" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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samedi 13 septembre 2025

Saint Basile et Saint Ambroise : contre la soif de l'argent

Au IVe siècle, après des siècles de persécution, l’empire romain se convertit au christianisme. L’empereur a rejoint Notre Seigneur Jésus-Christ. Mais cette victoire n’est qu’une étape sur le long cheminement de la foi. Tant de choses restent à faire. Tant d’obstacles doivent être surmontés. D’autres combats seront nécessaires. L’Église doit désormais convertir l’âme et le cœur des peuples et des législations afin d’enraciner les préceptes évangéliques dans la vie quotidienne et dans la société. De ses efforts sans-cesse renouvelés, naîtra une nouvelle civilisation dont, aujourd’hui, nous admirons encore les œuvres …

Mais, à l’aube de cette nouvelle ère, la situation économique et sociale de l’Empire romain est désastreuse. Les inégalités sociales ne cessent de croître. Selon un cycle bien connu, les riches deviennent plus riches quand les pauvres s’appauvrissent. Quand la misère ne peut cacher ses tristes haillons, le luxe étale sans gêne sa vaste parure. Les faibles, démunis et sans voix, ne font pas le poids devant les puissants qui ne cessent d’accroître leur richesse et leur pouvoir. Sans hésitation ni crainte, des voix se lèvent de l’Église pour protester et dénoncer la cupidité et la rapacité des plus riches. Elles portent une parole qui résonne encore de nos jours et nous enseigne sur la réalité d’un combat que l’Église n’a jamais cessé de mener pour le bien des âmes. Elle n’a pas en effet entendu les penseurs et théologiens modernes ou encore les novateurs ecclésiastiques contemporains pour s’attaquer à toute forme d’oppression et de pauvreté. Écoutons deux voix particulières, celles de Saint Basile et de Saint Ambroise …

Saint Basile (330-379), évêque de Césarée, un modèle d’évêque

Saint Basile est un des grands Pères de l’Église « que l'Eglise d'Orient tout comme celle d'Occident considère avec admiration, en raison de sa sainteté de vie, de l'excellence de sa doctrine et de la synthèse harmonieuse entre ses qualités spéculatives et pratiques. »[1]

Évêque de Césarée, en Cappadoce, dans l’actuelle Turquie, Saint Basile brille par sa science et son enseignement. En un temps troublé par les hérésies ariennes, il s’illustre dans le combat pour la foi et favorise la victoire de l’orthodoxie[2], n’hésitant pas à résister aux empereurs pour défendre les vérités et la liberté de l’Église.

Avant d’être appelé au siège épiscopal en 370, il se consacre à la vie monastique, fonde une communauté, dans laquelle la prière et le travail font partie intégrante de la vie des moines et encourage la fondation de monastères. De son expérience, il rédige une règle toujours en usage en Orient, qui a par ailleurs inspirée celle de Saint Benoît. En tant qu’évêque, Saint Basile réforme la liturgie orientale, et fait effort sur l’enseignement catéchétique, le gouvernement de l’Église et la nomination des évêques. Il défend fermement l’unité de l’Église, s’opposant aux schismes et aux divisions.

Saint Basile brille aussi par les œuvres de charité qu’il mène pour soulager la misère. Il vend la propriété familiale et distribue ses biens. Lorsqu’en l’hiver 368-369, une famine frappe la population, il nourrit les affamés, soigne les malades et réconforte les mourants. Autour de son église, il bâtit tout un espace de bâtisses pour accueillir les malades, les vieillards, les pèlerins ainsi que des contagieux, le tout financé par l’Église et par son héritage. Cet ensemble forme un complexe appelé « basiliade », « une sorte de ville de la miséricorde »[3].

Tel est Saint Basile le Grand, évêque et moine, « ascète, corps et d’âme »[4], homme de foi et d’action, homme profondément contemplatif et mystique, reconnu comme un précurseur du christianisme social. Il nous a laissés de nombreux sermons où prédomine la prédication morale. C’est naturellement dans ses homélies que nous allons retrouver son enseignement relatif à la richesse et à la pauvreté…

Contre le goût du luxe

Dans ses homélies, Saint Basile décrit une situation qui le scandalise : étalement et abondance des richesses, éclat et splendeur des demeures, magnificence et démesure des appareils de voyage, vastes propriétés qui s’étendent au-delà du raisonnable…. Pendant que certains sont frappés par la misère, d’autres ne cessent de dépenser inutilement et d’étaler leurs richesses.

Saint Basile dénonce alors ce goût du luxe. Aucun prétexte ne peut le justifier. Les excuses de ces riches qui se perdent dans le luxe comme leur frivolité ne pèsent guère devant l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Au lieu de l’entendre, ils préfèrent suive le démon qui « leur suggère mille moyens de faire des dépenses : il emploie mille artifices pour leur persuader que les choses inutiles et superflues sont absolument nécessaires, et que leur fortune n'est jamais suffisante. »[5] Au lieu de résister à cette voix perfide, ils succombent à la tentation, cherchant à nourrir leur faim insatiable

Ces hommes riches préfèrent la recherche de leurs jouissances qu’au soulagement des autres. Ils s’attachent ainsi aux biens qu’ils possèdent comme à une partie d’eux-mêmes, comme s’ils étaient possédés par leur richesse. Saint Basile leur demande plutôt de les dépenser avec sagesse, « et non pour en jouir dans le sein des délices »[6], et de s’en dépouiller avec joie en faveur des pauvres comme s’ils abandonnent un bien d’autrui. Quand viendra la mort, que deviendront leurs biens innombrables ? Il leur serait plus avantageux de chercher des biens incorruptibles et de conquérir le ciel. Au lieu de cela, ils verront la porte du ciel se refermer devant eux. « Vous n’avez pas eu compassion des autres ; on n’aura pas compassion pour vous. Vous avez refusé du pain ; vous n’obtiendrez pas la vie éternelle. »[7]

Saint Basile n’est pourtant pas surpris. « Rien de plus surprenant que de voir toutes les inventions du luxe. »[8] La richesse qui étale ainsi son insolence n’est que la manifestation d’une pauvreté profonde. Ces hommes riches ne sont finalement que des pauvres puisqu’ils ne peuvent satisfaire à leurs besoins insatiables comme en témoignent la profusion d’argent et de pouvoir. « Quand jouerez-vous enfin sans vous tourmenter continuellement pour faire de nouvelles acquisitions ? »[9] Le luxe ne peut non plus cacher la pauvreté de leur cœur et l’aveuglement de leur âme. « Ainsi, plus vous abondez en richesses, plus vous manquez de charité. »[10]

