" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 24 août 2025

Le riche, peut-il se sauver ?

Au XIXe siècle, dans sa Vie de Jésus, Renan proclame que selon la doctrine de Jésus, : « les pauvres seuls seront sauvés » et « que le règne des pauvres va venir. »[1] Dans les années 60, sans aboutir à de telles erreurs, des courants de pensée appelaient à un changement radical du christianisme afin de remettre au cœur de ses préoccupations la pauvreté et faire de l’Église une Église des pauvres. Une lecture hâtive ou biaisée des Évangiles pourrait aussi faire croire que le riche est condamné à la réprobation et aux châtiments infernaux comme nous pouvons l’entendre parfois.

Ces théoriciens s’appuient généralement sur les célèbres béatitudes ou encore sur l’histoire évangélique du jeune riche qui, à la demande de Notre Seigneur Jésus-Christ, refuse de renoncer à ses biens pour le suivre. Les véhémentes interpellations de Saint Jacques contre les riches semblent aussi les réconforter dans leurs opinions. Ils s’inspirent également de la vie de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem[2], qui mettaient en partage les biens de leurs membres et apportaient secours aux indigents. En les écoutant, il semblerait que les pauvres soient les élus de Dieu et que la possession de biens soit un péché. Ces théoriciens, théologiens ou non, finissent ainsi par remettre en cause la propriété privée et par soutenir des doctrines d’inspiration marxiste …

De telles idées ne sont pas nouvelles. Les problèmes que soulèvent les inégalités sociales ou encore le rôle de l’argent par rapport à la vie chrétienne ne sont pas non plus nouveaux. Ils sont déjà connus dès les premiers siècles de notre ère. Ce sont des sujets que les Pères de l’Église ont traités comme tant d’autres préoccupations auxquels ils ont été confrontés. Fidèles à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, ils nous donnent des éléments de réponse qui demeurent encore d’actualité. Revenons donc en ce temps afin d’écouter ce qu’aujourd’hui, nous avons peine à entendre…

Le christianisme confronté très tôt à la question de l’argent

Le christianisme s’est développé dans une société païenne, marquée par une forte inégalité entre les hommes, notamment par l’esclavage. Parmi les fidèles, se trouvent des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves, des propriétaires et des paysans, des artisans et des commerçants. Toutes les classes sociales se retrouvent rapidement au sein des premières communautés chrétiennes comme nous l’apprend une lettre de Pline le Jeune, gouverneur des provinces de Bithynie et du Pont, dans le nord-ouest de l’actuelle Turquie. Celui-ci écrit à l’empereur Trajan, au début du IIe siècle, à propos des chrétiens qui doivent être condamnés : « Voilà une foule des gens de tout âge, toutes conditions, de l’un et l’autre sexe, qui sont appelés devant la justice ou le seront. Ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que la contagion de cette superstition a envahies. »[3] Tertullien (v.150-220) ne se trompe pas quand il affirme dans son Apologétique que les chrétiens sont partout.

En présence d’une communauté dans laquelle se réunissent toutes les populations et toutes les classes sociales, les Pères de l’Église se sont naturellement intéressés à la situation sociale des chrétiens et donc à la question des rapports du riche et du pauvre, et plus globalement à la question de l’usage des biens terrestres. S’adressant à leurs auditeurs, dont certains étaient assurément riches, ils dénoncent l’abus des richesses, le luxe des festins, la magnificence des parures et soulignent la source de ces maux : « c’est l’amour de l’argent »[4], nous dit Saint Polycarpe, reprenant alors les paroles de Saint Paul : « ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans les filets du diable et dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux est la cupidité »(I, Timothée, VI, 9-10) Ainsi, demande-il aux veuves, aux presbytres, aux diacres, de ne pas aimer l’argent ou de s’éloigner de cet amour. L’argent ou la possession de biens n’est pas remis en cause. La question essentielle porte sur l’attachement que nous leur portons.

Les Pères de l’Église n’hésitent pas non plus à critiquer avec véhémence ceux qui ne voient dans la richesse qu’un moyen de multiplier les jouissances sans se soucier des devoirs attachés à leurs conditions. « Il est absurde qu’un seul vive dans les délices tandis que des milliers d’autres meurent de faim. »[1] Parmi les préceptes de la voie de la vie, la Didaché mentionne celle de la générosité : « n’hésites pas à donner et à donner sans murmurer, et tu connaîtras un jour celui qui sait payer largement de retour. »[6] Et ajoute-t-elle, « ne te détourne pas de l’indigent. »[7] Que « le riche secoure le pauvre », mais aussi « que le pauvre rende grâce à Dieu de lui avoir donné quelqu’un qui subvienne à ses besoins. »[8] Dans leurs diatribes, les Pères de l’Église s’appuient sur l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ et sur son enseignement.

Cependant, les Pères de l’Église sont conscients des dangers que peuvent présenter leurs critiques et sur une mauvaise interprétation des paroles de Dieu. Un discours qui ne cesse de se concentrer sur la pauvreté et de dénoncer les riches sous prétexte de plaider la cause des pauvres risquent de lasser les hommes qui ne connaissent ni la pauvreté ni la richesse, ou encore, de jeter les riches dans le désespoir. Portés par le découragement, ces derniers peuvent se persuader qu’ils n’ont aucune part au Royaume de Dieu et finiront alors par renoncer au bonheur de la vie éternelle. Par conséquent, « suspendus entre le regret de la vie éternelle et les plaisirs de la vie périssable, ils se rejettent vers celles-ci et se perdent eux-mêmes »[9], embrassant alors toutes sortes de péché. Or, Notre Seigneur Jésus-Christ est mort sur la croix pour sauver tous les hommes. « S’ils obéissent à ses préceptes, ils ont le même droit que nous à ses récompenses. »[10]

Retour au jeune riche de l’Évangile …

L’un de ces Pères de l’Église est Saint Clément d’Alexandrie (v.150-v.215). S’il veut éveiller les consciences des gens fortunés, il ne veut point non plus les décourager. Dans son petit traité intitulé Sur le salut des riches, il revient sur la scène de l’homme riche[11] pour le commenter et l’éclaircir. Cette épisode est décrite avec de légères différences par Saint Matthieu (XIX, 16-26), Saint Marc (X, 17-24) et Saint Luc (XVIII, 18-27).

