" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 7 décembre 2018

Primauté pontificale et infaillibilité du pape


Aujourd’hui, dans un monde où la foi n’est plus guère prégnante, la charité dévoyée, l’espérance bien éteinte, où la cupidité égare les esprits, la luxure enchaîne les corps, et la violence le seul mot d’ordre, le combat s’avère plus difficile pour de nombreux catholiques. Ils font face à l’incompréhension de leurs contemporains et à leur folie, à une conception de l’homme individualiste et consumériste, imposant ses normes et exigeant la soumission. Le terme de tolérance n’a jamais été aussi galvaudé. L’aveuglement des hommes n’a jamais été aussi destructeur.

La détresse est encore plus grande pour les fidèles quand nous songeons à des déclarations et à des attitudes qui semblent remettre en cause leur certitude. Depuis plus de cinquante ans, l’Église connaît de grands bouleversements. D’apparentes nouveautés ont remplacé des usages et des coutumes illustres. Certains fidèles les ont refusées. D’autres les ont acceptées. Mais au fur et à mesure des changements, les inquiétudes ont grandi. Aujourd’hui, subsistent les doutes sur leur légitimité. Le camp du refus ne cesse finalement de croître. Faut-il  encore ignorer cette voix montante qui hésite entre le désarroi et la rébellion ?

Les anciennes générations, auteurs passionnés ou témoins impuissants, quittent peu à peu le monde avec leurs rêves et leurs illusions, avec de nombreuses ruines. Ils laissent à leurs enfants une mémoire vide ou dénaturée. Une telle tragédie est sans-doute unique dans l’histoire de l’Église. Que de mensonges, de maladresses et d’arrogances en si peu d’années ! Qu’ont-elles laissé à ceux qui doivent les remplacer ? Les nouvelles générations en sont les premières victimes. Innocentes et naïves, elles ne savent guère ce que leurs parents ont reçu et n’ont pas transmis, ce qu’elles ont perdu. Mais peu à peu, les gestes d’hier, les prières d’autrefois, les habitudes du passé, tant honnis il y a peu de temps encore, reviennent peu à peu comme un geste de mépris à ceux qui ont cru s’en défaire. Moins imprégnées de préjugés et plus sensibles à la réalité, les nouvelles générations de fidèles découvrent une culture et un esprit, demeurés cachés depuis des lustres. Mais tout cela demeure fragile. L’ignorance est grande. Mais ces générations sont fortes d’une audace qui émerveille et ne craignent pas le monde et sa folie. Comment ne peuvent-elles pas alors s’insurger contre un monde si hautain, si sûr de lui-même et si mauvais quand il avance à grand pas vers sa perte !…

Cependant, actrices ou filles de ce temps de bouleversement, les hautes autorités religieuses continuent inlassablement la route. Entendent-elles les plaintes qui montent dans l’Église ? Leurs déclarations ne les laissent plus passives ou indifférentes. Elles murmurent, elles grondent. Les doutes divisent encore plus les âmes. Comme à la fin du XXe siècle, certains fidèles abandonnent le chemin de peur de se perdre dans un monde devenu étrange et peu sûr quand d’autres remettent en cause ces mêmes autorités sans craindre le doigt accusateur. Après tant de déclarations d’un pape surprenant, les fidèles se redressent, le camp du refus grandit, voire se radicalise. Non possumus, diront certains légitimement. Même au niveau de Rome, le mécontentement est visible. Non possumus. Vous allez trop loin. Nous ne pouvons pas faire ce que l’Église a toujours refusé de faire. Le chemin est trop périlleux.

Alors, scandalisés par tant d’erreurs ou de malentendus, que colportent avec ignorance des médias insensés et imprudents, certains catholiques déclarent la vacance du trône pontificale. Comment en effet le pape peut-il se tromper puisqu’il est infaillible, se disent-ils ? Les heures sombres du Grand Schisme d’Occident sont-elles de retour ? Oh, certes, ils sont peu nombreux, une minorité parmi une minorité. Mais est-ce une raison pour ne point les entendre et être effrayé par leur séparation ? Le mépris et l’indifférence ne sont guère une solution.