Contre la cupidité

L’autre accusation, la plus acerbe, porte sur l’avidité et la cupidité de son temps. Forts de leur richesse, des hommes ne cessent d’amasser des biens pour satisfaire des désirs insatiables, qui appellent d’autres trésors. Ainsi, dépouillent-ils les plus faibles pour accroître leur fortune. Ils s’accaparent des terres de leurs voisins pour étendre leur domaine. Comme Achab a fait périr Naboth à cause de son avidité ! « Rien ne résiste à la violence des richesses ; tout cède à leur tyrannie, tout redoute cette puissance énorme. »[11] Saint Basile évoque alors une réalité de son époque, l’expropriation des petits propriétaires par des puissants qui ne cessent d’étendre leur propriété. Il décrit les moyens qu’ils mettent en œuvre pour y parvenir : flatterie et discours fallacieux, subordination des témoins, corruption des juges, …

Saint Basile ne s’arrête pas à ces hommes puissants. Il s’attaque en fait à tous ceux qui, pour l’amour de l’argent, calomnient, volent ou tuent. « L'argent vous a été donné pour subvenir aux besoins de votre vie, et non pour vous porter au crime ; pour être la rançon de votre âme, et non l'occasion de votre perte. »[12] Ainsi, s’accumulent leurs péchés pour assouvir leur soif d’argent et de pouvoir. Or lors du jugement, leurs victimes s’élèveront contre eux. « Tout s'élèvera contre vous. Vos mauvaises actions, triste compagnie, vous entoureront. L'ombre suit le corps ; les péchés suivent les âmes et se montrent sans cesse à elles. »[13]

Contre l’avarice

Dans une homélie dédiée à l’avarice, Saint Basile compare l’attitude de deux hommes qui ont vécu dans la prospérité, l’un, le fameux Job, un riche qui a tout perdu, fortune, ami et santé, et l’autre, un riche de l’Évangile, propriétaire d’un champ qui veut détruire ses greniers pour en construire de plus grands afin d’amasser les fruits et de les mettre en réserve (cf. Luc, XII, 16-21). Si Job survit à ses épreuves et retrouve ce qu’il a perdu, le riche n’a jamais pu profiter de ces biens car « cette nuit même, on te demandera ton âme. »(Luc, XII, 20) Alors que Job ne cesse de louer Dieu qui lui a tant donné de bienfaits, le riche s’est montré égoïste et avare. Notre Seigneur Jésus-Christ montre toute la vanité de « celui qui thésaurise pour lui, et qui n’est point riche devant Dieu. » (Luc, XII, 21)

Saint Basile reproche à ces hommes avares de ne pas distribuer le superflu aux pauvres comme le demande la Sainte Écriture, comme le réclament les prophètes. « Ses greniers craquaient, trop étroits pour contenir le blé qu’on y avait entassé, mais son cœur cupide n’était pas rempli. »[14]

Or, cette abondance de richesse leur soulève bien des inquiétudes comme le souligne Saint Basile. Un avare est en effet un homme tourmenté, plein d’inquiétude « à cause de la fertilité de son domaine ». Il est ainsi « à plaindre pour les biens qu’il possède, plus à plaindre encore pour ceux qu’il attend. » Ainsi, sa richesse lui donne soucis, chagrins et embarras terribles. Et tout cela pour rien puisqu’il ne pourra jamais réaliser ce qu’il peut imaginer…

Saint Basile n’oublie pas non plus ceux qui thésaurisent pour gagner de l’argent en temps de famine. « Ne profite pas de la détresse pour vendre cher. N’attends pas la disette pour ouvrir tes greniers. » Ils deviennent des « trafiquants des calamités humaines ». Ils font « de la colère de Dieu une occasion d’accroître leur fortune. »[15]

Enfin, Saint Basile souligne les maux que provoquent l’avarice et la cupidité, aussi bien chez les pauvres, qui souffrent et gémissent, que chez les hommes riches qui sont en fait possédés par l’or qu’ils recherchent et accumulent. Sans-doute, l’avare comme le cupide se croient innocent. Ils ne sont ni violeur ni spoliateur. Mais « ce n’est pas le voleur qui est accusé ici, c’est celui qui ne partage pas qui est condamné »[16], répond Saint Basile…

Saint Ambroise, évêque de Milan (340-397)

Une autre voix s’élève aussi en Occident pour dénoncer l’avidité et la cupidité des hommes de son temps. Il s’agit de Saint Ambroise, évêque de Milan. Ancien gouverneur de province romaine, il est au courant des problèmes économiques et sociaux de son époque et entend les doléances de ses anciens administrés, devenus ses fidèles. Sa porte est aussi ouverte à leurs peines et à leurs remontrances. Il n’hésite pas alors à protester contre leur situation sociale au risque d’irriter les plus puissants dont l’empereur Théodose, tout en étant respectueux. Sur des sujets de foi et de moral, il tient aussi tête à eux. Cependant, il ne prétend pas contester l’ordre ou remettre en cause toute forme d’autorité mais il agit en défenseur de l’Église et des fidèles comme un bon pasteur à l’égard de son troupeau.

Saint Ambroise s’oppose à plusieurs reprises contre l’empereur, qui cherche notamment à s’accaparer des dons que de futurs prêtres ou diaconesses offrent traditionnellement à l’Église avant de rejoindre les rangs du clergé. Il s’en prend aussi aux impôts qui écrasent les petits propriétaires et les colons ou encore aux grands propriétaires qui s’accaparent des biens des plus faibles et à leur puissance qui finit par dépasser celle de l’État.

L’histoire de Naboth qui se répète

Vers 395, Saint Ambroise consacre un traité intitulé De Nabuthe aux problèmes sociaux. L’histoire de Naboth dépouillé par le roi Achab selon la Sainte Écriture lui sert d’appui à plusieurs reprises pour s’attaquer aux maux qui frappent les plus faibles. C’est en fait une histoire qui reste « contemporaine et journalière » car rares sont, en son époque, les hommes riches et puissants qui se contentent de ce qu’ils ont. « Combien d’Achab dans le monde ! », s’exclame-t-il ? Ou « de Naboths dépouillés ! »[17]  

Saint Ambroise décrit une situation désastreuse dont la cause réside dans la cupidité « des riches oppresseurs ». « Tels sont aujourd’hui les désordres qui affligent l’humanité. Le luxe des uns fait le désastre des autres. Partout des champs désolés, des habitations désertes, les grands chemins couverts de familles vagabondes, femmes et maris dépouillés, leurs enfants nus dans leur bras. »[18] Dans son sermon sur l’avarice, Saint Ambroise raconte l’histoire de pères qui abandonnent leurs enfants pour payer leurs dettes.

