
Dans
une vidéo publiée sur le site d’information Blast,
un soi-disant « exégète de l’histoire », ravive de
vieilles doctrines. L’une d’entre elles consiste à
opposer le Christ historique et le Christ tel qu’il est enseigné
par l’Église, les apôtres et les Évangiles,
ou encore Notre Seigneur Jésus-Christ et le christianisme. Ce
dernier serait le récit « du
détournement de la parole émancipatrice, révolutionnaire, d’un
homme ou d’un dieu, afin de la faire servir à une mission
exactement contraire, la reconduction de la domination impériale la
plus exclusive jusque même l’intimité des cœurs et le secret des
âmes, l’Église. »[1] Partisan du gnosticisme antique et brillant influenceur, il assume
une vision de l’histoire qu’il juge personnelle. Ainsi,
condamnant le soi-disant mensonge du christianisme, il en arrive
lui-même à reconstruire
l’histoire pour appuyer sa vision du présent.
Son intention est de montrer que l’Église est une invention
destinée à exploiter et à soumettre les hommes, liant ainsi la religion et la politique…
L’image
surannée d’un Christ révolutionnaire ou d'« un anarchiste qui a réussi »[2] est ainsi reprise après
tant d’autres idéologues et écrivains depuis le XIXe siècle.
Comme nous l’avions déjà évoqué dans le dernier article[3],
les premiers marxistes et communistes pensaient que les principes
originels du christianisme étaient communistes. Durant les émeutes
de mai 1968, il était possible de lire des graffitis acclamant Jésus
comme « le seul
révolutionnaire ».
Des chrétiens dits progressistes partagent plus ou moins cette image
de Notre Seigneur Jésus-Christ. Plus récemment, en 2023, une revue
de philosophie soulève de nouveau la question de son profil
anarcho-communiste[4].
Le journal L’Humanité
est aussi revenu sur l’image d’un « Jésus,
une révolution »[5] Bref, la figure d’un
Jésus marxiste reste encore d'actualité…
Pourquoi des communistes
cherchent-ils à peindre Notre Seigneur Jésus-Christ comme révolutionnaire quand eux-mêmes sont fondamentalement antichrétiens et
athées ? Pour répondre à cette question, nous allons entendre une des
anciennes personnalités du communisme en France, Henri
Barbusse (1873-1935), l'un des premiers à construire un
Jésus marxiste…
Henri
Barbusse (1873-1935), un fidèle communiste…
Adhérent
du parti communiste en 1923, directeur de l’Humanité
en 1929 et fondateur de la revue Monde,
Henri Barbusse est écrivain, journaliste et militant français,
d’origine protestante et admirateur de la révolution d’Octobre.
Envoyé à Genève pour faire des études théologiques de pasteur,
il en revient athée, républicain et homme de lettre. Après une
expérience politique au sein du ministère de l’agriculture sous
le gouvernement de Waldeck-Rousseau (1899-1902), il se consacre
exclusivement au journalisme, à l’édition et à l’écriture,
sans néanmoins oublier sa fidélité à l’égard du communisme. Porte-parole du parti communiste français, il est un ferveur défenseur du stalinisme. Lors de ses dernières années, il contribue activement à la propagande
soviétique. Il meurt à Moscou…
Qui
cherche à recruter Jésus…
La
religion a très tôt influencé Barbusse. Dès son premier roman,
intitulé Les
Suppliants, publié
en 1903, Barbusse raconte sa propre vie intérieure au travers de son
personnage Maximilien. Ce roman est, selon ses propos, « une
longue méditation sur l’idée de Dieu »[6] Mais, dans son roman aux accents religieux, son principale sujet de occupation porte sur Notre Seigneur Jésus-Christ comme en témoigne son épigraphe, une phrase tirée de L’Imitation
de Jésus-Christ. Progressivement, dans ses écrits, il développe une image particulière de Jésus. En 1926, trois articles dans L’Humanité qui lui sont dédiés[7] ne laissent aucun doute sur l’idée qui le
domine.
Barbusse
finit par publier une
trilogie littéraire[8] qu’il consacre à Jésus au sein de laquelle il esquisse la figure
d’un Jésus marxiste. À
partir d’un postulat aujourd’hui commun, il oppose le Jésus
historique et le Jésus enseigné par l’Église,
accusant Saint Paul d’avoir perverti les Évangiles.
