" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 19 octobre 2019

Laïcité et positivisme


Le Progrès, Miguel Ángel Trilles

Parc du Retiro, Madrid (1922)

Ferdinand Buisson[1] (1841-1932) incarne « l’esprit de la laïcité »[2]. Toute sa vie, il a surtout travaillé pour laïciser l’enseignement public, en particulier sous Jules Ferry (1832-1893). Il est donc naturellement un des partisans de la séparation de l’Église et de l’État. Il a joué un rôle important, aux côtés d’Aristide Briand, pour élaborer et faire voter la célèbre loi de 1905[3].

Souvent dans ses discours et ses écrits, Buisson justifie son action par l’évolution inéluctable de l’humanité vers le progrès. Or ce progrès nécessite d’affranchir la société d’un état de minorité dans lequel l’Église l’a placée. S’il respecte « cette grande et antique éducatrice de civilisation »[4], Buisson réclame désormais le temps de la libération. La société est suffisamment « adulte et consciente » pour prendre en main désormais l’enseignement. Elle « veut s’instruire et se conduire toute seule », elle « veut faire ses affaires elles-mêmes. »[5] Jules Ferry est encore plus radical. Il demande à la société de jeter les « béquilles théologiques »[6] sur lesquelles s’appuyait la morale afin qu’elle marche librement.

Tout ce vocabulaire n’est pas innocent. Il nous renvoie à une philosophie intitulée « positivisme », qu’a élaboré Auguste Comte. Par le rapport d’Aristide Briand[7], nous apprenons que la séparation de l’Église et de l’État a été décrétée au Brésil par « un groupe de positivistes »[8]. De nombreux articles relatifs à la laïcité prétendent enfin qu’elle trouve son origine dans le positivisme. C’est pourquoi nous allons rapidement la décrire afin d’en puiser quelques lumières sur notre étude sur la laïcité …

Le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857)

Auguste Comte
Dans les écrits et les discours de Ferdinand Buisson, nous retrouvons plusieurs influences philosophiques. La première est celle du positivisme d’Auguste Comte. C’est d’abord une philosophie de la connaissance. Selon cette doctrine, toute connaissance passe nécessairement par trois états successifs : théologique, métaphysique et scientifique. Cette évolution continuelle est aussi valable de manière générale. L’esprit humain progresse continuellement vers le meilleur à mesure qu’il avance selon ces trois états.

Dans l’état théologique, qui correspond au Moyen-âge et à l’Ancien Régime, l’homme recherche l’origine des différents phénomènes qui l’affecte dans l’intervention des êtres surnaturels, dans la volonté des dieux et des esprits. Cet état est lui-aussi composé de trois phases : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Dans l’état métaphysique ou abstrait, qui désigne le siècle des Lumières, l’homme a recours à des entités rationnelles, abstraites et les substitue aux dieux et aux esprits. Enfin, dans l’état scientifique ou positif, l’homme renonce à chercher des causes premières ou finales pour s’en tenir aux lois établies par les faits. Selon Comte, l’observation des faits est la seule base solide des connaissances. Le progrès de la connaissance passe nécessairement par ces trois états. Chacun détient des méthodes propres qu’Auguste Comte appelle « philosophie ».

La sociologie, une nouvelle science

Auguste Comte développe sa théorie des trois états dans le Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, publié en 1822. Le titre de son ouvrage est assez explicite. Le positivisme est en effet plus qu’une philosophie de la connaissance. Car sa théorie des états est en fait étendue à la société et à chaque individu

Son but ultime est « l’établissement d’un nouvel ordre social, politique et moral »[9], devenu nécessaire après les bouleversements consécutifs à la révolution française. Pour le mettre en place, il est nécessaire de découvrir les lois qui régissent la société. La méthode scientifique nécessaire pour les trouver est la « sociologie ». Cette nouvelle science a ainsi pour but de « concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujettis à de véritables lois naturelles comportant une prévision rationnelle ». Auguste Compte la considère comme une des sciences principales[10]. Elle seule n’a pas encore atteint l’âge positif.

