" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 10 mars 2018

Marsile de Padoue : de la suprématie du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel

En 1327, Louis de Bavière se rend à Rome pour se couronner empereur en dépit de l’opposition du Pape Jean XXII. Le Capitole est prévu être le théâtre où se jouera la cérémonie du sacre. On placera sur son front le diadème que d’autres empereurs ont porté avant lui. Il se souviendra peut-être de Charlemagne qui l’a reçu du Pape Léon III un jour de Noël.

Louis de Bavière ne se doute pas de son succès. Il sait que la population romaine l’attend avec enthousiasme. Tout est déjà prêt pour le recevoir. Comme ses prédécesseurs, il est prêt à manifester son autorité et à la défendre contre ceux qui voudraient la remettre en cause, y compris le Souverain Pontife. Il ne considère pas Jean XXII comme un redoutable obstacle. Il s’apprête déjà à user des mêmes moyens que ceux de ses prédécesseurs. Il le fera juger puis le déposera et enfin, il élira un autre, plus docile. Est-ce une reprise du conflit dit du Sacerdoce et de l’Empire qui a opposé au XIIe siècle les Empereurs et les Papes, chacun cherchant à défendre son autorité ? Tout semble le faire croire. Mais c’est une autre guerre qui commence, une guerre qui entraînera la fin de la Chrétienté. Elle conduira à une nouvelle conception de la société

Marsile de Padoue et Jean de Jandun

Sur le chemin qui le conduit en Italie, Louis de Bavière est accompagné de deux chanoines, Marsile de Padoue et de Jean de Jandun. Ce sont deux esprits brillants. Le premier est ancien recteur de l’Université de Paris et le second ancien maître de théologie. En 1326, ils ont rejoint Louis de Bavière à Nuremberg pour lui rendre hommage mais aussi pour l’inciter à traduire dans les faits les théories qu’ils défendent. Avant de les présenter, essayons brièvement de raconter leur passé…

Né à Padoue, Marsilius Patavinus, dit Marsile (1275-1342), est le fils d’un notaire de l’Université de Padoue. Sa famille est d’obédience guelfe. À cette époque, l’Italie est divisée entre les Guelfes, partisans du Pape, et les Gibelins, fidèles à l’Empereur. Ces deux partis s’affrontent, parfois violemment, depuis le conflit qui les a opposés en Italie au XIIe siècle. Pourtant, Marsile appartient au parti gibelin. Très tôt, il se met au service de l’Empereur. Puis il se rend à Paris pour étudier le droit et la médecine. En 1313, il devient recteur de l’Université de Paris. Chanoine de Padoue en 1316, il mène des activités diplomatiques auprès du futur roi de France Charles pour l’inviter à diriger la ligue gibeline. Il est donc un adversaire actif du Pape.

Originaire des Ardennes, Jean de Jandun (v.1280-1328) a rencontré Marsile à Paris avec qui il se lie d’amitié. En 1310, il devient maître ès arts de l’Université de Paris puis du collège de Navarre et enseigne jusqu’en 1326. Il est déjà réputé pour les ouvrages qu’il a publiés. Il commente les œuvres d’Aristote mais il est surtout reconnu pour être un des plus brillants représentants de l’averroïsme. Il est le « prince de l’Averroès »[1], dit-on. Ses commentaires sont essentiellement constitués et étayés des textes d’Averroès. En 1316, le Pape Jean XXII le nomme chanoine de Senlis. Mais, comme le fait remarquer Etienne Gilson, « ses œuvres sont moins intéressantes par le contenu même de son averroïsme que par la nuance d’incrédulité religieuse qu’il lui donne. »[2]

Défenseur de l’autorité d’Averroès, Jean de Jandun demande de se soumettre à la raison tout en maintenant intacts les droits de la foi. Mais lorsque dans ses démonstrations ou commentaires, il trouve des vérités de raison qui contredisent celles de la foi, il cesse toute discussion avec une ironie perceptible. « Je dis que Dieu peut le faire ; comment je n’en sais rien ; Dieu le sait. » Ainsi, selon Étienne Gilson, « il est donc très probable que l’averroïsme de Jean de Jandun est une forme savante de l’incrédulité religieuse et qu’on peut le considérer comme un ancêtre des libertins » [3].

