" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 27 octobre 2024

Le Congrès de Malines, catholicisme ou libertés modernes ?

Après la grandiose épopée napoléonienne, un vent de liberté souffle sur l’Europe. Il touche l’Espagne, le Portugal, l’Irlande et la Pologne mais sans véritables résultats. Il frappe plus durement l’empire Ottoman, qui perd la Grèce, et le royaume hollandais, qui ne peut résister à l’indépendance de la Belgique. Il gagne aussi de nombreuses villes italiennes qui secouent le joug autrichien. Enfin, en juillet 1830, la France connaît une nouvelle révolution qui porte sur le trône un roi libéral jusqu’à une nouvelle tragédie…

De nombreux catholiques applaudissent ces événements. Comme s’exclame Chateaubriand (1768-1848), le christianisme est « une religion de liberté »[1], « opposé d’esprit et de conseil au pouvoir arbitraire »[2]. Dans son journal Le Catholique, le baron d’Eckstein (1790-1861), brillant érudit et jeune converti, prône l’alliance du catholicisme et de la liberté. « Là où règne la liberté, c’est en vertu d’un principe catholique, c’est en vertu de la liberté que la religion s’établit d’après son génie propre, pour se constituer en Église, organiser et assembler son clergé. Sujets de l’État pour le temporel, libres quant au spirituel, ses ministres ne dépendent que de leurs propres lois, ne relèvent que du pouvoir établi par Dieu Lui-même pour conserver leur unité. »[3] Et Montalembert qui prône « l’Église libre dans l’État libre »[4]

Ces catholiques voient ainsi dans le christianisme le grand élan qui pousse le monde vers un avenir de lumière. Cependant, cette défense de la liberté tend à ne pas rester dans le domaine politique ou social, il frappe aussi l’Église. Ainsi, von Döllinger (1799-1890), prêtre et historien catholique, théologien, réclame la « pleine liberté de mouvement » dans toutes les matières où les dogmes ne sont pas remis en cause.

Portés par de tels idéaux et poussés par les événements, des catholiques décident d’unir leurs forces et de mettre en place des organisations pour mener le combat et défendre l’Église. Le Congrès de Malines en Belgique est une de ses initiatives. Il est aussi souvent considéré comme une manifestation du libéralisme catholique. Il mérite donc que nous nous y arrêtons le temps d’un article dans le cadre de notre étude apologétique…

La Belgique indépendante

En 1815, après l’abdication de Napoléon, le congrès de Vienne (1815) crée le royaume des Pays-Bas, qui comprend la Hollande et la Belgique, et désigne comme roi Guillaume de Nassau. En Belgique, Guillaume Ier mène une politique anticléricale. Il écarte notamment le clergé de l’enseignement pour imposer un monopole d’État. Sa politique provoque le mécontentement des catholiques mais emporte l’adhésion de la bourgeoisie libérale, férue d’un État fort, laïque et autoritaire.

Cependant, le roi mène aussi une politique qui restreint les libertés, notamment celle de liberté de la presse, pourtant garantie par la loi fondamentale du royaume. Les catholiques et les bourgeois libéraux finissent par s’unir en 1828 et mènent une lutte contre la politique royale et en faveur de réformes libérales. Ils réclament la liberté de presse, d’enseignement, de langue, de réunion et d’association ainsi que différentes réformes, fiscales, électorales. Face à cette contestation, le roi fait des concessions mais reste intraitable sur sa politique en matière d’enseignement et de presse. Après des émeutes en août, en particulier provoquées par de mauvaises récoltes, la crise de chômage et la cherté de la vie, la population bruxelloise se soulève en septembre et met en échec les troupes hollandaises. Des bandes de volontaires composés de bourgeois, de paysans et d’anciens officiers battent les armées et libèrent le pays. La Belgique obtient son indépendance en 1830.  

Le rassemblement des catholiques

À peine la liberté recouvrée, les bourgeois libéraux, mieux organisés et plus puissants, prennent le pouvoir et mènent leur programme de laïcisation au détriment des catholiques. L’œuvre de la déchristianisation est en marche ...

Pour unir leurs forces et prenant l’exemple de l’Allemagne[5], des catholiques belges veulent mettre en place une assemblée générale réunissant des catholiques afin de traiter différents thèmes et de contribuer à la défense de la liberté religieuse ainsi qu’à la protection des intérêts catholiques. En mettant en place un forum, ils veulent en fait remobiliser les catholiques et coordonner toutes les associations catholiques afin d’agir avec plus d’efficacité sur le plan politique et religieux. Mais, ils ne veulent point limiter son périmètre à la Belgique. Leurs ambitions sont plus élevées. Pour être plus forts, ils veulent mettre en place une union entre les catholiques du monde entier. L’œuvre veut être de portée internationale. En 1862, est fondé un congrès avec l’accord de l’évêque de Malines.

Parmi les initiateurs, Édouard Ducpétiaux (1804-1868)

Parmi les initiateurs et animateurs, nous trouvons quelques grands noms des catholiques belges engagés comme le baron de Gerlache, une pléiade de journalistes ou encore de jeunes combattifs comme Charles Woests (1837-1922) ou Victor Jacobs (1838-1891). Mais parmi les initiateurs, se détache une personnalité, Édouard Ducpétiaux.

Édouard Ducpétiaux, avocat et rédacteur du journal libéral Le courrier des Pays-Bas, veut mettre en place une force politique catholique tout en donnant au catholicisme un contenu social pour concurrencer le parti libéral. Pour cela, il veut l’union des catholiques « pour revendiquer et défendre les libertés et les droits qui leur sont communs. »[6]

Sa notoriété est très grande en Belgique. Ducpétiaux est l’un de ceux qui a combattu l’arbitraire de la monarchie hollandaise et participé aux événements bruxellois qui ont conduit à l’indépendance de la Belgique. Il est aussi une des figures marquantes du libéralisme belge. Mais il finit par quitter la politique pour se consacrer à la philanthropie et aux questions sociales. Il agit notamment pour améliorer le système pénitencier du pays en y introduisant le régime cellulaire. Il s’intéresse aussi aux premiers mouvements socialistes[7] et propage leurs idées.