Puis, il interprète les livres saints selon la
méthode dite matérialiste marxiste,
c’est-à-dire la dialectique hégélienne adaptée au
matérialisme[9] afin d’en dégager le portrait
d’un Jésus désacralisé et marxiste, défenseur d’idées
révolutionnaires. Enfin,
il compare les premiers chrétiens aux bolcheviks, ce qui lui permet
de donner plus d’éclats et de prestige aux révolutionnaires et de les faire entrer dans un
mythe ou encore dans une continuité historique.

Dans
le premier ouvrage de sa trilogie, intitulé « Jésus »,
paru en janvier 1925. Jésus
raconte lui-même son existence
au travers d’un texte découpé en versets. Comme Barbusse
l’exprime dans une note du livre, il a pour ambition de rédiger
un nouvel évangile,
qu’il qualifie de restitution,
afin de proposer un récit « sans
contradiction et sans tâche »[10] et de mieux s’approcher
de la réalité. Il
précisera néanmoins dans L’Humanité
que « malgré sa
forme peut-être bien audacieuse, d’évangile ou, si l’on veut,
de roman, mon livre n’est rien moins qu’une œuvre d’imagination
et de fantaisie. »[11] Pourtant, pour justifier son portrait, il se sent obliger d’énumérer
les livres qu’il a utilisé et dont il a extrait des citations,
livres parmi lesquels nous trouvons des livres apocryphes, musulmans
et juifs. Une lecture attentive de son roman remet en cause l’idée
d’une œuvre purement fantaisiste et donc inoffensive.
Une
œuvre de propagande...
Dans
le deuxième volet de sa trilogie, intitulé Les
Judas de Jésus,
Barbusse revient sur son ouvrage Jésus.
Il étaye notamment les analyses qui l’ont conduit à dresser le
portrait de son Jésus
afin de montrer que ce dernier s’appuie sur un
travail sérieux, voire scientifique.
Dans le romain même, le portrait qui s’y dessine est suffisamment
bien construit et réaliste pour montrer qu’il n’est pas
seulement une fiction. Selon un de ses commentateurs, « en
somme, s’il a pu prétendre ne devoir Jésus
qu’à son « imagination » et à sa « fantaisie »,
c’est sans doute pour mieux revendiquer et assumer, à travers Les
Judas de Jésus,
sa position de critique et d’exégète. »[12] C’est aussi un excellent
moyen de désarmer les critiques.
Pourtant,
dans la note qu’il nous adresse dans son livre, Barbusse ose dire
qu’il est de « ceux
qui pensent que l’écrivain n’a pas le droit de traiter de tels
sujets à sa fantaisie et selon son goût personnel »
et « qu’il est
tenu de vérifier scrupuleusement ce qui lui passe par la tête avant
de l’exprimer »[13].
Subterfuge pour apporter encore de la confusion ?
Enfin,
comme Barbusse l’écrira au bolchévique Lounatcharski (1875-1933),
sa trilogie constitue une campagne contre la religion chrétienne : « ces
trois ouvrages représentent, sous des formes littéraires et des
modalités différentes, trois manifestations de la même idée, et
plus exactement : de la même campagne. Il est bien évident que je
n’aurais pas consacré tant d’efforts pour édifier trois œuvres
sur un tel sujet s’il n’y avait pas là, à mes yeux une raison
sociale et un objectif de propagande. »[14] Son idée est simple : les
disciples de Jésus ont détourné l’enseignement du prophète,
l’ont mis à mort [15] et réinventent sa vie pour construire une nouvelle religion.
Un crieur d'une nouvelle « bonne nouvelle »
En
lisant le Jésus
de Barbusse, nous découvrons en effet une autre histoire, mêlant
des scènes évangéliques, des personnages et des paroles dans un
ordre erroné et avec des interprétations radicalement
différentes de l’enseignement de l’Église.

La
« bonne nouvelle »
qu’apporte le narrateur n’est pas le salut des hommes espéré
ou encore le Messie tant annoncé et attendu. Elle est plutôt un
appel à chaque homme et au peuple tout entier de se révolter contre
l’injustice ou encore
un cri qui doit les réveiller et soulever leur courage afin qu’ils
se libèrent de leurs ennemis. « Sortez
des chaînes, vous qui le voulez. Qu’attendez-vous pour vous mettre
en colère. Et pour dire à ceux qui vous mènent dans leurs seuls
profits : De quel droit ? Et pour changer le mal en
bien. »(XXX, 40-43)
La « bonne
nouvelle » qu’il
proclame est donc que le
salut réside dans l’homme.
Ce qu’annonce le Jésus de Barbusse, c’est bien la
révolution. Et « les
gens rêvent de la Révolution »(IV,
32), que tous l’attendent.
