" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 20 mars 2021

La conception de la nature humaine au travers du mystère de la résurrection du corps

Plus nous regardons notre monde qui étale sa puissance et sa suffisance, plus nous sommes ébahis par ses contradictions. Alors que nombreux sont ceux qui exaltent le corps, le montrent en exemple et cherchent à le rendre encore plus performant et éclatant, nombreux sont aussi ceux qui le prennent pour une marchandise, n’hésitant pas à vendre et à acheter ses organes, ou encore à louer ses fonctions. La mort est devenue très lucrative. La valeur humaine se fonde-t-il sur ses qualités et ses capacités que nous pouvons améliorer ou sur l’argent que nous pouvons en tirer en le commerçant totalement ou en partie ? Mais cette contradiction est apparente. Objet à valoriser ou à marchander, le corps apparaît comme une chose à la merci de l’homme, une mécanique aux pièces détachées, une machine nécessairement rentable. Il est devenu un objet d’expérimentation, un vecteur de technologie ultrasophistiquée à l’avenir assuré ou encore un instrument aux mains des savants. Est-ce seulement pour sauver des vies que des poumons se vendent, des ventres se louent, des fœtus se changent en produits cosmétiques ? Est-ce pour mieux vivre ou vivre plus longtemps que le corps est au cœur de nombreux laboratoires ?

Nous songeons alors à ces voix qui n’ont pas cessé d’accuser l’Église de mépriser le corps, de le maltraiter et de le haïr. Comme des commères médisantes, elles mettent en exergue les mortifications des saints ou la vision méprisante du corps que des Pères de l’Église auraient développée. Elles s’arment de toutes ces images qui ont noirci le Moyen-âge pour diffuser leur venin. Après plus d’un siècle d’un combat contre l’Église, qu’est devenu le corps dans notre société qui a rejeté Notre Seigneur Jésus-Christ ?... Qu’est devenu l’homme ?...

Et pourtant, dans sa conception de l’homme[1] ou encore dans l’enseignement de l’œuvre de la Création[2] ou du mystère de l’Incarnation[3], l’Église a montré la place du corps dans le plan de Dieu, sa pleine participation à l’œuvre du salut, s’opposant alors à tous ceux qui lui refusaient sa part dans notre véritable bonheur. Qui peut accuser l’Église de mépriser le corps quand elle professe que le Verbe s’est fait chair, que Notre Seigneur Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai homme, quand elle a longuement insisté sur l’intégrité et la complétude de la nature humaine en Lui ?! Une telle accusation n’est que mensonge quand nous songeons à un autre mystère, un mystère tout aussi fondamentale de notre foi, mystère que nous allons désormais étudier, celui de la résurrection des corps. Notre but n’est pas de démontrer cette vérité de foi mais de la présenter afin de mieux connaître ce qu’est l’homme pour l’Église…

La résurrection des corps, une vérité de foi

Nous professons que tous les hommes ressusciteront à la fin du monde, ceux qui seront déjà morts et ceux qui mourront à cette époque. L’âme de chaque homme reprendra son corps pour ne plus s’en séparer. « Ne vous en étonnez pas », nous avertit Notre Seigneur Jésus-Christ, « car l’heure vient où tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de Dieu, et en sortiront, ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de condamnation. »( Jean, V, 28-29) Tous les hommes seront donc ressuscités à la fin du monde pour entrer dans une nouvelle vie, cette fois-ci éternelle, soit dans la béatitude, soit dans le châtiment.

La raison en est simple. Il n’y aurait pas en effet de salut pour l’homme si l’homme n’est pas sauvé intégralement, c’est-à-dire corps et âme. Par conséquent, ce salut touche aussi le corps. Les premiers chrétiens en sont parfaitement convaincus. L’âme ne sera pas seule à être jugée, c’est-à-dire à recevoir la vie éternelle ou le châtiment sans fin. « Que nul d’entre vous ne dise que cette chair ne sera pas jugée et qu’elle ne ressuscitera pas. […] C’est dans cette chair que nous recevrons notre récompense. »[4]

Toutes les professions de foi que nous possédons demandent en effet de croire à la résurrection de la chair. Celle de Saint Épiphane, dans sa forme longue, est particulière. D’une part, il n’emploie pas le terme de « chair » mais celui « des morts » et d’autre part, l’article est suivi d’un autre encore plus explicite. « Nous croyons […] en une résurrection des morts, en un juste jugement éternel des corps et des âmes »[5].