Mais à partir des années 50, en raison de l’anticléricalisme des milieux libéraux, il finit par les quitter. De même, il finit par dénoncer les socialistes, communistes et matérialistes de tout genre, ces « réformateurs modernes », qui montrent en fait un « insolent mépris […] pour ce qui porte l’empreinte de la religion ». Il accuse aussi leur hypocrisie. « Ils se disent les seuls amis du peuple : quels sont les soulagements efficaces qu’ils n’aient jamais apportés à sa triste condition ? » Concernant les malheurs du monde, il en connaît les causes : « nous souffrons […] bien et uniquement d’une pléthore irréligieuse, l’impiété, l’ignorance »[8]. Le remède aux douloureux problèmes qui agitent la société se trouve dans l’Évangile et la charité chrétienne. Mais il n’ignore pas que « la pauvreté, les privations, les souffrances sont le lot inévitable de l’humanité sur cette terre. »

Vers la constitution du Congrès de Malines

Ducpétiaux rencontre Jean Moeller (1806-1862), professeur à l’Université de Louvain. Ce dernier souhaite créer une association pour défendre les libertés constitutionnelles telles la liberté de culte, la liberté d’enseignement, la liberté des associations, la liberté de charité, etc. Il préconise comme moyens la presse pour protester contre les atteintes à la Constitution, les tribunaux, les associations locales et la constitution d’un comité central permanent ainsi que la réunion d’assemblées générales dans lesquelles seront arrêtées les mesures pour atteindre les objectifs fixés.

Après un voyage en Allemagne, où ils découvrent émerveillés les assemblées générales des catholiques, Ducpétiaux et Moeller décident d’en faire autant. Ils sont accompagnés de Barthélemy Dumortier (1797-1878), homme politique combatif, ardent patriote et catholique convaincu.

Œuvre politique ou non ?

L’objectif de Ducpétiaux est d’unir les catholiques afin de créer une force capable de combattre les adversaires de l’Église et du christianisme. Mais le Congrès, sera-t-il une force politique ou doit-il aboutir à un parti politique ?

Les parlementaires ou politiciens, membres du comité de préparation du congrès, refusent de donner au congrès un caractère politique et de s’immiscer dans les questions politiques belges afin de ne pas nuire aux catholiques. Ils refusent aussi que les partis conservateurs, auxquels ils appartiennent, soient considérés comme les valets de la religion. Ils conçoivent plutôt le congrès comme une tribune où ils inviteraient des catholiques éminents, ou un moyen de combattre le rationalisme et la démocratie révolutionnaire.

Les journalistes catholiques ne partagent pas leur avis. Ils n’admettent pas de distinction entre la religion et la politique. Dumortier est encore plus résolu. Il veut créer une franc-maçonnerie catholique afin de battre les anticléricaux avec leurs propres armes.

Finalement, il est « créé une assemblée générale des délégués et membres des œuvres catholiques […], à l’effet de se rendre compte de la situation des œuvres, d’aviser aux moyens de les développer et d’étendre leurs bienfaits, et d’unir tous les efforts pour la défense et le triomphe des intérêts et des libertés catholiques. Elle s’interdit toute immixtion dans la sphère politique proprement dite, toute participation aux affaires d’élection et aux luttes des partis. »[9] Ainsi, le Congrès se présente plus comme une assemblée au-dessus des partis.

S’unir pour défendre les intérêts catholiques

La première assemblée générale des catholiques se déroule à Malines en 1863, d’une durée de quatre jours. Elle réunit entre deux et trois mille catholiques dont environ dix pour cent de catholiques étrangers.

Dans l’allocution inaugurale, le président du Congrès, Etienne Constantin, baron de Gerlache, récuse toute idée de formation d’un parti politique tout en définissant les missions politiques du congrès, qui consistent à défendre les libertés religieuses contre les libres penseurs. Il s’élève contre la volonté du gouvernement d’expulser les prêtres des écoles au nom de l’indépendance du pouvoir civil. Il rappelle enfin les libertés que défend la constitution, celle de la presse et de l’enseignement. Enfin, il exhorte les catholiques à se montrer catholiques sans aucune crainte.

Le vicomte Eugène de Kerckhove (1817-1889), homme politique et diplomate, demande « l’union la plus étroite possible des catholiques en Europe, dans le monde entier, de manière à former une seule et même nationalité »[10] afin de s’opposer aux forces révolutionnaires. Il leur demande d’utiliser ce moyen à la manière des anticléricaux, qui sont ainsi parvenus au pouvoir. « Il faut créer, dans le monde, par l’association, une opinion publique catholique, comme il y a une opinion publique libérale. » Pour maintenir le lien entre les catholiques, le comité organisateur des Congrès de Maline est proposé comme centre de ralliement permanent tout en laissant les étrangers toute liberté sur la manière de s’unir.

La liberté au cœurs des discours du congrès de Malines de 1863

Le mot d’ordre de tous les discours est la liberté. Pour le baron de Gerlache, la liberté et le catholicisme sont indispensables pour maintenir la Belgique. Pour Adolphe Deschamps (1807-1875), autre homme politique catholique, la liberté est indispensable à l’action de l’Église, et l’Église la sauvegarde tout en maintenant la distinction entre la société civile de la société religieuse ainsi que leur mutuelle indépendance.

Le journaliste Haulleville (1830-1898) prévoit l’événement d’« une nouvelle forme de la doctrine irrationnelle du Dieu-État », qui veut fonder une Église abstraite d’État. Pour parvenir à leur fin, les « sectateurs de Dieu-État » confondent l’État et la nation tout en s’emparant de la direction de l’État. « C’est la théorie du despotisme sous le masque de la liberté. » Il rappelle le devoir de tout chrétien d’être un citoyen actif et vigilant.

