" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 octobre 2019

Laïcité : éduquer les consciences, inculquer la religion laïque

Bien souvent, nous entendons des voix véhémentes défendre la liberté de conscience et se lever toutes ardentes pour appeler à l’union et au combat lorsqu’elle est menacée. Leur lutte est noble. Car sans cette liberté, il n’est guère envisageable de vivre librement et donc d’atteindre le véritable bonheur. Mais nous ne pouvons guère les suivre lorsqu’elles s’égarent dans de malheureuses confusions, quand elles-mêmes se perdent dans l’erreur et le mensonge. Certaines d’entre elles utilisent la liberté de conscience sans savoir ce qu'elle signifie. C'est finalement un terme bien commode qui fait partie de ces mots qui nous obligent, de ces mots auxquels nous devons nous soumettre aveuglement. Le terme de « laïcité » appartient aussi à ce vocabulaire devant lequel doivent se démettre les intelligences…


Depuis que nous traitons de ce sujet, nous découvrons un XIXe siècle qui nous était bien peu connu. Car la laïcité est d’abord et avant tout un produit de ce siècle, un siècle marqué par de nombreux événements fondateurs d’une nouvelle société. Nous découvrons aussi une société de pensée, formée dans le protestantisme. Dans nos lectures, nous avons notamment rencontré Edgard Quinet (1803-1875), Jules Barni (1818-1878), Jules Ferry (1832-1893), tous protestants, comme Ferdinand Buisson (1841-1932)[1]. Nous découvrons aussi de nouvelles philosophie, le positivisme d’Auguste Comte (1798-1857) ou encore le spiritualisme de Victor Cousin (1792-1867). La laïcité est leur œuvre. Elle est bâtie sur des philosophies aujourd’hui rejetées. Ceux qui la défendent savent-ils ce qu’étaient leurs objectifs ?  Car finalement, une liberté, quel que soit l’objet auquel nous voulons l’appliquer, n’a de sens que par sa finalité

L’enseignement laïque au cœur de la laïcité

Ferdinand Buisson
L’un des acteurs clé de la laïcité est Ferdinand Buisson.. « Aucun personnage de la Troisième République n’a plus travaillé que Buisson, plus longtemps, plus persévéramment, plus exclusivement, à l’œuvre de la laïcisation. » Nous en avons longuement parlé de lui dans notre précédent article[2]. Son nom est surtout associé à l’enseignement public.

Si le XVIIIe siècle est surtout celui de la laïcisation du politique, le siècle suivant est celle de la laïcisation de l’enseignement. Ce dernier est au centre de bien des combats. La formation des hommes est au cœur de tous les efforts. L’enjeu est primordial. Car dans les écoles, se forment les futurs électeurs. Dans un régime démocratique, le pouvoir appartient à celui qui en est le maître. Les partisans de la laïcité savent où se situe le véritable combat : les écoles primaires. « Dans un pays de suffrage universel, l'école influe directement sur les destinées du pays, car, suivant un mot célèbre, elle ne fait pas les élections, mais elle fait les électeurs. »[3]

L’enseignement primaire, le lieu de la transformation de la société

Si au XIXe siècle, le ministère en charge de l’enseignement porte le nom d’instruction publique, son objet est bien l’éducation nationale, c’est-à-dire la formation de l’esprit des enfants qui lui sont confiés. Buisson parle encore d’éducation des consciences.

Que demande-t-il en effet aux instituteurs lorsqu’il les dirige? Ils ne leur demandent pas seulement de les instruire, c’est-à-dire de leur transmettre une somme de connaissances, de savoir lire, écrire, calculer, mais surtout de les élever, « d'éveiller à la lumière morale les yeux du cœur et de la conscience aussi bien que ceux de l'esprit. »[4] Il s’agit de leur inculquer une morale, mieux encore, une morale pratique mais sans foi, c’est-à-dire une morale laïque.

L’âme est en effet l’objet de l’enseignement. Buisson exige en effet de ses instituteurs un « service tout spirituel »[5]. L’instituteur se donne tout entier à sa fonction pour éveiller la conscience des élèves et toucher leur âme. Il est plus qu’un savant, il est un artiste. Il est « le magistrat de l'éducation, le guide autorisé de la jeunesse et de l'enfance »[6] tel qu’il a été défini par Edgard Quinet.

