" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


vendredi 19 septembre 2014

Averroès, échec d'une tentative de rationalité de la pensée musulmane

Averroès, Ecole d'Athènes (Raphaël)
Né en 1126 à Cordoue et d’origine perse, Averroès (1126 – 1198)[1] est issu d’une grande famille malékite. Après avoir reçu une solide formation religieuse, il s’intéresse aux sciences profanes. « Féru de science antique et curieux de connaître la nature »[2], il devient le médecin de la cour almohade. Il est aussi cadi c’est-à-dire juge. Il est donc « une autorité juridique importante »[3].
A la demande du calife, Averroès étudie et commente les œuvres d’Aristote. Ses commentateurs lui ont valu au Moyen-âge le titre de « Commentateur ». A partir de 1195, il est suspecté de déviations doctrinales puis deux ans plus tard, il est exilé. Il meurt en 1198 loin de Cordoue. Ses œuvres n’influenceront pas la pensée musulmane mais joueront un rôle important dans la pensée occidentale.

Les rapports  entre l’islam et la philosophie
Averroès étudie les relations entre l’islam et la philosophie pour prouver leur nécessité. Pour cela, il procède en deux étapes. 
Dans le Traité décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie[4], il montre que la loi musulmane autorise l’étude de la philosophie : « le propos de ce discours est de rechercher, dans la perspective de l’examen juridique, si l’étude de la philosophie et des sciences de la logique est permise par la Loi révélée, ou bien condamnée par elle, ou bien encore prescrite, soit en tant que recommandation, soit en tant qu’obligation.»[5]  Il examine l'acte d'exercer la philosophie sous l'éclairage de la loi musulmane. Il cherche à démontrer que non seulement l’islam prescrit l’usage de la raison mais l’oblige. « Puisque est donc bien établi que la Révélation déclare obligatoire l’examen des étants[6] au moyen de la raison et la réflexion sur ceux-ci, et que par ailleurs, réfléchir n’est rien d’autre qu’inférer, extraire l’inconnu du connu – ce en quoi consiste en fait le syllogisme[7], ou qui s’opère au moyen de lui - , alors nous avons l’obligation de recourir au syllogisme rationnel pour l’examen des étants. »[8] Il y a ainsi sacrilège de ne pas user de la raison. « Le Coran tout entier n'est qu'un appel à l'examen et à la réflexion, un éveil aux méthodes de l'examen » [9]. Écrivant en tant que cadi, il rédige alors une fatwa, c’est-à-dire un avis juridique. Il établit ainsi la place juridique de la philosophie et donc sa légitimité dans l’Islam en justifiant l’activité philosophique du point de vue religieux.
Après avoir justifié le discours rationnel au regard de la loi religieuse, Averroès démontre ensuite que le discours religieux est conforme à la raison dans un deuxième ouvrage intitulé Dévoilement des méthodes de démonstration des dogmes de la religion musulmane. Il justifie les croyances musulmanes au point de vue rationnel en utilisant notamment la philosophie d’Aristote.
La primauté des philosophes sur les théologiens
Pour démontrer la nécessité de recourir à la philosophie dans la connaissance religieuse, Averroès élabore une théorie de la connaissance dans laquelle il établit une hiérarchie dans la connaissance du Coran à partir du classement des intelligences
Le Coran est destiné à la totalité des hommes. Par conséquent, il doit satisfaire et convaincre tous les esprits. Or il existe trois espèces d’hommes correspondant à trois types d’esprit : 
  • les hommes de démonstration qui exigent des preuves rigoureuses et veulent atteindre la vérité par le raisonnement ;
  • les hommes dialectiques qui se satisfont d’arguments probables ;
  • les hommes d’exhortation auxquels suffisent les arguments oratoires qui font appel à l’imagination et aux passions. 
« En effet, il existe une hiérarchie des natures humaines pour ce qui est de l’assentiment : certains hommes assentent par l’effet de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de la démonstration ; d’autres assentent par l’effet des arguments dialectiques, d’un assentiment similaire à celui de l’homme de démonstration, car leurs natures ne les disposent pas à davantage ; d’autres enfin assentent par l’effet des arguments rhétoriques, d’un assentiment similaire à celui que donne l’homme de démonstration aux arguments démonstratifs. »[10]
Le Coran s’adresse à chacun de ces hommes selon leur esprit. Chacun doit se contenter de la connaissance dont il est capable de comprendre. Les esprits inférieurs ne peuvent chercher à s’élever au-dessus du degré d’interprétation dont il est capable comme les connaissances supérieures ne peuvent être divulguées aux esprits inférieurs. Il y a bien hiérarchisation et cloisonnement. L’erreur et les hérésies proviennent de la confusion et de la divulgation intempestive. « Il est clair qu'une certaine lecture littéraliste, en tout cas littérale du Coran, suffit dans la plupart des cas aux masses, aux gens qui ne sont pas appelés, par leur «fond mental», disait Averroès, c'est-à-dire par l'ensemble de leurs talents et de leur nature, à devenir philosophes. Tout le monde n'a pas à devenir philosophe mais la révélation n'est pas destinée à une humanité composée exclusivement de philosophes. Les non-philosophes sont les plus nombreux; ils ne sont ni meilleurs ni pires que les philosophes, ils sont autres. Cela dit, il y a aussi les philosophes. Ils ne sont ni meilleurs ni pires que la masse, ils sont autres. Il y a certes une aristocratie intellectuelle chez Averroès mais la même loi vaut aussi pour eux. »[11]

Statue d'Averroès à Cordoue (Espagne)
Averroès demande donc de rétablir la distinction des trois ordres d’interprétation et d’enseignement. Les trois modes  démonstratifs, dialectiques et exhortatifs correspondent respectivement à la philosophie, à la "théologie"[21] et à la religion. Il confère la plus haute place à la philosophie. Elle est au dessus de la "théologie" qui est elle-même au-dessus de la religion. Chacun atteigne la même et seule vérité mais d’ordre de certitude différent. Le philosophe atteint la certitude quand le théologien parvient seulement à des conclusions probables[12], vraisemblables. Il établit donc la primauté de la philosophie. « Il est évident, en outre, que ce procédé d’examen [c’est-à-dire le syllogisme rationnel] auquel appelle la Révélation, et qu’elle encourage, est nécessairement celui qui est le plus parfait et qui recourt à l’espèce de syllogisme la plus parfaite, que l’on appelle démonstration »[13].
Selon Averroès, le philosophe a deux grands rôles : 
  • concilier les difficultés entre les niveaux de connaissance lorsqu’apparaissent des contradictions ;
  • éclairer le sens profond du Coran afin d’aider la foi du croyant. 
« Tout approfondissement du sens de l'écriture passe par un progrès de la raison et tout progrès de la raison se reflète dans un enrichissement du sens de l'écriture. Les deux vont de pair. Le philosophe est au fond engagé dans un double mouvement : un travail philosophique tout court et une multiplication du sens de l'écriture qui fait que celle-ci apparaît pour ce qu'elle est : d'une richesse infinie. » [14] La philosophie doit donc révéler l’interprétation vraie afin d’éviter tout scepticisme ou sectarisme qui détournent les fidèles de Dieu. C’est en ce sens que le refus de la raison dans l’interprétation du Coran est un sacrilège…
Averroès impose finalement la soumission du théologien au philosophe dans la connaissance de la révélation et dans l’interprétation du Coran. Seul le « savant » peut répondre aux exigences rationnelles de l’esprit. Or en refusant la primauté de la philosophie dans l’islam, les théologiens « ont de ce fait précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelle et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et complètement divisé les hommes » [15].
Mais les connaissances qu'apportent les philosophes doivent n’être accessibles qu’à une élite. Chaque musulman doit en effet cloisonner sa connaissance selon son niveau de culture. Il s’oppose ainsi aux mutazilites [22] qui ont proposé à la masse des croyants des théories qu’ils ne pouvaient comprendre, engendrant ainsi de nouvelles divisions et violences[16].
La primauté des prophètes sur les philosophes
Influencé par la philosophie d’Alexandrie, Averroès adhère à la théorie de l’Intellect séparé ou encore appelé théorie de l’illumination selon laquelle il existe une unique intelligence universelle à laquelle tous les hommes participent en pensant. Et cet intellect séparé est Dieu.
Il existe alors deux véritables modes de connaissance. Le premier est le mode discursif, indirect, propres aux philosophes, qui est une participation à cet Intellect agent. Le second mode est le mode intuitif, celui des prophètes. L’Intellect agent leur imprime directement des images qui portent la forme des choses. Or le mode discursif ne permet pas de saisir entièrement la révélation. Il en conclut que « si les préceptes et symboles contenus dans la Révélation dépassent l’entendement du philosophe lui-même, ce n’est pas qu’ils seraient irrationnels mais parce leur structure est trop complexe pour le raisonnement discursif, trop difficile pour lui (mais non pas, en soi, impossible) à mettre en forme. D’où le recours du texte coranique à la raison intuitive qui s’exprime à travers non pas l’entendement des philosophes mais l’imagination symbolique des prophètes »[17]. Averroès en déduit que les connaissances ont la même origine, une origine divine, mais que la connaissance issue des prophètes est supérieure à celle des philosophes
Averroès établit finalement quatre ordres de connaissance de niveau croissant en fonction des catégories d’hommes : la connaissance des simples, des théologiens, des philosophes et des prophètes. Selon un commentateur d’Averroès, « le prophète seul est un homme vraiment complet, en qui coexistent religion et philosophie, vivant trait d’union entre la raison et la foi. »[19]
Contre le mutazilisme et les écoles "théologiques"
Les Trois philosophes (Giorgone)
Selon un des spécialistes de la philosophie musulmane[20], Averroès s’oppose aux mutazilites et aux théologiens musulmans de son époque, c’est-à-dire aux ascharites. Il accuse chez les premiers « un défaut de méthode », et des erreurs de discernement philosophique, et chez les seconds un sectarisme responsable de l’intolérance et du fanatisme et un refus illégitime de la démarche rationnelle. Averroès cherche surtout à réfuter al-Ghazâlî (1058-1111). Directeur d’université et conseiller du calife de Bagdad jusqu’à la fin du XIe siècle, ce théologien s’oppose à la raison comme véritable accès à la vérité. Il prône ainsi l’incompatibilité entre la philosophie grecque et la foi musulmane.