L’ode du catholicisme libéral de Montalembert

Ducpétiaux, Gerlache et Deschamps ont invité Montalembert à prendre la parole pour que le « résultat de ce rassemblement soit libéral et que le programme qui en sortira soit le vôtre : le catholicisme et la liberté. »[11] Ses deux interventions deviendront célèbres. Après l’affaire de Lamennais et l’encyclique pontificale Mirari vos[12], il était plongé dans un silence de douze ans. Le congrès de Maline est pour lui le moment de le rompre. Dans deux séances publiques, il prononce un discours vigoureux en faveur de l’alliance entre le catholicisme et la démocratie en présence d’une assemblée composée essentiellement de membres de clergé, des évêques, des prêtres, de séminaristes. Il réaffirme avec éloquence les principes fondamentaux du catholicisme libéral tels qu’ils ont été défendus par Lamennais, et exalte l’ensemble des libertés, à termes bénéfiques selon lui à l’Église.

Dans le premier discours, Montalembert engage d’abord les catholiques à rompre avec l’esprit de l’ancien régime et de se tourner résolument du côté de la démocratie et de la liberté. Il défend vigoureusement « l’Église libre dans l’État libre », « formule la plus complète, la plus vigoureuse du catholicisme libéral, tel que comprit cette génération. »[13] Elle est « le symbole de nos convictions et de nos espérances. En arborant cette devise, nous entendons réclamer la liberté de l’Église, fondée sur les libertés publiques. […] Et quand je parle de la liberté, j’entends la liberté tout entière, la liberté fondée sur le droit commun et l’égalité. »[14]

Montalembert ne conçoit pas l’avenir de la société moderne sans résoudre deux problèmes, celui de « corriger la démocratie par la liberté » et celui de « concilier le catholicisme avec la démocratie ». Il voit un réel progrès dans l’alliance entre la liberté du catholicisme et la liberté publique tout en montrant les dangers de la démocratie libérale et la nécessité de la brider par la religion. « La religion empêchera la démocratie de tomber dans les abîmes de la démagogie et du socialisme, et au besoin, elle résistera au césarisme. »[15] Et l’Église profitera des bienfaits de la démocratie. « Le catholicisme n’a rien à redouter de la démocratie, libérale, et qu’il a tout à espérer du développement des libertés qu’elle comporte. » Il n’hésite pas à invoquer et accepter les principes et les libertés de 1789. Il finit son premier discours part un éloge des libertés d’enseignement, d’association, de presse et de culte. Il exhorte les catholiques à se déclarer favorables à ces quatre libertés qu’il juge inséparables. Ses propos sont accueillis avec des acclamations et une ovation indescriptible.

Pour sa seconde intervention, une acclamation immense accueille Montalembert alors que les dignitaires ecclésiastiques ne sont plus présents dans la salle. Il va droit au cœur de la question en déclarant qu’il demande la liberté entière, absolue, non seulement pour les catholiques, mais encore pour tous les cultes et toutes les opinions, non seulement pour la vérité, mais encore pour l’erreur. Montalembert demande aucune intervention de l’État dans le domaine des cultes. Après avoir montré les échecs des alliances entre l’État et l’Église dans le passé comme dans les événements récents, il décrit les progrès dans les pays où la liberté de culte est un fait. Il finit son discours en soumettant son opinion à l’infaillible autorité de l’Église, même si, rappelons-nous, elle a déjà clairement parlé. De nouveau, Montalembert soulève des applaudissements.

Pourtant, le discours de Montalembert ne fait pas l’unanimité. Pour un journaliste du Bien public, il veut que « l’Église admette, non pas seulement comme un fait, mais comme une condition de son existence, cette liberté pour tous, ce droit commun de la vérité et de l’erreur. Il ne prétend défendre ce droit à l’erreur que comme une nécessité sociale, mais si cette liberté est un progrès et une conquête, comment le serait-elle, si elle n’était fondée sur un droit et un principe ? »

Les discours de Montalembert sont aussi mal appréciés par le Pape Pie IX. Celui-ci ne veut pas le désavouer officiellement en raison des services qu’il a rendus à l’Église. Néanmoins, deux lettres privées et confidentielles lui expriment son déplaisir. Dans une lettre qu’il écrit à l’archevêque de Munich, il frappe aussi d’un blâme formel et absolu l’audace de ces catholiques qui sont « dupes de malheureuses illusions. » Sans-doute, cette affaire précipitera la publication de l’encyclique Quanta Cura [16] à laquelle est annexé le fameux Syllabus.

Réussite et échec

Le Congrès de Maline de 1863 puis les deux suivants (1864, 1867) ont eu un très grand retentissement dans la presse nationale et internationale. Ils ne se réduisent pas à des conférences et aux discours d’éminentes personnalités. Ils comportent aussi de nombreuses activités telles que concerts et expositions. Ils regroupent chaque fois des milliers de personnes, et l’enthousiasme des catholiques ne peut être ignoré. En un mot, ils traduisent la vitalité du catholicisme belge.

Les Congrès ont aussi réussi à mobiliser les catholiques et à créer une opinion catholique organisée. Des cercles et des associations, y compris politiques, ont été créées dans les villes et localités importantes. Eux-mêmes ont été insérés dans des fédérations afin de les coordonner. Les Congrès ont enfin permis le développement de la presse catholique et son essor.