Après avoir renversé l’ancien régime et tout ce qu’il constitue, la révolution ne peut subsister sans que le peuple soit à son tour transformé. L’école est alors le lieu de cette transformation. Quels en sont les « les sauveurs, les saints missionnaires qui vont entreprendre une telle transformation de tout un peuple à la fois ? »[7] Les instituteurs…

Transmettre l’idéal du protestantisme libéral

Le but de l’éducation nationale est, toujours selon Buisson, d’inculquer aux enfants un idéal, notamment par l’exemple de l’instituteur. Il ne s’agit pas de le transmettre par des leçons, des manuels ou encore par des paroles mais en déposant dans l’enfant des germes qui un jour pourraient se lever. L’école devient une sorte d’Église.

Buisson rêve en effet « d'une société religieuse, vraiment digne de ce nom si humain d'Église « catholique » « universelle », en effet parce qu'elle serait purement spirituelle, elle exercerait la plus merveilleuse et la plus limitée des magistratures, une sorte de magistrature morale consistant à représenter dans le monde des intérêts les idées de devoir, de vertu, de dévouement, dans le monde de la force l’éternel protestation de la justice et de la pitié, dans le monde du réel les droit imprescriptible de l’idéal »[8]. L’école est ainsi faite pour inculquer et transmettre des sentiments religieux. « Elle répéterait à travers les siècles aux hommes qui passent la leçon qui ne passe pas, leçon d'amour, d'espoir et de confiance dans la vie et dans l'au-delà ; à chacun elle prêcherait l'effort moral, à tous le progrès social, et, leur versant à flots la poésie du divin, elle les aiderait d'âge en âge à donner une expression moins imparfaite aux éternelles aspirations de l'homme vers l'infini. »[9]

Le beau rêve que fait Buisson est celui du protestantisme libéral. Son maître est Félix Pécaut (1828-1898), pasteur et inspecteur de l’enseignement primaire. « En nous déclarant chrétiens libéraux, nous acceptons la discipline et la tradition morale du christianisme, non pas comme absolue ni infaillible, mais parce que, dans son fond, elle nous parait être l’écho fidèle de la conscience, la voix de Dieu dans l’Âme. Nous tenons pour un droit et un devoir, d'abord d'affranchir notre piété et notre activité morale de la croyance, aussi énervante que trompeuse, à une intervention surnaturelle de Dieu, rare ou permanente, ancienne ou contemporaine ; ensuite de séculariser la religion en l'appelant à sanctifier non pas une vie humaine restreinte et mutilée par l'ascétisme, mais la vie humaine dans toutes ses applications normales famille, cité, science, art, industrie. Nous prenons donc racine dans la tradition humaine tout entière sans nous enchaîner à la lettre d'un passé spécial, juif, catholique ou protestant. »[10] Son but est bien de « séculariser la religion ».

C’est finalement l’idéal d’un christianisme sans dogme ni prêtre. Mais pour le réaliser, Buisson a besoin d’instituteurs, de véritables « missionnaires », de journaux, d’écoles de formation, de manuels, d’un ministère, et finalement d’un État.

L’écrasement de l’Église

Buisson oppose cet idéal à l’Église catholique. La société qu’il rêve est celle d’une société libre en opposition à celle qu’a édifiée l’Église catholique, une société soumise à son joug, où l’esprit humain est emprisonné, où son autorité est supérieure à la conscience et la raison des peuples et des individus. En bref, il oppose sa société libre à la théocratie qu’aurait érigée Vatican. Dans ses écrits et ses discours, Buisson vante parfois le travail accompli par l’Église. Mais il refuse désormais son joug car la société doit désormais s‘affranchir de sa tutelle et s’affirmer majeure, c’est-à-dire responsable et autonome. La société catholique est en effet une société dans lequel l’homme est mineur.

Nous retrouvons ainsi l’idée principale du positivisme, la célèbre théorie selon laquelle les connaissance et l’humanité évoluent vers le progrès selon trois âges de manière inéluctable. Buisson demande alors à ses contemporains de quitter la phase dans laquelle la religion a mise sous tutelle la pensée, l’art, la science et toute la société. Il est temps que la démocratie devienne « adulte et consciente, qui veut s’instruire et se conduire toute seule, qui veut faire ses affaires elles-mêmes. »[11] Car la république est désormais capable de transmettre le « patrimoine de la conscience humaine », ce que « la civilisation humaine nous a légués de bon, de noble, de grand »[12], c’est-à-dire ce que la religion a su garder.