Un déséquilibre insupportable

Saint Ambroise rappelle que la terre n’appartient pas qu’à eux seuls et qu’elle doit être partagée entre tous les hommes, sans distinction, puisqu’ « elle fut créée pour être le commun domaine du riche et du pauvre »[19]. La terre appartient à tous. En fait, nous n’avons rien. Et le bien que nous acquérons est en fait « un bien que Dieu a mis en commun pour l’usage de tous. »[20] La nature ne distingue pas non plus dans les naissances et les morts. Nous entrons nus dans la vie, et à la fin de notre existence terrestre, nous verrons tous la corruption de notre cadavre. La seule différence entre le riche et le pauvre à l’heure de la mort est que le premier, en mourant, a plus à perdre que le second.

Or, en ne mettant pas de borne à leur soif d’argent et de pouvoir, les « riches oppresseurs » s’arroge le droit de l’occuper tout entière, ne laissant rien aux autres. Cette cupidité conduit donc à un déséquilibre entre le « riche oppresseur » qui dispose de tout quand le pauvre ne dispose plus rien. « Tout un peuple meurt de faim, et vos greniers sont clos ! »

Le devoir de partager les biens

En outre, le « riche oppresseur » a le moyen de répondre aux besoins vitaux des plus démunis mais il refuse de les satisfaire. « Il dépend de vous de sauver la vie à tant d’infortunés, et vous ne voulez pas ! » Saint Ambroise s’insurge donc contre ceux qui peuvent secourir leurs prochains mais le refusent en raison de leur cupidité et de leur avarice. Il ne s’oppose pas à la richesse ou au droit de la propriété mais à leur manque de charité.

Dans un autre ouvrage qu’il consacre à Tobie, Saint Ambroise définit une règle : « Donnez quand vous pouvez. Faites profiter les autres de ce qui vous ne sert pas. Prêtez-le comme s’il ne devait jamais vous êtes rendu, afin que, si on vous le rend, vous le receviez comme un gain et comme un profit. Si, en usant ainsi, vous venez à perdre votre argent, vous acquerrez la justice, vous gagnerez la miséricorde. »[21]

La pauvreté des riches

Comme Saint Basile, Saint Ambroise souligne la pauvreté qui domine les « riches oppresseurs ». Ces derniers prétendent être riches en accumulant leurs biens mais ce ne sont que des pauvres puisqu’ils sont incapables de satisfaire leurs désirs, sans cesse irrités par la soif de l’avarice, « un feu insatiable, qui s’accroît même de ce qu’elle dévore ! » Or, tant qu’on désire, on est pauvre. Qu’est-ce que finalement le pauvre ? « Celui à qui ce qu’il a suffi, ou bien celui qui convoite ce qui n’a pas ? »[22]

L’histoire d’Achab et de Naboth illustre ce renversement de rôle. Achab est dans l’affliction car il a trouvé un pauvre qui refuse d’abandonner son bien pour lui. Mais l’avarice l’enhardit à mépriser ses remords. « Allez, dit-elle, usez de votre pouvoir, ne vous alarmez de rien, ; la vigne de Naboth sera bientôt entre vos mains. Aussitôt, mensonges, calomnies, fourberies de toute façon, usures, concussions, pillages ; et, contre les remords de toutes les lois naturelles, cent nouvelles lois autorisent à piller. »[23] Endurci à toute compassion et charité, le « riche oppresseur » est finalement seul et ne connaît que lui-seul.

Conclusions

Le luxe à côté de la misère, l’abondance jouxtant le dénuement, le riche dédaignant le pauvre, … Ces scènes douloureuses qui causent scandale et colère ne sont pas l’apanage de notre société. Quelle génération ne les a pas connues ? Les pauvres ont toujours existé auprès des riches. La misère côtoie l’abondance. Il est alors simpliste d’accuser les riches et de glorifier les pauvres. Il est aussi facile de mettre la haine entre eux et de mettre fin à ce scandale par les armes et la révolte.

La Sainte Écriture nous raconte des histoires devenues classiques sur les rapports entre les riches et les pauvres, les puissants et les faibles. Notre Seigneur Jésus-Christ nous donne aussi des récits et des paraboles riches en enseignements. C’est donc naturellement sur la parole de Dieu que Saint Basile et Saint Ambroise s’appuient pour dénoncer les fautes et les crimes de ceux qui oppriment les faibles et les pauvres pour étendre leur richesse et leur pouvoir. Ils n’hésitent pas en effet à dénoncer durement et vivement leur rapacité et leur cupidité. Leurs mots sont durs et clairs. La vie chrétienne ne peut les tolérer…

Saint Basile et Saint Ambroise s’insurgent donc contre la recherche effrénée de l’argent et du pouvoir et contre l’égoïsme et l’indifférence à l’égard des pauvres. La cupidité et l’avarice sont deux plaies qui conduisent à une situation sociale effroyable des plus faibles et à un déséquilibre au sein de la société. Ce n’est ni la richesse ni le pouvoir qui en sont la cause, mais une disposition d’âme et de cœur. Ces deux Pères de l’Église vont donc à la racine des maux dont ils constatent les méfaits. La raison d’un déséquilibre social qui provoque un odieux scandale n’est pas dans une prétendue lutte de classe mais réside dans une autre lutte, celle qui demeure dans l’âme.

Leurs homélies soulignent aussi un mensonge, celui qui se terre dans l’âme de ces cupides et avares. Contrairement à l’image qu’ils veulent donner, ils ne sont ni riches ni puissants puisqu’ils sont esclaves de leurs biens. Et leur trésor n’est rien. Que devient-il à leur mort ? Pire. Il témoignera contre eux comme tous les cris et les larmes de leurs victimes. Car Dieu accorde un bien à l’homme pour répondre à ses besoins et pour servir le bien commun. Ainsi, ces Pères de l’Église définissent l’origine et la finalité de tout bien.