Cependant, ces congrès reflètent des tensions et divisions au sein du catholicisme. Comme nous avons déjà pu le percevoir, les objectifs des principaux membres du comité d’organisation et des principaux animateurs ne sont pas identiques. Les uns veulent en faire un forum politique quand d’autres ne veulent en aucun cas discuter de sujets politiques. Les journalistes et les catholiques fougueux veulent combattre les adversaires de l’Église en utilisant les mêmes moyens. Les partis politiques de la droite parlementaires refusent toute coloration confessionnelle afin d’éviter l’image de valets des évêques et d’être la cible des anticléricaux. Les évêques eux-mêmes sont divisés entre ultramontains et libéraux. Finalement, il a été décidé de faire du Congrès un lieu pour examiner les divers aspects de la vie catholique (enseignement, sacrements, catéchismes, arts, œuvres sociales, etc.) et de mobiliser les catholiques.

Malgré ce compromis, le Congrès n’a pas pu éviter les divisions et les confrontations entre les catholiques. Les discours de Montalembert les ont même accentuées. Pire. Les catholiques libéraux français ont dominé les débats, s’opposant fortement aux ultramontains. L’adaptation de l’Église aux valeurs de 1789 fait face à la volonté de rechristianisation de la société. Les partis catholiques sont de plus en plus méfiants et craignent de plus en plus paraître trop liés à l’Église. L’écart entre les libéraux, les ultramontains et les politiques n’ont pas cessé de grandir.

Contrairement aux vœux des organisateurs, le Congrès n’a pas réussi à devenir un mouvement international. La présence trop marquée des Français et la méfiance de Rome envers un Congrès fortement marqué par le libéralisme catholique ont eu pour conséquence d’éloigner les autres délégations étrangères. Leur nombre n’a pas cessé de décroître. L’idée de séparation de l’État et de l’Église, si chère aux libéraux français, a par exemple été très mal accueillie par les catholiques allemands…

Enfin, compte tenu de la réaction du Pape aux différents discours du premier Congrès et à son orientation très libérale, les évêques ont décidé de mieux le maîtriser, voire d’y prendre la direction, ce qu’a refusé les parlementaires. En 1874, le Congrès a finalement été supprimé…

Conclusions

Si les Congrès de Malines ont permis de montrer la vitalité des catholiques belges et de les mobiliser face à leurs adversaires, il a accentué la division entre les catholiques libéraux, qui, au mépris des encycliques pontificales, continuaient à défendre les idées de Lamennais, les intransigeants, qui exhortaient les catholiques à christianiser leur pays, et les hommes politiques catholique, qui ne voulaient pas trop se lier au clergé de peur d’affaiblir leur position. Ils marquent finalement une fracture au sein du catholicisme, qui n’a pas cessé de s’approfondir, jusqu’à nos jours.

Mais, les Congrès ont surtout été dominés par les idées de Montalembert, que nous pouvons aujourd’hui, avec les leçons du passé et la situation que nous vivons actuellement, jugées très optimistes et naïves. Plus conscient des réalités, Pie IX ne s’est pas en effet trompé sur les illusions qu’il faisait naître chez son auditoire. Sans-doute, porté par les mêmes ambitions, le deuxième concile de Vatican a fait naître le même enthousiasme. Aujourd’hui, ce ne sont encore que de cruelles désillusions. En érigeant comme principe la liberté de l’erreur et en lui donnant, toujours par principe, les mêmes droits que ceux de la vérité, nous obtenons la société actuelle. Les effets désastreux des réseaux sociaux ne sont que l’aspect visible de ces principes.

Enfin, nous pouvons aussi nous rendre compte de l’impact des idées de Montalembert au sein d’un auditoire formé de jeunes laïcs, de prêtres et de séminaristes. Ces derniers sont véritablement conquis par ses paroles, par cet homme qui dit tout haut ce qu’ils pensent réellement. Cela montre non seulement l’échec des différentes encycliques des Papes mais aussi l’infiltration beaucoup plus profondes des idées libérales dans la société chrétienne et dans les séminaires. En un temps de frustration et de démotivation pour les catholiques à plusieurs reprises trahis, en un siècle d’idéaux et de romantisme, où la liberté est au cœur des combats, la jeunesse chrétienne, toujours aussi vigoureuse et combative, ne peut qu’adhérer aux idées de libertés que porte Montalembert. Elle est toujours encline à suivre le mouvement de la société sans regarder les leçons de l’histoire ni imaginer ses conséquences. Et en ce temps de révolutions, ne risque-t-elle pas de confondre la défense de la religion chrétienne à celle de la liberté.

 

 

 

 

 

 

 


Notes et références 

[1] Chateaubriand, Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, préface, éditions de 1826, poesies.net.

[2] Chateaubriand, Génie du christianisme, œuvres complètes, 1828, fr.wikisource.org.

[3] Eckstein, Le Catholique, 1827, tome VI, dans Montalembert et le baron d’Eckstein, en suivant leur correspondance inédite (1845-1858), Joseph Lecler, Revue d’histoire de l’Église de France, année 1970, persee.fr.

[4] Montalembert, dans L’Église des Révolutions, En face de nouveaux destins, Daniels-Rops, chap. V, Montalembert le prononce lors du congrès de Malines de 1863. La formule sera reprise par Camille Benso (1810-1861), comte de Cavour, l’un des fondateurs de la Royaume d’Italie. Partisan des idées libérales, il a mené une lutte contre l’Église (suppression des congrégations religieuses).

[5] En Allemagne, les « Katholikentag », autrement dit « assemblée générale des catholiques », réunissent de nombreuses associations catholiques sur plusieurs jours pour traiter des questions qui touchent tous les catholiques allemands.

[6] Ducpétiaux dans Édouard Ducpétiaux, E. Rubbens, tome II.

[7] Courants de pensée ! saint-simonisme, fouriérisme.

[8] Ducpétiaux, rapport sur De l’instruction obligatoire comme remède aux maux sociaux : mémoire soumis à l’académie royale de Belgique par Agathon de Potter, 1866, dans charlesfourier.fr, mis en ligne le 23 novembre 2014.

[9] Statuts de l’Assemblée générale des catholiques de Belgique, article 1, première session à Malines, 18-22 août 1863, tome X, Bruxelles, 1864.