Le corps ressuscité est bien un corps humain, le nôtre. « Nous ne croyons pas que nous ressusciterons dans un corps aérien ou dans quelque autre espèce de chair […] mais dans cette chair avec laquelle nous vivons, nous existons et nous nous mourons. »[6] Nous ne ressusciterons pas non plus « sous forme d’une ombre aérienne ou en celle d’une vision imaginaire »[7] C’est bien notre chair qui sera ressuscitée, et « non pas celle d’un autre »[8].

La profession de foi de Latran IV (1215) confirmera que « tous ressusciteront avec leur corps, qu’ils ont maintenant, pour recevoir, selon que leurs œuvres auront été bonnes ou mauvaises, les uns, un châtiment éternel avec le diable, les autres, une gloire éternelle avec le Christ. »[9]

Une conception matérialiste du corps

Saint Paul insiste souvent sur la résurrection de la chair. Un des événements marquants de son apostolat est significatif. La scène se passe à Athènes dans le temple de la raison grecque, à l’Aréopage[10]. Au milieu de philosophes païens, Saint Paul leur parle de la doctrine chrétienne.  Or « lorsqu’ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, les autres dirent : nous t’entendrons là-dessus une autre fois. »(Actes des apôtres, XVIII, 32) La chose leur paraît insensée, inconcevable. Pourtant, en dépit de leur mépris, les chrétiens continueront à professer cette vérité de foi. Certains philosophes se convertiront au christianisme…

La réaction des philosophes païens est compréhensible. Pour les partisans de Démocrite, ce n’est qu’un amas de particules qui à la mort se dissocient pour toujours. Épicure dessine aussi une conception matérialiste de l’homme. Le corps comme l’âme cesseront d’être au jour de la mort. Et en cessant de vivre, l’homme n’éprouvera plus de crainte. Or la béatitude inclut toute absence de trouble. Le bonheur est en effet d’imiter les dieux, de vivre comme eux parmi les hommes, renonçant à toute occasion de crainte. Finalement, délivré de tous les troubles, l’homme pourra vivre selon ses plaisirs. C’est ainsi que pour les épicuriens, le corps n’est qu’un instrument de jouissance qu’il faut maîtriser. De même, croyant que toute chose est corporelle, y compris l’âme, les stoïciens voient la fin de la vie dans l’absence de trouble ou encore dans « la vie harmonieuse », « vivre suivant l’expérience de la nature »[11] au point que le suicide est une nécessité quand la vie brise cette harmonie. Dans ces conceptions matérialistes de l’homme, tout s’achève par la mort. La fin et la dissolution du corps sont donc définitives.

Le corps, prison de l’âme

Pour les platoniciens, ce n’est qu’une prison pour l’âme qui se délivre de ses chaînes le jour de la mort. Si la plupart d’entre eux reconnaissent l’immortalité de l’âme, ils conçoivent le corps comme un obstacle à son bonheur. Selon une formule célèbre, « le corps est le tombeau de l’âme ».

Selon Platon, l’homme est composé de deux réalités séparées, étrangères l’une de l’autre, d’un corps mortel et changeant, et d’une âme immortelle, une, indivisible et identique à elle-même. S’ils sont distincts et complémentaires, ils sont aussi hostiles. Or, si l’âme ne se sépare pas de son corps, elle finira par devenir corporelle selon une « conformité de tendance ». « Tout plaisir et toute peine possèdent une manière de clou, avec quoi ils clouent l’âme au corps et la fichent en lui, faisant qu’ainsi elle a de la corporéité et qu’elle juge de la vérité des choses d’après les affirmations mêmes du corps. Du fait qu’en cela elle se conforme au corps en ses jugements et se complaît aux mêmes objets, il doit nécessairement, à ce que je crois, se produire en elle une conformité de tendance comme une conformité de culture : elle est telle, par suite, que jamais elle ne parvient chez Hadès en état de pureté, mais toujours au contraire contaminée par le corps d’où elle est sortie. »[12] Ainsi, « faut-il apprendre à mourir à son corps pour purifier l’âme et la libérer de toute obligation de revenir dans les chaînes corporelles »[13].

