines » prières censées « composer avec la Divinité, et compenser à ses yeux la trahison, l’injustice et l’inhumanité. »[22] Il remet enfin en cause la doctrine selon laquelle les moines et les chrétiens qui en ont les mœurs et l’esprit sont dans le paradis alors que les législateurs, les inventeurs, les philosophes, etc. périssent en enfer.

Conclusions

Le sujet de la morale est plutôt complexe. Il est encore plus difficile lorsqu’il est restreint aux phénomènes sensibles. Pour tenter de résoudre toutes les difficultés, les auteurs des théories de sentiments restent à une description des processus sans vraiment les expliquer. Ils laissent alors volontairement la morale dans une certaine obscurité ou persistent dans une explication détaillée au risque de se perdre dans des subtilités de raisonnement ou dans les contradictions. Leur théorie se montre alors insatisfaisante ou bien peu convaincante. Ils sont confrontés aux mêmes difficultés que celles de la méthode empirique. Si celle-ci peut paraître pertinente en science, elle ne l’est guère en matière de morale, ce qui explique l’impossibilité de développer et même de concevoir une science morale.

Les théories de sentiment présentent deux faiblesses en apparence contradictoires. La première, la plus évidente, est de fonder l’appréciation et la motivation morale sur celui qui apprécie et agit. En clair, nous sommes juges et parties. Conscients de cette forte subjectivité, les théoriciens décrivent alors de nombreux mécanismes pour rendre la morale plus objective, ce qui conduit à complexifier leur théorie et à faire intervenir la raison, la loi humaine et la coutume, et donc à rendre la morale moins naturelle. Tout cela devient confus et contradictoire. À force de vouloir plaquer une conception  humaine sur la réalité, le système finit par devenir indigeste et se fissurer.

La seconde faiblesse est de ne penser la morale qu’en fonction des liens sociaux. Les théories de sentiment ont en effet pour but de légitimer une théorie politique ou une conception de la société. La morale n’est donc jamais pensée pour elle-même ou au niveau d’une personne sans relation avec les autres. C’est pourquoi les théories ne sont guère satisfaisantes quand nous plaçons l’homme dans sa seule individualité ou à ses origines. De plus, en décrivant une morale sociale portée sur la bienveillance ou le désir de plaire, les théories justifient une société où le respect humain est la règle, où la majorité impose ses normes morales, où l’opinion dicte finalement sa loi.

Mais, remarquons que dans la théorie de Smith, le désir naturel se rapproche de l’égocentrisme. Tout est apprécié ou motivé par la volonté de plaire et d’être plu. Tout se rapporte à soi. Et contrairement à ce qu’il décrit, cela n’implique pas nécessairement la satisfaction des intérêts de la société et de leurs membres. Il y a en fait une terrible confusion entre plaisir et bien. Le système moral que défend Smith est en fait fondé sur l’utilité, c’est-à-dire sur les avantages ou les torts que peut produire une action, en termes d’admiration ou de mépris.

Dans les théories de sentiment, une action n’est pas bonne ou mauvaise en soi. L’appréciation ou la motivation se basent néanmoins sur des opérations qui relèvent nécessairement de la raison, ce  que  nient leurs auteurs. « Pour Hutcheson, les théories classiques de la loi naturelle sont trop réductrices et étroites parce qu’elles font uniquement dépendre la loi d’une force extérieure alors que la loi est partie intégrante de la structure interne de la nature humaine »[23]. À leur tour, Smith et Hutcheson enlèvent aux lois extérieures, c’est-à-dire à la raison, à Dieu, aux lois humaines, aux coutumes, tout rôle ou les réduisent à un rôle mineur. Tout cela manque d’équilibre et de réalisme. Tout cela sent l’innovation humaine. Nous sommes bien éloignés de la nature…

De nos jours, les descriptions que nous donnent ces théoriciens ne sont guère retenues. Elles appartiennent relèvent plutôt à la psychologie. Cependant, les principes demeurent encore présents. La moralité d’un acte est souvent qualifiée en fonction des sentiments que nous éprouvons comme s’ils paraissaient naturels et donc authentiques. Certaines affirmations d’ordre moral font parfois référence à un sens moral, jugé naturel et infaillible ou encore à un instinct moral. Le bien se confond avec ce que nous approuvons. De telles pensées nous réduisent alors à nous-mêmes. Nous sommes bien éloignés de la morale chrétienne…

 

Notes et références

[1] Voir Émeraude, octobre 2020, article « Les théories de sentiment (4) : critique (1/2) - morale subjective et soumise au regard des autres ».

[2] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[3] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[4] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[5] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie II, section I, chap. VI.

[6] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[7] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. III.

[8] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. III.

[9] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. IV, 1.

[10] Laurent Jaffro, Ambiguïtés et difficultés du sens moral, dans Normativité du sens commun, C. Gautier et S. Laugier, Presses universitaires de France, halshs.archives-ouvertes.fr.

[11] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[12] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[13] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. I.

[14] Morrow

[15] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[16] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. III.

[17] F. Hutcheson, Recherche, I, II, 7.

[18] Lisa Broussois, Francis Hutcheson et la politique du sens moral, V, thèse de doctorat en philosophie, 5 juillet 2014.

[19] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie I, section I, chap. II.

[20] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[21] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. II.

[22] Smith, Théorie des sentiments moraux, partie III, chap. V.

[23] Lisa Broussois, Francis Hutcheson et la politique du sens moral, 2e partie, II, A.

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