[10]Eugène de Kerckhove, dans Le Parti Catholique Belge de 1830 à 1884, chap. IV, Guyot de Midshaegen, 1946.

[11] André Lateille, Les dernières années de Montalembert, dans Revue d’histoire de l’Église de France, année 1968, n°152, persee.fr.

[12] Voir Émeraude, septembre 2024, article « Lamennais et la naissance du libéralisme catholique ».

[13] Emmanuel Barbier, Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France, du concile du Vatican à l’avènement de S. S. Benoît XVI, Tome I, Introduction, imprimerie Y. Cadoret, Bordeaux, 1924.

[14] Montalembert, discours du Congrès de Maline dans Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France, Emmanuel Barbier.

[15] G. de Molinari, Les congrès catholiques, dans Revue des deux mondes, 2ème période, tome 11, 1875.

[16] Voir Émeraude, juillet 2024, article « Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps ... ».

dimanche 29 septembre 2024

Lamennais et la naissance du libéralisme catholique

Le christianisme est-il conciliable avec la démocratie ? En notre temps, où la démocratie est un fait incontesté, la question peut paraître saugrenue. Quand nous songeons à la démocratie, nous pensons d’abord au régime politique qui est le nôtre depuis des générations. Comme en témoigne l’histoire, la religion catholique peut se développer dans un pays quelle que soit la forme de son régime politique. Elle a progressé et brillé aussi bien dans le vaste empire romain et byzantin que dans le Royaume de France ou aux États-Unis. Elle a connu la souffrance dans de nombreux royaumes, empires et républiques. L’Église, n’est-elle pas catholique, c’est-à-dire universelle ? Notre Seigneur Jésus-Christ est venu ici-bas pour sauver tous les hommes, sans distinction. Il ne serait donc guère sensé de concevoir le christianisme comme irrémédiablement lié à une forme politique. Cela ne signifie pas que tous les régimes se valent. Sans-doute, l’un d’eux serait plus favorable qu’un autre. Mais cela est une autre question…

Mais, le terme de « démocratie » ne se réduit pas à son sens politique. Il désigne aussi une forme de la société particulière, forme particulièrement nouvelle au regard de l’histoire de l’humanité. Dans son ouvrage sur l’Amérique, Tocqueville (1805-1859) a décrit la société démocratique américaine comme une forme de société nouvelle dont l’une de ses  caractéristiques est l’exigence de l’égalité[1]. En ce sens, l’Église doit-elle s’adapter à ce « monde tout nouveau »? Peut-elle accepter les principes qui la fondent ?...

C’est cette question qui agite les catholiques depuis le XIXe siècle au point que deux papes, le bienheureux Pie IX (1846-1878) [2] et Léon XIII (1878-1903) [3] ont dû intervenir pour prendre position. Ils condamnent clairement et fermement le libéralisme catholique qui veut justement adapter l’Église à ce monde nouveau. Leurs successeurs jusqu’à Pie XII ont sans hésitation renouvelé leurs condamnations et l’ont combattu avec encore plus de zèle et de clairvoyance. La lutte qu’a menée la IIIème république contre la position de l’Église dans la société ne peut que les encourager dans leur combat. Cependant, après la seconde guerre mondiale, à partir de Jean XXIII (1956-1963), les papes ont abandonné cette position et ont lancé l’Église dans une nouvelle voie, celle de l’ouverture au monde, provoquant en son sein une crise profonde, une crise qui dure encore jusqu’à nos jours.

La question de la compatibilité entre le christianisme et la démocratie au sens social, devient de nos jours encore plus vive, surtout pour les jeunes générations qui n’ont point connu le zèle destructeur des novateurs. Quarante ans après le deuxième concile du Vatican, constatant les effets de la nouvelle politique pontificale, nous ne pouvons effectivement que nous interroger sur sa pertinence et son efficacité. Les voix qui s’élèvent contre l’Église et son inadaptation à la vie moderne ne se sont pas tues. Ou plutôt, elles demandent à l’Église encore plus de tolérance, plus de sacrifice, plus d’abandons. Elles demandent l’inacceptable. La lutte contre le christianisme n’a pas en effet cessé. Le monde moderne n’a jamais encore été aussi éloigné de la foi. Le christianisme n’a jamais été aussi ignoré et incompris. Qui peut fermer les yeux devant cet échec frappant ? …

Nous ne pouvons guère comprendre la situation actuelle de l’Église sans revenir à cette époque où des catholiques ont lutté pour que l’Église s’adapte à la nouvelle société et à ses principes en dépit de la condamnation des papes. Nous allons donc désormais nous tourner vers le XVIIIe siècle où sont nés et développés les premiers mouvements du libéralisme catholique…

Lamennais, à la recherche du renouveau catholique

Le premier partisan du libéralisme catholique en France est probablement Jean-Marie Félicité de La Mennais (1782-1864), plus connue sous le nom de Lamennais. Prêtre à 34 ans, il est une des personnalités de l’Église française. « Parmi tant de talents, grands et petits, dont s’honore en son temps l’Église de France, il tranche, il domine »[4]. Il est décrit comme un visionnaire, un prophète ou encore comme « un génie, sans nul doute, que cet homme ; un génie qui eût été bien plus efficace s’il n’avait été atteint dans le plus secret de sa nature, si, par orgueil, il ne s’était brisé. »[5] Exaltant et vomissant les tièdes, il veut aller jusqu’au bout de sa pensée. Brillant polémiste, écrivain à grand succès, entouré de disciples, il est considéré par les siens comme un père de l’Église. Il n’a qu’une ambition, qu’un rêve, celui du règne de l’Église dans la société et d’une société profondément chrétienne. « La restauration catholique n’a pas de voix plus retentissante que la sienne. »[6] Après sa rencontre avec Lamennais, le pape Léon XII (1823-1829) saura le juger : c’est un exalté qui « a du talent, de la bonne foi, mais c’est un de ces amoureux de perfection qui, si on les laissait faire, bouleverserait le monde. » Il en conclut qu’il est un homme « qu’il faut mener dans le cœur. » Cependant, toujours sûr de lui-même et refusant de se soumettre à l’autorité pontificale, Lamennais finit par rompre avec Rome puis par apostasier dans une solitude effrayante…