Une remise en cause forte ancienne, de nouveau à entendre

Les catholiques qui déclarent la vacance pontificale, qu’on nomme habituellement « sédévacantistes », s’appuie sur une argumentation simple. Écoutons-les avec attention. Puisqu’il est de vérité de foi que le pape est infaillible en matière de foi, alors si celui qui exerce la fonction pontificale enseigne une erreur de foi, c’est qu’il n’est pas pape, c’est un intrus. Sommes-nous de nouveau au temps du  Grand Schisme où un tel discours trompait déjà les fidèles ? Que disaient-ils en effet les cardinaux révoltés ?[1] Le pape agit mal, il n’est donc pas pape. Ce n’est pas le manque de foi qui éveille la révolte, mais le manque de charité. Mais si le « sédévacantisme » demeure un courant très faible, la question qu’il soulève indirectement touche de nombreuses âmes. Elle n’est point anodine et mérite des réponses. En outre, n’est-ce pas la même question qui a divisé les fidèles depuis le XVème ?

 1er concile du Vatican, pape Pie IX
Or au temps du Grand Schisme, les partisans du conciliarisme contextuel ou absolu semblent avoir apporté une réponse au problème que peut soulever l’autorité pontificale. Ils ont vu dans le concile l’autorité capable de la limiter, de juger le pape et de le destituer. Luther a une autre réponse plus radicale. Il supprime la fonction pontificale. Bien avant eux, des églises orientales ont renié la primauté pontificale, conduisant au schisme d’Orient. D’autres voix n’ont vu qu’une primauté honorifique, qu’un pouvoir que la frontière arrête ou qu’un prince peut suspendre ou ignorer. Aujourd’hui, certaines déclarations, certaines attitudes semblent faire dire que le pape n’est que l’évêque de Rome, comparable à tout autre évêque. Encadrer, limiter, renier, supprimer, relativiser l’autorité du pape, telles sont donc les réponses apportées par le passé. De nouveau, la primauté pontificale est remise en cause, aussi bien par ses adversaires que pas ses partisans naturels. Pour y voir plus clair, revenons en effet à la primauté pontificale. Elle est définie dans une constitution dogmatique intitulée Pastor aeternus.

Primauté pontificale universelle et immédiate sur l’Église

Qu’enseigne en effet l’Église ? Définie par le premier concile du Vatican, en 1870, la constitution dogmatique Pastor aeternus a en effet pour but de « proposer à tous les fidèles la doctrine qu’ils doivent croire et tenir, conformément à la foi antique et constante de l’Église, concernant l’institution, le caractère perpétuel et la nature de la primauté du Siège apostolique »[2]. Le but du texte est sans ambigüité.

 « Nous enseignons et déclarons que l’Église romaine, par disposition du Seigneur, possède sur toutes les autres une primauté de pouvoir ordinaire et que ce pouvoir de juridiction du pontife romain, qui est vraiment épiscopal, est immédiat. » (chap. 3, Denzinger 3060)

Le fondement de la primauté pontificale

La constitution rappelle d’abord la primauté juridictionnelle de Saint Pierre sur tous les autres apôtres, « promise et donnée immédiatement et directement par le Christ Notre Seigneur » (chap. 1, Denz. n°3053). Ainsi est-il « chef de tous les apôtres et tête visible de toute l’Église militante » (canon, Denz. n°3055).

Mais la primauté juridictionnelle de Saint Pierre n’est pas limitée au temps des premiers apôtres. Elle doit « se poursuivre sans interruption dans l’Église » (chap. 2, Denz. 3056) par l’intermédiaire des papes. « Quiconque succède à Pierre en cette chair reçoit, de par l’institution du Christ lui-même, la primauté de Pierre sur toute l’Église » (chap. 2, Denz. 3057). Le pape reçoit donc ses pouvoirs du Christ Lui-même. La primauté pontificale est donc de droit divin et se fonde sur celle de Saint Pierre. La seule différence entre ce dernier et les Souverains pontifes qui l’ont succédé est que Saint Pierre l’a reçue directement de Notre Seigneur Jésus-Christ alors que les papes la reçoivent de Lui de manière indirecte, par succession.

Conséquences et finalité

Par conséquent, après avoir rappelé en quoi consiste cette primauté puis donné ses fondements, la constitution en conclue que tous les fidèles, « tous pasteurs de tous rites et de tous rangs » sont tenus à lui obéir en toute chose, et pas uniquement en matière de foi et de moral. La constitution est formelle sur la valeur de cette doctrine, « dont personne ne peut s’écarter sans danger pour la foi et le salut. » (chap. 3, Denz. 3060)

La constitution définit alors la finalité à la  primauté pontificale : garantir l’unité de l’Église, l’unité de foi et de charité. Car « l’Église est un seul troupeau sous un seul pasteur suprême. » (chap. 3, Denz. 3060) L’unité de l’Église repose sur l’unité de direction.

Pape vs évêques ?

