" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 13 avril 2019

La primauté pontificale selon les "libertés gallicanes" : un retour au temps de l'Eglise enchaînée


« Quoique le pape soit reconnu pour suzerain des choses spirituelles, toutefois en France la puissance absolue et infinie n’a point de lieu, mais est retenue et bornée par les canons et règles des anciens conciles de l’Église reçus en ce royaume » [1](IV, V)

La deuxième maxime de Pierre Pithou [11] impose des limites à la primauté pontificale. Dans le royaume de France, l'autorité du pape n’est pas infinie. Elle est en effet subordonnée aux canons des anciens conciles approuvés dans le pays. 

Constatons que la maxime ne cherche guère à définir de manière absolue la limite de la puissance pontificale. Le « gallicanisme » demeure un mouvement national tourné essentiellement vers le royaume. Elle évoque l’autorité des conciles quel qu’il soit, c’est-à-dire les conciles régionaux ou nationaux. Elle ne se limite pas au concile œcuménique. Pourtant, elle ne semble pas défendre la supériorité de l’autorité du concile sur celle du pape. En un mot, elle n’évoque guère le conciliarisme, trait pourtant caractéristique du gallicanisme traditionnel.

Retour sur le conciliarisme

Nous rappelons que le conciliarisme n’est pas spécifique au « gallicanisme ». Il est une doctrine partagée par un ensemble de théologiens et d’ecclésiastiques. Il en existe deux versions, l’une mitigée, le restreignant au cas du Grand Schisme d’Occident, l’autre radicale, l’imposant de manière absolue. S’il existe bien avant le Grand Schisme, le conciliarisme prend de l’importance lors de cette crise. Il prédomine lors du concile de Pise (1409) puis il sort victorieux du concile de Constance (1415-1416). Les Français y ont joué un rôle important. La forme radicale a surtout été défendue par le concile de Bâle. Le clergé français est fortement attaché au concile de Constance, adhérant plutôt à la forme radicale du conciliarisme. Le conciliarisme est enfin l’article principal de la Pragmatique Sanction de Bourges[2]. Cette dernière est le texte de référence des gallicans.

Comme nous l’avons évoqué dans un précédent article[3], le conciliarisme a été fortement défendu par les universitaires parisiens mais également par le clergé français lors du Grand Schisme d’Occident. Au cours de cette crise, le royaume de France soutient les « papes d’Avignon » contre le pape de Rome. Mais en raison de l’entêtement de l’antipape Benoît XIII, le roi de France, les ecclésiastiques et surtout l’Université de Paris finissent par réagir. L’idée de soustraire le royaume à son obédience est alors l’enjeu d’un débat lors des conciles parisiens de 1398 et de 1406. Les partisans de la soustraction d’obédience soutiennent que les pouvoirs du pape ne sont pas absolus et que l’obéissance à ses décisions est conditionnelle. Elles ne peuvent aller à l’encontre du bien de l’Église et du salut des âmes. Les papes ne peuvent notamment violer les canons des conciles. Ainsi en cas d’abus, il faut lui résister. Lorsque le joug pontifical est trop lourd, il convient de faire appel au roi, considéré alors comme le protecteur-né de l’Église. La décision de se soustraire à l’obédience du pape est à l’origine du « gallicanisme » tel qu'il est compris au XVIe siècle.

La fin du conciliarisme en France ?

Comme le souligne Mgr Victor Martin, à partir de ces débats, l’expression « libertés gallicanes » prend un nouveau sens. « Appliqué à la faculté que revendiquait l’Église d’obéir à ses propres lois, il exprimait le soucis de s’affranchir de règlements séculiers. Désormais, on l’emploiera pour signifier, avant tout, le droit de résister aux ingérences de la curie pontificale en alléguant les saints canons. »[4] 

Le "gallicanisme" du XVIe siècle affirme aussi le lien très fort qui se noue entre l’Église gallicane et le roi. Et comme nous l’avons évoqué dans notre article précédent, et surtout comme l’officialise le Concordat de Boulogne, l’application des décisions pontificales dépend en fait de la bonne volonté du roi. Son rôle de protecteur n’a pas cessé de grandir pour aboutir à une véritable souveraineté dans l’Église gallicane au point que l'évocation de l'autorité des conciles n'est plus nécessaire pour s'opposer à l'autorité pontificale. Elle pourrait même être embarrassant pour le roi en subordonnant son autorité à celle des conciles. Ainsi, le conciliarisme n’est plus présent dans le Concordat de Bologne. La doctrine de la suprématie conciliaire a bien disparu…


Pierre Pithou rajoute que l’Université de Paris « garde, comme dit l'ancien roman français, la clef de notre chrétienté, et qui a été jusqu’ici très soigneuse promotrice et conservatrice de ces droits. »[5](IV, V) Une décision pontificale est donc soumise au contrôle des théologiens et canonistes de l’Université de Paris. Cela peut nous surprendre. Car si au XIIIe et XIVe siècle, l'Université brillait par sa science et ses maître, ce n’est plus le cas au XVIe siècle. Son autorité s’est en effet progressivement effacée. Elle n’est plus en fait le seul phare de la chrétienté. Le combat qu’elle mène pour récupérer des bénéfices est même déplorable. Le Concordat de Bologne ne l’oublie pas.