Son livre intitulé Essai sur l’indifférence en matière de religion, publié en 1817, est en quelque sorte la charte du renouveau du catholicisme. Lamennais décrit l’indifférence à l’égard de la vérité et donc de la religion comme la cause de tous les maux dont souffre le monde et plus particulièrement de son temps. Une société athée est vouée à la destruction, au néant. Seule une religion peut donc la faire renaitre. Et il en existe une seule véritable : le christianisme. « C’est une des merveilles du Christianisme, que non seulement il nous offre la vérité, mais qu’il nous en assure l’imperturbable possession, qu’il la défende dans l’homme contre l’homme même. Cela seul prouverait la divinité de la religion chrétienne ; car l’homme n’a aucun moyen de se résister à lui-même : ce qui remédie à la faiblesse de la nature, est évidemment au-dessus de la nature. »[7] Son ouvrage n’est guère théologique. Il ne brille pas par le raisonnement mais il est sublime par son lyrisme. Très probablement influencé par Rousseau, il se fonde surtout sur le sens commun.

Lamennais, promoteur du libéralisme catholique

Plus tard, en 1825, dans un autre ouvrage, La Religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et social, Lamennais précise sa pensée : il veut que le christianisme réforme la société et ne se renferme pas au monde intérieur de l’âme. Il se voue alors à la recherche de la politique chrétienne.

Déçu par la Restauration, qui, au lieu de combattre l’athéisme et l’irréligion, veut contrôler et asservir l’Église, Lamennais prône l’indépendance de l’Église et donc l’abandon de l’alliance entre le Trône et l’Autel. « Il y a longtemps qu’on abuse de ce vain prétexte de protection, et depuis Constance jusqu’à Bonaparte, l’Église, trop souvent, a eu plus à se plaindre de ses protecteurs que de ses bourreaux. » Puisque l’État veut remplacer Dieu, Lamennais appelle à la véritable liberté de l’Église, une liberté fondée sur une autorité indiscutable, celle du Pape : « sans le Pape, point d’Église ; sans Église, point de christianisme ; sans christianisme, point de religion et point de société. » Lamennais considère même le Pape comme seul capable de mettre en œuvre les principes de l’Évangile dans les affaires du monde et d’instaurer entre les États l’ordre et la paix. Pour cela, il veut que le pape soit doté d’un pouvoir absolu, au-dessus des nations. Ainsi contre l’autorité de l’État qui veut être Dieu, il faut choisir celle de l’Esprit déposé dans le Vicaire du Christ…

Condamnant le régime légitimiste, dont il prévoit la fin, et la religion officielle qu’il décrit comme décadente et impuissante, Lamennais voit davantage l’avenir dans les forces de liberté, dans toutes les libertés. Il considère que l’Église doit mener le combat pour la défense de la liberté et de l’égalité dans le monde. Cependant, en France, elle en est incapable, principalement en raison de sa dépendance avec un pouvoir politique qu’il considère comme oppresseur. C’est pourquoi il lutte pour la séparation des pouvoirs afin de se débarrasser de la tutelle de l’État.

D’abord hostile aux libéraux politiques qui luttent aussi contre le régime monarchique, Lamenais finit par les considérer comme des alliés. « On tremble devant le libéralisme ? Eh bien, catholiciser-le ! » Là réside le libéralisme catholique…

Lacordaire et Montalembert, les disciples de Lamennais

Lacordaire (1802-1861) est un jeune avocat converti au christianisme et un prêtre, un « polémiste-né doublé d’un mystique, et servi par des dons de paroles aussi éclatants qu’abondants »[8], tourné tout entier vers l’apologie du christianisme, une apologie qui ne fonde pas uniquement sur le dogme mais sur d’autres bases comme l’histoire, la psychologie, ou encore les arts. Il est aussi passionné par le progrès et la liberté humaine qu’il ne dissocie pas de la foi catholique. En faveur de la démocratie, il considère que de l’insurrection populaire peut naître une amélioration de la condition humaine mais il réprouve tout recours à la violence. Il est élu député de gauche à l’assemblée constituante de 1848 mais démissionne après la brutale répression des émeutes ouvrières de mai et juin de la même année.

Le comte Charles de Montalembert (1810-1870) est un ardent partisan de la liberté de l’enseignement. Pour cela, il exhorte les catholiques à constituer un parti politique et à s’emparer du pouvoir pour mettre fin au monopole de l’État qu’incarne l’Université, exclusivement investi du droit d’enseigner. Après la révolution de 1848, il est un des principaux auteurs de la loi de 1850, qui libère l’enseignement sous conditions. Contrairement à Lacordaire, il ne veut pas confondre la liberté et la démocratie comme si cette dernière en avait le monopole.

Nous pouvons encore citer l’abbé Gerber (1798-1864), ami et admirateur de Lamennais, qui travaille avec lui pour diffuser les idées nouvelles. En 1824, il a fondé le journal Mémorial catholique, que patronnera Lamennais, à l’usage des royalistes libéraux.