L’enseignement du positivisme aux mains de la religion positiviste

Pour établir son nouvel ordre, Auguste Compte donne à l’école un rôle central : elle doit enseigner les valeurs morales et communes à l’ensemble de la société. Pour cela, elle doit être universelle et ouverte à tous sans exception. Elle doit enfin être dirigée par un pouvoir spirituel indépendant de tout pouvoir temporel. Alors que ce dernier a pour rôle de s’occuper de la gestion matérielle de la société, de prendre des décisions, d’influencer les actions, l’autorité religieuse a en charge le gouvernement moral de la société ou plutôt « le gouvernement de l’opinion, c’est-à-dire l’établissement et le maintien des principes qui doivent présider aux divers rapports sociaux » ou encore le gouvernement des âmes.

Pour garantir l’indépendance de l’éducation, l’autorité religieuse est séparée du pouvoir politique. Ainsi prône-t-il la séparation des Églises et de l’État. Pourtant, il nous semble que dans son système, les deux pouvoirs, temporel et spirituel, sont plutôt complémentaires et indissociables.

Enfin, cette éducation devra être intégrale, c’est-à-dire embrasser l’ensemble de la vie des individus.

Une nouvelle religion, une nouvelle morale

En 1845, Auguste Comte finit par fonder une nouvelle religion qu’il intitule « religion de l’Humanité » pour garantir le lien social indispensable aux hommes. Imitant la religion catholique, il élabore une doctrine et un catéchisme, prévoit un culte, un clergé, dessine un plan pour un sanctuaire. Il invente aussi des sacrements pour marquer toutes les principales étapes la vie de l’individu. Il élabore enfin une république dont la devise serait « ordre et progrès ».

Revenons sur la morale telle qu’elle est envisagée Auguste Comte. Comme la sociologie, elle devient une science et doit se développer par l’observation des faits historiques. Elle est fondée sur la confiance en l’homme, c’est-à-dire sur une nature humaine bonne et généreuse. Elle est tournée essentiellement vers la place de l’homme dans la société ou plutôt vers sa participation à l’élévation de la société. Sa devise est simple : l’homme doit vivre pour autrui. Le terme d’« altruisme » vient de lui. L’enseignement doit donc inculquer l’altruisme aux élèves.

L’influence du positivisme sur les pères de la laïcité

Comme de nombreux républicains, Ferdinand Buisson s’appuie sur la théorie des trois états pour réclamer l’affranchissement de tout dogmatisme, que l’Église incarne, afin d’évoluer vers le progrès, considéré comme irréversible. Il demande donc de quitter la tutelle dans laquelle se trouvent les hommes. Comme Auguste Comte, cette évolution vers un monde meilleur passe par l’enseignement, ou plutôt par une éducation intégrale en charge d’inculquer les valeurs morales. L’instituteur est un « directeur de conscience », le gardien de l’âme de ses élèves. C’est par l’école que l’homme et donc la société pourront se transformer. Buisson et Comte se retrouvent aussi dans la fonction unificatrice de la morale que doit inculquer l’école ainsi que sur le rôle spirituel qu’elle doit jouer. Enfin, l’école a pour but d’inculquer la religion de l’avenir, une religion du progrès. Contrairement à ce que nous pensons, la laïcité, telle qu’elle a été définie initialement, n’est guère neutre en matière religieuse.

Mais Ferdinand Buisson s’écarte de toutes ces idées religieuses, prônant en effet une religion sans dogme ni prêtre. Comme son ami Littré, il s’oppose aussi au positivisme en défendant l’idée d’absolu. Auguste Comte nie en effet tout absolu. Le bien, le beau et le vrai n’ont plus de sens dans sa philosophie. Tout n’est que loi extraite de l’observation de faits naturels.

Concernant l’enseignement de la morale, Buisson et Comte s’opposent formellement. Buisson demande aux instituteurs d’inculquer la morale de leurs aïeux, c’est-à-dire un ensemble de valeurs d’humanités inhérentes à l’homme, connues encore par l’intuition, pourtant notion si chère au positivisme. Comte appuie plutôt sa morale sur une méthode scientifique, donc sur la raison. C’est parce qu’elle est objet de science que la morale peut être enseignée. Pour Buisson, la morale est plutôt inculquée par le dévouement de l’instituteur, par les détails, le comportement. Elle est plus pratique qu’intellectuelle.

