" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 4 septembre 2021

La vérité devant la mort : les confessions de Saint Augustin...

Chaque jour, depuis plus d’un an, comme une montre égrenant les secondes, les écrans énumèrent inlassablement les victimes de l’épidémie qui nous frappe. Et chaque matin, ils annoncent ceux qui sont tombés la veille dans cette étrange guerre. Derrière ces nombres sans visage ni larme, se cache la mort, une mort impitoyable. Autrefois, dans les hôpitaux, les hospices et partout ailleurs, la mort se faisait plus discrète. Rares étaient les caméras qui la filmaient telle que nous la voyons aujourd’hui. Qui se souciait du nombre de morts par cancer, diabète ou autres maladies si ce n’est parfois les hommes politiques pour armer leurs discours ou défendre un projet de loi, les étudiants ou les experts en recherche de statistiques ? Il est vrai aussi que chaque année, comme une coutume ancestrale, les journaux livraient aussi le bilan meurtrier de la route. Qui s’en souciait ? Aujourd’hui, encore, ces chiffres intéressent peu de monde. Les yeux sont tournés vers une macabre comptabilité et de funestes graphiques…

Nous comptons les morts ainsi frappés par un mal qui nous parait invisible alors que dans de nombreux pays, plus nombreux, le comptage s’est arrêté depuis bien longtemps ou peut-être n’a jamais commencé. Pourquoi devaient-ils même les compter quand la mort est leur compagne et que personne ne la cache comme dans notre société si fébrile ? Sans-doute, nous considérons la mort par maladie ou blessure comme un échec d’une médecine impuissante mais la majorité des hommes sur la même planète la voient comme une réalité ou une fatalité avec laquelle ils doivent vivre. La panique qui a emporté nos contemporains est le triste privilège d’une société prospère et insouciante. Elle a sans-doute fait rire bien des peuples ou accru leur colère. Elle est sans-doute l’image d’une société qui a perdu le sens des réalités

Durant cette épidémie, de nombreux masques sont tombés. Certains ont été pris de panique quand ils ont pros conscience de la perte de leur vie tranquille et de leurs plaisirs faciles comme des enfants gâtés, effrayés de voir leurs jouets disparaître. D’autres, plus sereins et moins attachés aux choses de la terre, ont poursuivi leur existence comme ils le pouvaient. Qui s’est montré à la hauteur de l’événement ? Celui qui se rend pour une tasse de café sur une terrasse ou une place dans un cinéma ? Celui qui se soumet s’il veut continuer à nourrir sa famille ? Ou encore celui qui résiste pour ne pas renier ce qu’il est ? Qui s’est en effet resté vivant dans cette histoire dramatique ? Pour certains, tout est bon, y compris le mensonge et la duplicité, pour éviter la mort, pour d’autres, la vie n’a pas de prix. Simple différence de point de vue ? La réalité est bien plus profonde. Devant la mort, la vérité se fait jour…

L’histoire que nous vivons illustre, malgré nous, le lien très fort qui existe entre notre conception de la vie et celle de la mort. Le sens que nous donnons à la vie, sa valeur et même son véritable visage s’éclairent en effet d’une force incroyable devant l’ombre menaçant de la mort. C’est pourquoi nous allons désormais étudier la mort et la crainte qu’elle inspire. Laissons d’abord la parole à un homme qui a su, dans d’admirables pages émouvantes, décrire les sentiments qu’il a éprouvés devant la mort d’un ami et de sa mère., Sainte Monique Écoutons en effet les confessions admirables de Saint Augustin

Saint Augustin nous a en effet laissé un double témoignage dans ses Confessions. Il évoque longuement les sentiments qu’il a éprouvés devant la mort d’un ami lorsqu’il n’était pas encore converti à la foi catholique puis celle de sa mère qui survient après sa conversion. Saint Augustin évoque aussi ce qu’il éprouve quand il revient sur ses souvenirs, longtemps après les faits évoqués, à un moment où sa pensée et sa foi ont évolué. La différence d’attitude et de perception devant la mort est alors très instructive. Au-delà des émotions qui se dégagent de ses écrits, sa confession est un véritable trésor…

L’âme en souffrance

« La douleur de la perte remplit mon cœur de ténèbres »[1], se désole Saint Augustin après la perte de son ami. Ses larmes sont « devenues les seules délices de sa vie ». Il ne trouve point « d’autres consolations que dans l’amertume de ses larmes »[2] tant l’absence de son ami lui paraît lourde à porter. Sa vie en devient insupportable. Tout n’est que trouble et désordre en lui. Il sombre dans le désespoir…

Lorsqu’il revient sur ses souvenirs, Saint Augustin, encore triste mais serein, s’interroge alors sur le sens de la vie qu’a remis en cause la disparition de son ami. Lorsque la mort l’a emporté, il a en fait pris conscience que l’amitié qu’il considérait comme impérissable était en fait mortelle. Ce qu’il croyait être un bonheur n’en est pas un puisqu’il s’est achevé brutalement. Toutes choses naissent et meurent. « Tout dépérît en ce monde ; tout est sujet à la défaillance et à la mort. »[3] La mort nous apparaît donc insupportable puisqu’elle met fin à ce qui a été et qui nous paraissait immortel. Aucun véritable bonheur n’est alors possible. Tout n’est alors que vanité.