Le journal L’Avenir

En 1830, au lendemain de la révolution de Juillet, Lamennais fonde avec ses fidèles Montalembert, Lacordaire et l’abbé Gerber un journal quotidien, L’Avenir, dont la devise est « Dieu et la liberté ». Contrairement aux autres journaux, il incarne la presse polémique chrétienne, indifférente à la censure gouvernementale. « Avec L’Avenir naît une écriture nouvelle, un ton nouveau qui va renouveler profondément la parole chrétienne en France. Le message est prophétique et dérangeant : il bouscule autant le gouvernement, qui apprécie peu que l’on critique les rapports privilégiés qu’il entretient avec l’Église, que les prêtres auxquels Lamenais, ou l’abbé Gerbet, font la leçon. »[9] Engageant des procédés nouveaux, enflammé par son rédacteur en chef Lamennais, il n’hésite pas être violent et fustige le « clergé assez bête pour se mettre sous les quatre pattes du trône. »[10]

L’Avenir ne dépasse jamais les mille deux cents abonnés. Mais, il devient « le centre, le moyen d’union et d’expression de tout un mouvement. »[11] Il prône un catholicisme libéral fondé sur la séparation de l’Église et de l’État tout en défendant la souveraineté du pape en matière religieuse et celle du peuple en matière civile. Il espère refonder la société sur l’alliance de l’Église et du peuple. Ardent défenseur de la liberté totale de l’Église, il en développe aussi les conséquences : la liberté d’enseignement, « la liberté de conscience ou la liberté de religion, pleine, universelle, sans distinction comme sans privilège »[12], la liberté de la presse, la liberté d’association ou encore la liberté de suffrage. Finalement, revendiquant un libéralisme politique, il réclame la séparation entière entre le spirituel et le politique. « Il ne peut y avoir aujourd’hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien de politique dans le religieux. » Cela ne lui empêche pas d’être un journal ultramontain, soumis au pape.

Toujours ardent pour la liberté des chrétiens, il soutient aussi les catholiques de Pologne et d’Irlande qui luttent pour leur indépendance. Montalembert considère la révolution polonaise comme « noble fille du Christ »[13]. Enfin, il s’oppose à l’État centralisateur, au gallicanisme, aux spoliations révolutionnaires, etc.

L’Avenir, un journal aux ambitions immenses

L’Avenir tente donc de lier la doctrine catholique ultramontaine, le combat antirévolutionnaire et les idées libérales et démocratiques des sociétés européennes du XIXe siècle. Des lecteurs et amis se réunissent, y compris à l’étranger, pour former des noyaux qui constituent l’Agence générale pour concerter l’action des catholiques libéraux, défendre l’Église et combattre ses ennemis. Si à l’origine, elle devait agir que dans le domaine religieux, elle ne pouvait éviter d’agir aussi dans le domaine politique.

Pour L’Avenir, l’Église doit libérer les peuples et les promouvoir du joug de l’étranger mais aussi de l’exploitation des patrons et de la bourgeoisie. Il prône que le peuple libre est le vrai détenteur de la souveraineté et que la démocratie fonde la légitimité nouvelle.

Enfin, l’Église doit aussi se libérer de tout ce qui la tire vers le bas, c’est-à-dire des problèmes financiers et politique. L’Avenir veut ainsi revenir au début de la chrétienté lorsque l’Église vivait cachée dans les catacombes. Il veut finalement régénérer le christianisme afin qu’il libère le monde. « Affranchi et ranimé, il reprendra sa force expansive et accomplira ses destinés… »

L’Avenir, un journal romantique sans base réelle

Cependant, comme l’avouera Montalembert, le journal joigne « des théories excessives et téméraires » à des idées justes, et les soutenait avec « cette logique absolue qui perd les causes qu’elle ne déshonore pas. » La véhémence des propos et la passion qui dégage des articles ne font pas oublier l’absence grave de fondements théologiques et historiques de leurs auteurs. Ces derniers ne peuvent entrevoir la complexité que soulève des problèmes en apparence simple.

 « Il coulait beaucoup de romantisme dans les bureaux de la rue Jacob, et le romantisme n’a jamais passé pour une école de saine politique. »[14] Et comme tout groupe de jeunes passionnés, ils sont convaincus de posséder seuls la vérité. Ils se prennent pour l’Église et parlent en son nom mais que savent-ils de l’Église réelle et sa vie concrète avec ses difficultés, ses intérêts, ses souffrances …. ? Lamennais n’a jamais été curé d’une paroisse. Il ne l’a jamais voulu…

Encyclique Mirari vos, condamnation de Rome

Par sa première encyclique Mirari vos du 15 août 1832, le Pape Grégoire XVI (1831-1846) condamne fermement les idées de Lamennais sans néanmoins le nommer[15]. Il rejette les libertés modernes que L’Avenir juge pourtant nécessaires. L’encyclique est la réponse du pape Grégoire XVI à la demande pressante de Lamennais et de ses fidèles, venus à Rome pour rechercher l’approbation de leurs doctrines que leur journal défend.

Le contexte n’est en effet guère propice pour recevoir les idées de L’Avenir. Les mouvements libéraux italiens se sont attaqués à la souveraineté pontificale, ce qui a entraîné l’intervention de l’Autriche à l’appel du pape. Il est alors difficile au pape de s’allier aux mouvements populaires que réclament les libéraux catholiques. En outre, la France, la Russie et l’Autriche le pressent pour qu’il condamne les idées de Lamennais, qui se propagent en Europe. Enfin, deux années plus tôt, la révolution de Juillet apparaît comme un retour aux désordres et à la furie révolutionnaire.

S’appuyant sur les Pères de l’Église, Mirari vos condamne « l’orgueil démesuré, détestable de ces hommes déloyaux qui, brûlant d’une passion sans règle et sans frein pour une liberté qui ose tout, s’emploient tout entiers à renverser et à détruire tous les droits de l’autorité souveraine, apportant aux peuples la servitude sous les apparences de la liberté. »[16] Il s’oppose à toute idée de séparation de l’Église et de l’État et de « rupture de la concorde entre le sacerdoce et l’empire. » Enfin, ceux qui proclament toute espèce de liberté ne font qu’« exciter des troubles contre les pouvoirs sacrés et les pouvoirs civils. » L’encyclique rappelle à tous les catholiques et à la hiérarchie ecclésiastique les principes d’obéissance, de discipline et d’unité en ces temps de révolutions. C’est aussi un appel au clergé de tendance gallicane.