Un jeune homme accoure vers Notre Seigneur Jésus-Christ, et fléchissant le genou, Lui demande : « Bon maître, que ferai-je pour avoir la vie éternelle ? »(Marc, X, 18) Il nous rappelle que le salut dépend pour tous de l’observation des commandements de Dieu. « Maître, j’ai observé tous ces préceptes dès ma jeunesse. »(Marc, X, 20) La réponse ne semble pas le satisfaire. Il lui manque quelque chose. Il ne veut pas en effet s’en tenir là et aspire à un état plus parfait que la condition commune et ordinaire. « J’ai observé tout cela depuis ma jeunesse, que me manque-t-il encore ? »(Matthieu, XIX, 20) Il se prosterne donc au pieds de Notre Seigneur Jésus-Christ, à celui qui seul peut donner ce qui lui manque.

Notre Seigneur Jésus-Christ, « l’ayant regardé, l’aima »(Marc, X, 21). Son regard reflète à la fois de l’attendrissement et de la compréhension. « Observateur exact de la loi, il est arrivé où la loi finit, il s'arrête où la vie commence. »[12], nous dit Saint Clément. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, viens ensuite, et suis-moi. »(Marc, X, 22) Mais, en écoutant sa réponse, le jeune homme est affligé. « Il s’en alla triste »(Marc, X, 22).

« Si tu veux être parfait »… C’est en effet à l’homme de choisir. Dieu ne contraint personne. Il donne à celui qui désire. Il fait trouver à celui qui cherche. Il ouvre à celui qui frappe. Saint Clément insiste sur le libre-arbitre de l’homme. Or, malgré son désir, le jeune riche se retire attristé comme accablé par le poids de sa richesse. Le désir ne suffit pas. Il est comme étouffé par des buissons d’épines.

Le voyant partir dans cet état, refusant de renoncer à ses biens pour Le suivre, Notre Seigneur Jésus-Christ se tourne vers ses disciples et leur dit : « Qu’il est difficile que ceux qui ont des richesses entrent dans le royaume de Dieu ! »(Marc, X, 23) et rappelle le célèbre proverbe : « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »(Marc, X, 24-25) Encore plus étonné, l’un des disciples s’exclame alors : « qui peut donc être sauvé ? »(Marc, X, 26) Notre Seigneur Jésus-Christ conclue que « aux hommes, cela est impossible, mais non pas à Dieu ; car tout est possible à Dieu. »(Marc, X, 27)

L’enseignement de la pauvreté volontaire

Mal interprété, cet épisode peut justifier ceux qui prétendent que les riches ne peuvent obtenir la vie éternelle. Cependant, une lecture attentive du texte montre qu’il ne contient aucune réprobation de la richesse et la propriété comme telles, mais un conseil de perfection, comme le demandait le jeune riche. Pour être parfait, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande d’embrasser la pauvreté comme ses disciples qui ont renoncé à tout pour Le suivre. Ainsi, nous distinguons le précepte, l’obéissance aux commandements de Dieu, valable pour tous, et le conseil de pauvreté volontaire, réservé à certains.

Cependant, en refusant de suivre sa conscience, qui l’appelait à la perfection, le jeune riche s’expose à des dangers. Il risque de ne pas suivre la voie que Dieu lui réservait. C’est pourquoi il part triste, partagé qu’il est entre le désir d’embrasser un état de perfection auquel il se sent appelé, et son attachement aux biens de la terre. Finalement, il met les intérêts temporels au-dessus de ses convictions, de ses intérêts spirituels. « C’est de là que part Notre Seigneur Jésus-Christ pour montrer à ses disciples le danger des richesses. »[13] Selon Saint Marc, Notre Seigneur Jésus-Christ précise à ses disciples qu’ « il est difficile à ceux qui se confient dans les richesses d’entrer dans le royaume de Dieu. » En plaçant leur confiance dans leur fortune, ils ne peuvent écouter la parole de Dieu. Ils sont comme prisonniers de l’argent qui nourrit leur orgueil et leur procurent des moyens pour satisfaire leurs passions. Et comme le précise en conclusion Notre Seigneur Jésus-Christ, seuls, ils ne peuvent se défaire de cet attachement, mais par la foi et les grâces divines, ils peuvent s’en libérer. Car « le royaume de Dieu n’appartient pas à ceux qui s’endorment dans les délices, mais ce sont les violents qui l’emportent. La seule violence agréable à Dieu est celle qui consistent à Lui arracher le don de la vie éternelle. Dieu cède volontiers à l’énergie de ceux qui engagent avec lui le combat : il se plaît à être vaincu de la sorte. »[14]

La richesse comme la pauvreté, ni bonne ni mauvaise

Saint Clément d’Alexandrie demande donc aux riches de regarder leurs biens et richesse comme des dons de Dieu à partager et d’en user pour en faire de bonnes œuvres. Car la richesse n’est ni mauvaise ni bonne en soi. Saint Clément n’en ignore pas non plus les dangers. « Les richesses seules suffisent pour amollir, corrompre et détourner de la voie du salut ceux qui le malheur de les posséder. »

« Quelle société, quel commerce pourrait exister entre les hommes, si personne ne possédait rien ? »[15] Le bon sens suffit pour rejeter toute doctrine qui refuse la possession de biens. Les communautés religieuses, pourtant soucieuses de suivre le conseil évangélique de la pauvreté volontaire, ne peuvent embrasser la pauvreté absolue sans remettre en question leur existence.

