" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 26 juin 2021

La Mettrie (1/3) : un "bel esprit" au venin redoutable

De nos jours, nombreux sont encore ceux qui ne croient qu’à la science et à la technologie. Ils sont persuadés que les connaissances que la science acquiert relèvent de la certitude et que la technologie leur apportera bonheur et salut. Et quand nous voulons connaître ce qu’est l’homme et son bien-être, nous écoutons ce que disent biologistes, médecins et autres savants de la vie. Or, l’homme qui se présente à eux se réduit au corps humain, à tout ce qui s’offre à eux au moyen de leurs instruments, ne gardant que ce qui est observable, mesurable, analysable. La somme des connaissances ainsi acquises forme alors un modèle compréhensible dans lequel l’âme n’a pas sa place, ni la vie. Tout n’est que structure, organisation, flux et organes qu’une main habile et bien guidée conçoit. Si cette représentation, utile et pertinente pour leur domaine, se confond avec la réalité, il est alors tentant de comparer l’homme avec l’animal, puis de les confondre avant de considérer tout organisme vivant comme un automate aux rouages astucieux. La vie n’est alors que l’expression d’une organisation sophistiquée comme le mouvement des aiguilles d’une horloge brillamment montée.

Lorsque la connaissance se réduit à des grandeurs mesurables que nous déterminons par des instruments et des méthodes scientifiques, nous pouvons en effet avoir la tentation de réduire l’homme à sa pure matérialité, excluant toute présence d’âme et de principe de vie. Et si cette conception est validée par des succès inattaquables et un progrès incontestable pour notre quotidienneté, notre santé et notre confort, alors la tentation devient encore plus forte et implacable. Qu’importe alors la véritable nature de l’homme si le modèle ainsi conçu suffit pour nous rendre plus forts, plus robustes et nous épargne fatigue, maladie et souffrance ! L’homme conçu comme une machine ne peut que nous plaire ….

L’idée de l’homme machine n’est pas nouvelle. Elle prend forme à partir du XVIIIe siècle avec Jean Onffray de la Mettrie (1709-1751). Jusqu’à nos jours, ce philosophe médecin a été peu apprécié et finalement oublié. Or, depuis le début de notre siècle, des auteurs veulent le réhabiliter, le considérant comme le défenseur de la tolérance et de la rationalité[1], voire l’égal de Galilée et de Darwin[2]. Il est surtout un athée convaincu… Avant de connaître sa pensée, nous allons d’abord chercher à le connaître…

Onffray de la Mettrie, un médecin et un écrivain

Onffray de la Mettrie appartient à une famille aisée de petite noblesse de Saint-Malo. Destiné d’abord à la prêtrise[3], il est alors disciple du Père Cordier, un ardent janséniste, puis il découvre Descartes dont il adopte les thèses. Abandonnant sa voie religieuse, sans-doute sous le conseil de François-Joseph Hunauld (1701-1742), futur anatomiste du roi, il embrasse des études de médecin à la faculté de Paris et acquiert le titre de docteur à Reims. Il part ensuite en Hollande pour approfondir ses connaissances auprès du célèbre médecin Boerhaave[4] dont il traduit et commente les œuvres, puis écrit sa biographie.

De retour à Saint-Malo, sa patrie d’origine, il exerce la médecine et écrit des essais dont l’un fait l’objet de critiques de la part de médecin dont Jean Astruc (164-1766), titulaire de la chaire de médecine au Collège de France depuis 1731. La Mettrie répond à ses objections en attaquant avec arrogance les chirurgiens qu’il juge incultes. Plus tard, il écrit une pièce satirique La faculté vengée, dans laquelle il règle ses comptes avec Astuc, alias le personnage Savantasse, modèle du médecin vaniteux, fourbe et sans pratique. En 1743, il publie un ouvrage intitulé Observations de Médecine pratique, qui recueille ses observations sur une épidémie de choléra qui sévit en Bretagne alors qu’il exerce dans un hôpital.

Un philosophe en fuite

En 1742, La Mettrie part à Paris où il devient le médecin de Louis, duc de Gramont, colonel des Gardes Françaises. Il y mène grande vie et entre dans les salons de la capitale. Il suit son protecteur sur les champs de bataille comme officier sanitaire. Durant le siège de Fribourg, il a le temps de composer son Histoire naturelle de l’âme, dans lequel il dénie l’existence de l’âme et de l’esprit, qu’il décrit comme simples résultats de l’organisation de la matière. Ce livre provoque des scandales et une condamnation du Parlement un an après sa publication. « Sous prétexte d’approfondir la nature et les caractères de l’esprit humain », il « travaille de dessein formé à l’anéantir et en le réduisant à la matière sape les fondements de la religion et de toute vertu. » Un autre ouvrage, intitulé Politique du médecin de Machiavel, qui attaque les médecins de son temps, subit le même sort.

