" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 1 septembre 2017

Relations entre le protestantisme et le capitalisme moderne

Au début du XXème siècle, un étrange débat divise les historiens, les économistes et les sociologues. Karl Marx en est peut-être l’investigateur quand dans sa conception particulière du monde, il tente de démontrer que seuls les rapports économiques que les hommes entretiennent entre eux expliquent leurs croyances. Sans-doute pour récuser sa thèse, Max Weber montre au contraire que la vie économique dépend de la religion. L’un des exemples est l’esprit du capitalisme. Il tente en effet de prouver que le protestantisme, et surtout le calvinisme, en est à l’origine.

En prônant le salut par la foi sans les œuvres, Luther a sécularisé l’ascétisme chrétien, la rejetant des monastères. La doctrine de la double prédestination de Calvin a fait naître une profonde inquiétude en soulevant la question de la certitude objective du salut. En voyant alors dans l’enrichissement un signe de la bénédiction divine, le calviniste a interprété la réussite professionnelle comme le signe de l’élection divine. Il a donc élevé au rang de la pratique religieuse l’accomplissement du labeur quotidien. Néanmoins, l’ascétisme protestant condamne aussi la jouissance des biens et impose la pratique des vertus dans la vie économique. Le protestantisme aboutit finalement à un mode de vie favorisant l’esprit d’accumulation des capitaux en vue de leur investissement. Mais une fois bien établi, l’esprit du capitalisme n’a plus eu besoin de l’ascétisme protestant. Il s'est alors émancipé du protestantisme qui lui a donné naissance. À partir de Max Weber, « la thèse que l’esprit capitaliste moderne a ses racines dans le calvinisme, et en partie dans le puritanisme, a rencontré l’adhésion unanime de tous ceux qui ont étudié le sujet. »[1]

De nos jours encore, épousant la thèse de Max Weber, des catholiques considèrent le protestantisme comme la cause principale du capitalisme, et évidemment de tous ses mauvais aspects. Les protestants louent chez les premiers réformateurs leur capacité à s’adapter à la modernité et dénoncent le catholicisme comme rétrograde en matière économique. Mais la chose est-elle si simple ? Ce débat, si vif au début du XXe siècle, nous permet de discerner les étroites relations qui existent entre le capitalisme et le protestantisme. Dans cet article, nous allons présenter les principales idées qui s’en dégagent…

Selon Ernst Troeltsch, le calvinisme, un promoteur du capitalisme



Un des premiers acteurs incontournables du débat est le théologien allemand Ernst Troeltsch (1865-1923). Il voit rapidement la faiblesse de la théorie de Weber, qui « vise une conséquence immédiate non du calvinisme genevois primitif, mais du calvinisme postérieur ». Il ne croit pas en effet que le protestantisme primitif soit la cause du capitalisme bien qu'il soit responsable de son essor. 

Sa critique est double. D’une part, le capitalisme existait avant la révolution religieuse de Luther, qui, par ailleurs, condamnait les grands entrepreneurs déjà puissants. Le luthéranisme demeure encore proche de la conception traditionnelle de la vie économique du Moyen-âge. Il n'en est donc pas la cause. D’autre part, Calvin a un comportement plutôt libéral à l’égard des capitalistes de son temps, c’est-à-dire de Genève. Son attitude à l’endroit du prêt à intérêt a aussi libéré les forces du capitalisme. Ainsi, « le capitalisme n’est pas né du calvinisme, mais il a été en quelque sorte acclimaté, grâce à la morale calviniste, dans les pays qui adoptèrent la Réforme. »[2]

Rappelons que Calvin a rendu licite le prêt à intérêt alors que les autorités religieuses l'interdisait. Selon Ernst Troeltsch, sa décision s’explique par sa compréhension de la vie économique de son temps. Calvin a parfaitement saisi les exigences nouvelles de l’économie commerciale des centres urbains. Contrairement à Luther, qui s’oppose aux banquiers et hommes d’affaire, Calvin n’est témoin que d’un capitalisme modéré. C’est ce capitalisme assimilé par la morale calviniste qui s’est répandu dans tous les pays réformés.