Or, dit-il, « la suprématie ne se partageant pas, il faut que l'une des deux sociétés brise l'autre. » [13] Ainsi, le choix est posé : « se remettre plus ou moins franchement sous le joug de l'Église, ou, au contraire, assurer définitivement sa souveraineté : il n’y a pas, pour la société issue de la révolution française, un troisième pari. »[14]

Mais Buisson ne s’arrête pas à cette alternative. Il est bien conscient que l’Église ne triomphe pas uniquement par des dogmes et sa hiérarchie. Elle triomphe aussi par ses œuvres de charité. Mieux encore. Elle s’adapte aux nouveaux besoins de la société et à l’esprit de Français. Selon Buisson, sa tactique est désormais de rendre des services pratiques pour retrouver le prestige qu’elle a perdu. Il décrit encore ces œuvres comme « un vaste plan de mainmise sur la jeunesse, sur l’ouvrier, sur les familles. »[15] Car les Français ne jugent désormais que sur les actes, c’est-à-dire sur le dévouement. À ce dévouement, Buisson oppose celui des instituteurs et des œuvres laïques. Ainsi, il demande aux instituteurs de montrer le même dévouement auprès de ses élèves dans toute la vie scolaire et dans tous les détails, de manière continue.

Finalement, Buisson n’a guère que mépris à l’égard des Églises et des religions. La religion de l’avenir « ne ressemblera pas à nos religions figées dans un moule archaïque. Elle n'en aura ni l'étroitesse haineuse, ni la manie d'infaillibilité, ni l'autoritarisme écrasant, ni la sécheresse d'âme pour ceux qui souffrent, ni les complaisances pour ceux qui jouissent. »[16]

Dans un des discours prononcés à la chambre des députés, il est parfaitement clair sur le combat qu’il mène. « Ce que nous voulons combattre – et tel est le sens de notre vote, ce n'est pas l'idée religieuse, c'est l'idée ecclésiastique, l'organisation cléricale ou plutôt la tyrannie cléricale. » Nous retrouvons sa pensée religieuse qu’il tente d’imposer dans la vie politique.

Vers l’effort continuel, vers le progrès

L’instituteur doit inculquer à son élève l’idée selon laquelle il doit faire de continuel effort pour s’améliorer. Faire mieux afin d’atteindre le bien, le beau, le vrai. Finalement, la morale qu’il doit lui inculquer est un continuel effort vers le progrès. Cela n’est possible que si l’élève a confiance en lui, confiance sans laquelle il ne peut guère mener les efforts nécessaires.

Buisson s’oppose alors à la morale qui empêche ce progrès continu et ceux qui détruisent la confiance des enfants dans la nature humaine, « en se faisant, notamment par l'éducation, du berceau à la tombe, les intermédiaires entre Dieu et l'humanité. »[17] Ainsi s’oppose-t-il à la morale qu’enseigne l’Église catholique. Nous retrouvons encore cette idée que l’Église garde la tutelle sur l’homme et lui refuse toute autonomie. Mieux encore. Il nous demande de plaindre « ceux qui, ne sachant voir Dieu qu'à travers les formes confessionnelles, sous les rites traditionnels, ne le retrouvent pas au fond de nos doctrines et ne s'aperçoivent pas qu'il n'est nulle part plus présent et plus profondément agissant que dans cet humble sanctuaire de l'éducation qu'ils appellent l'école sans Dieu. »[18]

Buisson voit dans l’éducation qu’il prône l’effort constant de s’élever vers le bien, le meilleur moyen d’atteindre Dieu. C’est donc en fonction de son volontarisme que le bonheur lui sera donné. Dieu ne donne rien, c’est l’homme qui gagne son salut. C’est du pélagianisme[19].

Évidemment, Buisson oppose la lettre et l’esprit. L’enseignement qu’il propose « éveille au fond de l’âme de nos âmes l’étincelle sacrée, continue à leur faire adorer de Dieu non pas le mot, mais la chose, et à mettre chacun d'eux, tous les jours de sa vie, face à face, dans le secret de son cœur et de sa conscience au contact direct du divin. »[20] Un tel discours venant du « père de la laïcité » peut nous surprendre.