Jules Ferry et le positivisme

De nombreux articles rapprochent le positivisme et la laïcité. Jules Ferry est souvent considéré comme un partisan de la philosophie d’Auguste Comte ou de ses disciples. Il est vrai qu’il est initié à sa doctrine par deux de ses amis, Philémon Déroisin et Marcel Roulleaux. Il l’apprécie aussi, mieux encore, il l’admire. « C’est quelque chose, au lendemain des grandes déroutes de la liberté politique, et dans les heures de doute et de ténèbres qui les suivent, d’apporter avec soi la théorie du progrès et de relever, par la science, les esprits que l’actions a mis à terre. »[11] Dans ce moment de crise, le positivisme a apporté, dit-il encore, une philosophie politique dont la société avait besoin. « Il me souvient de l’effet immense produit, dans cette crise morale, par la lecture du Discours sur l’ensemble du positivisme. Ces pages qui avaient posé, dans la fièvre de 1848, les conditions rationnelles du problème social, restaient, au milieu du désarroi général qui avait suivi, avec leur haute et rassurante sérénité. »[12] Dans le discours de Jules Ferry qu’il aurait dû prononcer lors de son initiation maçonnique en 1875, il loue Auguste Comte comme l’« auteur de la plus grande philosophie des sciences que ce siècle ait connu. »[13] Mais il n’apprécie guère « la religion de l’Humanité ». Il en rie. Il est plus proche de Littré, qui a refusé la mutation religieuse du positivisme.

Comme il le dit lui-même, Jules Ferry est surtout intéressé par les pensées politiques que contient le positivisme, c’est-à-dire par l’idée selon laquelle la civilisation passe nécessairement par des étapes dans une marche continue vers le progrès. Il apprécie l’œuvre du christianisme. Il en a une « admiration historique très grande et très sincère ». Il trouve « qu’il s’est fait là, pendant dix-huit siècles, un travail d’hommes et de cerveaux humains qui est à confondre d’admiration, quand on l’étudie d’en haut et qu’on l’analyse dans son ensemble. »[14] Mais son œuvre relève de l’âge théologique. Il demande l’émancipation de la morale sociale. « Elle peut vivre seule, elle peut enfin jeter ses béquilles théologiques et marcher librement à la conquête du monde »[15]. La religion catholique est pour lui caduque, obsolète. Nous retrouvons la même pensée chez Ferdinand Buisson. Il voit dans la laïcité l’irrésistible progrès.

Jules Ferry revient sur le pouvoir moral. « Auguste Comte montre à merveille […] que toute société renferme dans son sein un pouvoir moral qui gouverne les volontés individuelles sans tribunal et sans gendarmes, pouvoir concentré dans les sociétés théocratiques et confié dans un caste ou un corps, pouvoir répandu, dispersé, pour ainsi dire, dans la société toute entière, et qu’on appelle opinion, dans les peuples libres. »[16] Il précise que dans l’ère théologique, il est nécessairement sous la direction de la religion. Son fondement repose sur la résignation. Dans l’ère positive, cela n’est plus possible. Le pouvoir moral se fonde sur « la prédominance du cœur sur l’esprit », sur la sympathie, l’amour universel, la paix sociale. « Ce qui caractérise la marche de l’Humanité, notamment depuis cent ans, dans la société occidentale, c’est un progrès constant de sociabilité, c’est la charité, qui prend de plus en plus le pas sur l’égoïsme individuel. » Là intervient alors le rôle de l’éducation comme l’entendait aussi Auguste Comte.

Conclusion

« Le progrès n’est pas une suite de soubresauts ni de coups de force. Non : c’est un développement lent, c’est une évolution, c’est un phénomène de croissance sociale, de transformation, qui se produit d’abord dans les idées et ensuite dans les lois »[17]. Cette idée de progrès est le point de convergence entre les positivistes et les partisans de la laïcité. Jules Ferry, Ferdinand Buisson et bien d’autres encore font souvent référence à la théorie des états et aux pensées positivistes mais le positivisme a plutôt « la fonction rassurante d'un lieu de référence, auquel on se rattache d'autant plus volontiers qu'on a une notion plus vague de ce qu'il recouvre. »[18] Est-il devenu pour certains « la philosophie de ceux qui ne pensent pas »[19] ? Le positivisme est plus utilisé comme un moyen, un appui, une référence, notamment pour intégrer leur politique dans l’idée de progrès, ce qui permet de renvoyer les ennemis de la laïcité, c’est-à-dire l’Église, à une situation caduque. Il donne un sens à l’histoire, un sens bien pratique pour défendre leurs idées. Il est ainsi une sorte de ralliement de tous ceux qui veulent combattre l’influence de l’Église et les conservateurs au nom du progrès. Mais le contenu du positivisme n’intéresse guère Buisson et ses pairs.