Contrairement à Max Weber, Ernst Troeltsch étudie le protestantisme de manière plus large afin de déterminer son influence sur le monde moderne, sur l’État, les institutions, la famille, le droit, la science… « Dans chaque cas, dit-il, notre enquête a débouché sur ce résultat ambigu que le protestantisme a stimulé souvent de manière puissante et décisive la formation du monde moderne, bien que, dans aucun des domaines observés, il n’en est jamais été simplement l’initiateur. Il a seulement assuré à la modernité une plus grande liberté d’évolution. »[3]



Selon Georges Goyau, l’individualisme religieux du protestant, seul responsable du capitalisme

L’historien Georges Goyau (1868-1939) remet aussi en cause les thèses de Max Weber et critique aussi celles d’Ernst Troeltsch. Il ne conteste pas que le calvinisme a engendré à Genève puis dans les pays calvinistes l’esprit du capitalisme moderne. Il remet seulement en question leur explication. L’individualisme religieux, qui caractérise le calvinisme, en est la seule cause. Il a privilégié un régime économique où l’intérêt individuel prime sur celui de la collectivité. « On ne peut traiter d’avares, ni surtout d’idolâtres de l’argent, ces Genevois dont un grand nombre, de génération en génération, sont au contraire des prodigues en matière de charité ; mais ce qu’il est vrai de dire, c’est que Genève est une des villes où, par une suite logique de l’individualisme religieux l’esprit d’individualisme en matière économique s’est le plus complaisamment épanoui… » [4] L’individualisme religieux que favorise le calvinisme a transformé la vie sociale en un individualisme économique qui symbolise l’esprit du capitalisme moderne.

Selon Tawney, le protestantisme et le capitalisme, une véritable entente

« Les bonnes œuvres ne permettent pas d’atteindre le salut, mais elles sont indispensables pour démontrer que le salut a été atteint. »[5] Selon Tawney (1880-1962), historien de l’économie anglaise, la doctrine de la double prédestination a en effet encouragé l’activité créatrice. Néanmoins, il considère que les critiques de Weber insistent trop sur des points du protestantisme au point de « considéré comme unique ce qui pouvait être partagé. »[6].

Tawney distingue le luthéranisme du calvinisme, chacun apportant sa part dans le développement du capitalisme. Le premier libère des forces qui vont entraîner le succès de l’esprit commercial sur l’éthique sociale traditionnelle quand le second se montre plus compréhensif pour les problèmes que pose le capitalisme. Il remarque en outre que le calvinisme s’adresse surtout « aux classes engagées dans le commerce et l’industrie, qui constituaient l’élément le plus moderne et le plus progressiste de son temps. »[7] En étudiant l’histoire du protestantisme en Angleterre[8], il constate enfin que les esprits puritain et capitaliste se confondent dans ce pays après la révolution de 1868. Les relations qu’entretiennent étroitement le protestantisme, et surtout le calvinisme, et le capitalisme sont donc tardives.

C’est donc au XIXe siècle que s’affirme l’idée selon laquelle la réussite en affaire devient le signe de la bénédiction divine. Le travail y devient un véritable sacrement, nous dit-il. « Le puritanisme a été le maître des classes moyennes anglaises. Il a exalté leurs vertus, sanctifié sans les supprimer leurs vices les plus prometteurs, tout en leur procurant une assistance inexpugnable que, derrière les vices et les vertus, se profilaient les lois majestueuses et inexorables d’une toute-puissance Providence sans laquelle pas un marteau n’aurait pu frapper la forge et pas un chiffre être reporté sur les livres de comptes. » [9] L’esprit du protestantisme aurait donc évolué au point de faire apparaître une attitude toute nouvelle du chrétien à l’égard de l’argent, du travail, de l’enrichissement, rapprochant ainsi le protestant du monde économique. « Le calvinisme naissant ne suspecte plus les milieux économiques d’être étrangers à la vie de l’esprit ; il ne se défie plus du capitaliste comme d’un homme qui n’a pu s’enrichir que grâce à l’information de son voisin ; il ne considère pas la pauvreté comme méritoire en elle-même, et sa doctrine religieuse est peut-être la première à avoir reconnu et loué les vertus économiques. Son ennemi n’est pas l’accumulation des richesses, mais leur mauvais usage pour des fins personnelles et ostentatoires. Son idéal est une société où les hommes cherchent la richesse avec la sobre gravité qui sied à ceux qui savent s’imposer une discipline par un travail patient, et se vouent à un service acceptable au regard de Dieu. »[10] Nous retrouvons ainsi la thèse de Max Weber…