Saint Basile et Saint Ambroise ne se limitent pas à des dénonciations. Véritables pasteurs, ils rappellent aux riches les exigences de la charité chrétienne et leurs devoirs à l’égard de leurs prochains et plus spécialement des pauvres conformément à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ils leur proposent des moyens pour y répondre et ainsi connaître un bonheur dans l’éternité. Leur vie même est une leçon …

Mais ne nous trompons pas. Leurs actions ne se limitent pas au « christianisme social », qui n’est qu’un aspect de leur charité, qu’une priorité parmi bien d’autres. Chacun de ces évêques est en fait un « apôtre et ministre du Christ, dispensateur des mystères de Dieu, héraut du royaume, modèle et règle de piété, œil du corps de l'Eglise, pasteur des brebis du Christ, pieux médecin, père et nourricier, coopérateur de Dieu, vigneron de Dieu, bâtisseur du temple de Dieu »[24]. C’est un tout sans option…


Notes et références

[1] Benoît XVI, Audience générale du 4 juillet 2007, vatican.va.

[2] Dans le livre intitulé Contre Eunome, en 364, Saint Basile répond à l’arien Eunome, qui, dans son Apologie, récuse la divinité du Fils et du Saint Esprit. Dans son ouvrage, il défend la doctrine de la Sainte Trinité.

[3] Benoît XVI, Audience générale du 4 juillet 2007, vatican.va.

[4] Hans von Campauhensen, Les Pères grecs, 7, éditions de l’Orante, 1963, trad. O. Marbach.

[5] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches, Homélies, discours et lettres choisis de Saint Basile le Grand, trad. par l’abbé Auger, libraire-éditeur Guyot, 1827.

[6] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[7] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[8] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[9] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[10] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[11] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[12] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[13] Saint Basile de Césarée, Homélie contre les riches.

[14] Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice dans Homélies, discours et lettres choisis de Saint Basile le Grand, trad. par l’abbé Auger, libraire-éditeur Guyot, 1827

[15] Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice.

[16] Saint Basile de Césarée, Homélie contre l’avarice.

[17] Saint Ambroise, De Nabuthe.

[18] Saint Ambroise, De Nabuthe.

[19] Saint Ambroise, De Nabuthe.

[20] Saint Ambroise, De Nabuthe.

[21] Saint Ambroise, Tobie.

[22] Saint Ambroise, De Nabuthe.

[23] Saint Ambroise, Sermon sur l’avarice, trad. P. de la Rue.

[24] Saint Basile de Césarée, Moralia, 80, 11-20 dans Audience générale du 4 juillet 2007, Benoît XVI.


dimanche 24 août 2025

Le riche, peut-il se sauver ?

Au XIXe siècle, dans sa Vie de Jésus, Renan proclame que selon la doctrine de Jésus, : « les pauvres seuls seront sauvés » et « que le règne des pauvres va venir. »[1] Dans les années 60, sans aboutir à de telles erreurs, des courants de pensée appelaient à un changement radical du christianisme afin de remettre au cœur de ses préoccupations la pauvreté et faire de l’Église une Église des pauvres. Une lecture hâtive ou biaisée des Évangiles pourrait aussi faire croire que le riche est condamné à la réprobation et aux châtiments infernaux comme nous pouvons l’entendre parfois.

Ces théoriciens s’appuient généralement sur les célèbres béatitudes ou encore sur l’histoire évangélique du jeune riche qui, à la demande de Notre Seigneur Jésus-Christ, refuse de renoncer à ses biens pour le suivre. Les véhémentes interpellations de Saint Jacques contre les riches semblent aussi les réconforter dans leurs opinions. Ils s’inspirent également de la vie de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem[2], qui mettaient en partage les biens de leurs membres et apportaient secours aux indigents. En les écoutant, il semblerait que les pauvres soient les élus de Dieu et que la possession de biens soit un péché. Ces théoriciens, théologiens ou non, finissent ainsi par remettre en cause la propriété privée et par soutenir des doctrines d’inspiration marxiste …

De telles idées ne sont pas nouvelles. Les problèmes que soulèvent les inégalités sociales ou encore le rôle de l’argent par rapport à la vie chrétienne ne sont pas non plus nouveaux. Ils sont déjà connus dès les premiers siècles de notre ère. Ce sont des sujets que les Pères de l’Église ont traités comme tant d’autres préoccupations auxquels ils ont été confrontés. Fidèles à l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ, ils nous donnent des éléments de réponse qui demeurent encore d’actualité. Revenons donc en ce temps afin d’écouter ce qu’aujourd’hui, nous avons peine à entendre…

Le christianisme confronté très tôt à la question de l’argent

Le christianisme s’est développé dans une société païenne, marquée par une forte inégalité entre les hommes, notamment par l’esclavage. Parmi les fidèles, se trouvent des riches et des pauvres, des hommes libres et des esclaves, des propriétaires et des paysans, des artisans et des commerçants. Toutes les classes sociales se retrouvent rapidement au sein des premières communautés chrétiennes comme nous l’apprend une lettre de Pline le Jeune, gouverneur des provinces de Bithynie et du Pont, dans le nord-ouest de l’actuelle Turquie. Celui-ci écrit à l’empereur Trajan, au début du IIe siècle, à propos des chrétiens qui doivent être condamnés : « Voilà une foule des gens de tout âge, toutes conditions, de l’un et l’autre sexe, qui sont appelés devant la justice ou le seront. Ce ne sont pas seulement les villes, ce sont les bourgs et les campagnes que la contagion de cette superstition a envahies. »[3] Tertullien (v.150-220) ne se trompe pas quand il affirme dans son Apologétique que les chrétiens sont partout.

En présence d’une communauté dans laquelle se réunissent toutes les populations et toutes les classes sociales, les Pères de l’Église se sont naturellement intéressés à la situation sociale des chrétiens et donc à la question des rapports du riche et du pauvre, et plus globalement à la question de l’usage des biens terrestres. S’adressant à leurs auditeurs, dont certains étaient assurément riches, ils dénoncent l’abus des richesses, le luxe des festins, la magnificence des parures et soulignent la source de ces maux : « c’est l’amour de l’argent »[4], nous dit Saint Polycarpe, reprenant alors les paroles de Saint Paul : « ceux qui veulent devenir riches tombent dans la tentation et dans les filets du diable et dans beaucoup de désirs inutiles et nuisibles, qui plongent les hommes dans la ruine et la perdition. Car la racine de tous les maux est la cupidité »(I, Timothée, VI, 9-10) Ainsi, demande-il aux veuves, aux presbytres, aux diacres, de ne pas aimer l’argent ou de s’éloigner de cet amour. L’argent ou la possession de biens n’est pas remis en cause. La question essentielle porte sur l’attachement que nous leur portons.