Quelle autre primauté que celle du pape dans l’Église gallicane ?

Pourtant, le conciliarisme est bien présent dans l'ouvrage de Pierre Pithou, même s'il n'en est plus explicitement un fondement. Dans son article XL, il rappelle en effet que le pape « n’est estimé être par-dessus le concile universel » (XL) Le pape ne peut donc aller à l’encontre d’une décision d’un concile œcuménique. Le « gallicanisme » réduit encore plus la souveraineté pontificale puisqu’il considère, dans l’article LXIV, que le pape ne peut aller à l’encontre de certaines coutumes et statuts des églises collégiales ou des collégiales du royaume.

Des juristes vont encore plus loin que Pierre Pithou. Citons par exemple le juriste et parlementaire Pierre du Puy (1582-1651) d’une grande famille de magistrat. Avec son frère, il publie en 1638 un ouvrage intitulé les Libertés de l’Église gallicane dans lequel nous pouvons trouver notamment les idées suivantes : le pape n’a aucune juridiction sur l’Église gallicane sur les six premiers siècles ; le souverain de l’Église après Notre Seigneur Jésus-Christ est le roi, et non le pape au temps de Clovis ; le pape ne peut pas excommunier des personnes au-delà de son diocèse, etc. Finalement, "soyons catholique, mais soyons gallicans"[12], comme le dira lus tard au XIXe siècle le magistrat André Dupin. L'ouvrage de du Puy soulève l’indignation des évêques alors qu’il a l’appui du Parlement. 

L’abbé Fleury (1640-1720) évoque encore le conciliarisme. Dans un célèbre discours, il définit lui-aussi ce que sont les libertés gallicanes. Voici sa troisième maximes : « la plénitude de puissance qu'a le pape, comme chef de l'Église, doit être exercée conformément aux canons reçus de toute l'Église ; et que lui-même est soumis au jugement du concile universel, dans les cas marqués par le concile de Constance. »[7] La maxime est ainsi plus précise que celle de Pierre Pithou. Il s’appuie sur la déclaration du clergé de 1682. Celle-ci rappelle l’approbation des articles du concile de Constance. Mais l’abbé Fleury limite aussi l’autorité des conciles. Il distingue les canons de foi et ceux relevant de la discipline. Si les premiers sont indiscutables, les seconds ne doivent pas être systématiquement reçus dans le royaume. De même, « nous ne croyons donc point que les nouvelles constitutions des papes faites depuis trois cents ans, nous obligent, sinon en tant que notre usage les a approuvées. »[8] Ainsi, l’œuvre disciplinaire accomplie par Rome depuis le XVe siècle est rejetée.

Finalement, les maximes du « gallicanisme » vont au-delà du conciliarisme. Si elles défendent la primauté du concile sur le pape en matière spirituelle, ils proclament la primauté du roi sur toute autorité pontificale et ecclésiastique, certes dans le domaine temporel, mais également dans l’organisation et la discipline de l’Église. Seules les décisions de foi y sont exclues.

L’idéal du temps passé

Comme Pierre Pithou, les juristes s'appuient fortement sur l’antiquité de la législation canonique dont le royaume est demeuré fidèle selon leurs discours. Ils défendent en effet l’idée selon laquelle l'Église gallicane a su garder la pureté de l’Église primitive « lorsque les choses étaient en leur pureté et en leur perfection »[9]« Les libertés gallicanes ne sont rien d'autres que la possession dans laquelle s’est maintenue l’Église de France de conserver ses anciennes coutumes qui sont la plupart fondées sur les canons et sur la discipline des premiers siècles »[10]. Ce serait au cours de ces premiers siècles que l’Église a fixé ses dogmes et sa discipline. Ainsi, faut-il rester fidèle à ses premières règles et s’opposer à toute nouveauté. C'est donc un refus de toutes les réformes qu'a mené l'Église, c'est-à-dire les réformes grégoriennes et tridentines.