Selon Émile Doumergue, Calvin, à l’origine de l’économie moderne

Pour Émile Doumergue (1844-1937), Calvin est un « initiateur des temps modernes ». Il « a posé les fondements du grand commerce, de la grande industrie », c’est-à-dire « les bases de l’économie moderne ». À l’ancienne théorie du prêt à intérêt, il en a en effet développé une autre, permettant « la productivité de l’argent »[11], et justifiant les richesses bonnes. Il a ainsi contribué à l’essor économique de certains pays.

Contrairement à ses prédécesseurs, Émile Doumergue ne se justifie pas à partir des doctrines religieuses mais en partant des paroles de Calvin : « les richesses ne viennent point aux hommes par leur vertu, ni sagesse, ni labeur : mais c’est par la seule bénédiction de Dieu. »[12] Ainsi « c’est un grand blasphème contre Dieu, si on réprouve tellement les richesses… »[13] Ainsi justifie-t-il l’enrichissement. Mais, Calvin anathématise les mauvais riches, « tellement enflammés et embrasé après les biens de ce monde, qu’on ne peut les contenter »[14]. Ainsi, s’oppose-t-il à la cupidité des hommes et à tous les abus de la richesse. « Il nous faut apprendre à être riches et à être dans l’abondance »[15]. En clair, Calvin aurait montré que l’or et l’argent sont de bonnes choses et que seuls leurs abus sont condamnables. Nous retrouvons cette attitude dans sa pensée à l’égard du prêt à intérêt. Il s’oppose à l’interdiction traditionnelle du prêt à intérêt et du principe selon lequel « l’argent n’enfante point l’argent » tout en s’attaquant aux « deux compaignes inséparables de l’usure, ascavoir cruaulté tyrannique et l’art de tromper »[16]. Selon Émile Doumergue, Calvin a alors mis beaucoup d’entraves à la « force impulsive du travail » [17].

Selon Henri Hauser, Calvin pose indirectement les bases de l’économie moderne

Henri Hauser (1866-1946) étudie, à son tour, le rôle du calvinisme dans l’origine du capitalisme, avec une approche multidisciplinaire. Il est pour lui l’occasion de valider la notion de la continuité en histoire. Il montre que « la nouvelle théorie de prêt à intérêt [de Calvin] n’est qu’une sorte de casuistique, mais elle libère de leurs scrupules les fortes personnalités que le protestantisme éduqua pour les luttes économiques »[18].

Henri Hauser analyse une lettre de Calvin, connue sous le nom de De usuris responsum, datée de 1545 et publié en 1575. « Cette lettre fut l’occasion qui fit écrire à Calvin son conseil sur l’usure. »[19] Elle expose en effet son conseil sur l’usure. Il répond à un ami très riche et noble, et très pieux. Celui-ci lui demande s’il est bon de « déposer de l’argent chez les banquiers, et de recevoir d’eux chaque année quelque profit, son capital restant toujours intact. »[20] Calvin ne cache pas qu’il écrit pour apaiser la conscience de son ami. Plus tard, un pasteur français, François de Morel, lui demande s’il est possible à un ministre de faire des profits avec l’argent. Ainsi, Calvin n’a pas abordé la question sociale ou économique dans ses différents discours. Il y a été expressément demandé d’y intervenir sur un point précis.

Dans sa lettre, Calvin interprète les passages de la Sainte Écriture sur l’interdiction de l’usure. Il considère que le terme hébreu traduit par « usure » n’a pas ce sens. Il signifie plutôt « morsure ». Calvin l’associe au terme de « rongeur », « ce qui mord les pauvres gens et ce qui les fait ronge ». Ainsi la Sainte Écriture remet en question, non le prêt à intérêt, mais le bénéfice réalisé aux dépends de son prochain. Les passages bibliques ne doivent donc pas être interprétés comme une interdiction stricte du prêt à intérêt. « Ce qui défendu, pense-t-il, c’est l’usure qui constitue une faute grave à l’égard du prochain et qui peut lui causer un grave préjudice. » [21] Calvin distingue donc l’« usure du pauvre » destiné à « attraper les pauvres gens qui sont en nécessité », et l’usure du marchand qui tire profit de son argent. Il condamne le premier et autorise le second. Il légitime ainsi une pratique que la Saint Écriture « ne condamne pas en soi mais qui est nécessaire pour la vie économique de son époque mais la subordonne aux lois divines d’équité et de charité »[22]. Il restreint néanmoins cette pratique, qu’il juge dangereuse, en fixant le taux au-dessus duquel il sera considéré comme illicite. À Genève, il le fixe à 5% par l’ordonnance de 1547. Henri Hauser confirme ainsi la thèse d’Émile Doumergue. Mais, son étude est plus profonde. Il étudie davantage la personnalité de Calvin.

