" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 avril 2019

Le richerisme, une forme du gallicanisme : une nouvelle conception de l'Église


Les relations entre l’État et la religion sont parfois au centre de certains faits d’actualité. Elles soulèvent des questions auxquelles, aujourd’hui, seul le laïcisme tente de répondre. Rares sont en effet les autres voix. Il est vrai qu’elles sont rapidement muselées quand elles tentent d’apporter une autre réponse. Le laïcisme est si intimement lié à notre régime politique que sa remise en cause pourrait être une menace à l’ordre établi. Pourtant, dans notre histoire, il y a eu d’autres solutions.

Pendant des siècles, le « gallicanisme », sous différentes formes, a régi les relations entre le royaume et les autorités religieuses, principalement le pape. Il est un mouvement ou encore un esprit qui a imprégné les différents rouages de l’État et la vie politique de notre pays. Dans son traité des « libertés gallicanes », Pierre Pithou a exprimé les maximes du « gallicanisme » telles qu’elles étaient perçues au XVIe siècle. Son ouvrage défend l’idée de la souveraineté toute-puissante du roi et la limitation du pouvoir pontifical au point de rendre le roi de France maître de l’Église dans son royaume. Cependant, le « gallicanisme » est toujours animé d’une fidélité à l’égard du pape qu’il reconnaît comme le chef de l’Église. Il ne cherche pas la rupture avec Rome qui pourrait conduire à un schisme.

Le « gallicanisme » qu’exprime ce juriste et que défendront les parlementaires soutient et affermit donc la souveraineté du roi. Il ne se borne pas au domaine temporel. Il empiète aussi le domaine religieux. Il défend en effet l’indépendance du roi dans son royaume. Il est vrai qu’il ne s’inquiète guère des questions doctrinales, fondant essentiellement ses maximes sur le droit coutumier et sur une histoire sans-doute idéalisée. Il demeure en fait très pragmatique. Mais d’autres gallicans perçoivent la fragilité de cet édifice. Edmond Richer est un de ceux qui veulent fournir au « gallicanisme » un fondement plus solide en y associant une doctrine. Mais par-là, ne s’éloigne-t-il pas justement du « gallicanisme » ?

Edmond Richer (1559-1631), un personnage influent de l’Université de Paris

Edmond Richer est le second fils d’une famille nombreuse et pauvre de Champagne. Domestique au collège du Cardinal Lemoine à Paris, il assiste à certains cours avant qu’un docteur ne le remarque et lui permette de les suivre plus assidument. Plus tard, il devient professeur de logique puis de philosophie avant d’achever ses études de théologie à la Sorbonne. Il est alors un ligueur zélé.

Nous sommes en effet en pleine de guerre de religion. Pour s’opposer aux protestants et à leurs avancées, des associations de catholiques s’unissent dans différentes régions et à Paris. En 1585, après la mort du duc d’Alençon, qui laisse Henri, roi de Navarre et protestant, seul héritier du trône, un mouvement national catholique, intitulé la Ligue, se crée sous la direction du duc Henri de Guise. Toute puissante, elle devient maîtresse de Paris. Elle domine aussi les états généraux. Après l’assassinat du duc de Guise par Henri III, des provinces tenues par Ligue se soulèvent contre le roi. Ce dernier finit par être assassiné en 1589. La Ligue oppose alors une vive résistance contre Henri de Navarre, devenu roi sous le nom d’Henri IV, le 27 février 1594 après son abjuration à la foi protestante et sa conversion au catholicisme. Par ses excès et ses défaites, soutenu par un roi étranger, le roi d’Espagne, la Ligue devient impopulaire, recule et finit par se rallier au roi de France en 1595. L’année précédente, Richer a abandonné la Ligue pour se rallier à la cause d’Henri IV.

Docteur de théologie en 1592, Richer est un prédicateur reconnu. Sa réputation est grande dans les milieux universitaires. En 1597, il devient grand maître du collège du cardinal Lemoine, une sorte de directeur avant d’en devenir aussi principal. L’accumulation de ces deux charges lui confère ainsi une forte autorité au sein du collège. Il y accomplit une « œuvre remarquable au point de vue matériel, intellectuel et moral. »[1] Richer participe aussi à la réforme de l’Université de Paris, voulue par Henri IV, et en devient en 1601 censeur pour la Faculté de Théologie. Il est muni de tous les pouvoirs.

Richer, le Graccus des libertés gallicanes

En 1605, Richer souhaite faire publier les œuvres de Gerson, du cardinal d’Ailly, de Jacques Almain et Jean Major dont il est disciple enthousiaste. Ils sont reconnus comme étant des partisans de doctrines conciliaristes attachés aux « libertés gallicanes ». Mais le nonce apostolique refuse leur publication. Une Apologie de Gerson, publiée à Venise, le fait alors connaitre comme un fervent gallican.