Cependant, Auguste Comte exclut du présent l’idée de Dieu. Certes, elle était utile au temps de l’ère théologique, mais depuis, elle est devenue obsolète, c’est-à-dire inutile. Il ne s’agit plus de s’y opposer et renier l’histoire de l’Église et ses bienfaits, bien au contraire, mais de les conjuguer au passé et les rendre vains pour le présent et surtout pour l’avenir. Les partisans de la laïcité ne peuvent donc que se réjouir de cette philosophie et d’y adhérer. L’état positif leur convient très bien.
Le positivisme n’est plus qu’un mot vidé de sa substance qu’on utilise à sa guise. Cela n’est guère étonnant. Il est l’œuvre d’un intellectuel et non d’un pédagogue ou d’un politicien. La morale qu’il veut inculquer n’est guère définie. Contrairement à ce qu’il avait prévu, Auguste Comte n’a pas écrit l’ouvrage censé la décrire ainsi que la façon de l’enseigner. Or comme il ne cesse de le répéter, Buisson veut enseigner une morale pratique et rejette toute morale intellectuelle. Il rejette tout système intellectuel. Ce qui l’intéresse, c’est le pouvoir moral...



Notes et références
[1] Voir Émeraude, octobre 2019, articles « Laïcité : Ferdinand Buisson, le "père de la laïcité" » et « Laïcité : éduquer les consciences, inculquer la religion laïque ».
[2] lexpress.fr, 23 août 2008.
[3] Voir Émeraude, septembre 2019, « Laïcité : la loi de séparation des Églises et de l'État ».
[4] Ferdinand Buisson, Discours prononcé à l’inauguration des écoles de Fontenay-le-Comte (Vendée), juillet 1887, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson, 3ème édition, Hachette, 1918.
[5] Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, Réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903.
[6] Jules Ferry, au Grand Orient de France en 1876 dans Notre Hérésie, 6 janvier 1911, revue Le Radical, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson.
[7] Voir Émeraude, septembre 2019, articles « Laïcité : la rapport d'Aristide Briand, une vision de l'histoire des rapports entre l'Église et l'État » et « Laïcité : le rapport d'Aristide Briand, erreurs, mensonges et anachronismes, un texte révélateur d'un état d'esprit ».
[8] Aristide Briand, La séparation des Églises et de l'État, Rapport fait au nom de la commission de la commission de la Chambre des députés, suivi des pièces annexes, 1905, gallica.
[9] Le positivisme d’Auguste Compte, site Maison Auguste Comte.
[10] Les sciences qu’Auguste Comte considèrent principales sont : les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie.
[11] Jules Ferry, « Marcel Roulleaux et la philosophie positive », La Philosophie positive, septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme, Pierre Barral, Romantisme 1978, n°21-22, Les positivismes, www.persee.fr.
[12] Jules Ferry, « Marcel Roulleaux et la philosophie positive », La Philosophie positive, septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme, Pierre Barral, Romantisme 1978, n°21-22, Les positivismes, www.persee.fr.
[13] Jules Ferry, Fonds Ferry de Saint-Dié dans L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand, Rivière 1961.
[14] Jules Ferry, conférence dans la salle Molière dans L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand.
[15] Jules Ferry, discours fait à la loge parisienne la Clémente Amitié dans L’influence du positivisme dans l’œuvre scolaire de Jules Ferry, Louis Legrand.
[16] Jules Ferry, « Marcel Roulleaux et la philosophie positive », La Philosophie positive, septembre-octobre 1867 dans Ferry et Gambetta face au positivisme, Pierre Barral.
[17] Jules Ferry, discours au Havre, 14 octobre 1883 dans Discours et opinions politiques de Jules Ferry, VI, Robiquet,  1893.
[18] Mayeur Françoise, Le positivisme et l'École républicaine dans Romantisme, 1978, n°21-22, Les positivismes,  pages 137-147, www.persee.fr.
[19] R. Thamin, ministre de l’Instruction secondaire, Éducation et positivisme, Paris, Alcan, 1892 dans Le positivisme et l'École républicaine, Mayeur Françoise.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire