" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 24 août 2020

La quête du bien-être : une nouvelle morale, une nouvelle religion...

Nombreux sont ceux qui hésitent avant d’entrer dans l’Église. Ils s’arrêtent devant une croix sur laquelle est cloué Notre Seigneur Jésus-Christ. Pourtant, rien n’est effrayant dans ce corps cloué. Pourquoi la craignent-ils alors ? Car ils savent ce qu’elle signifie. L’un de nos collègues nous a confié un jour qu’il aimerait embrasser la foi chrétienne mais il persistait à la refuser en raison d’un nombre important de renonciations auxquelles son engagement allait nécessairement conduire. Il n’avait ni la force ni le courage d’abandonner les joies et les plaisirs que notre société lui offre. Pourtant, il n’était pas aussi heureux que cela.

Quand le métro nous emporte à travers Paris, nous sommes continuellement harcelés par les publicités qui proposent sans pudeur de quoi satisfaire tous nos envies, même les plus inavouables. Assis ou debout, la plupart des gens sont figés sur les petits écrans de leur appareil. Ils regardent des films, des photos ou naviguent sur des sites Web à la recherche de belles occasions d’achat. Quittant avec hâte le monde souterrain, nous redécouvrons la rue grouillante d’hommes et de femmes, bordée de commerces, de restaurants, de cinémas... La Croix fait figure d’intruse embarrassante dans un tel environnement…



 

Nous pensons aussi à la période estivale tant attendue de nos concitoyens. C’est l’époque des vacances d’été, un temps de loisirs et de pause dans une existence bien rythmée. Certains en rêvaient déjà depuis janvier. Leur existence quotidienne n’est en effet guère agréable dans la capitale. Le fameux triptyque « métro, boulot, dodo » n’est guère réjouissant. Tous sont conscients que cette vie monotone, toujours en accélération, est peu épanouissante, une vie qui les stresse et les rend malades. La consommation haletante à laquelle ils se plient bien volontiers les épuise aussi lourdement. Las,  ils se rendent compte que leur vie n’a vraiment plus de sens. Nous pouvons comprendre leur hâte de partir en vacances en dépit de la fatigue qu’ils devront encore porter. Mais quelle est cette existence qui n’aspire qu’aux loisirs ?…

L’une des expressions les plus courantes que nous entendons pour désigner cet état de chose est celle de « mal-être ». C’est pourquoi nos contemporains recherchent et désirent le « bien-être ». C’est aussi ce que vendent de nombreuses annonces publicitaires. Dans ces conditions, la Croix n’est guère appréciée. Faut-il alors la cacher ou la faire disparaître pour mieux attirer nos contemporains vers l’Église ?

Le « bien-être » au sens commun ?

Un dictionnaire Larousse le définit comme un « état agréable résultant de la satisfaction des besoins du corps et du calme de l’esprit »[1]. Il désigne aussi une « aisance matérielle qui permet une existence agréable ». Il est encore un « sentiment général d’agrément, d’épanouissement que procure la pleine satisfaction des besoins du corps et/ou de l’esprit »[2]. Dans les deux cas, le « bien-être » est défini comme un état de satisfaction intérieur, portant sur le corps et l’esprit, ou extérieur, sur la quiétude matérielle. Dans les deux cas, surtout dans le premier, il apparaît comme une valeur subjective. Le bien-être présente ensuite différentes dimensions : morale, psychique, économique, matérielle, etc.

Nous remarquons que de nombreuses définitions nous renvoient aux œuvres d’Etienne Pasquier (1529-1615), un contemporain de Rabelais, dans lesquelles, pour la première fois, le terme de « bien-être » est en effet employé. « J’ay donné l’estre à mon enfant fous une opinion de luy donner le bien-estre ; je l’ay nourri, ou aux lettres, ou aux armes, en l’intention d’en faire un homme de bien »[3]. La notion de « bien-être » semble nous renvoyer à « l’homme de bien », c’est-à-dire à l’idée d’un modèle d’homme. Il comporte trois aspects : le corps, les lettres et les armes.

Le « bien-être » au sens de la santé ?

Un dictionnaire médical nous apporte une définition plus précise. « Le bien-être, qu’il soit physique ou psychique, peur être défini comme un état agréable mais transitoire, procuré par la satisfaction des besoins du corps et par la tranquillité de l’esprit, débarrassé […] du fameux stress. »[4] Cette définition souligne sa temporalité - le « bien-être » n’est pas permanent -  et désigne un passage d’un état vers un autre sans néanmoins les mentionner.

L’état de « bien-être » porte sur deux objets : le corps et l’esprit. La médecine se préoccupe de la santé du corps et du psychisme, c’est-à-dire qu’elle apporte des remèdes aux maux qui peuvent les atteindre et toucher à leur intégrité. La définition semble donc entendre que le manque de satisfaction des besoins corporels ou le manque de tranquillité de l’esprit sont des maux qu’elle doit soigner. En fait, le sens du terme de « santé » semble avoir évolué comme le suggère le Conseil de l’Europe : « la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »[5] La santé prend donc désormais en compte l’état de satisfaction de l’individu, s’invitant ainsi pleinement non seulement dans les sciences sociales et humaines mais aussi dans la morale tant individuelle que sociale. C’est une révolution que nous avons tendance à oublier et qui explique bien des innovations dans les mœurs.

En outre, en prenant le « bien-être » comme objet principal de sa finalité, la médecine lui donne une importance essentielle puisque la santé apparaît comme une valeur fondamentale, partagée par tous, et donc universelle.

Enfin, la santé nous apparaissait comme un état de valeur bien concrète, objective. Certes, nous ne savons pas toujours les causes d’une maladie mais celle-ci ne dépend pas de notre point de vue au point que nous pouvons nous sentir en bonne santé alors que nous sommes en fait malades. Et généralement, quand le mal est détecté, il a déjà réalisé beaucoup de dommage en nous. Le fait de ne plus courir ou de marcher pour des raisons de santé est un état objectif, observable par tous. Nous pouvons donc en déduire que pour le monde de la santé, le « bien-être » n’est pas en fait subjectif.

Bien-être individuel et social 

Dans les définitions que nous donnent le dictionnaire de la santé ou encore celui de l’organisation mondiale de la santé, nous rencontrons un nouvel aspect du « bien-être » : le « bien-être » social. De manière courante, nous appliquons le terme de « bien-être » à un individu sous différents aspects. Il est vrai que nous pouvons entendre le « bien-être » social comme l’épanouissement de l’individu dans la société. Il est alors porté sur les relations entre l’individu et les autres au sein d’une société, d’une entreprise, d’une ville, d’une société. Il répond en fait à la question « comment être bien en société ? ». Cela signifie aussi que le fait social agit sur le « bien-être individuel » comme toutes les autres dimensions. Mais, en fait, la notion de « bien-être social » apparaît différente. De quoi s’agit-il ?

Selon le Conseil de l’Europe, « le bien-être ne peut être atteint s’il n’est pas partagé. » Il rajoute encore qu’« une partie de l’humanité ne peut vivre bien si l’autre est dans le mal-être ou si elle y parvient aux dépens des générations futures »[6]. Le « bien-être social » est en quelques sortes le « bien-être » de l’ensemble des hommes vivants ou à venir. Cela signifie qu’un groupe, une communauté, une société ou encore l’humanité connaît un état subjectif général de satisfaction ou d’épanouissement. Il n’est pas la somme de « bien-être individuels » mais plutôt une effusion générale d’un état de satisfaction. Cela revient à projeter un sentiment de satisfaction personnelle à d’autres. Le « bien-être » est par conséquent difficilement subjectif. En outre, si nous éprouvons un épanouissement dans telle situation, alors d’autres l’éprouveront aussi dans les mêmes conditions. Finalement, le « bien-être » apparaît comme une valeur partageable à tous, ou osons encore le dire, une valeur universelle…


Comme le suggère encore le Conseil de l’Europe, le « bien-être individuel » ne peut subsister sans « bien-être social ». Celui-ci apparaît donc comme un facteur déterminant. Pourtant, toujours selon cet organisme, ils sont plutôt concurrents. La stratégie du Conseil de l’Europe demande alors de ne pas « maximisant » l’un au détriment de l’autre mais de les optimiser.

Le bien-être, le bonheur du XXIe siècle ?

La médecine a donc désormais pour finalité d’apporter le bien-être aux hommes, prenant une valeur fondamentale. Au sens commun, il demeure aussi un leitmotiv dans la vie de chacun. Pour bien marquer sa place dans notre société, nous pouvons regarder l’expression contraire au « bien-être », c’est-à-dire le « mal-être ». Celui-ci est combattu par la « philosophie du bonheur », la « science du bonheur », le « développement personnel », etc. Or un mal est avant tout un non-être, c’est-à-dire une absence, un manque. Le « mal-être » désigne en effet l’absence d’épanouissement, de satisfaction personnelle ou encore de tranquillité, de confiance. Or par quoi est-il combattu ? Par la « philosophie du bonheur », la « science du bonheur », le « développement personnel » et par d’autres techniques semblables qui permet à l’individu d’atteindre sa finalité. Finalement, sous cet aspect, le « bien-être » apparaît comme la fin de l’individu, ce pour quoi il est sur cette terre. Ou dit autrement, il désigne le bonheur.

Cela ne nous surprend guère. C’est même évident. Dans le langage courant, le « bien-être » est généralement assimilé au bonheur. « La définition du bien-être présente trop de variantes pour pouvoir être assénée d’un trait. Les meilleures définitions sont, à mon avis, celles que l’on donne aussi du bonheur, alors différencié de la simple joie ou des plaisirs fugaces. »[7] Le « bien-être » est donc aussi difficile à définir que ne l’est le « bonheur ». Nombreux sont en effet les philosophies qui tentent de définir ce qu’il est. Il fait encore l’objet de perpétuels débats.

Pourtant, le bonheur ou ce que nous considérons comme tel dirige notre vie et guide notre comportement. Il est en effet la finalité de la morale. Par conséquent, s’il devient semblable au bonheur, le « bien-être » serait aussi la fin de nos actions. Tout devrait donc tendre vers la réalisation du « bien-être ». Selon certains commentaires, le terme de « bien-être » est même préféré à celui de « bonheur » car il paraît plus concret, disons plutôt plus sensibles. Or, ce sont plutôt deux termes dissemblables, totalement opposés. Nous y reviendrons.

Le « bien-être », manifestation du progrès

En raison de sa valeur supposée fondamentale, notamment dans le milieu médical, le bien-être apparaît comme un indicateur de progrès pour l’homme et la société comme l’indique la mesure intitulée « bonheur intérieur brut » et les nombreuses campagnes pour définir les facteurs. Notons que l’indicateur censé évalué le « bien-être » porte le terme de « bonheur ». Cet indicateur, adopté par l’Organisation des Nations Unies, a pour but d’évaluer le niveau de vie. Il permet aussi d’évaluer la réussite d’une politique sociale mais aussi économique. Si elle apporte plus de « bien-être » aux individus et à la société, elle est alors considérée comme une réussite.

En effet, le « bien-être » est considéré comme un objectif politique. Il est la finalité de l’État comme le suggère fortement la notion de l’État-Providence. Le Conseil de l’Europe demande aux politiques de « créer des conditions propices au bien-être de tous », de « promouvoir le bien-être », de « rechercher le bien-être de tous », d’« agir pour le bien-être de tous », …

Le Conseil de l’Europe justifie les raisons de son importance. Notons qu’il demande de protéger le « droit au bien-être ».  S’il est un droit, il est alors inhérent à la nature humaine. En outre, le Conseil de l’Europe définit « la cohésion sociale comme la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous ses membres »[8]. S’il n’y a plus de cohésion dans une société, elle perd naturellement sa raison d’être. Elle n’est plus qu’une somme d’individualités. Est-ce que le « bien-être » serait finalement aussi la finalité d’une société ?

Enfin, le troisième objectif du développement durable promu par l’ONU est de « promouvoir le bien-être de tous à tout âge »[9]. Cet objectif est associé à la bonne santé. Cependant, les cibles pour l’atteindre ne prennent en compte que les aspects médicaux : mortalité infantile, abus de substance psychoactives (alcool, stupéfiant), accident de la route, santé sexuelle et procréative, assurance-santé, pollution, etc.

Bien-être et religion

Selon certains commentaires, la spiritualité et la religion apparaissent comme un motif d’épanouissement individuel et par conséquent un facteur de « bien-être ». La religion « offre aussi des expériences émotionnelles […] qui apportent à l’individu un vif sentiment de plaisir et de valeur personnelle. »[10]  Elle est dite thérapeutique. D’autres opposent spiritualité et religion, la première contribuant au bien-être contraire de la seconde qui favorise le « mal-être », en divisant et en séparant. Sur le plan psychologique, les études distinguent généralement « spiritualité », « expérience religieuse » et « religion ». William James (1842-1910) voit la religion comme utile pour affronter les problèmes de la vie. Michael Argyle (1925-2002), spécialiste de la psychologie sociale de la religion, étudie les rapports entre religion, bien-être et santé.


L’efficacité d’une religion est donc évaluée selon l’apport qu’elle peut apporter dans la plénitude de l’état psychologique de l’homme. Les rôles sont ainsi inversés. La religion[11] n’apparaît plus comme le lien qui l’unit à Dieu ou comme son attitude à l’égard du Ciel. L’homme en devient non seulement le seul objet mais la seule finalité. Certains composants de la religion sont alors accentués, comme la méditation et le mysticisme. Le bouddhisme est notamment mis en valeur.