En 1608, Richer est choisi syndic de la Faculté de théologie de Paris, c’est-à-dire son directeur et son guide spirituel. Armé de ses pouvoirs, il rétablit la discipline et tente d’affermir le gallicanisme au sein de l’école.

Après l’assassinat d’Henri IV, Richer fait censurer les ouvrages favorables au régicide et à la déposition des souverains par le pape. Il s’oppose à toute thèse exaltant l’autorité du pape au détriment de celle du roi et des conciles. Dans deux incidents, il s’oppose aussi aux Jésuite et aux Dominicains, favorables à la supériorité du pape sur le concile. En juin 1611, soutenu par des arrêts parlementaires, Richer remet au Premier Président du Parlement un ouvrage anonyme intitulé Libellus de Ecclesiastica et Politica Potestate puis le publie à trois cents exemplaires. Il est approuvé par le roi Jacques Ier d’Angleterre, qui y voit une confirmation de sa souveraineté sur l’Église.

L’ouvrage soulève une forte opposition au sein du clergé. Le cardinal du Perron, archevêque de Sens et métropolitain du diocèse de Paris, attaque l’ouvrage et présente les menaces qu’il présente sur la royauté et sur l’Église. Une commission d’ecclésiastiques propose au pape Paul V une censure contre son ouvrage, condamnations qu’il approuve. En 1612, un concile tenu à Sens officialise la censure et la publie dans toutes les paroisses de Paris. Sont excommuniés les propagateurs du Libellus que l’Index inscrit au catalogue des livres défendus l’année suivante.

Mais Richer n’accepte pas la censure et fait un appel comme d’abus de la sentence du concile de Sens. C’est un échec. Il est aussi évincé du syndicat en dépit de l’appui du Parlement. Cependant, Richer reste un chef de parti gallican écouté et redouté. Dans sa retraite, il rédige De Potestate Ecclesiae in rebus lemporalibus, qu’il ne peut publier de son vivant…

Le richerisme, une nouvelle répartition des pouvoirs dans l’Église

Synthétisons les idées d’Edmond Richer. Il défend d’abord la souveraineté de l’évêque dans son diocèse, étant de droit divin. Il est complètement autonome au point que l’Église du royaume de France est une sorte de confédération de diocèses. Tous les évêques sont égaux et réunis. Toutefois, l’évêque n’est pas un maître absolu. Il dépend des décisions du concile auquel il doit rendre compte de son mandat. Il ne peut rien faire dans son diocèse sans l’assentiment et le concours de ses prêtres qui prennent part au gouvernement du diocèse. L’union des évêques et des prêtres se réalise dans les conciles régionaux et nationaux.

Edmond Richer demande que l’évêque et les prêtres soient choisis par élection à laquelle participent aussi les laïcs. Ces derniers interviennent dans les élections ecclésiastiques par approbation de la nomination des candidats. Il est donc impossible de leur imposer un pasteur qui ne leur convient pas. Néanmoins, les laïcs ne sont pas à l’origine des évêques et des prêtres. Le fondement demeure l’ordination qui reste de droit divin.

Edmond Richer ne définit pas seulement la hiérarchie ecclésiastique dans le royaume de France. Il va au-delà, considérant l’Église comme un ensemble d’Églises nationales autonomes. Le concile œcuménique est alors la réunion des représentants des Églises nationaux. Tout individu, y compris laïc, peut aussi y intervenir. À l’image des États généraux, il est convoqué par le pape d’une manière intermittente en cas de nécessité ou de manière régulière, tous les dix ans. Le pape est certes à la tête des évêques mais uniquement de manière honorifique, c’est-à-dire sans pouvoir ni autorité sur eux. Il n’a que des pouvoirs symboliques.

L’origine du pouvoir conciliaire étant divine, son autorité est supérieure à celle du pape. Edmond Richer confère au concile œcuménique l’infaillibilité en matière de foi et le pouvoir suprême dans l’Église puisque l’ordre hiérarchique est comme rassemblé dans sa totalité. Par conséquent, toute décision en matière de foi fait force de loi. Elle est définitive et inattaquable. En matière disciplinaire, tous doivent se conformer aux décisions du concile. Mais ces dernières peuvent être modifiées si le bien de la communauté l’oblige. Néanmoins, toute décision ne peut aller à l’encontre d’un décret conciliaire.

Le pape peut aussi accorder des dispenses et modérer leur rigueur mais il agit au nom du concile. Il semble que cela soit son seul véritable pouvoir. Soumis au concile, le pape exerce une autorité dans l’Église mais non sur l’Église. Il peut aussi excommunier mais selon des limites. Ses effets ne peuvent qu’être spirituels. Cela revient à lui déposséder de toute action dans le temporel.