Le Defendis Pacis, la subordination du pouvoir sacerdotal au pouvoir temporel dans la Cité

Revenons aux idées que Marsile de Padoue et Jean de Jadun enseignent et veulent appliquer. Elles sont présentées dans un ouvrage qu’ils ont écrit en commun avant de rejoindre Louis de Bavière. Il est intitulé Defendis Pacis, c’est-à-dire Défenseur de la Paix [4]. Publié en 1324, il fait scandale. C’est pourquoi ils ont dû quitter Paris.

À partir de la distinction classique des deux fins de l’homme, temporelle et surnaturelle, les auteurs distinguent les deux modes de vie correspondant : la vie temporelle que les princes règlent selon les enseignements de la philosophie, et la vie éternelle, à laquelle les prêtres conduisent l’homme à l’aide de la Révélation. Remarquons la distinction et la séparation entre les vérités de raison et les vérités de foi. Elle est la marque de l’averroïsme.

Or, selon Aristote, nous dit Defendis Pacis, « une cité est une communauté parfaite, possédant de soi la plénitude de sa suffisance, comme on doit dire en conséquence, créée en vue de vivre, existant pourtant en vue du bien-vivre. »[5] Les besoins de la vie temporelle sont satisfaits par tous ceux qui œuvrent dans la cité comme les artisans et les fonctionnaires. L’État est aussi défini comme un organisme naturel destiné à assurer les besoins matériels des hommes vivant en société, c’est-à-dire le « bien vivre ».

Les prêtres ont aussi un rôle à jouer dans la Cité, mais la raison ne peut le justifier. Les croyances sont aussi admises sans démonstration mais elles sont fort utiles car elles incitent les citoyens à rester tranquilles et à respecter les règles de la morale privée, au plus grand bénéfice de l’ordre social. Les auteurs parlent ainsi des religions païennes. Ils ajoutent alors que toutes ces sectes sont fausses sauf celles des Juifs et des Chrétiens. « Nous avons néanmoins parlé de leurs rites, pour mieux montrer la différence avec le vrai sacerdoce, qui est celui des Chrétiens, ainsi que la nécessité de la classe sacerdotale dans les communautés. »[6]

Les prêtres sont nécessaires pour enseigner l’Évangile, d’abord en vue du salut éternel et, accessoirement, pour défendre l’ordre social. Dès que les prêtres se mêlent du temporel, le sacerdoce ne poursuit plus sa fin propre. La société est alors en proie au désordre. Le seul juge qui puisse contraindre est Notre Seigneur Jésus-Christ. L’Église ne dispose d’aucune autorité pour intervenir dans le temporel. La Cité s’administre elle-même selon l’art de ses artisans et les conseils des philosophes. Les deux auteurs défendent donc l’indépendance de chaque pouvoir dans son domaine de responsabilité. Mais existe-t-il une hiérarchie entre ces deux pouvoirs ?

Or, selon la doctrine enseignée par l’Église, le pouvoir sacerdotal est plus noble que le pouvoir temporel. Par conséquent, le premier est nécessairement supérieur au second selon le principe que celui dont l’action est plus noble ne peut être soumis à celui dont l’action est moins noble. Mais, souligne le Defendis Pacis, tout cela relève de la foi et non de la raison. Cette primauté n’est donc pas démontrée…

Renversant la doctrine traditionnelle de l’Église, Le Defendis Pacis défend alors l’idée selon laquelle la paix ne peut être assurée que si le pouvoir spirituel est subordonné au pouvoir temporel. En clair, dans le temporel, l’Empereur est supérieur au Pape. Ils démontrent aussi que les prérogatives que ce dernier défend ne sont que des usurpations.

La souveraineté dans le peuple

L’autre idée fondamentale du Defendis Pacis est de faire résider la souveraineté dans le peuple. C’est lui qui détient tous les pouvoirs, lui qui les délègue et les retire à son gré. En tant que représentant de son peuple, l’Empereur a un pouvoir absolu. Ne soyons donc pas dupe. « Tout le système d'idées qui pivote autour de la théorie du peuple souverain est renforcé et rendu cohérent, mais au profit d'une souveraineté nationale, soucieuse en premier lieu de s'affranchir de n'importe quelle ingérence étrangère. »[7]

Selon toujours Defendis Pacis, l’Église est « l’ensemble des fidèles croyant et invoquant le nom du Christ. » Ce n’est donc pas une société mais une association. Son autorité réside donc, en principe, dans l’universalité des fidèles, et, en fait, dans le concile général dont les membres sont les délégués par les clercs et les laïcs. Dans un tel système, la hiérarchie ecclésiastique n’est pas d’institution divine.