Nous craignons alors la mort parce qu’elle conduit à la perte inévitable de ce que nous aimons. Plus nous sommes attachés aux choses de la terre ou aux voluptés des sens, plus cette appréhension est insupportable. La mort nous détache souvent de manière brutale des plaisirs de ce monde et des liens qui nous relient à lui, liens que nous croyons pourtant impérissables. Or, les choses « ne sont pas plutôt nées, qu’elles tendent en croissant à un être plus parfait ; et plus elles se hâtent d’être plus parfaitement tout ce qu’elles sauraient être, plus elles se hâtent de n’être plus. »[4] La mort est ainsi inscrite dans un processus qui commence dès la naissance, un processus qui ne touche que le corps. C’est ainsi que la douleur peut être mêlée de colère, de révolte, voire de haine. Elle peut nous faire sombrer dans le désarroi. La mort est ainsi une épreuve redoutable et redoutée pour celui qui assiste impuissant à sa victoire. Elle crée autour de lui et en lui une absence dont le poids est insupportable.

L’âme en paix

Saint Augustin nous décrit aussi ses sentiments qu’il a éprouvés à la mort de sa mère. Sa douleur est aussi forte et son affliction extrême mais il n’est pas sans consolation. Sa lucidité est aussi plus grande. Ses larmes lui paraissent même injustes. « Nous ne croyions pas qu’il fût juste d’accompagner ses funérailles de larmes, de plaintes, et de soupirs, parce que l’on s’en sert d’ordinaire pour déplorer le malheur des morts, et comme leur entier anéantissement : au lieu que mort de ma mère n’avait rien de malheureux et qu’elle était encore vivante dans la principale partie d’elle-même. C’est de quoi nous étions assurés, et par la pureté de ses mœurs, et par la sincérité de sa foi, et par des raisons très constantes et indubitables. »[5]

En raison de ses signes, Saint Augustin est convaincu que « la principale partie d’elle-même », c’est-à-dire l’âme, était vivante quand la mort l’a détachée de son corps. Revenons brièvement sur l’homme tel que le conçoit Saint Augustin. Comme l’enseigne l’Église, il sait que l’homme est l’union d’une âme et d’un corps, l’âme étant principe de vie du corps[6]. Il meurt quand ce qui le compose se désunit. Le corps devient cadavre, se dégrade, se corrompe et se dissout. De nature spirituelle, l’âme est immortelle. Elle ne peut pas ne plus être. Cependant, si elle est animée de la vie de Dieu, elle est dite vivante. Une âme vivante détachée de son corps est alors assurée de vivre éternellement auprès de Dieu. Quand elle ne vit plus de Dieu, elle est alors dans un état de mort spirituel, même si l’homme est encore vivant. Quand la mort le frappe, l’âme sombre alors dans les ténèbres infernales de manière irrévocable.

Par conséquent, nous comprenons Saint Augustin qui, animé de la foi et de l’espérance chrétienne, espère que sa mère est dans le ciel. Sa mort est alors un passage vers le véritable bonheur, c’est-à-dire la vie éternelle. Pourquoi faut-il alors pleureur ?

Saint Augustin tente alors de modérer son affliction. Mais ses efforts pour réprimer ses larmes lui apportent une nouvelle tristesse. Il est en effet triste de voir les douleurs qu’il éprouve puisque la mort relève de l’ordre de la nature et qu’elle est inévitable pour tout homme. Il tente ainsi de se maîtriser. Mais, le lendemain, se voyant privé des consolations qu’apportait sa mère, Saint Augustin laisse libre cours à ses larmes, se répandant à leur aise, afin de soulager son cœur. Ses larmes sont tendres, son cœur apaisé

En présence de Dieu…

La douleur qu’éprouve Saint Augustin devant la mort est ainsi différente dans ces deux moments de sa vie. Au moment de la mort de son ami, il pleure en raison de la perte qu’il subit en lui, c’est-à-dire une part de lui-même, que la mort lui a ôtée de manière brutale. Ses larmes nourrissent alors sa haine et sa révolte. Aucune de ses croyances d’alors ne lui parvient à apaiser l’extrême affliction qui le trouble. L’épreuve anéantit toutes ses croyances rendues vaines devant la mort. Or, à la mort de sa mère, ses pleurs soulagent son cœur. Si sa tristesse est moins dramatique, moins intense bien que sa souffrance soit encore bien réelle et profonde. La condition humaine lui est encore insupportable. Il cherche en vain à réfréner ses larmes mais il avoue finalement son impuissance et laisse révéler sa faiblesse de pécheur. Enfin, quand il écrit le profond tourment qu’a provoqué la perte de son ami, ses phrases, ses mots, ses sentiments ne portent plus les douleurs qu’il a connues. Ils respirent l’homme apaisé. Saint Augustin a surmonté la mort…