Ainsi « après que le logicien a concédé, parce que son esprit ne faire autrement, l’autorisation du prêt à intérêt, le moraliste s’essaie à restreindre cette liberté qu’il considère comme dangereuse. »[23] Sa pensée est contradictoire, comme le concède Hauser. Ainsi comme un casuiste, il cherche à assouplir la règle universelle aux nécessités de l’action, cherchant à restreindre ce qu’il a autorisé. Le critère de licéité demeure le bien du prochain et de la société. Le prêt à intérêt est interdit s’il ne sert qu’à enrichir. « Cela n’est point une pensée capitaliste […] cela ressemble presque à une rechute dans la doctrine de l’Église catholique. »[24] Néanmoins, contrairement à la conception de son temps, qui interdit le prêt à intérêt en principe, quitte à le permettre dans une multitude de cas particuliers, Calvin le rend licite en soi, tout en l’interdisant chaque fois qu’il paraît contraire à la règle d’équité et à la règle de charité. La position dogmatique est donc renversée. L’usure devient le droit commun des sociétés calvinistes. Certes il établit une distinction entre l’usure permise et l’usure défendue mais cela demeure une nouveauté…

En outre, contre la conception médiévale de la vie économique, Calvin défend aussi l’idée selon laquelle l’enrichissement est œuvre agréable à Dieu. Selon Hanser, « le puritain s’enorgueillira de son succès, où il verra la preuve de sa prédestination au salut. »[25] La fortune deviendra une fin en soi. De telles idées sortira un « gros capitaliste qui se croit un receveur de Dieu, bref le pharisaïsme souvent répugnant des sociétés puritaines » [26]

Hanser montre toutefois une certaine résistance à la pensée de Calvin en France ou en Angleterre. « C’est surtout sous l’influence des Provinces-Unies que se produira l’évolution décisive du puritanisme anglais vers la liberté capitaliste. » [27] À Leyde, Saumaise défend l’idée selon laquelle les usures sont permises de droit divin et de droit humain. Seul le taux d’intérêt est objet de discussion. Il doit être fixé par le magistrat ou le prince en prenant en compte certaines circonstances.

Selon Hanser, Calvin n’est donc pas directement à l’origine du capitalisme moderne comme le prétend Weber. Mais « ce qui est vrai, c’est que la doctrine calviniste, la démarcation que le réformateur traçait entre le domaine de la loi religieuse et celui de la loi civile, le relativisme sociologique qu’il introduisait dans l’interprétation de l’histoire, le sens profond qu’il avait des réalités et des besoins économiques, tout cela devait, en dépit de ses timidités de moraliste, mener à l’émancipation du crédit » [28], indispensable au capitalisme moderne.

Selon André Bieler (1914-2006), Calvin, un homme prévoyant, d’un esprit d’analyse d’une extrême finesse




Le théologien calviniste André Bieler défend les thèses de ses prédécesseurs. Par certaines mesures économiques et par la morale protestante, Calvin a contribué au développement de la vie économique. « Ce double comportement devait nécessairement provoquer dans les pays protestants une accélération de la production accompagnée d’une grande modération dans la consommation. Il devait donc en résulter très vite une accumulation de l’épargne favorisant sans cesse de nouveaux investissements. » Néanmoins, précise-t-il, Calvin dénonce le danger social que représente le capitalisme. Ainsi il autorise l’exercice du prêt à intérêt mais avec de très sérieuse restrictions. « L’ensemble des restrictions et des contrôles dont Calvin et ses successeurs ont entouré la pratique du commerce de l’argent pour en limiter les abus ne s’accorde nullement avec la liberté complète que revendique le capitalisme classique. » [29]

André Bieler voit dans le puritanisme calviniste une déformation de la pensée de Calvin. En ne prenant en compte que cette évolution du calvinisme, Max Weber a pu prouver sa thèse. C’est donc en revenant à la pensée du réformateur qu’il est possible de répondre si Calvin est à l’origine du capitalisme. Pour cela, il revient à la doctrine de la grâce qu’il a pu développer. Il traite le sujet à partir de la théologie.