Les Pères de l’Église n’hésitent pas non plus à critiquer avec véhémence ceux qui ne voient dans la richesse qu’un moyen de multiplier les jouissances sans se soucier des devoirs attachés à leurs conditions. « Il est absurde qu’un seul vive dans les délices tandis que des milliers d’autres meurent de faim. »[1] Parmi les préceptes de la voie de la vie, la Didaché mentionne celle de la générosité : « n’hésites pas à donner et à donner sans murmurer, et tu connaîtras un jour celui qui sait payer largement de retour. »[6] Et ajoute-t-elle, « ne te détourne pas de l’indigent. »[7] Que « le riche secoure le pauvre », mais aussi « que le pauvre rende grâce à Dieu de lui avoir donné quelqu’un qui subvienne à ses besoins. »[8] Dans leurs diatribes, les Pères de l’Église s’appuient sur l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ et sur son enseignement.

Cependant, les Pères de l’Église sont conscients des dangers que peuvent présenter leurs critiques et sur une mauvaise interprétation des paroles de Dieu. Un discours qui ne cesse de se concentrer sur la pauvreté et de dénoncer les riches sous prétexte de plaider la cause des pauvres risquent de lasser les hommes qui ne connaissent ni la pauvreté ni la richesse, ou encore, de jeter les riches dans le désespoir. Portés par le découragement, ces derniers peuvent se persuader qu’ils n’ont aucune part au Royaume de Dieu et finiront alors par renoncer au bonheur de la vie éternelle. Par conséquent, « suspendus entre le regret de la vie éternelle et les plaisirs de la vie périssable, ils se rejettent vers celles-ci et se perdent eux-mêmes »[9], embrassant alors toutes sortes de péché. Or, Notre Seigneur Jésus-Christ est mort sur la croix pour sauver tous les hommes. « S’ils obéissent à ses préceptes, ils ont le même droit que nous à ses récompenses. »[10]

Retour au jeune riche de l’Évangile …

L’un de ces Pères de l’Église est Saint Clément d’Alexandrie (v.150-v.215). S’il veut éveiller les consciences des gens fortunés, il ne veut point non plus les décourager. Dans son petit traité intitulé Sur le salut des riches, il revient sur la scène de l’homme riche[11] pour le commenter et l’éclaircir. Cette épisode est décrite avec de légères différences par Saint Matthieu (XIX, 16-26), Saint Marc (X, 17-24) et Saint Luc (XVIII, 18-27).

Un jeune homme accoure vers Notre Seigneur Jésus-Christ, et fléchissant le genou, Lui demande : « Bon maître, que ferai-je pour avoir la vie éternelle ? »(Marc, X, 18) Il nous rappelle que le salut dépend pour tous de l’observation des commandements de Dieu. « Maître, j’ai observé tous ces préceptes dès ma jeunesse. »(Marc, X, 20) La réponse ne semble pas le satisfaire. Il lui manque quelque chose. Il ne veut pas en effet s’en tenir là et aspire à un état plus parfait que la condition commune et ordinaire. « J’ai observé tout cela depuis ma jeunesse, que me manque-t-il encore ? »(Matthieu, XIX, 20) Il se prosterne donc au pieds de Notre Seigneur Jésus-Christ, à celui qui seul peut donner ce qui lui manque.

Notre Seigneur Jésus-Christ, « l’ayant regardé, l’aima »(Marc, X, 21). Son regard reflète à la fois de l’attendrissement et de la compréhension. « Observateur exact de la loi, il est arrivé où la loi finit, il s'arrête où la vie commence. »[12], nous dit Saint Clément. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as et donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor au ciel, viens ensuite, et suis-moi. »(Marc, X, 22) Mais, en écoutant sa réponse, le jeune homme est affligé. « Il s’en alla triste »(Marc, X, 22).

« Si tu veux être parfait »… C’est en effet à l’homme de choisir. Dieu ne contraint personne. Il donne à celui qui désire. Il fait trouver à celui qui cherche. Il ouvre à celui qui frappe. Saint Clément insiste sur le libre-arbitre de l’homme. Or, malgré son désir, le jeune riche se retire attristé comme accablé par le poids de sa richesse. Le désir ne suffit pas. Il est comme étouffé par des buissons d’épines.

Le voyant partir dans cet état, refusant de renoncer à ses biens pour Le suivre, Notre Seigneur Jésus-Christ se tourne vers ses disciples et leur dit : « Qu’il est difficile que ceux qui ont des richesses entrent dans le royaume de Dieu ! »(Marc, X, 23) et rappelle le célèbre proverbe : « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »(Marc, X, 24-25) Encore plus étonné, l’un des disciples s’exclame alors : « qui peut donc être sauvé ? »(Marc, X, 26) Notre Seigneur Jésus-Christ conclue que « aux hommes, cela est impossible, mais non pas à Dieu ; car tout est possible à Dieu. »(Marc, X, 27)

L’enseignement de la pauvreté volontaire

Mal interprété, cet épisode peut justifier ceux qui prétendent que les riches ne peuvent obtenir la vie éternelle. Cependant, une lecture attentive du texte montre qu’il ne contient aucune réprobation de la richesse et la propriété comme telles, mais un conseil de perfection, comme le demandait le jeune riche. Pour être parfait, Notre Seigneur Jésus-Christ lui demande d’embrasser la pauvreté comme ses disciples qui ont renoncé à tout pour Le suivre. Ainsi, nous distinguons le précepte, l’obéissance aux commandements de Dieu, valable pour tous, et le conseil de pauvreté volontaire, réservé à certains.