Retirer l’enseignement aux Églises

Comme son ami Félix Pécaut, Buisson refuse que cet enseignement à l’âme soit réservé à l’Église et à toutes les Églises. Il nous livre en effet les pensées de Pécaut, les faisant siennes.

Pécaut proteste contre une usurpation, « celle que les Églises et de tous les clergés qui s'arrogent le droit exclusif d'enseigner les choses profondes de l'âme. »[21] Il conçoit une morale sans religion alors qu’il ne voit pas de religion vivre sans morale. Mieux encore. La morale des religions en ce qu’elle est positive ne vient que d’une morale éternelle dont elles s’inspirent et altèrent.. Il en vient à assimiler le nom de Dieu à tout ce qui touche la vie intime de l’âme. Mais Buisson ne va pas jusque-là puisqu’il considère cela bien précoce. Mais il ne doute que ce sera « la religion de l’avenir » car évidemment, « la conscience publique […] laissera tomber toutes seules les formes surannées » que représentent les religions. Cette « religion de l’avenir », qui « se fera un art, une science, une morale, une poésie, une philosophie digne des temps nouveaux », ressemble peut-être, dit-il, à « l’irréligion du présent »[22].

Car en fait, que cherche Buisson ? À retirer de l’Église l’enseignement pour que ses idées puissent imprégner les enfants. Que dit-il des congrégations ? Pourquoi s’oppose-t-il à ce qu’elles enseignent au-delà des aspects juridiques que soulève cette question ? La « congrégation » est, pour lui, « l'un des plus admirables appareils de pression intellectuelle et morale, sociale et religieuse, qui aient été forgés en ce monde »[23]. C’est toujours l’idée que l’Église emprisonne l’homme sous sa tutelle. Elle a tous les moyens et la culture pour assurer le « maintien de sa domination sur les consciences »[24] et pour les plier à un certain esprit.

Buisson en vient à opposer le religieux ou le prêtre au professeur, à l’instituteur, l’homme de la foi à l’homme du libre examen. Qu’est-ce que le libre examen ? « C’est s’engager à penser, à penser librement »[25]. Le prêtre n’est pas « un enseigneur de doute et un excitateur de la pensée libre. »[26] Ainsi défend-il l’incompatibilité des fonctions d’enseignement et l’état ecclésiastique ou religieux.

Le véritable enjeu de l’enseignement primaire


Car finalement, comme Buisson le dit lui-même, « l'enfant est un enfant, c'est-à-dire l'être malléable par excellence il ne s'instruit que grâce à cette faculté d'imitation et d'obéissance qui fait qu'il lui est impossible de résister à l'influence du milieu où il grandit. Une société civilisée ne peut donc considérer comme indifférentes les conditions où sera placée la masse de la jeunesse, puisque tout l'avenir de la nation en dépend. »[27] Il dénonce les capacités des congrégations pour exercer sur eux « la plus forte et la plus persistante pression intellectuelle et morale». Il dénonce encore « le droit de mettre des intelligences et des consciences non formées sous l'ascendant unique, exclusif, sans contrôle ni contrepoids de quelles personnes. » Au congrès de la Ligue de l’enseignement, avant la loi de 1905, il déclare sa volonté de supprimer cet « appareil d’enseignement collectif savamment construit ».

Nous sommes au cœur des enjeux. Il s’agit bien de savoir qui a le droit de former la conscience et l’esprit de l’homme au moment où ils se forment, où il est malléable. L’enjeu n’est pas principalement la liberté d’enseignement. C’est avant tout une question d’autorité, de direction morale. Nous revenons au perpétuel combat entre deux pouvoirs, le pouvoir temporel et le pouvoir religieux, un combat dont l’enjeu est finalement la société et l’individu. Nous retrouvons l’idée de la transformation de l’homme par l’enseignement…

Liberté d’enseignement ?

La question est de savoir qui a droit d’exercer une autorité à l’égard d’un enfant. Ce droit porte un étrange nom dans un de discours de Buisson. Il l’appelle « liberté d’enseignement » : « la liberté pour des adultes d'exercer sur des mineurs une autorité qu'ils tiennent de la double délégation de l'autorité de la famille et de celle de l'État, délégation qui ne peut se faire qu’à des conditions déterminées par la loi. »[28] Ce droit n’appartient donc qu’à la famille et à l’État. Et c’est le droit qui définit la liberté d’enseignement.