Si l’homme naît dans une famille fortunée, que serait la justice divine si cet argent lui procure la mort ? Et que serait la terre qui produit des choses qui donnerait la mort ? Les biens en lui-même ne sont donc pas mauvais en eux-mêmes, mais le mauvais usage qu’on en fait. « Si quelqu’un fait un ouvrage d’après les règles de l’art, son ouvrage est bon ; s’il manque d’art, la faute en est à lui, et non à la matière qu’il emploie. Il arrive de même pour les richesses : elles ne sont qu’un instrument. En faites-vous bon usage ? Elles vous serviront à pratiquer la justice. En tirez-vous parti pour le mal ? Elles deviendront dans vos mains une source d’iniquité ; car leur nature est de servir et non de commander. N’étant pas elle-même ni bonne ni mauvaise, elles ne méritent non plus ni louange ni blâme ; ce qu’on doit mettre en cause, c’est l’âme humaine, qui, en vertu de sa liberté, a seule le pouvoir d’user de ces dons avec sagesse ou d’en abuser. »[16]

Saint Clément distingue les biens de production qui est possible d’acquérir et les biens de consommation qui sont à partager et non à accumuler. Par exemple, un riche armateur peut accroître sa flotte de bateaux marchands mais il ne doit pas multiplier ses résidences et sa domesticité. Ainsi, fulmine-t-il contre l’étalement du luxe dans l’habillement et l’alimentation, demandant de se limiter au nécessaire.

Comme le note Saint Clément, il serait difficile de suivre des préceptes que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a si vivement inculqués si nous ne disposons pas de biens. Comment pourrions-nous en effet nourrir celui qui a faim, désaltérer celui qui a soif, vêtir celui qui est nu ? Nul ne peut donner à moins de posséder soi-même. « Que si personne, à moins d'être riche, ne peut remplir ces devoirs, et s'il nous ordonne en même temps d'être pauvres pour être sauvés, que fait-il autre chose, si ce n'est d'ordonner et de défendre à la fois ? Donner et ne pas donner, nourrir et ne pas nourrir, distribuer et ne pas distribuer, exercer l'hospitalité et ne pas l'exercer ? Commandement absurde et inexécutable. » Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande même de « faire des amis avec le Mammon de l’iniquité » à l’image de l’intendant, « afin que, quand vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. »[17

La richesse devient un moyen de secourir les démunis, aussi profitable à celui qui donne qu’à celui qui reçoit. Comme la Croix a sauvé les hommes qui ont connu la mort par le bois, l’argent peut contribuer à notre salut par les bonnes œuvres qu’il nous permet. « Il ne faut donc pas nous défaire d'une richesse qui peut être utile à notre prochain. La nature des richesses est d'être possédées et de secourir. Dieu lui-même les a formées et accommodées à notre usage. Elles sont, entre les mains de celui qui sait les employer, la matière et l'instrument du bien. »

Ainsi, il est demandé de renoncer aux possessions nuisibles et de garder ce dont nous pourrons faire un bon usage. Mais surtout, « ce n'est pas nos richesses qu'il faut détruire, ce sont nos vices, qui nous empêchent de les faire servir aux bonnes œuvres et à la vertu. »

Les dangers de la pauvreté…

De même, il n’y aucun mérite d’être pauvre, nous dit Saint Clément d’Alexandrie, lorsque la pauvreté n’est pas volontaire. Car « à ce compte les mendiants et vagabonds de nos places publiques, qui ne possèdent absolument rien et vivent sans repos et sans consolation, lors même qu'ils ignorent Dieu et sa justice, seraient cependant, par ce seul motif qu'ils sont les plus pauvres de tous les hommes, seraient, dis-je, les plus heureux, les plus religieux, les seuls destinés à la vie éternelle. Cela est absurde à penser ».

De plus, Saint Clément refuse de considérer la pauvreté volontaire comme un sacrifice héroïque qui mérite d'être loué si elle ne permet pas d’acquérir la vie éternelle que Notre Seigneur Jésus-Christ est venu apporter. Il s’oppose à l’idée qu’elle suffit pour gagner son éternité. « Cela est absurde à penser, d'autant plus que le sacrifice de nos richesses et leur distribution aux pauvres n'est pas un sacrifice nouveau et inconnu aux hommes. Plusieurs l'avaient déjà fait avant la venue du Sauveur : les uns, pour se livrer sans distraction à l'étude des lettres et d'une science morte ; les autres, pour acquérir le vain renom d'une gloire frivole, tels qu'Anaxagore, Démocrate et Cratès. » Le sacrifice volontaire peut même faire croitre en nous l’orgueil. Ce que nous demande Notre Seigneur Jésus-Christ est, selon Saint Clément, de nous dépouiller de tous nos vices, notamment de l’amour et de la soif des richesses. Car, « un pauvre qui manque de tout peut s’enivrer d’impurs plaisirs. »[18]

La pauvreté présente aussi d’autres dangers pour le salut de l’âme et peut nous éloigner de Dieu. Elle restreint la liberté et l’indépendance de l’homme contrairement aux riches qui savent user sagement des biens terrestres. « Elle arrache l’âme à sa vie nécessaire, je veux dire, à la contemplation, et au virginal éloignement de tout péché, pour contraindre l’homme qui n’a pas consacré par l’amour toute sa personne au service de Dieu, de gagner par le travail de quoi alimenter le corps. »[19] Quand nous souffrons d’un manque réel et de véritables tourments, il est difficile de nous en libérer pour nous porter vers des choses plus saintes comme le dit Saint Paul, qui veut épargner à ses fidèles de la souffrance de la chair et des peines afin qu’ils soient libres de toute inquiétude pour les porter à ce qui est le plus saint. Ainsi, Saint Clément nous demande de nous occuper des besoins matériels, « non par rapport à eux-mêmes, mais dans l’intérêt du corps. »

Finalement, notre salut ne dépend pas des choses qui sont hors de nous, grandes ou petites, éclatantes ou obscures. L’importance réside dans les vertus de l’âme, la foi, l’espérance, la charité, l’amour fraternel, la douceur, la modestie, l’amour de la vérité…

L’essentiel : l’esprit de pauvreté

Saint Clément souligne notre attitude à l’égard des biens que nous possédons, nous demandant de cultiver l’esprit de pauvreté : « lorsqu’il faudra vous en priver, vous en supportez la perte avec la même tranquillité d’esprit dont vous jouissiez au milieu de votre abondance, dans ce cas, vous êtes celui que le Seigneur déclarait bienheureux, qu’il appelait pauvre selon l’esprit »[20]. Job présente un bel exemple de l’attitude que nous devons suivre à l’égard de la richesse. « Il nous est proposé comme un excellent modèle »[21], nous dit Saint Clément dans son traité intitulé les Stromates. De la richesse, il a été précipité dans l’indigence, de la beauté dans la difformité, de la santé dans la maladie. Malgré tout, il bénit son créateur et supporte l’abaissement comme il a supporté la gloire.