Toujours selon le Defendis Pacis, tous les membres du clergé, évêques et prêtres, sont égaux. La primauté que revendique le Pape lui vient de l’ensemble des fidèles, par l’intermédiaire du concile général. Lorsque le Pape a couronné Charlemagne, il ne l’a fait qu’à titre mandataire du peuple. Vu qu’il est le représentant du peuple, l’Empereur a donc le droit d’instituer le Pape, le destituer, le corriger. Par conséquent, le Pape ne peut pas exiger de lui un serment de fidélité ou le déposer, encore moins examiner son élection. Enfin, tous les biens temporels de l’Église sous soumis à l’Empereur. Il peut en user comme il l’entend. Finalement « l’Église, c’est-à-dire tous les fidèles du Christ, doit se soumettre aux princes du siècle. »

Marsile de Padoue et Jean de Jandun défendent donc :

- l’idée de la souveraineté du peuple;
- la suprématie de l’Empereur ;
- la supériorité du concile général sur le Pape. 

La fin d’une illusion

En dépit de la hardiesse de leurs idées, les deux penseurs ont toute la confiance de Louis de Bavière. Ils en sont mêmes ses conseillers. Confiant, l’Empereur se dirige donc vers Rome pour recevoir des mains du peuple romain le diadème tant désiré. Arrivé au pied du Capitole, une foule acclame le nouveau roi. Le 17 janvier 1328, deux évêques schismatiques le sacrent dans la basilique Saint-Pierre, agissant au nom du peuple romain, et lui déposent la couronne sur la tête.

Plus tard, toujours conseillés par les deux compères, Louis de Bavière préside une réunion dans l’atrium de Saint-Pierre, réunissant des clercs et des laïcs. Ces derniers accusent le Pape d’hérésie et le défèrent à l’Empereur, juge suprême. Jacques de Cahors, nom de Jean XXII, est déclaré coupable pour avoir nié la pauvreté du Christ[8] et avoir attaqué le pouvoir impérial. Il est déposé de sa dignité pontificale. Le 12 mai, appliquant les idées de ses deux conseillers, Louis de Bavière fait élire un nouveau Pape sous le nom de Nicolas V.

Jean XXII n’est pas resté inactif. Il déclare Louis de Bavière « déchu de la couronne et de tous ses fiefs, en particulier du duché de Bavière » et l’accuse d’hérésie pour le soutien qu’il apporte aux Spirituels et aux auteurs  de Defendis Pacis, qu’il excommunie et dont les propositions sont censurées. Enfin, il déclare nul son couronnement, en appelle à une croisade contre lui et demande aux princes allemands de procéder à une nouvelle élection.

La situation de Louis de Bavière se dégrade. Après l’avoir acclamé, les Romains se retournent contre lui. À son tour, l’Empereur apprend à connaître la versatilité du peuple. À l’appel du Pape, le roi de Naples forme une ligue avec des villes italiennes et forme une forte armée. Fuyant Rome à coup de pierre, il arrive à Pise, où, en février 1329, il fait de nouveau condamner le Pape et fait brûler son effigie. Il quitte la ville et remonte vers le nord de l’Italie. Mais au cours de sa fuite pitoyable, il constate que nombreuses villes se sont réconciliées avec le Pape. Louis de Bavière est un peu seul, avec ses conseillers. Son antipape ne dispose que de dix-huit évêques. 

Rentré à Munich avec ses partisans, il découvre que la plupart des princes est hostile ou indifférent à l’égard de son Pape. Son influence s’est en fait considérablement affaiblie en Allemagne. Il finit par chercher à se réconcilier avec le Pape sous condition qu’il lui reconnaisse ses droits à l’empire. Mais Jean XXII persiste fermement dans son refus. Le conflit entre l’Empereur et le Pape finit par s’étendre sur les autres royaumes et par donner lieu à des combinaisons politiques. Cherchant la réconciliation, surtout après la mort de Jean XXII, Louis de Bavière finit par désavouer ses deux conseillers …

Defendis Pacis et Ockham

Louis de Bavière a ainsi tenté de suivre les idées que défendent Marsile de Padoue et Jean de Jandun. Ils deviennent ses conseillers et influencent sa politique jusqu’à ce que leur radicalité cause sa perte. Un autre homme en est aussi séduit. C’est Guillaume Ockham [10].