Fin 1746, La Mettrie fuit le royaume de France pour rejoindre la tolérante Hollande, qui, pourtant, à son tour, le rejette après la publication de L’Homme machine, bien qu’il n’ait pas hésité à renier la paternité de ce livre. Notons que dans cet ouvrage, il raille notamment le célèbre médecin suisse Albrecht Haller qui devient aussi l’objet d’un de ses pamphlets, intitulé Le petit homme à la longue queue, publié en juin 1747 Il le peint comme un homme libertin, hypocrite et faux savant.

Un philosophie menant belle vie

En 1748, sur demande de Maupertuis, alors président de l’Académie de Berlin, Fréderic II de Prusse l’accueille à Postdam auprès de qui il exerce la médecine. Cependant, ce n’est pas en raison de son art médical qu’il est reçu mais à cause de son « bon esprit » : « La Mettrie arrivera fort à propos. Je veux l’établir votre prédicateur. Il ne vous donnera pas de saines idées, mais il vous guérira de vos vieux préjugés. Il vous rendra ridicules, s’il ne peut vous rendre mécréants. Et je vous recommanderai tous à ses bons mots. Sa causticité fera plus de conversions que sa logique. »[5] Fréderic II ne cherche donc pas un philosophe mais plutôt un personnage sulfureux. Notons que Frédéric II n’estime guère les qualités philosophiques de La Mettrie. « Il est vrai que la Mettrie n’est pas philosophe ; mais il a de l’esprit, et cet esprit vaut bien de la philosophie. »[6]

La Mettrie mène belle vie à la cour de Frédéric II. Selon sa maîtresse Mademoiselle Leconte, qu’il a connue à Saint Malo et qu’il fait venir à Postdam, La Mettrie devient un « médecin volage ». Puis, très rapidement méfiant de son protégé, Maupertuis lui rappelle que sa liberté n’est pas sans-contrepartie, et, reparti à Saint-Malo, il demande à son souverain de veiller à « enrayer cette impétueuse imagination, qui l’a jusqu’ici emporté hors des bornes de la bienséance et d’une honnête liberté »[7].

La Mettrie profite de sa liberté pour écrire de nouvelles œuvres. L’amoralisme qu’il prône dans son ouvrage Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur, « son ouvrage philosophique le plus important »[8], soulève un nouveau scandale à la cour prussienne auquel il répond par des pamphlets. « Dans tout l’ouvrage, j’admire l’imagination brillante et la facilité d’écrire de l’auteur. Mais je suis aussi éloigné de son système, qu’incapable d’atteindre son style. »[9]

Mais, La Mettrie néglige ses obligations de médecin, notamment auprès d’un maréchal, et lorsqu’il se rend à son chevet sur demande pressante et menaçante de Frédéric II, il commet un mauvais diagnostic. Néanmoins, il continue d’écrire et publie Ouvrage à Pénélope, gros pamphlet érigé contre les médecins. Et ses œuvres se poursuivent inlassablement, allant au-delà de toute morale. Dans L’art de jouir ou l’école de la volupté, La Mettrie touche à un « hédonisme naïf d’après lequel la raison devrait être soumise à la volupté, le bonheur physique dédommageant de bien des déboires. »[10]

Enfin, La Mettrie meurt en avalant un pâté de faisan, sans-doute avarié…

Onffray de la Mettrie, une plume habile guidée par la vanité de l’auteur

Comme nous venons de voir dans sa biographie, La Mettrie a écrit et publié, parfois sous de faux noms, de nombreux ouvrages de toute nature : traités philosophiques, médical, pièces de théâtre, satires, pamphlets, libelles, etc. Il traduit les œuvres de Boerhaave qu’il commente. En fait, même si l’attribution de ses œuvres soulève des questions, la liste est impressionnante. Il est pris « de la manie, ou même de la fureur, d’écriture […] Il ne peut s’empêcher d’écrire, malgré les ennuis que cela lui cause, à tel point qu’il affirme que les doigts lui démangent quand il n’écrit pas »[11] au point qu’il délaisse ses malades et certainement l’exercice de la médecine. La Mettrie est en fait porté par le « démon de l’écriture », c’est-à-dire par les passions qui l’animent.