Pour nous rappeler que nous devons être prêt à tout renoncer, c’est-à-dire à tout sacrifier, plutôt que de désobéir à Dieu, Saint Clément nous rappelle aussi les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ que rapporte Saint Luc dans son Évangile : « Celui qui vient à moi, et ne hait point son père et sa mère, sa femme et ses fils, ses frères et ses sœurs, et même son propre âme, il ne peut être mon disciple. »(Luc, XIV, 26) Il est évident que nous ne devons pas prendre à la lettre cette déclaration fulgurante. Comment en effet Celui qui nous enseigne d’aimer même nos ennemis nous demande d’haïr nos parents ? Dans la Sainte Écriture, le terme de « haïr » peut signifier « aimer moins ». Quand deux attachements sont mis en parallèles, l’auteur sacré utilise ce terme pour privilégier celui qui doit être le plus faible. Par exemple, il l’emploie pour exprimer la préférence accordée à Jacob sur Esaü, Rachel à Lia. En cas de conflit ou d’opposition entre deux amours, l’un doit fléchir devant l’autre. Ainsi, celui qui aime son père et sa mère plus que Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas digne de Lui. Ou dit autrement, Il nous défend un amour désordonné ou aveugle, qui nous porterait à oublier l’amour de Dieu aux prétentions abusives de l’homme, et nous ordonne de repousser la voix de la chair et du sang quand ceux-ci nous prêchent le refus de Dieu… « Le Christ l’emporte sur tous : donnez-lui la victoire, car c’est pour vous qu’Il combat. »[22]

Cet exemple n’est pas anodin au temps de Saint Clément comme en notre propre époque. La conversion au christianisme posait souvent la question des préférences, entre un fils qui venait d’embrasser la foi et un père qui voulait l’entraîner à l’apostasie, entre une épouse convertie et un époux prêt à la livrer aux bourreaux. Les intérêts du salut passent avant toute chose comme l’ont compris les nombreux martyrs au temps des persécutions.

Ainsi, « si, étant riche, vous reconnaissez tenir de la munificence divine l’or, l’argent et les maisons que vous possédez, et que vous les rendiez, dans la personne de vos frères, au Dieu qui vous les a donnés, si vous reconnaissez que vous les possédez plus pour les autres que pour vous-mêmes ; si, vous élevant au-dessus de leur possession par la force de votre esprit, vous leur commandez au lieu de leur obéir ; si vous ne vous enfermez point dans les sentiments égoïstes comme dans une demeure impénétrable, mais que vous fassiez servir vos richesses à l’œuvre divine de votre salut ; si, lorsque la nécessité l’exige, vous vous privez de vos trésors et supportez la perte et la pauvreté qui en est la suite, avec la même tranquillité d’esprit, la même joie pure et inaltérable dont vous jouissiez au milieu de votre abondance, c’est vous que le Seigneur proclame heureux, et appelle pauvre d’esprit, héritier assuré du royaume des cieux, où vous n’entreriez pas si vous rejetiez le fardeau de vos richesses, par la seule impuissance de le porter. »[23]

Par contre, pour le riche qui est enchaîné à ses biens, qui ferme son cœur à l’esprit de Dieu, et qui est « tout entier dans les richesses dont le coupable amour l’enchaîne »[24], la possession de ses biens entraîne sa perte et sa ruine.

Sans Dieu, rien n’est possible

Cependant, Saint Clément nous avertit : « l’homme qui, par lui-même, et sans autre secours, veut vaincre ses passions, n’en vient pas à bout ; mais s’il y met tous ses soins, et qu’il manifeste, un vif désir d’y arriver, il atteindra son but avec l’aide de la force divine. Car le souffle de Dieu pénètre les âmes douées d’une bonne volonté, comme le don de l’Esprit divin se retire de celles qui n’anime plus son cœur. »[25] Ainsi ce que l’homme ne peut faire, Dieu en est capable comme nous l’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ : « aux hommes, cela est impossible, mais non pas à Dieu ; car tout est possible à Dieu. »(Marc, X, 27)

Ne nous trompons pas sur ces paroles. Que nous disent-elles ? « À l’homme de choisir, il est libre ; à Dieu de donner, Il est le maître. »[26] Saint Clément concilie la nécessité de la grâce divine et le libre arbitre de l’homme, que celui-ci soit dans la misère ou dans la richesse. « Dieu donne à ceux qui veulent, qui font tous leurs efforts et qui sollicitent du secours afin que le salut devienne ainsi leur ouvrage. Car Dieu ne contraint personne : il est ennemi de la violence ; mais il fraie le chemin à ceux qui cherchent, il accorde à ceux qui demandent, il ouvre à ceux qui frappent. »[27] La grâce divine et la bonté humaine concourent ensemble à l’œuvre de notre salut.

Saint Clément demande donc aux riches de se soustraire à la domination de leurs trésors et d’en user avec sagesse et modération pour le bien de leur âme et de celle des pauvres. Il exhorte à la pénitence ceux d’entre eux qu’un attachement aveugle aux biens et aux plaisirs de ce monde a jetés dans le désordre.