La tristesse devant un deuil est inhérente à notre condition humaine. Mais tourné vers Dieu, il ne va plus jusqu’au désespoir. Dans sa foi et son espérance chrétiennes, Saint Augustin trouve le repos dans les larmes. Quand il se souvient de la mort de son ami, son cœur a aussi retrouvé sa paix. Entre ces deux moments, Saint Augustin s’est en effet converti.

À la mort de son ami, Saint Augustin découvre le caractère périssable de ce qu’il croyait être le bonheur. Quand survient celle de sa mère, il est désormais en présence de Dieu, c’est-à-dire du bonheur éternel. C’est alors que son cœur retrouve sa paix. « Je répands, Seigneur, en votre présence des larmes bien différentes de celles que je répandais alors »[7]. Il pleure désormais en songeant à ceux qui meurent dans un état misérable, non dans leur chair mais dans leur âme, c’est-à-dire ceux dont l’âme ne vit plus de la vie divine. La mort est alors pour eux un véritable malheur. Puis le cœur apaisé, Saint Augustin prie alors pour sa mère afin que Dieu lui accorde le pardon de ses péchés. Il sait que si elle a besoin de ses prières, celles-ci lui apporteront un véritable secours. Son regard n’est plus tourné vers lui-même…

Conclusions

      Sainte Monique       

Les témoignages de Saint Augustin sont saisissants. Face à la mort de son ami, il est plongé dans le désespoir qui renverse toutes ses fausses certitudes, brise toutes ses illusions et remet en cause l’idée même qu’il avait du bonheur. La vie perd alors tout son sens. La mort apparait donc un mal qui triomphe de la vie. Elle met un terme à tout bonheur. En présence de la mort de sa mère, Saint Augustin pleure encore mais ses larmes sont plus paisibles et relèvent plutôt d’une faiblesse bien humaine. Il est pourtant convaincu que la mort de sa mère annonce un bonheur qu’elle a toujours recherché. La mort est alors un passage ou encore une délivrance. Ainsi, la vie prend tout leur sens. La mort est alors un bien inestimable…

La confession de Saint Augustin est frappante de vérité. La crainte que doit inspirer la mort n’est pas la mort en elle-même. Inévitable, elle est un mal en soi. Il s’agit plutôt de craindre ses conséquences sur celui qui meurt. L’instant est décisif. Si l’âme est animée d’une vie divine, alors la mort s’ouvre vers la vie éternelle. Dans le cas contraire, un sort terrible l’attend. Finalement, la mort donne sens à la vie et aux œuvres que nous réalisons. C’est pourquoi ce n’est pas la mort qui devrait faire peur à l’homme mais la vie qu’il mène jusqu’à ce jour déterminant. Tout est encore possible avant la mort. Après, l’homme ne peut plus agir. Son sort est fixé définitivement…

Les hommes vides de foi et d’espérance sont sans force devant la mort qu’ils ne maîtrisent pas. Leur vanité et leurs illusions ne font pas le poids devant elle. Ils peuvent chercher à la cacher pour protéger sa croyance en de vaines pensées. Ils peuvent encore croire en la science et en la technologie pour faire reculer l’instant décisif. Ils peuvent aussi oublier la mort dans le plaisir et la gloire ou encore dans un profond sommeil. En vain. Il suffit qu’elle se montre pour enlever toutes leurs certitudes et les faire sombrer dans le désarroi ou une panique incroyable. La mort sourit devant ses efforts inutiles et ses armes impuissantes. Tout cela ne leur sert à rien. C’est elle qui gagne à tous les coups. Elle crie déjà victoire. Sans foi ni espérance, sans présence de Dieu, ils ne peuvent la vaincre…

Par sa foi et son espérance chrétiennes, Saint Augustin garde sa sérénité et sa paix intérieure. Il est en présence de Dieu. Cependant, il n’est pas non plus impassible comme un stoïcien. Attaché à sa mère et pensant au bien qu’elle lui a fait, il ne peut pas s’empêcher de pleurer. Mais ses larmes l’apaisent et adoucissent sa peine. Il reste profondément humain et attachant.…

 

Notes et références

[1] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IV, IV, trad. par Arnauld d’Andilly, 1993, Gallimard.

[2] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IV, VI.

[3] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IV, X.

[4] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IV, X.

[5] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IX, XII.

[6] Voir Émeraude, mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités juxtaposées qui s'ignorent... », et les articles portant sur la nature humaine.

[7] Saint Augustin, Les Confessions, Livre IX, XII.

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