L’argent est un signe de la bénédiction divine, ou encore un signe de la grâce extérieure, selon Calvin. Mais comme Dieu ne veut pas que la grâce soit possédée par l’homme de façon absolue, ou thésaurisée sans restriction, elle est destinée à servir et à la rencontre. Par analogie, l’argent doit permettre le service et la rencontre, entre le riche et le pauvre, chacun assurant une fonction sociale. « Le riche doit s’appauvrir pour entretenir le pauvre. Et le pauvre doit s’enrichir avec l’aide du riche. Ainsi s’exprime, matériellement et extérieurement, la solidarité fondamentale du genre humain selon le dessein de Dieu. »[30] Ainsi le riche comme le pauvre sont chargés ici-bas d’un ministère. Dieu mesure la foi et la charité à la manière dont un homme ou une société se comporte à l’égard des pauvres. La thèse d’André Baulier est assez surprenante. C’est oublier dans le calvinisme la doctrine centrale de la double prédestination. Comment pouvons-nous croire que Dieu mesure la foi et la charité des fidèles puisque ceux-ci sont déjà sauvés ou condamnés avant même qu’ils exercent le moindre soin à l’égard des pauvres ?

À Genève, à l’arrivée de réfugiés protestants, des entreprises se créent, le prêt à intérêt se développe considérablement. Le placement de capitaux est suffisamment lucratif pour qu’on imagine qu’il soit un moyen d’existence indépendant. En interrogeant la Sainte Écriture, Calvin distingue le prêt destiné aux pauvres et le prêt commercial. Il interdit le premier, autorise le second. André Baulier souligne que ce deuxième type de prêt était inconnu au temps d’Israël. Puis, Calvin démonte l’argumentation aristotélicienne et thomiste qui vise à interdire le prêt à intérêt, « l’argent ne pouvant pas par lui-même produire de l’argent ». Mais « avec un discernement prophétique, prévoit les abus extrêmes auxquels on pourrait aboutir si l’on accordait la liberté totale à cette pratique. Car la soif du gain, dit-il, semble plus aiguisée que jamais. Aussi apporte-t-il immédiatement des limitations précises au commerce de l’argent. »[31] Calvin refuse d’en faire un métier et tout placement contre intérêt d’argent qui peut servir aux pauvres. Il trouve injuste qu’on réclame au débiteur le paiement complet de l’intérêt si celui-ci n’arrive pas à payer le montant de cet intérêt.

Puis, toujours « usant d’un esprit d’analyse d’une extrême finesse, Calvin a observé, bien avant les économistes les plus clairvoyants, que la rémunération du capital a une incidence directe sur le coût de la vie. » [32] Ainsi il donne aux États le droit de fixer le taux d’intérêt. Sa fixation ne relève pas du droit privé.

Enfin, « Calvin a une conscience très aiguë du pouvoir d’oppression que peut exercer le capital. Il ne cesse de mettre en garde ses contemporains contre ce danger social. » [33] Ainsi, il accepte le capitalisme naissant tout en restreignant ses abus, telle est la thèse d’André Baulier. Il a permis son développement à Genève, permettant l’essor de l’économie, joint à une modération de la consommation, et par conséquent une accumulation de l’épargne favorisant de nouveaux investissements. Mais écartant les thèses de Max Weber et de Georges Goyau, André Baulier voit en Calvin un modèle d’attitude à l’égard de notre vie économique contemporaine.

Selon André-Émile Sayous (1873-1940), le calvinisme opposé au capitalisme

Contrairement aux autres chercheurs, André-E. Sayous défend la thèse selon laquelle le calvinisme s’est opposé avec force au développement du calvinisme au point de freiner son développement. Genève voit ainsi croître le capitalisme au moment où les pasteurs ne le dénoncent plus et en bénéficient eux-mêmes. Ainsi, la question de savoir si Calvin est responsable ou non du capitalisme est très complexe.

