" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 9 mars 2025

Christianisme et marxisme ? Deux visions radicalement opposées, aucune entente possible ...

Dans les années 70, des chrétiens, dits engagés, recherchent à réconcilier leur foi avec les principes marxistes, à l’image des révolutionnaires d’Amérique latine. « La révolution, c’est la lutte pour un monde nouveau, une forme de messianisme terrestre dans lequel il y a une possibilité de rencontre entre chrétiens et marxiste. »[1] Des prêtres adhèrent aussi au marxisme tout proclamant leur attachement passionné à Notre Seigneur Jésus-Christ. « Être chrétien avec une philosophie matérialiste ; vivre la relation au Père dans une mentalité matérialiste pour vivre Jésus-Christ en étant marxiste »[2]. Certains d’entre eux entrent même dans le syndicat CGT. Un théologien et dominicain, Paul Blanquart (1934-2024), défend la complémentarité entre le christianisme et le marxisme au point de légitimer la participation du chrétien à la lutte révolutionnaire armée et à fonder un mouvement chrétien-marxiste en 1974. Le plus grand exemple de ce rapprochement reste la théologie de la libération, qui a touché l’Amérique latine …

En ce XXIe siècle, il n’est pas rare de nos jours de rencontrer des chrétiens qui voient dans les Évangiles un message contre la société capitaliste ou encore conçoivent un « Jésus de gauche », sans cependant aller jusqu’au Jésus marxiste de Barbusse[3]. De plus, le débat d’une conciliation possible entre le christianisme et le marxisme ne semble pas être éteint comme le soulèvent encore des journaux et des revues. Ces tentatives de rapprochement nous rendent perplexes. Comment est-il en effet possible de se dire chrétien tout en étant en même temps partisan du marxisme ?

Cet article a pour but de mieux connaître le marxisme afin de bien comprendre l’antagonisme radical qui existe entre le christianisme et le marxisme.

Qu’est-ce que le marxisme ?

Le marxisme est une philosophie, une doctrine ou encore une théorie, élaborée principalement au XIXe siècle par Karl Marx (1818-1883) et par Friedrich Engels (1820-1895). Il se veut une explication de l’histoire et de la société. Il touche ainsi à de nombreux domaines, économique, social, politique, philosophique… Inachevée au temps de Marx et unifiée par Engels, la pensée marxiste a été développée selon des axes privilégiés et a donné naissance à de nombreux courants.

Le cœur du marxisme réside dans l’idée que l’histoire et la vie sont déterminées par l’activité des hommes et les rapports qu’elle établit entre la nature et les hommes. Jusqu’à maintenant, la société est divisée en classes dont une domine les autres par le contrôle qu’il exerce sur les moyens de production, soit l’aristocratie au temps féodal, soit la bourgeoisie au temps capitaliste. Cette situation induit une lutte des classes qui ne peut que s’achever par la fin des classes.

La deuxième idée porte sur le remède, c’est-à-dire sur la libération des exploités. Le marxisme défend l’idée que cette émancipation ne peut être atteint sans révolution sociale et sans prise de pouvoir du prolétariat, à qui il attribue le rôle de libérateur de l’homme. Une nouvelle société se réalisera alors et conduira à une société sans classe, à une société d’abondance. Le communisme est alors, selon Engels, « l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat »[4].

Le marxisme se repose sur le matérialisme dialectique, qui consiste à appliquer la méthode dialectique d’Hegel, épurée de tout idéalisme, à une conception matérialiste de l’histoire ou à un matérialisme historique. Par cette méthode, il explique l’histoire et devine l’avenir.

Le marxisme est en effet une philosophie fondamentalement matérialiste. Le matérialisme comprend notamment le refus de reconnaître la possibilité de l’existence d’une vie de l’esprit hors de la matière et donc la négation de l’existence de Dieu. L’esprit est, selon Engels, le produit le plus élevé de la matière organique. Il n’y a rien d’éternel sinon la matière. C’est pourquoi tout matérialiste et donc tout marxiste se présentent comme un athée…

Le matérialisme historique

Le matérialisme historique est une doctrine qui consiste à analyser l’histoire, les luttes sociales et les évolutions économiques et politiques à partir des causes matérielles. En effet, selon cette vision, ce sont les conditions matérielles d’existence des hommes qui déterminent les modes de productions, lesquelles à leur tour déterminent les consciences, les philosophies, les lois, les formes de gouvernement, etc. « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience »[5]. Selon le matérialisme, la vie est entendue comme l’activité matériel, la conscience comme « mon rapport avec ce qui m’entoure », c’est-à-dire le rapport que l’être entretient, par la pensée, avec ce qui l’entoure. En conséquence, le mouvement des idées est déterminé par celui de l’activité matériel, c’est-à-dire par la production.