Le richerisme : l’affermissement de l’autorité du roi dans l’Église

Au niveau temporel, Richer défend l’idée de l’origine divine des gouvernements. Parmi les trois régimes classiques, que sont la monarchie, l’aristocratie et la démocratie, il donne à la société le droit de choisir son régime, un régime voulu et créé par Dieu. Dans le cas d’une royauté, le peuple choisit son roi et, ensemble, ils concluent un pacte. Ainsi la société est l’intermédiaire entre Dieu et le roi. L’autorité civile est ainsi transmise par Dieu à la société qui la communique à son tour au roi. Il n’y a pas de délégation de pouvoir mais plutôt une communication. Après avoir communiqué le pouvoir, le peuple s’efface. C’est pourquoi le roi ne dépend que de Dieu. Personne ne peut le contraindre alors qu’il peut tout sur ses sujets. Il n’est pas non plus responsable devant le peuple, y compris en cas de violation du contrat. Il est finalement inviolable.

Selon Richer, le roi est indépendant dans le temporel alors que l’autorité dans le spirituel réside dans le clergé. Au spirituel, le roi est donc soumis au clergé. Mais dans les affaires temporelles, y compris aussi tout ce qui touche à la vie sociale de l’Église et à sa discipline, le pape, qui peut conduire des affaires spirituelles, n’exerce aucune action coercitive contre le roi. Il ne peut le déposer. ni porter atteinte à aucun bien matériel. Finalement, Richer affermit la souveraineté du Roi dans l’Église.

Le richerisme : le roi, maître de l’Église gallicane

Finalement, Richer organise une Église gallicane en un ensemble de diocèses pratiquement indépendants du pape, l’autorité de l’évêque étant elle-même limitée par celle des prêtres. Chaque diocèse dispose d’un concile pour le gouvernement interne. Un concile national dirige et coordonne aussi l’ensemble. Le pouvoir du pape est très limité, voir symbolique. Seule compte l’autorité du concile œcuménique. Mais, dispersée, l’Église de France semble bien affaiblie. Son unité et sa cohérence demeurent fragile. Or, le roi est souverain, seulement responsable devant Dieu, sans limitation dans l’exercice du pouvoir, y compris dans la vie de l’Église. Il est donc tout désigné pour garantir cette unité et remplir la tâche de protecteur et de défenseur de l’Église de France.

Selon Richer, le roi est le représentant de Dieu sur terre et exécute sa volonté sur ses sujets, y compris sur les clercs. Il a notamment un rôle dans le gouvernement de l’Église par le contrôle qu’il exerce sur la discipline et sur la vie sociale. Son autorité s’exerce aussi en matière juridique notamment par le droit d’appel.

Richer soutient donc que toute l’autorité de l’Église réside dans l’épiscopat, associé à ses prêtres, bornant l’autorité pontificale à un rôle presque honorifique, dénie à l’Église toute autorité dans le domaine temporel, et affermit l’autorité du roi dans l’Église. Ainsi, il conçoit une nouvelle hiérarchie dans l’Église et finalement une nouvelle conception de l’Église, une sorte de confédération d’Églises particulières soumises aux décrets conciliaires, sans primauté pontificale. Le pape n’a guère de pouvoir. Son existence n’est pas essentielle pour l’Église. Or l’Église, encore plus dispersée, a un fort besoin d’une autorité suprême pour la protéger, bref d’un pape au niveau national, rôle finalement tenu par le roi.

Conclusions

Nous pouvons alors comprendre la joie des parlementaires lors de la publication des ouvrages de Richer. Sa doctrine vigoureuse justifie amplement la défense des « libertés gallicanes » et les pouvoirs du roi dans l’Église gallicane, même s’il remet en cause l’ordre ecclésiastique et la doctrine sur l’Église. Sa conception est en fait bien proche des protestants, et par là, bien éloigné de l’esprit gallican. Mais les gallicans le perçoivent-ils ?

Richer reste influent à la Faculté de théologie. Il est considéré comme un esprit puissant et un organisateur de premier ordre, ranimant le Collège du cardinal Lemoine, tombé dans un triste état au cours de la guerre de religion. Sa ténacité et sa volonté de fer sont unanimement reconnues. Fortement opposé à toute idée contraire au gallicanisme, il a forgé un véritable parti à la Faculté. Il a aussi réussi à rapprocher la Faculté du Parlement.
Ses idées ont donné naissance à un système de pensées, le richerisme. Il a notamment influencé le jansénisme et une partie du bas clergé, que séduit l’idée d’une participation des prêtres et des curés au gouvernement du diocèse. Par la nature démocratisant de son système, le richerisme a très probablement influencé les rédacteurs de la constitution civile du clergé…




Note et référence
[1] Edmond Préclin, Edmond Richer (15559-1631). Sa vie. Son œuvre. Le richerisme (I,II), dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, année 1930, www.persee.fr.

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