Le
narrateur se considère comme « la
voix des voix, le cri des cris »(X,
98) ou encore, proclame-t-il sur la croix, « le
Messie du peuple et le Verbe des hommes »(XXXIV,
31) Il est venu non du ciel mais de la terre, nous pour entendre la
voix de Dieu mais celle des hommes. Le narrateur joue en fait le rôle
du crieur tel que l’a dessiné Barbusse dans une de ses nouvelles,
intitulée Crieurs.
Cette nouvelle montre « un
« crieur » transmettre à des « suppliants »
des vérités qu’il détient et qu’ils ne peuvent apercevoir,
prisonniers qu’ils sont d’un univers d’habitudes et de
préjugés »[16].
S’identifiant clairement à Jésus, Barbusse se prend certainement
pour un messie politique selon des commentateurs[17].
« La
colère de voir » (XXX, 102)
Comme
ses contemporains sont « prisonniers
d’un univers d’habitudes et de préjugés »,
le narrateur appelle d’abord à une
« révolution
de l’esprit ».
« Faites d'abord la
révolution dans vos têtes. La révolution est de l'esprit. »(XXX,
119-120) Il revient souvent sur l’esprit qu’il veut inculquer, un
esprit divinisé, qu’il
qualifie d’« immaculée
conception » ou
d’« un autre
consolateur »(XXX,
47). « Cet esprit,
c'est le miracle de nous, l'esprit et la vie, c'est le même miracle
de nous, c'est la force qu'on a de saisir la vérité, et d'asseoir
d'aplomb la forme des idées sur la forme des choses, et de tracer
aussi, avec l'art de justice, la communauté des hommes, et d'aimer à
force seulement de comprendre (la vie, c'est faire la vérité) il
est en nous. Demande seulement où il va. »(XXIII,
9)
Le
narrateur décrit en effet les hommes comme vivant
dans un monde irréel
« car l'homme a
superposé au réel, à cause de la liberté folle des idées et des
mots dans le vide, beaucoup de mondes imaginaires mêlés l'un à
l'autre et où il est perdu. »(XI,
17) Il s’est créé des rêves comme Dieu et des idoles dont il est
le prisonnier et dont il doit désormais s’en débarrasser. Parmi
les idoles, se trouvent la religion
qui l’enferme dans « des
pratiques, des observances et des règles »
et « des
préceptes morts. »(XX,
37-38) ou encore l’argent,
qui est « la loi du
monde de la fiction, de la guerre et du mensonge »(XXIV,
13).
Le
narrateur appelle donc ses auditeurs à revenir
à la réalité, à
la voir et à vaincre
leurs « vrais
ennemis »,
« que
sont les riches et les
puissants »(XXX,
76), ou encore leurs « exploiteurs »,
ceux qui abusent de leur travail et qui « ont
dans les pans de leurs robes le sang des âmes des innocents »(XXX,
78), sans oublier les prêtres et les zélotes, c’est-à-dire les
nationalistes ou patriotes.
Le
crieur nous assure : « Le salut réside en nous »
Mais
le retour à la réalité pour comprendre le monde et l’homme n’est
que folie sans la vérité
et la force. Or, le
narrateur annonce que tout homme dispose en lui de la vérité et de
la force pour briser cette apparence de monde et faire apparaître la
réalité. « Alors
il faut séparer parmi les choses celles qui ont la réalité et
celles qui n'ont qu'un semblant de réalité. »(
XI, 22) Le salut réside uniquement en lui. « Ayez
du ciel en vous-mêmes »(XX,
47), dit-il à ses disciples. Ou encore, « croyez
en vous-mêmes »(XX,
36). Ou encore « Dieu
n’est qu’en nous »
(XXII, 39). Rien ne vient
donc du ciel mais de la terre.
Le
peuple pourrait tout faire s’il pouvait, s’il savait. Mais
« l’œuvre du
savoir est ralentie et repoussée »(XXX,
20). Le narrateur est donc
le crieur qui veut
soulever le courage et la
foi des hommes en eux-mêmes afin que, par eux-mêmes, ils se
libèrent. « C'est
l'espoir de l'homme qui est la chair de Dieu. Ceci est la bonne
nouvelle de Dieu. »(XXII,
78-79) Cet espoir est ce qu’il appelle « la
vie intérieure ».
Ainsi, « chacun est son
propre Christ. »(XXIII,
43)
Dans
sa dernière rencontre avec le narrateur, Marie, « toute
jeune femme de Magdala »(IX,
32), qu’il considère comme son vrai disciple, lui définit sa
mission : « iI
est venu un homme qui a élevé dans ses mains, pour les montrer, la
souffrance, la misère, et la grandeur humaine. Tu as annoncé les
choses qui étaient cachées depuis le commencement du monde. Tu as
semé ceci. Croyez pleinement à vous-mêmes, refaites la vie selon
votre image, et vous serez sauvés. Que chacun maîtrise son Dieu,
que tous maîtrisent leurs rois. »(XXXII,
89-93) La révolution n’est donc pas donnée par le ciel. Elle
vient de la terre pour le ciel. La révolte est finalement « la
porte des cieux »(XVI,
35).
Le
crieur en appelle à la révolution sanglante

Mais
la révolution que la narrateur appelle de ses vœux n’est pas uniquement de
l’esprit. Il veut véritablement une révolte.
« Et ceux qui ont
raison doivent avoir la force et la prendre, s'ils ne l'ont
pas. »(XXX, 129) La
force découle même de l’esprit. Elle « est
la femelle de l’esprit. »(XXX,
130) Le narrateur annonce aussi qu’il ne peut y avoir de réveil
sans souffrance ni cruauté. Il se fera « quand
on aura mis l’abomination de la désolation. »(XXX,
133) Par la sueur et le sang, comme un Dieu, le peuple vaincra contre
ses « vrais
ennemis » afin de
mettre en place un royaume qui appartient bien à ce monde, même
s’il est conscient que le temps n’est pas encore venu. « Il
est de ce monde, mais il n'est pas de ce temps. »(XXX,
46) Il s’agit de se
battre contre les puissants et la religion couronnée.
Ainsi, sur la croix, le narrateur annonce que le combat commence, une
« guerre ouverte
maintenant jusqu'à la fin, entre la chair de l'humanité et la
convoitise de quelques grands complices. »(XXXIV,
27-29) Comme un messie
politique, il prédit
ainsi une révolution que mèneront au bon moment ses véritables
disciples. Prophétise-t-il la révolution bolchévique ?
Un
slogan : « Faire le juste. Défaire l'injuste. »(XXXIV,
14)

Épris
de compassion ou de pitié pour les pauvres, le narrateur veut « être
juste » et
« combattre
l’injustice » au
point que dans sa narration, la
justice écrase tout, y compris la bonté,
bonté qu’il méprise. Celle-ci n’est qu’un « fantôme »(XXX,
50), un mot qui abuse le peuple ou une « démagogie ».
Le précepte célèbre de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous
demande, quand on nous frappe la joue, de tendre l’autre joue,
n’est que l’enseignement « de
faux prophètes, détourneurs de rêves, et des voleurs
d’espérance. »(XXX,
45) Le narrateur abhorre en fait la charité. « On
ne vous parle tant de bonté que pour se débarrasser de la justice,
vous mobiliser dans les nuages, et vous empêcher de ne jamais rien
faire pour changer la guerre en paix et le mal en bien. »(XXX,
54). Seule est réelle la
justice. Elle justifie
tout. Le narrateur veut le
combat pour la justice, une justice quasiment déifiée, une justice
qu’incarne aussi le peuple
…
Le
narrateur voit le monde comme « une
guerre ordonnée aux mortels sur la terre »
(X, 53), entre les riches et les pauvres, ou encore comme une lutte
engendrée par la convoitise. Après la révolution tant attendue,
« tout serait à
tous » et « il
n’y aurait plus de maître ni d’esclave »(X, 63). Mais qu’entend-il par justice ? L’égalitarisme…
Le monde de justice est un monde où, réellement, « chacun
sera l'égal de chacun »(XXX,
86). Reprenant les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, il
déclare, pour son rêve égalitaire, « qui
s'élève sera abaissé, qui s'abaisse sera élevé »(XXX,
86-87), faussant encore le sens des paroles de Notre Seigneur
Jésus-Christ.
Contre
le patriotisme et le christianisme
Le
narrateur rencontre plusieurs personnes qui lui demandent de porter
leur combat. D’abord des zélotes
qui prônent la révolte contre les mêmes ennemis. Mais il refuse
d’y participer et d’être l’étendard de leur lutte car leur
« révolte n’est
pas assez grande. »(XXVII,
77). Elle n’est qu’une revanche et non le combat pour la justice,
ou encore une « révolte
aveugle et gaspillée »(XXX,
21) Le narrateur n’apprécie non plus la lutte pour délivrer une
nation. Il se déclare
sans patrie. Les ragots
que rapporte la mère du narrateur le décrivent comme « un
sans-patrie » qui « ne
respecte pas assez les gens en place et les propriétaires. »
Le
narrateur rencontre ensuite Paul,
qu’il qualifie de « génie »
et de « pharisien
immense »(XXVIII,
102). Celui-ci lui propose de profiter de l’enthousiasme qu’il
suscite dans la foule pour créer une nouvelle religion afin de
supplanter celle des Juifs à partir de son histoire qu’il
falsifiera en l’assimilant au Messie des prophéties. Mais le
narrateur ne veut pas de sa religion qu’il voit comme une nouvelle
« démagogie »
alors qu’il prône la
fin de toute religion.
« Tu as détruit
l'idole d'Israël et n'en as laissé que la grande charpente humaine
de justice, mais l'homme du chemin de Damas a mis un autre dieu à la
belle place vide au lieu d'y mettre la vie. »(XXIX,
74-75). Le narrateur rie enfin des chimères de Paul, « le
renouveleur de religion »(XXIX,
21) : « L'amour de
Dieu nous rachètera, dis-tu. Ce sont là des amusements de
princes. »(XXVIII,
69). Il prévoit enfin le
détournement de son invention par les puissants.
« Mais quand cette
doctrine régnera solidement, avec son dieu cloué, elle sera la
chose des riches et des bourreaux. »(XXIX,
83)
Le
narrateur se rend alors compte « qu'en
semant la vérité, j'avais semé des deux côtés le mensonge
»(XXIX, 4-5), que sont
le nationalisme ou le patriotisme et le christianisme, les deux
dangers de son appel à la justice.
Un
Jésus contre l’autorité et la religion
Dans
son récit, le narrateur
méprise toute forme d’autorité ou d’ordre établi.
Il n’apprécie guère la famille qu’il juge comme « des
étroites conjurations qui sont les unes contre les autres, et qu’il
s’y enfouit la graine de la lutte et de l’envie. »(II,
v.15). Quand on lui demande d’écouter un rabbi, c'est-à-dire un maître, il ne lui accorde
aucune confiance. « Il
faut que je donne par moi-même, et non par ouï-dire, l’autorité
à mon maître. »(V,
4) L’image de l’autorité politique, que représente Ponce Pilate
n’est guère flatteur. Il n’est que « le
fonctionnaire qui ne pense qu'à sa responsabilité de
fonctionnaire »(XXXIII,
14), « hypocrite et
lâche comme tous les puissants. »(XXXIII,
17)
Le
narrateur méprise la religion
juive et la dénonce comme un aveuglement ou une oppression. Lorsqu’il
est à la synagogue, écoutant un maître, la tête baissée, réuni
serré avec d’autres enfants, il déclare que « la
vertu du croyant est d’avoir peur de Dieu. »(IV,
8). Quand il visite pour la première fois le Temple, il rencontre
« des scribes, des
prêtres, des sacrificateurs, qui dogmatisent et discutent »(VII,
20). Le souvenir des sacrifices et des odeurs l’écœure. Pour lui,
le véritable sacrifice est de « faire
ruisseler la vérité en poignardant les symboles dans son
cœur. »(VII,
66-67). Il se plait à décrire les signes de richesses qu'arborent les juges qui le condamnent.
Tout
au long de l’histoire, le narrateur dénigre le
christianisme qu’il
voit comme une invention
humaine. Ses descriptions
ne sont pas sans arrière-pensée. Il fait croire insidieusement que
ses pratiques et ses rites viennent du
paganisme. Il décrit par
exemple une statue païenne qui ressemble à celle de Notre Dame
tenant l’enfant Jésus ou décrit un culte rendu à Mithra,
équivalent au culte eucharistique. Pour lui, l’Église
n’est pas une institution mais le peuple.
Le narrateur rejette aussi
toute idée de miracles et de mystère.
« Le mal, c'est
d'aimer avant de comprendre. Car il ne faut pas commencer à bâtir
la maison par le haut. Comprendre d'abord, aimer ensuite. »(XXX,
21) Il parle alors de « l’amour
de l’intelligence »(XXX,
5). Pour le narrateur, l’idée
même de Dieu est une folie.
C’est l’angoisse ou la peur de la mort qui soulève cette idée
comme il l’expérimente avant de mourir.
Contrairement
aux discours apologétiques, le narrateur dénonce la
médiocrité des apôtres,
y compris Jean, « qui
ne sauvera pas mon souvenir »(XXX,
77), ainsi que leur manque de courage, après la Pentecôte.