Ainsi, l’homme est le produit de son activité quand son histoire est déterminée par les conditions économiques. « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie sociale, politique et intellectuelle en général. »[6] La religion est alors un produit d’une époque et des rapports sociaux, et non comme un événement qui influence l’histoire. Tout évolution des conditions matérielles et des modes de production conduit à celle de la société. Ce ne sont pas les idées qui sont prédominantes. Toute l’histoire s’explique donc par le facteur économique.

Le matérialisme dialectique

La dialectique hégélienne, initialement appliquée sur la conception des idées, est épurée de son idéalisme pour représenter le moteur de l’histoire, ou encore le mouvement du réel. Elle réside dans les contradictions entre les classes sociales, dans la lutte entre leurs intérêts divergents ainsi qu’entre le développement des forces productrices et les rapports de production. Tout cela génère un mouvement des modes de production et donc de l’histoire.

Selon le marxisme, le mode de production est défini à partir des forces productives, c’est-à-dire « l’ensemble des éléments qui établissent le rapport entre l’homme et la nature », la principale étant la force de travail, et des rapports de production, c’est-à-dire « les rapports tissés entre les hommes dans l’activité de transformation de la nature»[7]. Des rapports de production, à un moment donné, peuvent accélérer le développement des forces productives pour se muer en frein d’où leur remise en cause au profit de nouveaux rapports de production. « À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision [ou contradiction] avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors […] Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions [ou rapports] se changent en de lourdes entraves. »[8]

Or, dans le cadre d’un faible niveau de développement des forces productives, la société se structure en classes dans un rapport de domination. La raison d’être de ces classes est l’appropriation du surplus de production dans un contexte de pénurie relative. La notion de de classes renvoie donc à celle de la lutte des classes, une lutte entre les classes dominatrices et les classes dominées. Elle marque alors le passage entre un mode de production à un autre. « Elle est un élément de maturation des conditions de passage en tant qu'élément de détermination du développement des forces productives dans le cadre de rapports de production déterminé. »[9]

Ainsi, la lutte des classes implique le changement de modes de production. En ce sens, elle est aussi le moteur de l’histoire. « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes, Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot : oppresseurs et opprimés, se sont trouvés en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée, tantôt ouverte, qui chaque fois finissait soit par une transformation révolutionnaire de la société toute entière, soit par la ruine des diverses classes en lutte »[10]. Elle s’explique par la contradiction qui oppose forces productives et rapports de production. Et quand cesse cette contradiction, et donc la société sans classe, l’histoire se termine. C’est alors l’état communiste

En route vers le communisme

Marx présente l’histoire selon une succession linéaire et finie de quatre modes de production : asiatique, antique, féodal et bourgeois ou capitaliste, défini chacun par la forme spécifique de l’antagonisme inhérent au mode de production, antagonisme qui s’exprime par la lutte des classes.

Marx est alors convaincu que le mode capitaliste laissera sa place à un mode définitif, le communisme puisque le capitalisme est miné par une contradiction. Selon son principe que seul le travail nécessaire à la réalisation d’un produit donne sa valeur, les capitalistes doivent nécessairement investir de plus en plus dans les moyens de production pour faire face à la concurrence et donc disposer de plus de capitaux sans que la valeur des biens n’augmente. Pour sauver les bénéfices, ils doivent donc augmenter la production et baisser les charges, c’est-à-dire les salaires ou le nombre de salariés. Finalement, le pouvoir d’achat diminue parallèlement à la surproduction dans tous les secteurs d’activité. Le système capitaliste est donc continuellement en train de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit tout en l’encourageant. Cette contradiction le conduit à sa perte…

Dans la société capitaliste, la concurrence est donc à la fois moteur et frein du développement. Elle impose progressivement la centralisation du capital pour développer les modes de production et accumuler les forces de production, et par conséquent, la réduction de la pluralité des capitaux, ce qui rend alors la concurrence inexistante d’où un mouvement de ralentissement du développement des forces productives. Ainsi, dans une société capitaliste, les rapports de production finissent par être un obstacle au développement des forces productives. Cela provoque une lutte des classes dont la fin est la destruction du capitalisme. Or, comme le capitalisme ne connaît pas de frontière, cette fin n’est possible que si le communisme est mondial. « Le prolétariat ne peut exister qu'en tant que force historique et mondiale, de même que le communisme, action du prolétariat, n'est concevable qu'en tant que réalité historique et mondiale. »[11] Le communisme ne peut se contenter de dominer un État. Il est voué à l’extension. Il est donc par essence universel et prosélyte.