Cependant, précise la constitution, la primauté pontificale ne s’oppose pas à l’autorité épiscopale, qu’exercent les évêques de manière ordinaire et immédiate sur le troupeau qui leur a été donné. « Au contraire, ce pouvoir est affirmé, affermi et défendu par le pasteur suprême et universel. » (chap. 3, Denz. 3061)

C’est en raison de sa primauté universelle et immédiate que le pape a le devoir et le droit de communiquer librement avec les pasteurs et les fidèles du monde entier, et de les gouverner dans la voie du salut.

Sans restriction du pouvoir temporel

« Nous condamnons et réprouvons les opinions de ceux qui disent qu’on peut légitimement empêcher cette communication du chef suprême avec les pasteurs et les troupeaux, ou qui l’assujettissent au pouvoir civil en prétendant que ce qui est décidé par le Siège apostolique ou par son autorité, pour le gouvernement de l’Église, n’a de force ni valeur que si le placet du pouvoir civil le confirme. » (chap. 3, Denz. 3062) Ainsi est indirectement définie l’incompétence et l’illégitimité de l’intervention de l’État dans le gouvernement de l’Église.

Droit d’appel au Pape, ultime instance de jugement

La primauté pontificale a aussi pour conséquence d’autoriser chaque fidèle à faire appel au pape de tout jugement qui touche à la juridiction ecclésiastique.

Puisqu’il est l’autorité suprême, le jugement du souverain pontife est définitif et sans appel. Aucune autorité n’a le droit de remettre en question ses décisions et de les juger. Ainsi est condamné l’appel à un concile œcuménique pour juger de ces décisions comme si son autorité était supérieure à celle du pape. Le conciliarisme est donc condamné.

Erreurs condamnées relatives à la primauté pontificale

Ainsi est anathème celui qui dit que le pape ne dispose pas d’un pouvoir plénier et souverain de juridiction sur toute l’Église, un pouvoir ordinaire et immédiat sur toutes et chacune des Églises, sur tous les pasteurs et les fidèles, ou restreint ce pouvoir aux seuls domaines de la foi et de la morale, ou refuse la plénitude totale de ce pouvoir suprême.

Sont ainsi condamnées les différentes théories prônant la suprématie des conciles sur le pape (conciliarisme), l’interventionnisme de l’État dans le gouvernement de l’Église (césaropapisme, gallicanisme, fébronisme, joséphisme), ou encore toute théorie définissant pour le pape une primauté d’honneur ou une simple présidence sur l’Église. Le protestantisme et toute forme d’épiscopalisme sont aussi condamnés.

L’infaillibilité du pape

Le pouvoir apostolique que reçoit le pape en tant que successeur de Saint Pierre sur l’Église comprend le pouvoir de magistère. Il est garant du dépôt de la foi. Il détient le « charisme de vérité et de foi », un charisme « indéfectible » qui a été accordé à Saint Pierre et à ses successeurs afin qu’ils « accomplissent leur haute charge pour le salut de tous, afin que le troupeau universel du Christ, écarté des nourritures empoisonnées de l’erreur, soit nourri de la doctrine céleste, afin que, toute occasion de schisme étant supprimé, l’Église soit conservée dans l’unité, et qu’établie sur son fondement elle tienne ferme contre les portes de l’enfer. » (chap. 4, Denz. 3071)

Ainsi la constitution définie ce que nous appelons l’infaillibilité du pape : « lorsque le pontife parle ex cathedra, c’est-à-dire, lorsque, remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine en matière de foi et de morale doit être tenue par toute l’Église, il jouit, en vertu de l’assistance divine qui lui a été promise en la personne de Saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que soit pourvue son Église lorsqu’elle définit la doctrine sur la foi ou la morale ; par conséquent, ces définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église ». Cette doctrine est affirmée comme « un dogme révélé par Dieu » (chap. 3, Denz. 3072). Ainsi tous ceux qui contredisent cette définition est déclaré anathème. La constitution définie donc le cadre dans lequel peut s’exercer l’infaillibilité du pape, son fondement et en détermine les conséquences.

L’infaillibilité du pape ne s’exerce que lorsqu’il « définit » en tant que pape assumant son autorité universelle et immédiate sur toute l’Église. C’est donc au nom de sa primauté que le pape peut exercer son infaillibilité. La définition doit présenter une certaine solennité. La forme avec laquelle le pape s’exprime est donc importante. Il doit en outre définir ce que tous les fidèles de l’Église doivent croire en matière de foi et de morale. Elle porte bien sur une définition et non sur une proposition, une thèse ou sur une interprétation, une interpolation. L’opinion d’un pape par exemple n’est pas recouverte par l’infaillibilité. C’est en exerçant le pouvoir de magister que le pape peut être infaillible. Le domaine est bien circonscrit : la foi et la morale. Une définition scientifique n’est pas infaillible. N’est pas infaillible non plus un discours ou une encyclique qui n’impose aucune obéissance à tous les fidèles. L’enseignement revête une obligation. Si le pape laisse le choix aux fidèles d’obéir ou de ne pas obéir, il n’y a point d’infaillibilité.