Les gallicans s’opposent en effet aux différents décrets pontificaux du XIIe et XIIIe siècle qui affermissent les pouvoirs du pape mais qu’ils considèrent comme des innovations et donc contraires au droit coutumier. Ils veulent finalement revenir au temps où l’Église était menacée par les seigneurs, où le pouvoir temporel dominait sur le pouvoir religieux, où la liberté de l'Église était en danger ! Le « gallicanisme » est-il finalement une revanche de l’État sur l’Église ?

Conclusion

Si la deuxième maxime de Perre Pithou, sur laquelle repose le "gallicanisme" du XVIe siècle, reconnaît au pape une certaine souveraineté dans le domaine spirituel, ce qui différencie le « gallicanisme » de toute forme d’opposition doctrinale à Rome, elle limite considérablement la primauté pontificale dans le royaume de France. Il ne s’agit plus de défendre ou non le conciliarisme. Il s’agit avant tout de définir qui est maître de l’Église gallicane.

Le conciliarisme n’est plus l’objet des discussions ou des préoccupations des gallicans. Nous ne sommes plus au temps du Grand Schisme d’Occident. Nous comprenons même que Pierre Pithou n’ait point inséré explicitement le conciliarisme dans ses Libertés gallicanes. En effet, comme pour tous les parlementaires, il ne se préoccupe pas de savoir si le pape est ou n’est pas supérieur au concile. Il n’est pas dans la spéculation mais dans le droit. Le seul point qui l’intéresse est de vérifier si les actes pontificaux ou conciliaires sont conformes ou non aux lois du royaume et à la souveraineté du roi. Le conciliarisme est en fait l’affaire de l’Université de Sorbonne, non celle des parlementaires. Mais c’est oublier que par leurs interventions, ils dépassent le rôle du laïc au point d’effrayer le clergé. Les évêques semblent en effet s’éloigner du « gallicanisme » parlementaire pour se rapprocher du pape. Il est en fait clair que les gallicans veulent en fait revenir au temps où la liberté de l'Église était menacé par les princes et les seigneurs...

Ainsi, comme l’a déjà révélé la première maxime, le « gallicanisme » du XVIe siècle n’est plus celui du XIVe siècle. Il s’agit de limiter le pouvoir du pape afin de préserver et de renforcer la souveraineté de l’État dans l’Église gallicane face à la puissance et à l’influence de la papauté. Comme pour la première maxime, la seconde conforte encore davantage la souveraineté du roi dans l’Église gallicane. Mais ce changement n’est pas sans conséquence. En pleine réforme tridentine, il oppose les juristes aux ecclésiastiques, le Parlement au clergé. L’enjeu de « gallicanisme » est bien le pouvoir au sein de l’Église dans le royaume de France





Notes et références
[1] Pierre Pithou, Les libertez de l’Église gallicane, imprimeur Mamert Patisson, 1594. Traduit par nos soins en français contemporain. Les chiffres entre parenthèses correspondent au numéro de l’article.
[2] VVoir Émeraude, mars 2019, article « La Pragmatique Sanction (1438) - Le concordat de Bologne (1516) : affermissement de la souveraineté du roi dans l'Église ».
[3] Voir Émeraude, avril 2019, article « Des libertés gallicanes aux prérogatives royales ».
[4] Martin, Victor (1886-1945), Les origines du gallicanisme (Reprod. en fac-similé), Conclusion, Tome II, 1939, gallica.bnf.fr.
[5] Pierre Pithou, Les libertez de l’Église gallicane. Le juriste fait sans-doute référence au Roman de la Rose. 
[7] Abbé Fleury, Institution au droit ecclésiastique, chap. XXV dans Libertés de l'Église gallicane suivies de la déclaration de 1682, avec une introduction et des notes, M. Dupin, 1824.
[8] Abbé Fleury, Institution au droit ecclésiastique, chap. XXV dans Libertés de l'Église gallicane suivies de la déclaration de 1682, M. Dupin.
[9] Simon d’Olive, Questions notables, t. I, dans Les clercs et les princes : Doctrines et pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne, Publications de l’École nationale des chartes, 2013, book.openedition.org
[10] L. de Héricourt, Loix ecclésiastiques de France dans leur ordre naturel, livre I, chap. XVII, n° 3, Paris, 1756,  dans L’ecclésiologie des juristes gallicans (XVII-XVIIIe siècle), GAZZANIGA, Jean-Louis, dans Les clercs et les princes : Doctrines et pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne.
[11] Voir Émeraude, mars 2019, article « Les libertés gallicanes au XVIe siècle – Pierre Pithou ».
[12] M. Dupin, Manuel du droit public ecclésiastique français, 3e édition, éditeur Videcoq, 1845.

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