Cependant, en refusant de suivre sa conscience, qui l’appelait à la perfection, le jeune riche s’expose à des dangers. Il risque de ne pas suivre la voie que Dieu lui réservait. C’est pourquoi il part triste, partagé qu’il est entre le désir d’embrasser un état de perfection auquel il se sent appelé, et son attachement aux biens de la terre. Finalement, il met les intérêts temporels au-dessus de ses convictions, de ses intérêts spirituels. « C’est de là que part Notre Seigneur Jésus-Christ pour montrer à ses disciples le danger des richesses. »[13] Selon Saint Marc, Notre Seigneur Jésus-Christ précise à ses disciples qu’ « il est difficile à ceux qui se confient dans les richesses d’entrer dans le royaume de Dieu. » En plaçant leur confiance dans leur fortune, ils ne peuvent écouter la parole de Dieu. Ils sont comme prisonniers de l’argent qui nourrit leur orgueil et leur procurent des moyens pour satisfaire leurs passions. Et comme le précise en conclusion Notre Seigneur Jésus-Christ, seuls, ils ne peuvent se défaire de cet attachement, mais par la foi et les grâces divines, ils peuvent s’en libérer. Car « le royaume de Dieu n’appartient pas à ceux qui s’endorment dans les délices, mais ce sont les violents qui l’emportent. La seule violence agréable à Dieu est celle qui consistent à Lui arracher le don de la vie éternelle. Dieu cède volontiers à l’énergie de ceux qui engagent avec lui le combat : il se plaît à être vaincu de la sorte. »[14]

La richesse comme la pauvreté, ni bonne ni mauvaise

Saint Clément d’Alexandrie demande donc aux riches de regarder leurs biens et richesse comme des dons de Dieu à partager et d’en user pour en faire de bonnes œuvres. Car la richesse n’est ni mauvaise ni bonne en soi. Saint Clément n’en ignore pas non plus les dangers. « Les richesses seules suffisent pour amollir, corrompre et détourner de la voie du salut ceux qui le malheur de les posséder. »

« Quelle société, quel commerce pourrait exister entre les hommes, si personne ne possédait rien ? »[15] Le bon sens suffit pour rejeter toute doctrine qui refuse la possession de biens. Les communautés religieuses, pourtant soucieuses de suivre le conseil évangélique de la pauvreté volontaire, ne peuvent embrasser la pauvreté absolue sans remettre en question leur existence.

Si l’homme naît dans une famille fortunée, que serait la justice divine si cet argent lui procure la mort ? Et que serait la terre qui produit des choses qui donnerait la mort ? Les biens en lui-même ne sont donc pas mauvais en eux-mêmes, mais le mauvais usage qu’on en fait. « Si quelqu’un fait un ouvrage d’après les règles de l’art, son ouvrage est bon ; s’il manque d’art, la faute en est à lui, et non à la matière qu’il emploie. Il arrive de même pour les richesses : elles ne sont qu’un instrument. En faites-vous bon usage ? Elles vous serviront à pratiquer la justice. En tirez-vous parti pour le mal ? Elles deviendront dans vos mains une source d’iniquité ; car leur nature est de servir et non de commander. N’étant pas elle-même ni bonne ni mauvaise, elles ne méritent non plus ni louange ni blâme ; ce qu’on doit mettre en cause, c’est l’âme humaine, qui, en vertu de sa liberté, a seule le pouvoir d’user de ces dons avec sagesse ou d’en abuser. »[16]

Saint Clément distingue les biens de production qui est possible d’acquérir et les biens de consommation qui sont à partager et non à accumuler. Par exemple, un riche armateur peut accroître sa flotte de bateaux marchands mais il ne doit pas multiplier ses résidences et sa domesticité. Ainsi, fulmine-t-il contre l’étalement du luxe dans l’habillement et l’alimentation, demandant de se limiter au nécessaire.

Comme le note Saint Clément, il serait difficile de suivre des préceptes que Notre Seigneur Jésus-Christ nous a si vivement inculqués si nous ne disposons pas de biens. Comment pourrions-nous en effet nourrir celui qui a faim, désaltérer celui qui a soif, vêtir celui qui est nu ? Nul ne peut donner à moins de posséder soi-même. « Que si personne, à moins d'être riche, ne peut remplir ces devoirs, et s'il nous ordonne en même temps d'être pauvres pour être sauvés, que fait-il autre chose, si ce n'est d'ordonner et de défendre à la fois ? Donner et ne pas donner, nourrir et ne pas nourrir, distribuer et ne pas distribuer, exercer l'hospitalité et ne pas l'exercer ? Commandement absurde et inexécutable. » Notre Seigneur Jésus-Christ nous demande même de « faire des amis avec le Mammon de l’iniquité » à l’image de l’intendant, « afin que, quand vous viendrez à défaillir, ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels. »[17

La richesse devient un moyen de secourir les démunis, aussi profitable à celui qui donne qu’à celui qui reçoit. Comme la Croix a sauvé les hommes qui ont connu la mort par le bois, l’argent peut contribuer à notre salut par les bonnes œuvres qu’il nous permet. « Il ne faut donc pas nous défaire d'une richesse qui peut être utile à notre prochain. La nature des richesses est d'être possédées et de secourir. Dieu lui-même les a formées et accommodées à notre usage. Elles sont, entre les mains de celui qui sait les employer, la matière et l'instrument du bien. »

Ainsi, il est demandé de renoncer aux possessions nuisibles et de garder ce dont nous pourrons faire un bon usage. Mais surtout, « ce n'est pas nos richesses qu'il faut détruire, ce sont nos vices, qui nous empêchent de les faire servir aux bonnes œuvres et à la vertu. »

Les dangers de la pauvreté…

De même, il n’y aucun mérite d’être pauvre, nous dit Saint Clément d’Alexandrie, lorsque la pauvreté n’est pas volontaire. Car « à ce compte les mendiants et vagabonds de nos places publiques, qui ne possèdent absolument rien et vivent sans repos et sans consolation, lors même qu'ils ignorent Dieu et sa justice, seraient cependant, par ce seul motif qu'ils sont les plus pauvres de tous les hommes, seraient, dis-je, les plus heureux, les plus religieux, les seuls destinés à la vie éternelle. Cela est absurde à penser ».