L’infaillibilité repose sur la parole de Notre Seigneur Jésus-Christ et sur sa promesse. Elle est possible en raison de « l’assistance divine ». Elle est donc d’origine divine. C’est pourquoi elle ne se repose pas sur un consensus, un référendum ou une acclamation. La conclusion est alors évidente. Personne ne peut revenir sur la doctrine enseignée. Cela ne signifie pas qu’elle ne peut pas être précisée ou approfondie.

Témoignage de la tradition

La définition de l’infaillibilité du pape est précédée des témoignages des conciles œcuméniques que sont le VIe concile de Constantinople, le IIe concile de Lyon, et le concile de Florence. Elle s’appuie aussi sur l’usage et la coutume ancienne des appels des évêques, seuls ou réunis en concile régional, demandant de mettre fin aux dangers particuliers qui menacent la foi et de réparer aux dommages causés à la foi au pape, « là où celui-ci ne saurait subir de défaillance. » (chap. 3, Denz. 3069).

Différents modes d’expression de l’infaillibilité pontificale

Enfin, la constitution définit les différents modes où s’exprime son infaillibilité, modes qui varient selon les conditions de temps et des événements. Il peut convoquer des conciles œcuméniques ou sonder l’opinion de l’Église par des conciles régionaux ou par tout autre moyen. Ainsi l’infaillibilité pontificale ne s’exprime pas obligatoirement par la voie conciliaire. Elle n’est pas limitée aux moyens. Ce n’est pas le moyen qui légitimité l’infaillibilité du pape.

Conclusions

La constitution Pastor aeternus définit donc deux principes : la primauté pontificale, une primauté qui est la perpétuation de celle remis par Notre Seigneur Jésus-Christ à Saint Pierre, et l’infaillibilité du pape qui s’exerce dans le cadre de cette primauté selon certaines conditions. Ce sont bien deux principes qui régissent le gouvernement de l’Église.

La constitution proclame le pouvoir immédiat et direct du Souverain Pontife sur l’Église et sur tout fidèle, sur tout évêque ou sur l’ensemble des évêques. Envers ce pouvoir, les pasteurs et les fidèles sont liés par un devoir de subordination hiérarchique et de véritable obéissance. S’il peut exercer le pouvoir d’infaillibilité, le pape n’est pas indéfectible ou encore infaillible chaque fois qu’il s’exprime. De même, il peut exprimer des vérités de foi sans exercer ce pouvoir. Il ne faut pas en effet confondre l’infaillibilité et l’indéfectibilité de l’Église avec celles du pape.

La primauté pontificale est le garant de l’unité de foi et de charité de l’Église. La constitution établit en la personne du Saint Père le principe permanent et le fondement visible de cette double unité. Ainsi, en se prenant au pape, avec une violence inouïe, Luther a ouvert la porte à la division. Un œcuménisme qui ne s’appuie pas sur ce principe est aussi voué à l’échec. Un pape qui ne veut point s’en servir affaiblit sa propre autorité et celle de l’Église.

Contrairement aux conciliaristes, l’autorité du pape ne se fonde pas sur ses finalités. Ce n’est pas parce qu’il s’oppose directement ou indirectement à l’unité de foi et de charité qu’il ne doit plus exercer son autorité. Ce n’est pas parce qu’un pape commet des erreurs en matière de foi et de morale qu’il n’est plus pape. Son autorité ne réside pas dans la personne en elle-même mais dans sa fonction transmise par succession. C’est en tant que successeur de Saint-Père qu’un tel est pape. La crise qu’a connue l’Église au cours du Grand Schisme est un exemple révélateur et tragique des conséquences d’une telle erreur. Celle-ci conduit à la division des âmes et donc à leur perte. Car l’Église repose sur ce fondement. « Aussi moi je te dis que tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. » (Matth., XVI, 18) …





Notes et références
[1] Voir Émeraude, septembre 2018, article "Les leçons du Grand Schisme : papes et cardinaux, attitudes irresponsables".
[2] Constitution dogmatique Pastor aeternus sur l’Église du Christ, 1er concile du Vatican, 4e session, 18 juillet 1870, Denzinger n° 3052.

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