Si l’âme est « clouée » au corps, alors à sa mort, elle cherchera à récupérer un autre corps. La réincarnation est alors réservée à ceux qui ne sont pas suffisamment purs. Le corps est ainsi considéré comme une prison destinée à expier l’âme d‘une faute ou comme sa déchéance. Ainsi, le bonheur consiste à se détacher du corps et à se libérer de son influence pour éviter la réincarnation ressentie comme un mal.

La préparation à la mort consiste alors à séparer l’âme du corps. Telle est le but de la philosophie. « Les amis du savoir n’ignorent pas ceci : quand la philosophie a pris possession de leur âme, cette dernière  était étroitement liée au corps et collée à lui ; elle était contrainte devoir les réalités pour ainsi dire à travers les barreaux d’une prison constituée par son corps au lieu de le faire par ses propres moyens et à travers elle-même […] quand la philosophie a pris possession de leur âme dans cet état, […], elle entreprend de la délier. »[14]

Quand Saint Paul révèle aux philosophes qu’à la fin des temps, les hommes ressusciteront, ses auditeurs ne peuvent que repousser ou dédaigner son discours puisque pour eux, le bonheur et donc la finalité de tout homme sont de s’en séparer et de s’en libérer. Le but suprême de la vie est donné à la primauté de l’âme au détriment du corps. Il s’agit en effet pour l’homme de se rapprocher le plus possible de Dieu, de privilégier la part divine qui est en lui contre sa part corporelle et animale. Contre cette dévalorisation du corps qui explique l’idéal ascétique des Grecs, y compris des épicuriens, Saint Paul leur apprend au contraire, que l’âme et le corps seront réunis dans la plénitude du temps.

Le corps, œuvre du mal

Le dogme de la résurrection de la chair est aussi inconcevable pour les gnostiques et les manichéens qui, de manière générale, considèrent le corps comme l’œuvre du mal. C’est aussi pour cette raison que les gnostiques refusent que Notre Seigneur Jésus-Christ puisse assumer une chair. Comme les philosophes grecs, les Albigeois ou le Cathares ne pouvaient non plus admettre la résurrection de la chair. Comment pouvaient-ils en effet l’admettre quand ils envisageaient le corps comme l’œuvre du mal ? Selon certains d’entre eux, les âmes non sauvées passeraient d’un corps à un autre jusqu’à ce qu’elles soient libérées de leurs fautes[15].

Contre une conception erronée de la nature humaine

Pour répondre à l’incompréhension des païens et aux erreurs des hérésies, des Pères de l’Église ont défendu le mystère de la résurrection des corps et réfuté leurs argumentions en présentant notamment la vraie nature du corps et sa participation à l'œuvre du salut. 

Des Père de l’Église, notamment Tertullien, s’attaquent à leur conception erronée du corps ou de la chair, que les philosophes et les hérétiques considéraient comme « faible, infirme, vicieuse, chargée de misère, importune. »[16] C’est en effet parce qu’ils méprisent la chair qu’ils ne peuvent supporter l’idée de sa résurrection. Ils reviennent alors sur la Création de Dieu. Tout ce qui relève de ses mains ne peut en effet qu’être bon.

En outre, le fait que le corps soit uni à l’âme lui donne aussi une certaine dignité. Et comme la chair est si unie à l’âme, il serait juste qu’elle participe aussi à sa gloire. « La chair, par le ministère qu’elle prête à l’âme, est donc reconnue sa compagne et sa cohéritière : cohéritière des biens temporels, pourquoi pas des Liens éternels ? »[17] La chair est aussi pour l’âme un instrument de sanctification, soit par les souffrances qu’elle endure, par les sacrifices dont elle fait l’objet, soit par la réception des sacrements. En outre, « tous les biens destinés et promis à l’homme par Dieu, sont dus non seulement à l’âme, mais à la chair »[18]. Enfin, Dieu nous assuré que l’homme tout entier, corps et âme, est promis au salut.

Selon Saint Bonaventure, la résurrection du corps est en effet une exigence de justice puisque celle-ci veut que l’homme soit récompensé ou châtié en son être tout entier. Elle est aussi une exigence de la nature humaine car l’âme et le corps se désirent mutuellement. Comme l’enseigne aussi Saint Thomas, l’âme est faite pour le corps. Elle atteint son achèvement son union avec la chair.