De plus, Saint Clément refuse de considérer la pauvreté volontaire comme un sacrifice héroïque qui mérite d'être loué si elle ne permet pas d’acquérir la vie éternelle que Notre Seigneur Jésus-Christ est venu apporter. Il s’oppose à l’idée qu’elle suffit pour gagner son éternité. « Cela est absurde à penser, d'autant plus que le sacrifice de nos richesses et leur distribution aux pauvres n'est pas un sacrifice nouveau et inconnu aux hommes. Plusieurs l'avaient déjà fait avant la venue du Sauveur : les uns, pour se livrer sans distraction à l'étude des lettres et d'une science morte ; les autres, pour acquérir le vain renom d'une gloire frivole, tels qu'Anaxagore, Démocrate et Cratès. » Le sacrifice volontaire peut même faire croitre en nous l’orgueil. Ce que nous demande Notre Seigneur Jésus-Christ est, selon Saint Clément, de nous dépouiller de tous nos vices, notamment de l’amour et de la soif des richesses. Car, « un pauvre qui manque de tout peut s’enivrer d’impurs plaisirs. »[18]

La pauvreté présente aussi d’autres dangers pour le salut de l’âme et peut nous éloigner de Dieu. Elle restreint la liberté et l’indépendance de l’homme contrairement aux riches qui savent user sagement des biens terrestres. « Elle arrache l’âme à sa vie nécessaire, je veux dire, à la contemplation, et au virginal éloignement de tout péché, pour contraindre l’homme qui n’a pas consacré par l’amour toute sa personne au service de Dieu, de gagner par le travail de quoi alimenter le corps. »[19] Quand nous souffrons d’un manque réel et de véritables tourments, il est difficile de nous en libérer pour nous porter vers des choses plus saintes comme le dit Saint Paul, qui veut épargner à ses fidèles de la souffrance de la chair et des peines afin qu’ils soient libres de toute inquiétude pour les porter à ce qui est le plus saint. Ainsi, Saint Clément nous demande de nous occuper des besoins matériels, « non par rapport à eux-mêmes, mais dans l’intérêt du corps. »

Finalement, notre salut ne dépend pas des choses qui sont hors de nous, grandes ou petites, éclatantes ou obscures. L’importance réside dans les vertus de l’âme, la foi, l’espérance, la charité, l’amour fraternel, la douceur, la modestie, l’amour de la vérité…

L’essentiel : l’esprit de pauvreté

Saint Clément souligne notre attitude à l’égard des biens que nous possédons, nous demandant de cultiver l’esprit de pauvreté : « lorsqu’il faudra vous en priver, vous en supportez la perte avec la même tranquillité d’esprit dont vous jouissiez au milieu de votre abondance, dans ce cas, vous êtes celui que le Seigneur déclarait bienheureux, qu’il appelait pauvre selon l’esprit »[20]. Job présente un bel exemple de l’attitude que nous devons suivre à l’égard de la richesse. « Il nous est proposé comme un excellent modèle »[21], nous dit Saint Clément dans son traité intitulé les Stromates. De la richesse, il a été précipité dans l’indigence, de la beauté dans la difformité, de la santé dans la maladie. Malgré tout, il bénit son créateur et supporte l’abaissement comme il a supporté la gloire.

Pour nous rappeler que nous devons être prêt à tout renoncer, c’est-à-dire à tout sacrifier, plutôt que de désobéir à Dieu, Saint Clément nous rappelle aussi les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ que rapporte Saint Luc dans son Évangile : « Celui qui vient à moi, et ne hait point son père et sa mère, sa femme et ses fils, ses frères et ses sœurs, et même son propre âme, il ne peut être mon disciple. »(Luc, XIV, 26) Il est évident que nous ne devons pas prendre à la lettre cette déclaration fulgurante. Comment en effet Celui qui nous enseigne d’aimer même nos ennemis nous demande d’haïr nos parents ? Dans la Sainte Écriture, le terme de « haïr » peut signifier « aimer moins ». Quand deux attachements sont mis en parallèles, l’auteur sacré utilise ce terme pour privilégier celui qui doit être le plus faible. Par exemple, il l’emploie pour exprimer la préférence accordée à Jacob sur Esaü, Rachel à Lia. En cas de conflit ou d’opposition entre deux amours, l’un doit fléchir devant l’autre. Ainsi, celui qui aime son père et sa mère plus que Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas digne de Lui. Ou dit autrement, Il nous défend un amour désordonné ou aveugle, qui nous porterait à oublier l’amour de Dieu aux prétentions abusives de l’homme, et nous ordonne de repousser la voix de la chair et du sang quand ceux-ci nous prêchent le refus de Dieu… « Le Christ l’emporte sur tous : donnez-lui la victoire, car c’est pour vous qu’Il combat. »[22]

Cet exemple n’est pas anodin au temps de Saint Clément comme en notre propre époque. La conversion au christianisme posait souvent la question des préférences, entre un fils qui venait d’embrasser la foi et un père qui voulait l’entraîner à l’apostasie, entre une épouse convertie et un époux prêt à la livrer aux bourreaux. Les intérêts du salut passent avant toute chose comme l’ont compris les nombreux martyrs au temps des persécutions.

Ainsi, « si, étant riche, vous reconnaissez tenir de la munificence divine l’or, l’argent et les maisons que vous possédez, et que vous les rendiez, dans la personne de vos frères, au Dieu qui vous les a donnés, si vous reconnaissez que vous les possédez plus pour les autres que pour vous-mêmes ; si, vous élevant au-dessus de leur possession par la force de votre esprit, vous leur commandez au lieu de leur obéir ; si vous ne vous enfermez point dans les sentiments égoïstes comme dans une demeure impénétrable, mais que vous fassiez servir vos richesses à l’œuvre divine de votre salut ; si, lorsque la nécessité l’exige, vous vous privez de vos trésors et supportez la perte et la pauvreté qui en est la suite, avec la même tranquillité d’esprit, la même joie pure et inaltérable dont vous jouissiez au milieu de votre abondance, c’est vous que le Seigneur proclame heureux, et appelle pauvre d’esprit, héritier assuré du royaume des cieux, où vous n’entreriez pas si vous rejetiez le fardeau de vos richesses, par la seule impuissance de le porter. »[23]

Par contre, pour le riche qui est enchaîné à ses biens, qui ferme son cœur à l’esprit de Dieu, et qui est « tout entier dans les richesses dont le coupable amour l’enchaîne »[24], la possession de ses biens entraîne sa perte et sa ruine.

Sans Dieu, rien n’est possible

Cependant, Saint Clément nous avertit : « l’homme qui, par lui-même, et sans autre secours, veut vaincre ses passions, n’en vient pas à bout ; mais s’il y met tous ses soins, et qu’il manifeste, un vif désir d’y arriver, il atteindra son but avec l’aide de la force divine. Car le souffle de Dieu pénètre les âmes douées d’une bonne volonté, comme le don de l’Esprit divin se retire de celles qui n’anime plus son cœur. »[25] Ainsi ce que l’homme ne peut faire, Dieu en est capable comme nous l’enseigne Notre Seigneur Jésus-Christ : « aux hommes, cela est impossible, mais non pas à Dieu ; car tout est possible à Dieu. »(Marc, X, 27)

Ne nous trompons pas sur ces paroles. Que nous disent-elles ? « À l’homme de choisir, il est libre ; à Dieu de donner, Il est le maître. »[26] Saint Clément concilie la nécessité de la grâce divine et le libre arbitre de l’homme, que celui-ci soit dans la misère ou dans la richesse. « Dieu donne à ceux qui veulent, qui font tous leurs efforts et qui sollicitent du secours afin que le salut devienne ainsi leur ouvrage. Car Dieu ne contraint personne : il est ennemi de la violence ; mais il fraie le chemin à ceux qui cherchent, il accorde à ceux qui demandent, il ouvre à ceux qui frappent. »[27] La grâce divine et la bonté humaine concourent ensemble à l’œuvre de notre salut.