Certes, autrefois, l’enseignement était exercé par l’Église catholique par nécessité. Buisson dit en effet que « la société laïque », disons plutôt chrétienne, s’est déchargée sur l’Église de l’enseignement en raison de son incapacité de l’assurer elle-même. Mais aujourd’hui, la nécessité ne peut plus le justifier. L’État ne peut plus en effet accepter « définitivement cette abdication partielle de la souveraineté nationale »[29]. Notons la vision bien étroite et simplifiée de l’histoire de l’enseignement. Finalement, Buisson demande d’interdire aux congrégations religieuses l’exercice d’une fonction d’enseignement ainsi qu’à tout membre de congrégation religieuse.

L’autorité de la famille est-elle donc oubliée ? Il est vrai qu’il parle de droit naturel limité – étrange notion - et d’un pouvoir limité des parents à l’égard de l’instruction de leurs enfants. C’est à l’État en effet de veiller à ce que les parents ainsi que les maîtres de ne pas user de leur autorité au détriment de leurs enfants. Comme exemple d’abus de pouvoir, Buisson identifie celui que peut commettre un religieux dont ses fonctions sont incompatibles avec celles de l’enseignement.

Mais dans un article d’un journal, Buisson refuse l’existence du droit naturel d’enseignement. « Le droit naturel d'enseigner ? Ce droit n'existe pas. Il ne peut exister qu'un droit celui pour des personnes capables, remplissant les conditions dont l'État seul est juge, d'être autorisées à instruire la jeunesse. »[30] S’il n’est pas naturel, d’où sort le droit ? De la déclaration des droits de l’homme ! « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation : nul corps, ni individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Cela est aussi valable pour l’autorité d’enseignement. Comme nous l’avons déjà montré, la liberté d’enseignement est avant tout l’exercice d’une autorité sur un enfant. Mais Buisson avait précisé que ce droit émanait à la fois de la famille et de l’État, et non de la nation. Sa pensée évolue, se précise peut-être.

Conclusions

Ferdinand Buisson justifie l’enseignement primaire laïque ou plutôt l’exclusion de l’Église et de toute autre organisation religieuse par l’incompatibilité entre les fonctions d’enseignement et celles des congrégations religieuses. En outre, protecteur de l’enfant, l’État a le devoir et le droit de le protéger contre tout abus de pouvoir que le religieux pourrait nécessairement commettre puisqu’il dispose de tous les moyens pour former l’enfant à sa guise et qu’il est soumis à une autre autorité que celle de l’État. Enfin, émanation de la nation, l’État doit retrouver sa souveraineté nationale et par conséquent prendre en main l’enseignement.

Mais ces beaux principes ne cachent pas une réalité. C’est au cours de l’enseignement primaire que se forme l’homme de demain. Buisson comprend tout l’enjeu du combat qu’il mène. L’instituteur est un éducateur de conscience, chargé d’inculquer à ses élèves une morale. Celui qui maîtrise l’enseignement primaire est en fait maître de la société de demain. Il est à même de transformer l’esprit et mieux encore l’opinion. Au Moyen-âge, les souverains et le pouvoir temporel – la notion d’État n’existait pas encore - ne se sont pas déchargés sur l’Église de l’enseignement par incapacité mais parce qu’ils voulaient une société chrétienne. Le raisonnement qui conduit Buisson à laïciser l’enseignement est finalement le même.

La véritable question est de savoir ce que doit être la société. Du côté de l’Église, la réponse est évidente. Elle ne se cache pas. Mais Buisson, « le père de laïcité », que veut-il ? Il parle de foi laïque et de morale laïque, de religion de l’avenir. Quand nous voulons savoir ce que veut l’Église, nous nous tournons vers sa doctrine. Quelle est alors la doctrine de la laïcité ? Les écrits et les discours de Buisson sont suffisamment clairs pour le savoir.