L’encyclique Mirari vos est nettement marquée par une certaine prudence. Elle ne nomme pas Lamennais par charité et probablement pour éviter tout schisme, compte tenu de sa popularité au sein du jeune clergé. De même, les « libertés nécessaires » ne sont pas les seules erreurs que le pape condamne. Elles sont mêlées à d’autres, sans-doute pour diluer sa condamnation[17]. Enfin, la commission mise en place pour étudier les idées de Lamennais redoute qu’un examen approfondi de la pensée mennaisienne soit longue tant les doctrines qu’elle soulève sont complexes. Il ne s’agit donc pas de s’attaquer à sa philosophie mais de condamner ses conséquences en faisant référence aux propositions erronées.

En décembre 1833, Lamennais se soumet sans conditions au pape. Cependant, l’internonce à Paris n’est pas dupe. « Bien que je sois persuadé de sa bonne foi, et de la sincérité de ses sentiments, pourtant au fond je ne crois pas que l’Abbé de La Mennais ait modifié ses opinions ; mais en substance il a fait ce que le Saint Père lui a demandé, et c’est cela qui était essentiel pour le bien de la paix. »[18] De même, l’encyclique conduit à une vague de soumissions des anciens fidèles de L’Avenir et de l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse qui appuie son action. Lacordaire se dissocie publiquement de la pensée mennaisienne. Mais, des disciples songent à poursuivre son œuvre par une autre revue et d’autres moyens quand le calme sera revenu. D’autres, comme Montalembert, émettent des réserves sur l’encyclique, qu’ils jugent « le plus funeste des annales de l’Église »[19] ou relativise la portée de la condamnation. Lamennais, lui-même, n’y voit qu’une condamnation de principes et non de faits dans la société présente. Il finira par trahir sa parole, et, loin de ses anciens amis, il terminera ses jours comme un renégat…

Conclusions

La vie de Lamennais est tragique. Fidèle à ses idées, homme tout entier, il a défendu ses convictions jusqu’au bout mais, comble de l’ironie, celui qui a fermement condamné l’indifférence en matière de religion et n’a pas cessé de défendre la souveraineté du pape est devenu l’un des plus grands artisans du libéralisme qui conduit naturellement vers l’indifférence religieuse et la rupture avec Rome. Mais, cela ne doit pas nous surprendre. Allant jusqu’au bout de ses pensées, sans bases théologiques ni historiques solides, guidé par un romantisme naïf et un orgueil sans limite, il nous a montré les conséquences logiques du libéralisme catholique

La première expérience du libéralisme catholique en France montre aussi les caractères des libéraux catholiques. Dynamiques et novateurs, rassemblés dans un mouvement organisé qui s’étend rapidement dans le monde entier, n’hésitant pas sur les moyens pour diffuser leurs idées, ils prônent publiquement l’obéissance tout en poursuivant leurs actions dans l’ombre, même si au début, ils se sont montrés imprudents et naïfs. Mais ils apprennent vite, convaincus de leurs idées, convaincu qu’ils sont l’Église. Mais comme le révèlent Lamennais et ses disciples, ils ont un regard simpliste sur le christianisme et ses relations avec la société, faute de connaissance et d’expérience. En un mot, influencés par leur époque et les idées qui y règnent, les libéraux catholiques veulent appliquer leurs théories dans un monde dont ils ignorent la réalité et la complexité sans entendre la sagesse de l’Église. Et lorsque celle-ci lui demande de prendre en compte la réalité et de se soumettre à la vérité, par la voix des papes, plus clairvoyants, ils préfèrent ne point entendre pour poursuivre leurs chimères au risque de rompre avec le passé de l’Église et donc avec l’Église elle-même. Ils ne peuvent croire non plus que les maux qui accablent et ne cesseront d’accabler les hommes et les sociétés finiront par emporter l’Église par les mêmes causes, celles qu’ils prônent …

 

 Notes et références

[1] Voir Émeraude, septembre 2020, article « le culte du bien-être : Tocqueville et la démocratie. De l’égalité à la tyrannie moderne ».

[2] Voir Émeraude, août 2024, « Le Syllabus, contre les erreurs de notre temps ».

[3] Voir Émeraude, septembre 2024, « La liberté, bien excellent de la nature, et les libertés modernes ».

[4] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III, Librairie Arthème Fayard, 1960.

[5] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III.

[6] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III.

[7] Lamennais, Essai sur l’indifférence en matière de religion, tome I, chap. XII, 1817, gallica.fr.

[8] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III.

[9] Guilhem Labouret, Presse catholique et écriture polémique autour de 1830, société des études romantiques et dix-neuviémistes, 2018, serd.hypothese.org.

[10] L’Avenir, 21 août 1831.

[11] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III

[12] Manifeste de L’Avenir, 7 décembre 1830.

[13] L’Avenir, 16 avril 1831.

[14] Daniel-Rops, L’Église des révolutions, En face des nouveaux destins, chap. III.

[15] Une note confidentielle que Rome lui transmet le 30 août précise que les erreurs signalées dans l’encyclique sont aussi celles de L’Avenir.

[16] Grégoire XVI, Lettre encyclique Mirari vos, 15 août 1832.

[17] Voir l’article 1832-1835, moment mennaisien. L’esprit croyant des années 1830, Sylvain Milbach, Revue de l’histoire des religions, Armand Collin, mars 2018, OpenEdition Journals, htpps://doi.org.

[18] Garibaldi à Mgr Polidor, 20 janvier 1834 dans l’article 1832-1835, moment mennaisien. L’esprit croyant des années 1830, Sylvain Milbach.

[19] Montalembert, lettre du 14 septembre 1832, dans La condamnation de Lamennais, Beauchesne, 1982, Marie-Joseph et Louis Le Guillou, dans l’article 1832-1835, moment mennaisien. L’esprit croyant des années 1830, Sylvain Milbach.