Conclusions

Les biens précieux « ne sont pas interdites à ceux qui le possèdent ; ce qu’on leur défend, c’est d’y attacher leur cœur, car le bonheur n’est point-là. »[28]C’est l’enseignement constant de Saint Clément et de l’Église. L’important ne réside pas dans la possession de nos biens ou dans notre pauvreté mais d’arracher nos âmes à la fascination des choses sensibles, même lorsque nous ne les possédons pas, pour diriger notre regard vers les réalités d’un ordre supérieur, distinguant ce qui est superflu et utile, abus coupable et usage légitime. C’est ainsi que la richesse n’est pas mauvaise en soi si nous savons nous en détacher, prêt à soutenir l’indigent que nous rencontrons ou à y renoncer pour suivre Notre Seigneur Jésus-Christ si telle est notre vocation. Cependant, « il est difficile aux riches de ne pas se laisser entraîner par les charmes et les prestiges dont la possession de grands biens les environne de toutes parts et les enveloppe comme d’un réseau »[29] mais le salut leur demeure accessible par la grâce divine dont ils peuvent faire l’objet comme tout homme ici-bas…

Cet enseignement n’est pas réservé seulement aux riches mais à tout chrétien, quel soit son rang social ou sa fortune. Saint Clément leur demande de régler leur vie selon les vertus chrétiennes qu’a enseignées et appliquées Notre Seigneur Jésus-Christ. Le pauvre n’est pas non plus à oublier. Lui-aussi, il peut aussi être atteint de « l’amour de l’argent ». Finalement, « C’est notre âme qui nous fait obéir ou désobéir à Dieu, c’est elle qui rend purs ou impurs devant lui. Ne cherchons pas hors d’elle les causes de nos vices et de nos vertus, nous ne les y trouverions pas. »[30]

En son temps, Saint Clément réagit contre l’abus des jouissances matérielles dans lesquelles est plongé l’empire romain. Il dénonce le luxe des villes, qui se concurrence par leur magnificence, la somptuosité effrayante des demeures, le raffinement des mets, ou encore les fêtes perpétuelles qui scandent la vie païenne. Au-delà de cette richesse extravagante, il s’attaque aussi aux désordres morales de la société et à la corruption des mœurs : recherche immodérée du plaisir, famille brisée par les divorces et l’adultère, prostitution, tueries organisées dans les jeux du cirque, esclave traité comme un outil, etc. Le développement matériel a conduit aux vices et à la servitude en absence de progrès moral. Il a allumé la fièvre de la jouissance, livrant l’homme à ses instincts qui le dégradent et l’asservissent. Tel est aussi l’enseignement de Tertullien à Carthage. C’est pourquoi « le chrétien doit restreindre ses besoins le plus possible » afin de demeurer libre d’aimer Dieu et son prochain comme Notre Seigneur Jésus-Christ nous a aimés…

Si cette vérité n’est pas nouvelle au temps antique, Notre Seigneur Jésus-Christ nous a enseigné non seulement ce qu’était la vérité, la voie, la vie mais aussi que cette vérité, cette voie, cette vie étaient possibles et accessibles à tous, qu’elles étaient Notre Seigneur Jésus-Christ Lui-même, sans lequel rien n’est possible. C’est pourquoi l’Église n’est pas l’Église des pauvres pour les pauvres mais l’Église de Notre Seigneur Jésus-Christ, ouverte à tous afin que tous puissent être dans la capacité de vivre de l’éternité de Dieu. Car Il les appelle tous à la vie éternelle, riches ou pauvres. C’est ainsi que l’Église universelle ou, dit autrement, catholique…

 


Notes et références

[1] Ernest Renan, Vie de Jésus, chapitre XI, édition de 1867.

[3] Pline le Jeune, Lettre, traduit par Pierre de Labriolle dans La réaction païenne, 1934.

[4] Saint Polycarpe, Lettre aux Philippiens, dans Les Écrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1962.

[5] Saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, II, 12 dans Cours d’éloquence sacrée fait à la Sorbonne pendant l’année 1864-1865, Xe leçon, Msg Freppel, évêque d’Angers, mediterranee-antique.fr.

[6] Didaché, IV, 5 dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[7] Didaché, IV, 9.

[8] Saint Clément de Rome, pape, Épîtres aux Corinthiens, XXXVIII, 2, dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[9] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?, dans Défense du christianisme par les Pères des premiers siècles de l’Église contre les philosophes, les païens et les Juifs, trad. M. de Genoude, Tome V, chez Sapia, libraire-éditeur, 1839.

[10] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[11] Voir Émeraude, juillet 2025, article « Le regard de Notre Seigneur Jésus-Christ sur les pauvres et les riches ».

[12] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches.

[13] Msg Freppel Cours d’éloquence sacrée fait à la Sorbonne pendant l’année 1864-1865, Xe leçon,

[14] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[15] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[16] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIV.

[17] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIII.

[18] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.

[19] Saint Cyrile d’Alexandrie, Stromates, chapitre IV.

[20] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIX.

[21] Saint Cyrile d’Alexandrie, Stromates, chapitre IV dans Défense du christianisme.

[22] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXIII.

[23] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[24] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[25] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[26] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[27] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[28] Saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, II, 9.

[29] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.

[30] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.

jeudi 7 août 2025

« Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses en commun.»

Les premiers chapitres de l’histoire chrétienne s’ouvrent sur une page admirable, celle d’une communauté unie, où chacun met spontanément tout en commun au service du plus grand nombre. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses en commun. Ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon que chacun avait besoin. »(Actes des Apôtres, II, 44-45) C’est ainsi que « tout ce qui y avait de possesseurs de champs ou de maisons, les vendaient, et apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu ; et le déposaient aux pieds des apôtres ; on le distribuait ensuite à chacun selon qu’il en avait besoin. »(Actes des Apôtres, IV, 34-35) Et ainsi, cette communauté toute naissante ne connait pas la pauvreté. « Il n’y avait aucun pauvre parmi eux »(Actes des Apôtres, IV 34) Cette « multitude de croyants » vivent ainsi des préceptes de Notre Seigneur Jésus-Christ qui les mènent à la perfection. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, viens ensuite, et suis-moi. »(Marc, X, 22)

Cette image est gravée dans l’histoire de tout chrétien, et au-delà du christianisme. Pourtant, si elle demeure dans les esprits, elle ne porte pas le même sens. Comme les paraboles qui éclairent les uns et égarent les autres, elle fait l’objet de nombreuses interprétations. Le chrétien y voit l’exemple de la cité de Dieu, animée d’un même esprit, d’une même foi. Pour certains interprètes, elle témoignerait du communisme originel du christianisme, qui prônerait le refus du droit de la propriété privée. Pour d’autres, elle serait l’exemple d’une fraternité qui exclut l’inégalité et l’injustice sociales. Et, pour tous, elle serait le témoignage d’une société idéale à reproduire. Quelle que soit la leçon que nous tirons de cette image, nous accordons au christianisme un enseignement éminemment social et attractif.