Selon Émile-Guillaume Léonard (1891-1961), l’aspect anthropologique

Dans son histoire générale du protestantisme, Émile Léonard décrit Calvin, réformateur de deuxième génération, comme le précurseur de la société moderne ou encore « le fondateur de la civilisation »[34]. Plus que Luther, Calvin a créé un type d’homme, le « spécialiste », caractéristique du monde moderne. Véritable censeur de toutes les déviations théologiques et gardien de l’ordre établi, Calvin a inséré l’individu dans un système totalitaire. Il a défini un ordre « qui ne s’arrête pas à la seule conception d’une organisation institutionnelle de l’Église […] Il embrasse l’homme tout entier, dans la plénitude de son existence individuelle ou collective, sur le plan spirituel comme sur le plan moral, social, politique, économique, intellectuel. »[35] Chaque individu doit remplir, dans la société, une fonction précise, « spécialisé ». Calvin a créé un nouveau type de comportement. « La plus grande réussite de Calvin […] est qu’il forgea à Genève un nouveau type d’homme, le réformé, et y ébaucha ce qui devait devenir la civilisation moderne. »

Synthèse

La question de savoir si le protestantisme a contribué à l’essor du capitalisme ne se pose plus. Sa participation est incontestable. Il est vrai que très probablement, les réformateurs n’en sont pas directement responsables. Toutefois, les doctrines de la justification par la foi seule et de la double prédestination ont grandement joué pour un rapprochement. L’individualisme religieux, fer de lance de la nouvelle religion chrétienne, ne peut qu’apprécier cet autre individualisme que se manifeste dans le capitalisme moderne. Enfin, les facilités pour rompre les habitudes et s’écarter de toute autorité ont probablement été une autre disposition d’esprit favorable à la nouvelle conception économique. Ce sont en effet de puissants leviers pour faire changer les mentalités et donner au capitalisme modernes des entrepreneurs et des ouvriers capables de le mener et de porter.

Mais « l’élan moteur qu’a historiquement représenté le protestantisme »[37] s’est sans-doute combiné à d’autres facteurs et à d’autres systèmes pour permettre la naissance et le développement du capitalisme moderne. Weber indique que son étude n’épuise pas les causes du capitalisme moderne. Certains chercheurs contemporains voient, depuis Baudrel[38], l’origine du capitalisme moderne antérieure à Luther et en Italie.

Au départ, Max Weber développe sa thèse sur les doctrines du luthéranisme et du calvinisme, et sur sa pratique dans les mouvements du puritanisme calviniste. Mais rapidement, apparaît une faiblesse dans son raisonnement. Il n’a pas suffisamment pris en compte l’évolution du calvinisme. Son regard s’est porté sur un certain puritanisme ou une certaine forme d’ascétisme protestant. Néanmoins, il souligne les effets d’une doctrine difficile à porter, source d’angoisses et d’inquiétudes réelles. Georges Goyau insiste aussi sur un autre effet du protestantisme, l’individualisme religieux. Les deux chercheurs nous montrent ainsi une conséquence de la nouvelle foi : la solitude du fidèle.

Mais il est bien difficile de rendre responsable une religion qui ne cesse d’évoluer et de se ramifier en de nombreuses branches. Par conséquent, il faut revenir aux sources du calvinisme, c’est-à-dire à Calvin. Le débat n’est alors plus doctrinal. Il porte désormais sur une décision, sur son attitude à l’égard de l’usure.

Après avoir distingué le prêt d’argent pour subvenir aux besoins des pauvres du prêt d’argent commercial, à partir d’une lecture de la Sainte Écriture, Calvin interdit le premier et autorise le second en le restreignant pour éviter les abus qu’il peut occasionner. Comme l’a noté Émile Doumergue puis surtout Henri Hanser, cette attitude entièrement nouvelle porte en soi une contradiction. Comment peut-il autoriser quelques choses par principe tout en voulant éviter les abus qu’elles impliquent nécessairement ? Henri Hauser rappelle aussi les motifs qu’il l’a conduit à une telle décision. Calvin a voulu répondre à un de ses amis et le soulager de ses scrupules. C’est une réponse casuistique. Mais comment une décision si précise sur un fait localisé dans la ville de Genève peut-elle se traduire par de relations fortes entre le protestantisme et le capitalisme moderne ? Cela ne suffit pas pour faire changer les mentalités. Des résistances ont bien existé. Certes, Calvin a sans aucun doute apaiser de nombreuses scrupules, mais cela suffit-il pour changer un monde ?