Une
figure défigurée du Christ

Comme
nous l’avons déjà évoqué, le narrateur déteste la bonté qu’il
considère finalement comme une duperie ou une faiblesse que
profitent les « exploiteurs »
pour dominer le peuple. Tout ce qui peut représenter la bonté ne
lui suggère qu’un vif refus. Ainsi, le sacrifice de sa vie qu’il
offre pour son combat, il ne le juge pas comme l’exemple même de
la charité ou de la bonté. Il ne le réclame pas non plus à ses
disciples. « Ne vous
sacrifiez pas. Celui qui se sacrifie n’est pas assez bon. »(XXX,
48-49). Et sur la croix, il
n’appelle pas à la miséricorde mais au combat.
Les derniers mots du narrateur sont éloquents. C’est un cri
révolutionnaire contre la domination des puissants pour la
libération des exploités : « debout
les damnés de la terre »
(XXXIV, 45). Il annonce sa victoire non contre le monde mais contre
les puissants. « Aujourd'hui
où presque toutes les nations du monde sont entre les mains des
hypocrites, mettez l'idée pure, sage, et juste, de la Révolution
dans la grande âme religieuse de l'humanité. »(XXXIV,
50)
Le
narrateur est un homme comme un autre. Il est un pécheur.
Il avoue ainsi son désir pour Marie, « toute
jeune femme de Magdala »(IX,
32) qui le refuse, et, en raison de ce refus, il vit le plaisir avec une
autre. Après une autre déception amoureuse, il voit le monde
différemment et découvre la réalité, qu’il définit comme « une
guerre ordonnée aux mortels sur la terre »(X,
53), entre les riches et les pauvres, ou encore comme une convoitise.
La
figure de Jésus que décrit Barbusse ainsi que son enseignement
s’opposent radicalement à notre connaissance et à l’enseignement
de l’Église.
C’est bien un Jésus
révolutionnaire et marxiste
qui se révèle et justifie la violence bolchévique puis communiste.
Son récit mêle des mots à résonnance communiste et des mots
religieux. La narrateur s’intitule même « l’ouvrier
des ouvriers »(X,
95).
Le
Jésus de Barbusse, le messie du communisme
Le
Jésus de Barbusse est un marxiste. Il ne s’en cache pas. Il
compare son corps à un « un
drapeau rouge »(XXXIV,
27-29). Les ragots que rapporte sa mère lui attribuent même le terme de
« communiste »
»(XXXII, 49). Un de ses articles de
L’Humanité,
publié le 11 août 1926, porte le titre de « Jésus,
marxiste ». Dans le second ouvrage de sa trilogie intitulé Les Judas de Jésus, Barbusse justifie sa conception de Jésus.
Dans son livre Les Judas de Jésus,
Barbusse étudie les débuts du christianisme puis analyse les
Évangiles
afin d’en retirer « la
vraie leçon de Jésus »
pour terminer par un parallèle entre les premiers chrétiens et les
révolutionnaires des années 1920. Son objectif est bien de montrer
que le combat que mène ces révolutionnaires rejoint celui du
christianisme primitif et
que finalement ce que Jésus a prophétisé arrive avec la révolution
communiste. Dans
son ouvrage Les Judas
de Jésus, Barbusse
« entreprend alors
de débarrasser le Nouveau Testament de son enveloppe spirituelle,
pour n’en conserver que le matériel »[18] pour ensuite défendre sa thèse : « il
y a une distinction absolue entre le prophète Jésus qui était un
révolutionnaire et le Christ qui n’est qu’une entité
théologique abstraite. »[19] Il est convaincu que les disciples de Jésus ont falsifié son
histoire et ses paroles afin de forger un Jésus plus apte à porter
une nouvelle religion. Cette
dichotomie entre le Jésus historique et le Jésus enseigné lui
permet d’arriver à d’autres oppositions comme la religion et le
politique, ou encore la révolution et Dieu.
C’est
ainsi que Barbusse
interprète la figure de Jésus dans un sens proprement politique en lui enlevant toute valeur spirituelle, tout en le rapprochant des
révolutionnaires de son temps, qui, comme son Jésus, sont des
crieurs, portés par une idée juste, une cause légitime, par une
exaltation efficace. Par cette conversion, les communistes peuvent
légitimement employer des mots autrefois réservés à la religion
comme la foi, le sacrifice, le martyre. Ils entrent en quelques
sortes dans un mythe.

Mais
pour ne pas réduire son Jésus à un discours révolutionnaire,
Barbusse finit par l’incarner
dans la personne de Staline [20].