Ce n’est pas un hasard si son premier ouvrage s’intitule Essais sur l’esprit et les beaux esprits, dans lequel il décrit des portraits, plus ou moins critiques, d’écrivains de son temps. Il témoigne de ce « bel esprit » tel qu’il est entendu au XVIIIe siècle, esprit de pénétration, d’ironie et de vanité. Il est aidé d’un style et d’un verbe éloquents et admirables et d’une imagination impétueuse, comme nous le témoignent Maupertuis et Frédéric II. Il « s’est plu lui-même à jouer avec l’écriture, à manier l’ironie, à publier sous divers masques des essais […], qui se contredisent par endroits ou s’en prennent apparemment à ses propres ouvrages, peut-être suivant l’adage moderne que toute publicité, même adverse, serait de la bonne publicité. »[12] Tout est aussi bon pour susciter la curiosité de ses lecteurs. Est-ce pour cette raison que son goût pour la provocation est peu commun ? Est-ce par provocation qu’il se plaît à être grossier, sans pudeur ? Son art est assez singulier mais il ne peut cacher ses sottes plaisanteries. Comme le regrette Maupertuis, il ne sait pas mettre des limites à sa fureur d’écrire

La Mettrie connaît les pratiques qu’utilisent les libertins pour dire la vérité sans l’écrire, défendre son opinion tout en voulant l’attaquer, persifler leurs adversaires par la louange et le badinage. Il utilise le ridicule pour se moquer de ceux qui osent se prendre à ses écrits. Il ne réfute pas sérieusement ses adversaires mais utilise plutôt le mépris et la raillerie.

Une plume à l’image d’un homme bien peu philosophe

La Mettrie ne démontre rien ou lorsqu’il prétend démontrer ce qu’il affirme, il révèle non seulement une profonde méconnaissance, qu’il tend de suppléer par son imagination débordante, mais surtout l’absence de cohérence ou d’ordre. Écoutons un de ses biographes qui lui sont pourtant favorables. « Une grande partie des reproches qu’on a faits à La Mettrie sont fondés. Il est poursuivi par une idée dominante et il s’y livre tout entier, mais il n’a pas la mesure nécessaire, il n’a surtout pas la patience dans les recherches préliminaires. Il se croit arrivé avant d’être parti. Il conclut précipitamment, recommence à prouver, s’arrête, va de ça, de là, avec une brusquerie et une pétulance qui fatiguent. »[13] Le même biographe en conclue que « La Mettrie n’a pas le cerveau calme et ordonné […] C’est écrit comme c’est pensé, à la diable ». Diderot le décrit aussi comme « un écrivain […] dont le chaos de la raison et d’extravagance ne peut être regardé sans dégoût. »[14]

Son exercice de la médecine est en outre assez réduit. Il le néglige assurément pour écrire et répondre aux objections, pour attaquer par la plume ceux qui le dérangent. Or, selon Voltaire, « il est le moins habile de la terre dans la pratique : aussi, grâce à Dieu, ne pratiquait-il pas. »[15] Cependant, faut-il croire à ce « philosophe » dont le sentiment varie selon son humeur ? Mais il est remarquable de le voir se prendre si vigoureusement et âprement contre les autres médecins, critiquant leur ignorance et leur charlatanisme dans de violentes satires. Ses critiques et ses polémiques portent aussi sur les philosophes de son temps.

Un homme qui veut plaire ?

Enfin, La Mettrie se plaît en se mettre en scène dans ses écrits. « J’ai entrepris de me peindre dans mes écrits »[16], nous dit-il. Il a envie de se montrer à son lecteur. Concernant le bonheur dont il a fait un discours, il écrit : « il n’est donc pas surprenant que ce discours sur le bonheur diffère totalement de tous ceux qui ont paru sur le même sujet : je l’ai traité comme je l’ai senti, et j’ai si bien, pour ainsi dire, imprimé mon caractère sur ce papier que qui m’aura bien connu reconnaîtra sans peine les ressorts libres de ma machine dans ceux de mon ouvrage »[17]. Est-ce de l’égocentrisme ?

Cette volonté de se montrer dans ses écrits, alors qu’il doit se déguiser dans ses livres et les rendre anonymes pour échapper aux condamnations, reflète très probablement une grande vanité de l’homme. Il est donc assez ironique de le voir ainsi s’afficher quand il raille la vanité des médecins charlatans !