Pourtant, la religion chrétienne est écartée de la société. Elle n’est tolérée que si elle veuille bien demeurer une affaire privée. Ainsi, discrète entre quatre murs ou resplendissante dans de belles églises, elle est devenue un mystère inaudible pour nos contemporains, alors que ces derniers ont tant besoin de lumière et de repères. Et, si elle ose s’affirmer au sein de la société, peut-elle encore être comprise par le plus grand nombre quand sa parole est si éloignée de ce qu’ils peuvent entendre et ne cessent d’entendre ? La société d’abondance et de consommation dans laquelle ils vivent est en effet terriblement bien éloignée de la communauté chrétienne qui a vu le jour à Jérusalem au lendemain de la Pentecôte. Condamne-t-elle finalement tout retour au christianisme ?

Notre rapport avec les biens ou avec l’argent, ou plus globalement avec la pauvreté et la richesse, constitue sans-doute un des points d’achoppement entre le christianisme et la société actuelle. Il était déjà un obstacle au temps des premières communautés chrétiennes. Revenons donc au début de l’ère chrétienne afin d’en tirer des enseignements dans le cadre de notre étude apologétique.

La pauvreté volontaire

Dans les Actes des Apôtres, Saint Luc décrit en quelques mots puissants la première communauté chrétienne de Jérusalem au lendemain de la Pentecôte, entre les années 60 et 64. L’image de ces premiers chrétiens présente un enseignement différent selon le regard que nous y portons.

Nous pouvons d’abord porter notre attention sur leur vie communautaire. Les chrétiens partagent librement leurs biens propres et les distribuent à l’ensemble des membres de la communauté selon leurs besoins et sous l’autorité des Apôtres. Ils abandonnent à ces derniers la propriété de leurs biens au profit de toute la communauté. Ils se dépossèdent donc de leur fortune et s’appauvrissent volontairement. Cependant, ils n’aliènent pas leurs biens qu’ils gardent comme propriété légale. Chacun « ne regardait comme étant à lui rien de ce qu’il possédait, mais toutes choses leur étaient communes. »(Actes des Apôtres, IV, 32) C’est en raison de la libéralité dont usent leurs propriétaires que les biens personnels deviennent communs. Cependant, cette communauté est plus que morale puisque ceux qui possèdent des terres les vendent pour partager ensuite le produit de la vente.

Ainsi, par cette mise en commun des biens, les chrétiens témoignent d’un détachement réel à l’égard des biens de ce monde. Notre attention est alors portée vers la pauvreté volontaire.

Le secours des plus faibles

Notre regard peut aussi se porter sur la distribution des biens dans le but de secourir les indigents et les plus faibles comme les veuves et les orphelins. Les chrétiens abandonnent leur bien pour secourir ceux qui vivent dans la pauvreté comme le montre de manière exemplaire Barnabé. « Comme il avait un champ, le vendit, et en apporta le prix, et le déposa aux pieds des apôtres. »(Actes des Apôtres, IV, 36-37) Comme en témoigne Saint Paul, le secours n’est pas restreint à la communauté. Les chrétiens de Macédoine, d’Achaïe ou encore de Corinthe ont collecté des biens pour venir au secours de ceux de Jérusalem. Cette générosité n’est pas non plus réservée aux seuls croyants, ce qui soulève par ailleurs l’étonnement des païens, voire leur admiration. La communauté n’est finalement pas indifférente à la société qui l’entoure et à ses maux. Elle applique encore ce que demande Notre Seigneur Jésus-Christ.

Notons que les chrétiens remettent les biens à toute la communauté pour que celle-ci les distribue aux membres selon leurs besoins et non selon une part égale jugée arbitrairement. Il n’y pas de volonté d’établir l'égalité sociale mais plutôt un équilibre par le partage.

Ainsi, par la mise en commun de tous les biens, les chrétiens de Jérusalem témoignent de la pauvreté volontaire tout en venant au secours auprès des plus faibles. Le témoignage de Saint Luc révèle aussi l’autorité des Apôtres. Ce sont eux qui reçoivent les biens de tous et les font distribuer.

Signes de bénédictions et authenticité

La communauté naissante de Jérusalem nous renvoie à l'Ancien Testament. « Et il n’y aura aucun indigent et aucun mendiant parmi vous [...] »(Deutéronome, XV, 4). Tel est l’objectif des mesures que Dieu demande à son peuple d’appliquer. « [...] Afin que Dieu te bénisse dans la terre qu’il va te livrer en possession. » Telle est la promesse divine s’il obéit à ses préceptes. 

La vie commune que décrit Saint Luc fait ainsi écho à la parole de Dieu qui s’accomplie au sein de la communauté de Jérusalem. Elle est plus qu'un signe de sa bénédiction, elle est un signe d’authenticité.

Une même foi ...

Nous devrions néanmoins ne pas nous focaliser sur la pauvreté volontaire ou sur le secours des plus pauvres. En effet, ce que nous devons particulièrement retenir de la description de Saint Luc est plutôt l’unité des premiers chrétiens. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble », nous précise Saint Luc. « La multitude des croyants n’avaient qu’un esprit et qu’un cœur. », insiste-t-il encore (Actes des Apôtres, IV, 32) Cette unité ne s’exprime pas uniquement dans la prière et les repas. Elle s’incarne aussi dans leurs œuvres.

Saint Luc emploie le terme grec de «  koinwnίa » pour exprimer cette communion d’esprit et d’âme. Ce terme dérive de l’adjectif « koinά » que nous retrouvons trois lignes après quand l’évangéliste écrit que tout était en commun. Selon des interprètes, Saint Luc rappelle une maxime très courante de la philosophie grecque : « Entre amis tout est commun ». Comme l’écrit Aristote, « rien, en effet, ne caractérise mieux l’amitié que la vie en commun »[1]. Il ne peut y avoir de véritable amitié entre deux hommes si l’un ne met tout ce qu’il possède à la disposition de l’autre.