La laïcisation de l’enseignement n’est en fait qu’une étape pour Buisson. Lucide, il voit plus loin. Quelle est la finalité ultime de la laïcité ? La laïcisation de la religion, c’est-à-dire une religion sans Église, « la religion qui n'a ni autels, ni dogmes, ni miracles, ni cierge et qui est simplement l'aspiration de l'homme vers toutes les formes de la perfection de l'esprit. »[31] Son but est de détruire l’Église et toutes les organisations religieuses… Tel est aussi l’objectif qu’il assigne à la Libre Pensée…

Cessons d’être naïfs. Ce n’est pas la société ni la nation qui veulent former et instruire nos enfants, ce sont des courants philosophiques, politiques ou religieux, voire idéologiques. C’est ainsi que des théories scandaleuses ou des comportements jugés autrefois et légitimement contre natures entrent tranquillement dans les mœurs et s’imposent plus ou moins facilement…



Notes et références
[1] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité : Ferdinand Buisson, le "père de la laïcité" ».
[2] Voir Émeraude, octobre 2019, article « Laïcité : Ferdinand Buisson, le "père de la laïcité" ».
[3] Buisson, Discours prononcé à l’inauguration des écoles de Fontenay-le-Comte (Vendée), juillet 1887, dans La foi laïque : extraits de discours et d'écrits (1878-1911), Ferdinand Buisson, 3e édition, Hachette, 1918. Tous les écrits que nous utilisons proviennent de ce livre. Dans le cas contraire, nous précisons nos sources.
[4] Buisson, Discours prononcé à l’inauguration des écoles de Fontenay-le-Comte (Vendée), juillet 1887.
[5] Buisson, Lettre à M. Léon Bourgeois, ministre de l’instruction publique, 10 septembre 1892, dans La foi laïque.
[6] Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, Réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903.
[7] Buisson, La nouvelle éducation nationale, discours à l’association polytechnique, 24 juin 1883, dans La foi laïque.
[8] Buisson, Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg, mai 1898.
[9] Buisson, Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg, mai 1898.
[10] Félix Pécaut, Paroles de M. Félix Pécaut, 4° conférence, dans Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg, mai 1898
[11] Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, Réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903.
[12] Buisson, La morale laïque se suffit-elle ?, Réponse à M. Combes, président du conseil, à la chambre des députés, séance du 26 janvier 1903.
[13] Buisson, Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg, mai 1898.
[14] Buisson, Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg.
[15] Buisson, Paroles prononcées aux obsèques de M. Jules Steeg.
[16] Buisson, Quinze ans d’éducation, Notes écrites au jour le jour, de M. Felix Pécaut.
[17] Buisson, L’éducation de la volonté, leçon de clôture du cours de pédagogie à la Sorbonne, 22 juin 1899.
[18] Buisson, L’éducation de la volonté, leçon de clôture du cours de pédagogie à la Sorbonne.
[19] Voir Émeraude, mars 2013, article « Le pélagianisme, sa doctrine ».
[20] Buisson, L’éducation de la volonté, leçon de clôture du cours de pédagogie à la Sorbonne.
[21] Buisson, Quinze ans d’éducation, Notes écrites au jour le jour, de M. Felix Pécaut.
[22] Buisson, Quinze ans d’éducation, Notes écrites au jour le jour, de M. Felix Pécaut.
[23] Buisson, La liberté des congrégations et la liberté d’enseignement, 10 septembre 1902.
[24] Buisson, La liberté des congrégations et la liberté d’enseignement, 10 septembre 1902.
[25] Buisson, La liberté des congrégations et la liberté d’enseignement, 10 septembre 1902.
[26] Buisson, La liberté des congrégations et la liberté d’enseignement, 10 septembre 1902.
[27] Buisson, L’abrogation de la loi Falloux aux deux congrès de Lyon, I, 22ème congrès de la Ligue de l’Enseignement, séance de clôture, 22 septembre 1902.
[28] Buisson, L’abrogation de la loi Falloux aux deux congrès de Lyon, II, 2ème congrès de parti radical et radical socialiste, 11 octobre 1902.
[29] Buisson, L’abrogation de la loi Falloux aux deux congrès de Lyon, II, 2ème congrès de parti radical et radical socialiste, 11 octobre 1902.
[30] Buisson, Contre le monopole de l’enseignement, I, L’action, 6 juin 1903.
[31] Buisson, La Libre Pensée et la religion, II, Laïcisons la religion, revue Action, 22 août 1903.

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