« C’est le vrai
guide […],
c’est le frère paternel qui s’est réellement penché sur tous.
Vous qui ne le connaissiez pas, il vous connaissait d’avance, et
s’occupait de vous. Qui que vous soyez, vous avez besoin de ce
bienfaiteur. »[21] Contrairement à l’Église, que Barbusse considère comme un
véritable Juda, l’URSS serait le vrai apôtre qui apporte la bonne
parole. Dans d’autres œuvres de propagande, il« forge
un canon qui, pour des décennies à venir, justifiera les crimes
staliniens. »[22] Tel est celui qui nous peint un Jésus marxiste…
Suivre
les traces des nouveaux exégètes
Pour
se justifier encore, Barbusse nous apprend qu’il veut suivre les
traces de ceux qui « ont
transformé l’exégète chrétienne et l’ont fait entrer dans le
domaine de la science » et
cite : « Loisy,
Charles Guignebert, P.-L. Couchoud, et tous les auteurs de la
collection Christianisme »[23].
Revenons sur deux des références de Barbusse, Charles
Guignebert (1867-1939) et
Paul-Louis Couchoud
(1979-1959). Ces exégètes reconstruisent une histoire de Jésus en
rejetant ce qu’ils considèrent comme des préjugés ou des
inventions.

Disciple
d’Ernest Renan et imprégné des méthodes de Loisy, Charles
Guignebert est un
historien français des religions, spécialiste de l’histoire du
christianisme. Il est l’un des premiers historiens à reconstruire
l’histoire chrétienne à partir d’une méthode dit rationaliste
et s’oppose à l’enseignement de l’Église ainsi qu’à
l’apologie chrétienne. Il considère les Évangiles
comme « des écrits
de propagande, destinés à organiser et authentiquer, en la rendant
vraisemblable, la légende représentée dans le drame sacré de la
secte et à la conformer aux coutumes mythologie de l’époque. »[24] Par principe, il écarte tout ce qui considère comme légende, ne se
concentrant que sur l’homme historique. S’il
maintient l’existence historique de Jésus, il remet en question
Jésus tel que l’enseigne l’Église.
Mais « nous savons
ne pas comprendre comment, si on a une fois accepté de placer la
discussion sur le terrain de l’histoire, on pourrait aboutir à
d’autres conclusions. »[25]
Paul-Louis
Couchoud, philosophe,
médecin et poète, défend la
thèse mythiste, qui
ne reconnaît pas l’historicité de Jésus.
« Jésus appartient
à l’histoire par son nom et par son culte, mais il n’est pas un
personnage historique. »[26] Il défend donc l’idée que sa connaissance a été inventé par
les croyants pour justifier leur croyance et le culte dont il fait
l’objet. C’est pourquoi il parle de « réalité
spirituelle ». Il
défend l’idée que Paul est le véritable fondateur du
christianisme.
Une arme communiste contre le christianisme
Il
est facile d’imaginer Notre Seigneur Jésus-Christ à partir
d’idées préconçues et de le justifier par des sources
préalablement choisies, tronquées et falsifiées. Des phrases bien
choisies, hors de leur contexte, permettent de leur donner un nouveau
sens et de raconter une nouvelle histoire cohérente. Lorsque on veut
interpréter les Évangiles
uniquement par un regard rationaliste, on rejette nécessairement
tout ce qui nous semble peu rationnel, c’est-à-dire les miracles
et l’accomplissement des prophéties, sans lesquels il n’est
guère possible de saisir Notre Seigneur Jésus-Christ. L’étude
est ainsi biaisée dès le départ.
Le but de Barbusse n’est pas de mieux connaître le personnage
historique mais de « dépouiller
Jésus de tout son attirail chrétien »[27] pour combattre le christianisme et renforcer le communisme.
En
outre, hors du Nouveau
Testament, il n’est guère possible de décrire Notre Seigneur
Jésus-Christ tel qu’Il a été véritablement.
Bien qu’utiles, les autres sources sont soit éphémères, soit
susceptibles d’erreurs. Si nous refusons d’entendre ses premiers
disciples, car jugées peu sûrs, nous perdons nécessairement des témoignages précieux et finalement nous concevons une personne telle
que nous voulons qu'il soit, c'est-à-dire un Jésus mythique ou
idéalisé. C’est justement, pour éviter cette erreur, que les
évangélistes ont écrit. Qui aujourd’hui oserait raconter la vie
d’un personnage historique sans entendre ceux qui l’ont connu ?