Cependant, Saint Luc ne fait pas reposer leur unité sur une amitié mais sur la foi. Ils insistent en effet à deux reprises qu’ils vivent ensemble et se partagent leurs biens parce qu’ils sont croyants et qu’ils vivent de la même croyance. L’idéal de l’amitié tel qu’il est décrit par les philosophes païens se réalise en raison de leur foi commune.

Un même cœur...

L’unité de l’âme et du cœur qui se manifeste dans la vie commune va donc au-delà de l’amitié des philosophes. Le terme « cœur », qu’emploie Saint Luc, est en effet étranger à leur vocabulaire. Il appartient plutôt à celui de la Sainte Écriture. Nous retrouvons l’exigence de l’unité dans d’autres écrits du Nouveau Testament. Saint Paul demande aux Philippiens de demeurer « animés d’un même esprit, travaillant de concert pour la foi de l’Évangile »(Philip., I, 27), et ne cesse de les exhorter à avoir « la même charité, la même âme, la même pensée »(Phil., II, 2). Et comme témoignage de cette unité, Saint Paul leur demande alors que chacun ait « égard, non à son propre intérêt, mais à ceux d’autrui. » (Phil., II, 4). Et aux Corinthiens ou aux Romains, il ne dit pas autre chose. Les fidèles doivent être « unis de sentiments les uns aux autres selon Jésus-Christ ; afin que d’un même cœur et d’une même bouche, vous rendiez gloire à Dieu et au Père de Notre Seigneur Jésus-Christ. »(Rom., XV, 5-6) Et, continue-t-il, « c’est pourquoi, soutenez-vous les uns les autres, comme le Christ vous a soutenus pour la gloire de Dieu. » Le soutien mutuel est le témoignage de l’unité des croyants.

Unanimité devant Dieu

L’unité de la communauté de Jérusalem se manifeste aussi par l’unanimité dont elle témoigne lorsqu’elle se rassemble dans le Temple de Jérusalem. « Tous les jours aussi, persévérant unanimement dans le Temple, et rompant le pain, ils prenaient leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. »(Actes des Apôtres, II, 46).  Les chrétiens se tiennent « tous unis ensemble […] dans le portique de Salomon. »(Actes des Apôtres, V, 12) Cette unité se retrouve dans la prière. Les chrétiens « persévéraient unanimement dans la prière »(Actes des Apôtres, I, 14) ou encore « élevèrent unanimement la voix vers Dieu »(Actes des Apôtres, IV, 24). 

Les chrétiens sont donc unanimes quand ils sont rassemblés dans la maison de Dieu ou lorsqu’ils s’adressent à Dieu. Il ne peut avoir de discordance quand leurs voix montent au ciel. Cela signifie qu’avant de s’adresser à Dieu par la prière ou le sacrifice, ils doivent se mettent d’accord et mettre fin à toute discorde.

Sans acception de personne

Dans son épître, Saint Jacques nous apporte un élément qui nous permet de mieux comprendre la jeune communauté chrétienne. « Mes frères, ne jugez pas l’acception des personnes à la foi que vous avez en Jésus-Christ, le seigneur de la gloire. » (Jacques, II, 1) L’Apôtre nous demande d’agir avec notre prochain de manière juste, qu’il soit riche ou pauvre, puissant ou faible. Le rang ou la fortune d’un homme ne doit pas conditionner l’attitude du chrétien à son égard. Notre Seigneur Jésus-Christ Lui-même a « choisi les pauvres de ce monde pour être riche dans la foi, et être héritiers du royaume que Dieu l’a promis à ceux qu’ils l’aiment. »(Jacques, II, 5) En outre, comme le déclare encore Saint Jacques, s’il élève les uns et méprise les autres selon leur rang social, le chrétien agit comme les riches et les puissants qui l’oppriment et rejettent Notre Seigneur Jésus-Christ. En agissant cela, il « a déshonoré le pauvre ». Le commandement de la charité, qu’est l’amour de son prochain comme soi-même, implique de ne faire acception de personne.

La réalité humaine et ses péchés

Cependant, la vie de la première communauté chrétienne n’est pas sans ombre. Le récit de Saint Luc témoigne aussi de la triste réalité humaine. Il nous raconte notamment le châtiment que subissent deux chrétiens. Ananie vend son champ et ne rapporte qu’une partie à la communauté, en mentant sur le prix de la vente, avec la complicité de son épouse. Mais Saint Pierre s’aperçoit de sa supercherie. « Ananie, pourquoi Satan a-t-il tenté ton cœur, pour mentir à l’Esprit Saint, et frauder sur le prix du champ »(Actes des Apôtres, V, 3). Saint Pierre lui montre alors gravité de son mensonge. « Tu n’as pas menti aux hommes, mais à Dieu ». Ananie est alors frappé d’une mort subite. De même, après avoir menti de nouveau à Saint Pierre sur le prix de la vente, Saphire, son épouse, connaît le même sort. Leur mensonge, qui cause leur châtiment, ne peut cacher leur cupidité et leur avarice. Si Saint Ambroise voit dans le geste d’Ananie la trahison d’une promesse et donc une fraude[2], Saint Luc ne retient que le mensonge puisque « restant en tes mains, ne demeurait-il pas à toi ? Et vendu, n’était-il pas encore en ta puissance ? »(Actes des Apôtres, V, 4). En y adhérant, ils s’étaient engagés à mettre en commun leurs biens. Ils rompent ainsi l’unité d’esprit et de cœur. Ils constituent ainsi un contre-modèle.