Au-delà de ses interprétations qui ont été nombreuses en Occident, Averroès se présente comme un philosophe soucieux de concilier la philosophie grecque et l’islam et de légitimer le rôle des philosophes dans la société musulmane. Mais sa tentative a avorté…
Les dangers de sa philosophie
Sa philosophie, ses pensées équivoques et son admiration exclusive pour Aristote sont dangereuses pour toute pensée religieuse. Elles risquent de conduire à une relation de subordination de la foi à l’égard de la raison, c’est-à-dire au rationalisme. En outre, sa catégorisation de la connaissance en fonction des capacités intellectuelles pourrait nous faire croire à des ordres de vérités différents. Le philosophe, le théologien et le simple croyant auraient leur propre vérité. Certes Averroès ne le dit pas et précise bien la primauté de la philosophie en cas de contradiction mais sa pensée peut conduire au relativisme. La philosophie d’Averroès présente donc des dangers. Une de ses erreurs est peut-être d’avoir voulu restaurer un aristotélisme pur en oubliant tout l’apport positif du néo-platonisme.

Sa tentative de légitimer le rôle de la philosophie a échoué. L’islam a refusé de donner une juste place à la philosophie dans la société musulmane. Au lieu d'un rapport harmonieux et complémentaire entre la raison et la foi, il y a mépris de la raison au profit d'une croyance toute puissante. Selon la doctrine de l'islam, la raison doit se soumettre à la foi en toutes choses d’où la violence profonde qui l’habite naturellement. Mais cette violence vient-elle directement du mépris de la raison ou de la haine qui exclut la raison ?…
"Pour convaincre une âme douée de raison, on n'a pas besoin de son bras, ni d'objets pour frapper, ni d'aucun autre moyen qui menace quelqu'un de mort.." [23]






Références
[1] Abu ’l-Walid Muhammad ibn Rouchd ou encore Ibn Rushd.
[2] Wikipédia, article Averroès.
[3] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la philosophie médiévale. Confluences Méditerranée - N° 28 Hiver 1998-1999.
[4] Encore appelé Livre du discours décisif où l’on établit la connexion existant entre la Révélation et la philosophie.
[5] Averroes, Traité décisif dans Pour Averroes de A. de Libera cité par Cours Histoire de la civilisation musulmane de François Duthu.
[6] C’est la définition même de la philosophie selon Averroès en prenant comme référence Aristote.
[7] Méthode de raisonnement du savant et du philosophe selon Averroès.
[8] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[9] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[10] Averroes, Traité décisif dans Pour Averroès de A. de Libera cité par Cours Histoire de la civilisation musulmane de François Duthu.
[11] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la philosophie médiévale.
[12] Voir Mohamed T. Bensaada, Science et religion chez Avicenne et Averroès.
[13] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[14] Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la philosophie médiévale.
[15] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996 cité dans Science et religion chez Avicenne et Averroès de Mohamed T. Bensaada.
[16] Voir Cours Histoire de la civilisation musulmane de François Duthu (octobre 2008), Introduction à la pensée d’Averroès, 23 octobre 2010.
[17] Mohamed T. Bensaada selon la lecture de La théorie d’Ibn Rushd sur les rapports de la religion et la philosophie de Léon GAUTHIER, Paris, Leroux, 1909.
[19] Mohamed T. Bensaada selon la lecture de La théorie d’Ibn Rushd sur les rapports de la religion et le philosophie de Léon Gauthier.
[20] Voir Extraordinaire et douloureuse modernité d’Averroès, Entretien avec Alain de Libéra, spécialiste de la philosophie médiévale.
[21] Rappelons que le sens du mot de "théologie" chez les penseurs musulmans est différent du celui que nous employons de manière classique dans la religion chrétienne. Il s'agit plutôt d'une méthode dialectique à visée apologétique. On parle plutôt de "kalam".
[22] Voir Émeraude, juin 2014, "Le mutazilisme, le recours à la raison est-il possible dans l'islam ?"
[23] Khoury, Controverse, VII 3b cité dans Benoît XVI, Foi, Raison et Université. Souvenirs et Réflexions.

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