Dans la première partie de ses Dialogus, Guillaume Ockham reprend fidèlement les idées de Marsile de Padoue sans les condamner. Mais soucieux de ne pas être suspecté d’hérésie, il finie par les rejeter dans sa troisième partie, écrite bien plus tard. Ainsi « il n'en sera que plus libre pour s'approprier ce qu'il considère comme fondé dans les conclusions de Marsile »[9]. Il évite ainsi d’être accusé de radicalité comme Marsile de Padoue tout en étant marqué de ses idées. Cela lui permettra aussi de les répandre de manière silencieuse et sans en être inquiété. Il sera ainsi beaucoup plus efficace que Marsile de Padoue

Conclusion

Le Defendis Pacis défend la souveraineté du peuple dans le but de libérer l’autorité politique du pouvoir pontifical et de l’affranchir de l’intervention du clergé dans ses affaires. La cité ne doit pas se préoccuper du salut ou de la fin surnaturelle de l’homme. Ainsi l’autorité politique doit-elle s’affranchir de ces questions. Le pouvoir spirituelle n’a donc pas de droit sur le pouvoir temporel. Il est relégué à la sphère uniquement spirituelle, s’arrêtant au for interne. Il ne peut donc avoir un rôle coercitif dans la cité. Seul le pouvoir politique peut prétendre à un tel rôle. En outre, l’ouvrage défend l’idée selon laquelle l’autorité de l’Empereur ne provient que de Dieu seul. Il n’a donc de compte à rendre qu’à Lui seul.

Que devient alors le pouvoir de l’Église ? Le Defendis Pacis définit l’Église comme une institution humaine. Le Pape reçoit son autorité du concile par délégation des membres de l’Église. Ils en viennent donc à démontrer la primauté du pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel.

Le Defendis Pacis est ainsi une profonde remise en cause de l’autorité de l’Église au profit de celle des princes et plus précisément celle de l’État. Il annonce les diatribes de Wiclef, puis de Jean Hus et enfin de Luther. Il annonce le célèbre principe politique : « cujus regio, cujus religio ». La révolution religieuse que Luther lancera consacrera définitivement la victoire des autorités politiques sur le Pape et l’Église.

Mais ce courant n’est pas né de la cour de Munich. Il ne s’enferme pas non plus dans des hommes soucieux de répondre aux désirs de Louis de Bavière. Il est aussi présent dans d’autres cours, dans d’autres esprits. Il manifeste l’émergence des États dits modernes, principaux responsables de la fin de la Chrétienté





Notes et références
[1] Voir La noétique d’Averroès selon Jean de Jandun, Jean-Baptiste Brenet, Vrin, Sic et Non, 2003.
[2] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, 9, V, Du XIIIe siècle à la fin du XIVe siècle, Payot.
[3] Etienne Gilson, La philosophie au Moyen-âge, tome 2, 9, V, Du XIIIe siècle à la fin du XIVe siècle, Payot.
[4] Généralement, on présente Marsile de Padoue comme étant l’auteur principal de cet ouvrage.
[5] Aristote, Politique, livre I, 1 dans Defendis Pacis, traduit par Jeannine Quillet, Paris, Vrin, 1968.
[6] Defendis pacis, I, 5, 13 dans La philosophie au Moyen-âge, Etienne Gilson.
[7] De Wulf Maurice, Les théories politiques du moyen âge dans Revue néo-scolastique de philosophie. 26 année, deuxième série, n°3, 1924, www.persee.fr.
[8] Voir Émeraude, févrie 2018, article "Une querelle autour de la pauvreté, lourde de conséquences".
[9] Lagarde Georges, Marsile de Padoue et Guillaume d'Ockham, dans Revue des Sciences Religieuses, tome 17, fascicule 2,1937, www.persee.fr.
[10] Voir Émeraude, mars 2018, article "Ockham : contre l'autorité du Pape".

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