Plus récemment, André Baulier a tenté de resituer le débat sur l’aspect doctrinal. Mais sa justification nous paraît bien contraire à la doctrine fondamentale de la double prédestination. Elle est clairement infondée et anachronique. Elle nous montre néanmoins la forte capacité du protestantisme à évoluer et à s’adapter aux circonstances, sans se soucier des contradictions, sans craindre les infidélités. Il a beau faire l’éloge de Calvin. Il défend néanmoins des idées contraires à sa doctrine. C’est peut-être cette force redoutable qui a permis aux protestants d’embrasser l’esprit du capitalisme moderne. L’homme est capable de transformer la foi protestante pour l’adapter à de nouvelles exigences et profiter de nouvelles opportunités, que certains appellent la modernité. Elle s’adapte au monde. « La modernité a pénétré l’éthique protestante et non l’inverse »[39], Par faiblesse ou par pragmatisme ? Karl Marx ne s’est peut-être pas trompé. Son erreur est d’avoir généralisé ce fait à l’ensemble des religions…





Notes et références
[1] Georges O’Brien, dans Hanser, Les origines du capitalisme.
[2] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme dans La revue réformée, n°37, 1959.
[3] Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, collection Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, 1991, Troeltsch, Ernst, Protestantisme et Modernité, Alfred Dumais, Phénoménologie de l’ange, volume 51, n°3, octobre 1995, www.erudit.org.
[4] Georges Goyau dans Calvin, l’argent et le capitalisme dans La revue réformée, n°37, André Biéler.
[5] Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme, 1951.
[6] Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme.
[7] Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme.
[8] Voir Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme.
[9] Tawney, La Religion et l’Essor du capitalisme..
[10] Tawney, dans article Capitalisme, Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Mourre, Bordas, 1996.
[11] Émile Doumergue, Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Slatkine Reprints, Genève, 1970
[12] Calvin, Opera, XXVI, dans Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Émile Doumergue.
[13] Calvin, Opera, XXXIII, dans Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Émile Doumergue.
[14] Calvin, Opera, XXIV, dans Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Émile Doumergue.
[15] Calvin, Opera, XXVI dans Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Émile Doumergue.
[16] Calvin dans Calvinisme et capitalisme : l’expérience genevois, André-E. Sayous, Annales d’histoire économique et sociale, n°33, 1935, www.jstor.org.
[17] Émile Doumergue, Le caractère de Calvin : l’homme, le système, l’église, l’état, Slatkine Reprints, Genève, 1970
[18] Georges Bourgin, compte-rendu de la lecture de Les débuts du capitalisme, Hauser, Alcan, 1927, www.persee.fr.
[19] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[20] Calvin, De usuris responsum dans Les débuts du capitalisme, Hanser.
[21] Calvin dans Hanser, Les débuts du capitalisme.
[22] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[23] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[24] Lujo Brentano, Der Wirtschaffends Mensch dans Les débuts du capitalisme, Hauser.
[25] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[26] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[27] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[28] Hanser, Les débuts du capitalisme.
[29] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme dans La revue réformée, n°37.
[30] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme.
[31] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme.
[32] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme.
[33] André Biéler, Calvin, l’argent et le capitalisme.
[34] Émile-G Léonard, Histoire générale du Protestantisme, tome I, La Réformation, Presses Universitaires de France, 1961.
[35] Jean-François Bergier, Émile-G, historien de la réformation, http///www.e-periodica.ch.
[36] Émile-G Léonard, Histoire générale du Protestantisme, tome I, La Réformation, Presses Universitaires de France, 1961.
[37] Jean Baubérot, Article, B. Protestantisme et société, dans Dictionnaire de l’Histoire du christianisme, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 2000.
[38] Voir La Dynamique du capitalisme, Braudel.
[39] M.N., Capitalisme et sortie du religieux : le rôle du christianisme dans la construction du monde moderne, septembre 2016, philitt.fr.

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