Conclusions

Comment l’Église pourrait-elle à la fois enseigner la résurrection de la chair et le mépris du corps sans se perdre dans des contradictions intenables ? Les païens, les gnostiques ou les manichéens ont bien compris que cette vérité de foi était incompatible avec leur conception de l’homme et de son bonheur. À leurs yeux, le corps n’est qu’une prison pour l’âme, une entrave pour son plein épanouissement, voire un ennemi pour la perfection du genre humain. Les disciples de Teilhard du Chardin et tous les partisans d’une conscientisation de l’humanité ne sont pas si éloignés de cette conception de la nature humaine. Mais si le corps n’est qu’un funeste compagnon pour l’âme, un geôlier ou encore un despote, que devient l’homme ?

Le mystère de la résurrection des morts est certainement l’un des obstacles majeurs à la conversion des païens. Pourtant, au lieu de se taire sur cet enseignement, les chrétiens n’ont pas cessé de le défendre, attribuant une destinée glorieuse au corps. L’Église ne cesse pas en effet de professer le salut de l’homme, sa vie ou sa condamnation éternelle, corps et âmes unis. Elle ne divise pas ce que Dieu a uni. Elle prend l’homme tel qu’il est, c’est-à-dire une créature divine, certes blessée par le péché originel, mais relevée et restaurée par Notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, destinée finalement à la vie éternelle, c’est-à-dire à la participation à sa vie divine, imparfaite ici-bas, parfaite à la fin des jours. Les œuvres de la Création et de la Rédemption nous éclairent non seulement sur ce que nous sommes réellement mais aussi ce que nous pouvons être pour l’éternité, ce qui donne à notre existence humaine et à la mort une valeur extraordinaire, forte d’une espérance inépuisable, bien supérieure à ce que nous pourrions croire et rêver. Elles nous révèlent l’amour que Dieu nous porte, nous qui sommes corps et âme, un amour dont nous ne cessons pas d’en être les heureux bénéficiaires. Comment pourrions-nous alors expliquer que tant de chrétiens ont lutté pour apaiser la misère humaine ?...

 

 

 

 

Notes et références

[1] Voir Émeraude, mars 2021, article « L'homme, l'union d'un corps naturel et d'une âme rationnelle. Il n'est ni un corps, ni une âme, encore moins deux entités juxtaposées qui s'ignorent... ».

[2] Voir Émeraude, février 2021, article « Les différents états de l'homme, de ses origines à sa fin, de la création à l'éternité, de son élévation à sa chute puis à son relèvement ».

[3] Voir Émeraude, mars 2021, article « La réalité concrète du mystère de l'Incarnation pour le salut et l'élévation de l'homme, de l'homme tout entier, corps et âme. »

[4] Saint Clément, pape, 2ème homélie, IX, 1-5, dans Les Écrits des pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1962.

[5] Saint Épiphane, évêque de Salamine, Symbole de foi dit Ancoratus dans sa forme longue, 374, Denzinger n°44.

[6] Profession de foi, 2ème concile de Tolède, concile commencé le 7 novembre 675, Denzinger n°540.

[7] Profession de foi, 16ème concile de Tolède, 2 mai 693, Denzinger 574.

[8] Innocent III, lettre Eius exemplo à l’archevêque de Tarragone, 22 septembre 1208, Denzinger n°797. Elle est la profession de foi prescrite aux Vaudois.

[9] La foi catholique, IVème concile de Latran, 30 novembre 1215, Denzinger n°801.

[10] Voir Émeraude, avril 2016, article « Christianisme et Paganisme : Saint Paul à Athènes ».

[11] Diogène Laerce, VII, 87 dans Histoire de la philosophie ancienne, Paul-Bernard Grenet, chapitre IX, Beauchesne, 1993.

[12] Platon, Phédon, 83, c-d.

[13] Dominique Pignat, Immortalité de l’âme ou résurrection de la chair dans Les échos de Saint-Maurice, 1989, tome 85, édition numérique, 2014.

[14] Platon, Phédon, 81, a

[15] Émeraude traitera ultérieurement de la métempsychose.

[16] Tertullien, De la résurrection de la chair, IV.

[17] Tertullien, De la résurrection de la chair, IV.

[18] Tertullien, De la résurrection de la chair, VII.

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