La société en arrive alors à proposer une véritable religion du bien-être. Les cours de yoga, de zen, les séances de massage, l’alimentation saine et des exercices physiques, y compris dans les entreprises, en sont les principales pratiques. Se sentir bien ou se porter bien sont devenus les leitmotivs de notre société. Toujours avides, le marché économique s’est emparé de ce nouveau sujet, transformant le bien-être en marchandise. Il va encore plus loin. « La force du capitalisme n’est pas tant d’avoir transformé le bien-être en marchandise que d’en avoir fait une finalité en soi. […] Et la société marchande ne se contente pas de culpabiliser les individus parce qu’ils ne sont pas heureux, elle fait tinter le grelot du bonheur pour vendre du plaisir. »[12]

Conclusions

De nos jours, tout est envisagé selon le regard du bien-être. La nourriture, le sport ou le travail sont dorénavant regardés sur ce qu’ils peuvent apporter pour le corps et l’esprit. Des livres et des magazines livrent leur secret pour la quête de ce nouveau bonheur. La recherche du plaisir ou l’absence de peines ne sont pas les principaux éléments de ces recettes. Se trouvent surtout l’écoute de soi et le désir effréné de répondre à ses émotions. Le « moi » est ainsi au centre de toutes les préoccupations. C’est pourquoi le bien-être est devenu un impératif moral, une finalité tant individuelle que sociale. Il ne s’agit pas de bien vivre ou de bonheur mais d’être satisfait de soi et de répondre à tous ses besoins.


La quête du bien-être est finalement devenue une nouvelle religion avec sa doctrine, ses pratiques, son culte. Une certaine forme de spiritualité n’y est pas absente mais elle-aussi, elle est portée par une aspiration émotionnelle, par un désir d’être. Étendant son périmètre au-delà de ses fonctions traditionnelles, la médecine assume alors un grand rôle dans cette quête. N’est-elle point compétente pour dire ce que notre corps et notre esprit ont besoin ? Une nouvelle caste sacerdotale se forme…

En conséquence, sur l’autel du bien-être, la douleur, la peine ou la souffrance sont sacrifiés. L’homme contemporain n’accepte plus tout ce qui pourrait contrarier sa quiétude intérieure ou son équilibre physique au point que la tragédie ou les drames sont désormais exclus de sa conception de la vie. La mort n’appartient plus à l’acceptable. L’homme contemporain est en effet convaincu d’éliminer en lui tout mal et d’atteindre la plénitude de l’être par ses seules forces…

 

 


Notes et références

[1] Article « Bien-être », Larousse.fr, consulté le 28 juin 2020.

[2] Article « Bien-être », cnrtl.fr, centre national de ressources textuelles et lexicales, consulté le 28 juin 2020.

[3] Etienne Pasquier, Les Lettres d’Estienne Pasquier, Livre troisième, Lettre I dans les Œuvres d’Estienne Pasquier, Tome second, 1723.

[4] Bien-être, dictionnaire médical.fr, consulté le 28 juin 2020.

[5] Préambule à la constitution de l’organisation mondiale de la santé, Conférence internationale de la santé, réunie à New-York, réunion en juin 1946, 22 juillet 1946 dans Le bien-être : notion scientifique ou problème éthique ? Bien-être ou être bien, Alexandre Klein, L’Harmattan, https:/hal.archives-ouvertes.fr.

[6]Alexander Vladychenko, directeur général de la cohésion sociale Conseil de l’Europe, Nouvelle stratégie et plan d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale approuvés par le comité des ministres du Conseil de l’Europe le 7 juillet 2010, Préface.

[7] David Lucas, docteur en philosophie, Le bien-être, ils en parlent, Aujourd’hui, paroles de philosophes.

[8] Nouvelle stratégie et plan d’action du Conseil de l’Europe pour la cohésion sociale approuvés par le comité des ministres du Conseil de l’Europe le 7 juillet 2010, 2, I, 1.

[9] un.org/sustaineddevelopment/fr/health/.

[10] Jean-François Dortier, Pourquoi croit-on à Dieu ?; juin 2006, scienceshumaines.com, 5 juillet 2020.

[11] Voir Émeraude, avril 2016, « Qu’est-ce que la religion ? ».

[12] Benoît Heilbrunn, L’obsession du bien-être, Rober Laffont, cité dans un article de FigaroVox, Paul Sugy, 18 mars 2019, lefigaro.fr.


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