Saint Luc rapporte un autre incident. « Il s’éleva un murmure des Grecs contre les Hébreux, de ce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution de chaque jour. »(Actes des Apôtres, VI, 1) Les chrétiens hellénistes craignent en effet d’être traités en chrétiens de seconde zone par les autres chrétiens d’origine hébreu. Pour éviter notamment que cela se reproduise et apaiser leurs inquiétudes, les Apôtres instituent l’ordre des diacres, qui veilleront en particulier à l’équité entre les deux groupes de chrétiens. Ce détail montre toutes les difficultés d’ordre pratique que soulèvent la vie communautaire. De nouveau, Saint Luc ne cache pas la réalité humaine et ses péchés, donnant, par ses détails, une crédibilité à son témoignage…

Une même exigence pour les Pères apostoliques

Nous retrouvons l'esprit communauté de la communauté de Jérusalem dans l’un des premiers écrits du temps apostolique. Tout en revenant sur le regard que doit porter le chrétien sur les pauvres, la Didaché rappelle que les biens dont il dispose sont à partager avec les pauvres. « Ne te détourne pas de l’indigent, mets au contraire tout en commun avec ton frère, et ne dis pas que tu possèdes des biens en propre, car si vous entrez en partage pour les biens immortels, combien plus devez-vous y entre pour les biens périssables ? »[3]

Dans une de ses épîtres, le pape Saint Clément se tourne vers les « forts », c’est-à-dire ceux qui ont des biens et du pouvoir, pour leur rappeler deux exigences, qu’il met en parallèle. « Que le fort prenne souci du faible, que le fort respect le faible. »[4] Celui qui dispose du pouvoir ne doit pas être indifférent aux pauvres ni montrer de l’irrespect à son égard. Il établit aussi une double relation entre le riche et le pauvre, ou entre le puissant et le faible, le premier répond aux besoins du second quand celui-ci lui est reconnaissant auprès de Dieu. « Que le riche secoure le pauvre, que le pauvre rende grâce à Dieu de lui avoir donné quelqu’un qui advienne à ses besoins. » Saint Clément insiste particulièrement sur le soin que doit porter le riche auprès du pauvre. Dans une autre homélie, qui lui est généralement attribuée, il nous demande aussi de « prendre part à la peine des autres », et, comme l’amour de l’argent semble être un frein à la compassion, il nous demande aussi de « ne pas trop aimer l’argent. »[5] C’est ainsi, par les œuvres, que nous confessons Notre Seigneur Jésus-Christ, en agissant selon ses préceptes et non en faisant le contraire.

Conclusions

Les premiers chrétiens de Jérusalem forment une véritable communauté dans laquelle chacun se sait solidaire de tous. Ils en sont parfaitement conscients. Cette unité se fonde sur une unité de foi et d’espérance. Elle se traduit par une union des esprits, par une unanimité devant Dieu. La mise en commun de leurs biens n’est alors qu’une conséquence de cette unité d’âme et de cœur. Par leur soutien mutuel, il ne peut avoir de place pour la pauvreté. Chacun accepte de s’appauvrir pour répondre aux besoins des nécessiteux, sachant se détacher des choses de la terre pour partager les bienfaits célestes. Mais, plus encore, comme le rappelle Saint Paul, le partage ne consiste pas uniquement en biens spirituels. Finalement, l’unité des chrétiens s’incarne aussi dans la mise en commun et le partage des biens, y compris spirituels…

Cette unité implique aucune acception de personne. Sans perdre leur personnalité et leurs différences, les chrétiens demeurent unis en dépit de leurs différences sociales. Ces dernières ne sont pas source de division ou de déchirement. Au contraire, elles permettent de renforcer leurs liens. 

Mais, la foi n’est pas comme enfermée dans la communauté. Les regards des chrétiens portent aussi sur ceux qui n’y appartiennent pas et qui ont besoin d’aide. Ainsi, viennent-ils aux secours des faibles et des pauvres qui ne relèvent pas d’une même foi et de mêmes sentiments. Ils témoignent de leur foi par leurs œuvres puisqu’ils suivent les paroles et l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. « Si celui qui a des biens de ce monde voit son frère dans le besoin, et lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeurent-ils en lui ? »(I Jean, III, 17)

Néanmoins, cette communauté n’est pas sans faiblesse comme le montrent le mensonge d’Ananie et de son épouse ou la méfiance qui subsiste entre les chrétiens hellénistes et hébreux. Elle demeure une réalité humaine avec ses lumières et ses ombres

Telles sont donc les leçons que nous pouvons tirer de cette première communauté chrétienne. Saint Luc nous décrit ce qu’est finalement en pratique la communion des saints qui demeurent encore ici-bas. Celle-ci s’incarne dans la communauté naissante de Jérusalem, ce qui expliquent notre admiration et notre regret

Une étude attentive des Actes des Apôtres nous éloigne aussi de nombreuses erreurs d'interprétation. Contrairement aux réclamations de notre temps qui, pour une apparente justice, ne cessent de vouloir l’égalité sociale, la véritable communion se fonde et se réalise dans la vérité car elle naît avant tout de l’unité de l’âme. Contrairement aussi à des marxistes qui voient dans la communauté naissante de Jérusalem la réalisation apparente de leurs idéaux, il n’y a point de communisme parmi les premiers chrétiens mais la manifestation concrète de l’amour de Dieu et de son action. La description que nous donne Saint Luc sur cette communauté nous élèvent en effet vers un monde où les âmes et les cœurs sont unis par une même foi, une même espérance, témoignant ainsi, de manière vivante, leur union à Notre Seigneur Jésus-Christ. « Tous vous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »(Jean, XIII, 35)

 

 

 

 

 

 

Notes et références

[1] Aristote, Éthique à Nicomaque, chapitre VI.

[2] Saint Ambroise, De officii, traité sur les devoirs, livres-mystiques.com.

[3] Didaché, Doctrine transmise par les douze Apôtres, IV, 5, traduction R.-F. Refoulé, o. p., Les Écrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1963.

[4] Saint Clément de Rome, pape, Épître aux Corinthiens, XXXVIII, 2, trad. Suzanne-Dominique, o.p.  dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[5] Saint Clément de Rome, Homélie du IIe siècle, dite anciennement Deuxième épitre de Clément de Rome aux Corinthiens, IV, 3, trad. Suzanne-Dominique, o.p. dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[6] Voir Émeraude, juillet 2025, article « La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ.»