Notons enfin que ses œuvres peuvent paraître ambigües et sournoises car s’il veut plaire, il doit aussi être prudent pour éviter les peines et les condamnations, ce qui implique de nombreuses ambiguïtés et contradictions. Il évite d’afficher ses pensées, les déguisant sous divers masques.

Conclusion

Avant d’aborder sa pensée, il est toujours intéressant et instructif de connaître l’homme. La frénésie d’écrire sous différents masques, par prudence ou par jeu, son art de la provocation, par goût ou par vanité, ou encore « ses hardiesses tapageuses »[18] témoignent d’un esprit sûr de lui-même, peu respectueux de la bienséance et de toute moralité, ne cherchant qu’à se plaire et à se livrer à ses propres passions. Sans-doute, cherche-t-il à jouir de tous les plaisirs, y compris celui de railler son prochain ?

La Mettrie représente probablement le libertin du XVIIIe siècle, ce personnage de salon qui plaise à ses hôtes par leur hardiesse, leur sottise et leurs critiques acerbes, balayant la foi et la morale par un verbe sarcastique. Ce bouffon des temps modernes ne peut guère autrement s’il veut vivre de leurs subsides en toute liberté. Mais comme il le dit lui-même, il est conscient que tout cela n’est qu’illusion.

Enfin, son style passionné et ses dérisions révèlent un esprit fondamentalement matérialiste, qui se moque même de sa raison. « Est-ce la raison qui pense, ou la main qui démange ? La pensée étant comme l’effet d’une machine, il ne reste plus au philosophe qu’à rire de ses tribulations. »[19] Si tout ne résulte que d’un mécanisme, alors, tout est ironique, ridicule et méprisable. Rien n’est sérieux. Tout est finalement permis…

 

Notes et références

[1] Voir par exemple La Mettrie (1709-1751), le matérialisme converti, Simone Gougeaud-Arnaudeau, L’Harmattan, juillet 200. L’auteur est membre de l’Union rationaliste.

[2] Voir De l’âme éternelle au cerveau des plaisirs, Régis Duveauferrier, Science & Philosophie, mars 2021, édition YellowConcept.

[3] Voir Du caractère médical de l’œuvre de la Mettrie,  Paulin de Vezeaux de Lavergne, thèse à la faculté de médecine et de pharmacie, tenue en 1907, édition de l’Université de Lyon, archive.org.

[4] Voir Émeraude, juin 2021, article « La conception mécaniste du corps : méthode ou philosophie, modèle ou réalité ? ».

[5] Frédéric II, lettre du roi à Maupertuis, janvier 1748,  dans Vie de Maupertuis, Angliviel de la Beaumelle,  CVII, 1857.

[6] Frédéric II, lettre du roi à Maupertuis, CV.

[7] Maupertuis, lettre de Maupertuis au roi, 19 octobre 1748,  CXXXII.

[8] François Labbé, Un voyage littéraire en Bretagne, volume 1, chapitre Julien Onffray de La Mettrie, le sulfureux philosophe, Fanch Babel éditeur, 2018.

[9] Maupertuis, lettre de Maupertuis au roi, 26 janvier 1750,  CLV.

[10] François Labbé, Un voyage littéraire en Bretagne, volume 1.

[11] Ann Thomson, La Mettrie, l’écrivain et ses masques dans Dix-huitième siècle, n°36, 2004, Femme des Lumières, www.persee.fr.

[12] Ann Thomson, La Mettrie, l’écrivain et ses masques.

[13] Assézat, introduction, L'Homme machine, La Mettrie, 1865, libraire-éditeur Frédéric Henry, gallica.bnf.fr.

[14] Diderot, cité dans Discours sceptique et art de jouir chez La Mettrie, Anne Léon-Miehe, dans Matérialisme et passions, ENS Éditions, 2004, books.openedition.org, accessible le 06 juin 2021.

[15] Voltaire, Mémoires de Voltaire Discours sceptique et art de jouir chez La Mettrie, Anne Léon-Miehe.

[16] La Mettrie, Œuvres philosophiques, Système d’Épicure, LXXVII, 1796, II, 39, fr.wikisource.org.

[17] La Mettrie, Discours sur le bonheur dans La Mettrie, l’écrivain et ses masques, Ann Thompson.

[18] Aram Vartanian, La philosophie selon La Mettrie, dans Dix-huitième siècle, n°1, 1969, www.persee.fr.

[19] Anne Léon-Miehe, Discours sceptique et art de jouir chez La Mettrie,  booksedition.org, dans Matérialisme et passions, Pierre-François Moreau, Ann Thomson, ENS éditions 2004.

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