Saint Clément demande donc aux riches de se soustraire à la domination de leurs trésors et d’en user avec sagesse et modération pour le bien de leur âme et de celle des pauvres. Il exhorte à la pénitence ceux d’entre eux qu’un attachement aveugle aux biens et aux plaisirs de ce monde a jetés dans le désordre.

Conclusions

Les biens précieux « ne sont pas interdites à ceux qui le possèdent ; ce qu’on leur défend, c’est d’y attacher leur cœur, car le bonheur n’est point-là. »[28]C’est l’enseignement constant de Saint Clément et de l’Église. L’important ne réside pas dans la possession de nos biens ou dans notre pauvreté mais d’arracher nos âmes à la fascination des choses sensibles, même lorsque nous ne les possédons pas, pour diriger notre regard vers les réalités d’un ordre supérieur, distinguant ce qui est superflu et utile, abus coupable et usage légitime. C’est ainsi que la richesse n’est pas mauvaise en soi si nous savons nous en détacher, prêt à soutenir l’indigent que nous rencontrons ou à y renoncer pour suivre Notre Seigneur Jésus-Christ si telle est notre vocation. Cependant, « il est difficile aux riches de ne pas se laisser entraîner par les charmes et les prestiges dont la possession de grands biens les environne de toutes parts et les enveloppe comme d’un réseau »[29] mais le salut leur demeure accessible par la grâce divine dont ils peuvent faire l’objet comme tout homme ici-bas…

Cet enseignement n’est pas réservé seulement aux riches mais à tout chrétien, quel soit son rang social ou sa fortune. Saint Clément leur demande de régler leur vie selon les vertus chrétiennes qu’a enseignées et appliquées Notre Seigneur Jésus-Christ. Le pauvre n’est pas non plus à oublier. Lui-aussi, il peut aussi être atteint de « l’amour de l’argent ». Finalement, « C’est notre âme qui nous fait obéir ou désobéir à Dieu, c’est elle qui rend purs ou impurs devant lui. Ne cherchons pas hors d’elle les causes de nos vices et de nos vertus, nous ne les y trouverions pas. »[30]

En son temps, Saint Clément réagit contre l’abus des jouissances matérielles dans lesquelles est plongé l’empire romain. Il dénonce le luxe des villes, qui se concurrence par leur magnificence, la somptuosité effrayante des demeures, le raffinement des mets, ou encore les fêtes perpétuelles qui scandent la vie païenne. Au-delà de cette richesse extravagante, il s’attaque aussi aux désordres morales de la société et à la corruption des mœurs : recherche immodérée du plaisir, famille brisée par les divorces et l’adultère, prostitution, tueries organisées dans les jeux du cirque, esclave traité comme un outil, etc. Le développement matériel a conduit aux vices et à la servitude en absence de progrès moral. Il a allumé la fièvre de la jouissance, livrant l’homme à ses instincts qui le dégradent et l’asservissent. Tel est aussi l’enseignement de Tertullien à Carthage. C’est pourquoi « le chrétien doit restreindre ses besoins le plus possible » afin de demeurer libre d’aimer Dieu et son prochain comme Notre Seigneur Jésus-Christ nous a aimés…

Si cette vérité n’est pas nouvelle au temps antique, Notre Seigneur Jésus-Christ nous a enseigné non seulement ce qu’était la vérité, la voie, la vie mais aussi que cette vérité, cette voie, cette vie étaient possibles et accessibles à tous, qu’elles étaient Notre Seigneur Jésus-Christ Lui-même, sans lequel rien n’est possible. C’est pourquoi l’Église n’est pas l’Église des pauvres pour les pauvres mais l’Église de Notre Seigneur Jésus-Christ, ouverte à tous afin que tous puissent être dans la capacité de vivre de l’éternité de Dieu. Car Il les appelle tous à la vie éternelle, riches ou pauvres. C’est ainsi que l’Église universelle ou, dit autrement, catholique…

 


Notes et références

[1] Ernest Renan, Vie de Jésus, chapitre XI, édition de 1867.

[3] Pline le Jeune, Lettre, traduit par Pierre de Labriolle dans La réaction païenne, 1934.

[4] Saint Polycarpe, Lettre aux Philippiens, dans Les Écrits des Pères apostoliques, Les éditions du Cerf, 1962.

[5] Saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, II, 12 dans Cours d’éloquence sacrée fait à la Sorbonne pendant l’année 1864-1865, Xe leçon, Msg Freppel, évêque d’Angers, mediterranee-antique.fr.

[6] Didaché, IV, 5 dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[7] Didaché, IV, 9.

[8] Saint Clément de Rome, pape, Épîtres aux Corinthiens, XXXVIII, 2, dans Les Écrits des Pères apostoliques.

[9] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?, dans Défense du christianisme par les Pères des premiers siècles de l’Église contre les philosophes, les païens et les Juifs, trad. M. de Genoude, Tome V, chez Sapia, libraire-éditeur, 1839.

[10] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[11] Voir Émeraude, juillet 2025, article « Le regard de Notre Seigneur Jésus-Christ sur les pauvres et les riches ».

[12] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches.

[13] Msg Freppel Cours d’éloquence sacrée fait à la Sorbonne pendant l’année 1864-1865, Xe leçon,

[14] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[15] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[16] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIV.

[17] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIII.

[18] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.

[19] Saint Cyrile d’Alexandrie, Stromates, chapitre IV.

[20] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XIX.

[21] Saint Cyrile d’Alexandrie, Stromates, chapitre IV dans Défense du christianisme.

[22] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXIII.

[23] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[24] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?

[25] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[26] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[27] Saint Clément d’Alexandrie, Sur le salut des riches, XXI.

[28] Saint Clément d’Alexandrie, Pédagogue, II, 9.

[29] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.

[30] Saint Clément d’Alexandrie, Quel riche peut être sauvé ?.