Devons-nous par principe leur refuser toute créance de peur que leur
témoignage soit biaisé ? Est-il encore cohérent de donner
plus de crédibilités aux récits tardifs provenant d’hérétiques,
de juifs et de musulmans ? Ce n’est ni sérieux ni honnête. Il est
si facile de déconstruire
un enseignement pour en construire un autre selon ses convictions,
surtout en un temps où cette histoire est si peu connue…
En
un temps où, affaiblie par nos lâchetés et notre ignorance, notre perception de la réalité est continuellement
remise en cause par des idéologies, il est devenu simple de mépriser la vérité
qui nous a été transmise. Selon les discours des faiseurs de rêves, le passé n’est
que mensonge alors que la nouveauté, surtout peu classique ou
dérangeante, est nécessairement vraie. C’est oublier, d’une
part, que l’enseignement
est légitimé par une autorité et par le passé,
et d’autre part, que le
témoignage oculaire reste un des garants les plus sûrs contre la
manipulation. Nous
préférons croire à un témoin qui a vu les faits qu’il évoque
et le décrit avec le langage de son temps qu’un idéologue qui
perçoit une réalité veille de vingt siècles et imagine le passé
avec son regard d'homme contemporain …
Déconstruire
pour construire, telle
est la méthode employée. Il s'agit d’abord de remettre en question des certitudes et de mépriser ceux qui enseignent la vérité puis, le cerveau nettoyé, de peindre une nouvelle figure de Jésus afin de rapprocher son image de celle des révolutionnaires des années 20. Ainsi, ces derniers deviennent plus favorables,
notamment auprès des communautés chrétiennes tout en affaiblissant la
force adverse que représente l’Église.
Barbusse tente aussi de leur donner le souffle et l’enthousiasme
religieux dont ils ont besoin et que donne une forte « capacité
utopique »[28] comme l’avait aussi compris Julien l’Apostat[29].
Un mouvement qui porte le
souffle religieux est d’une force prodigieuse.
Conclusions

Par ses « fantaisies », Barbusse souligne le cœur de l’enseignement de Notre
Seigneur Jésus-Christ et finalement, par opposition, la pensée
profonde de ce communiste. Son Jésus se bat pour la
justice sociale, ou plutôt l’égalitarisme, telle qu’elle est conçue au
XIXe siècle alors que Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle et
défend une autre justice, celle qui s'appuie sur les deux commandements divins que sont l’amour de Dieu
et l’amour de son prochain conformément à l’Ancien Testament. Or l’idée
même de la charité, qu’il appelle bonté, heurte le narrateur
comme elle a offusqué les païens.
Comme eux, le narrateur la
considère comme un signe de faiblesse et de médiocrité.
Il ne comprend pas que la force puisse naître de la faiblesse. Ainsi
récuse-t-il aussi toute espérance telle qu’elle est définie par
les chrétiens. Son seul espoir réside dans l’homme et se limite à
lui. Cela ne peut guère nous étonner quand il rejette toute idée
de Dieu et du Verbe incarné. Le narrateur est peu différent des
contemporains de Notre Seigneur Jésus-Christ. Finalement, le
discours du Jésus de Barbusse, discours peu révolutionnaire pour
son temps, est le contraire de celui de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Ainsi,
le Jésus de Barbusse entre dans un cadre très humain. Certes, il
crie fortement et clairement comme un homme moderne, mais son cri
n’est pas différent de ceux qui se révoltent contre toute forme
d’oppression. Ce n’est pas un hasard si dans son troisième
ouvrage de sa trilogie, Barbusse compare son Jésus avec les
révolutionnaires indiens qui luttent pour leur indépendance.
Son idole est d’abord et avant tout un juge sévère et implacable
qui ne peut concevoir la miséricorde.
Sans-doute, est-ce pour cela qu’il rejette toute idée de Dieu. Car
ici-bas, le soleil brille aussi bien sur les bons que sur les
méchants. La plainte de Job se transforme en lui en une
idéologie athée qui se ferme à toute idée d’amour. Barbusse est alors aveuglé par la justice humaine, son idole. Tout est alors permis en son nom, y compris la révolte sanglante contre tous
ceux qu'il désigne comme adversaires de son dieu, ceux qui possède le pouvoir ou la
richesse et qui constituent l’ordre établi. Nous savons
aujourd’hui par l'histoire ce que cela signifie en réalité lorsque cette idole
s’empare des révolutionnaires, la cruauté et la désolation…
Notes et références
[29] Émeraude, article "Julien l'Apostat, un exemple d'évolution religieux", décembre 2015.