Le capitaliste devra donc s’effondrer pour laisser place au socialisme. Celui-ci ne peut arriver que par la dictature du prolétariat et une appropriation collective des moyens de production. Comme le déclare Lénine, la dictature du prolétariat est « la dictature du peuple révolutionnaire … et non pas de tout le peuple ». C’est « un pouvoir que rien ne limite, qu’aucune loi, qu’aucune règle absolument ne bride et qui se fonde directement sur la violence. » L’État gérera ainsi l’ensemble du système productif.

Enfin, stade ultime du système, l’État disparaîtra et la richesse sera redistribuée à chacun selon ses besoins. La propriété sera commune. Il n’y aura plus de division de la société en classes sociales ni de lutte de classe. L’homme sera libéré de l’homme. C’est ainsi que verra le jour le communisme, défini parfois comme un idéal, un état ou encore un mouvement. Le rapport de production et les forces productives n’étant plus contradictoire, l’homme connaîtra l’état d’abondance. Telle est l’espérance du marxisme…

Une conception du monde et de la vie

La conception marxiste de l’histoire se présente donc d’abord comme une philosophie de l’histoire. « Elle est philosophie dans la mesure où elle prétend expliquer ainsi la totalité de l'histoire. »[12] Elle en définit la base, le mouvement et la fin de l’histoire. Mais elle ne se limite pas à l’histoire. Selon Maritain, « le communisme, tel qu'il existe, est un système de doctrine et de vie qui prétend dévoiler à l'homme le sens de son existence et qui répond à toutes les questions fondamentales que la vie pose. C'est une religion appelée à remplacer toutes les autres religions : une religion athée dont le matérialisme constitue la dogmatique, et dont le communisme comme régime de vie est l'expression éthique et sociale. » Le marxisme se veut la vérité fondamentale. Il s’arme d’un idéal, d’une espérance… Par conséquent, il est un adversaire de toutes les religions, et plus spécialement de la religion chrétienne, qui est, elle-aussi, de portée universelle…

Le marxisme n’est pas seulement une philosophie qui explique le monde et l’anticipe, il prétend aussi apporter une connaissance scientifique de la réalité. « Le socialisme est devenu une science »[13] grâce au matérialisme historique, se félicite Engels.

Par ailleurs, le marxisme apporte un éclairage aux événements tourmentés du XIXe siècle. Il naît et se développe à une époque marquée par de nombreuses révoltes d’ouvriers qui semblent effectivement annoncer la fin du capitalisme et font pressentir la libération du prolétariat. Marx et Engels les considèrent en effet comme un mouvement conforme aux lois de l’histoire qu’ils élaborent. Ces soulèvements annoncent pour eux l’évènement d’une nouvelle société, un événement qu’ils jugent immédiat. Ainsi, le marxisme veut non pas « mettre en œuvre dans la vie d’on ne sait quel système utopique mais de participer consciemment dans le processus historique de la transformation révolutionnaire de la société qui se déroule sous nos yeux »[14]. Et, comme le proclame le Manifeste du parti communiste, il est nécessaire objectivement que la société capitaliste ou bourgeoise se transforme en société communiste au moyen de la violence révolutionnaire et que le prolétariat tienne le gouvernail du pouvoir de l’État. Par conséquent, les fondateurs du marxisme sont persuadés que la révolution sociale du prolétariat est très proche, voire imminente.

En outre, par sa critique, le marxisme semble apporter une réponse à des insatisfactions profondes et à des frustrations, causées par les déficiences des systèmes sociaux en place. En 1847, en effet, « la première et la plus urgente des questions est la question sociale »[15]. Le marxisme est bien conscient de la condition du prolétariat, qui doit « porter sur ses épaules tous les fardeaux de la société sans profiter de ses bienfaits » et « constitue la majeure partie de la société et se trouve à l’origine de la conscience qu’une révolution radicale est nécessaire et de la conscience communiste… »[16]. Le marxisme donne ainsi sens et consistance au monde ouvrier. Il lui permet de lui faire prendre conscience de ses intérêts et de la nécessité de se battre pour les satisfaire. Il épouse ainsi les aspirations des ouvriers révolutionnaires de son temps. Il se veut même le guide de l’action du prolétariat. Finalement, le marxisme se soucie de coordonner la théorie et la pratique, récusant les doctrines idéalistes sans réelle action sur la société.

Incompatibilité radicale entre le marxisme et le christianisme

Comme toute doctrine matérialiste, le marxisme nie l’existence de Dieu et la vie spirituelle. Il récuse l’existence de l’âme ou encore la vie éternelle au-delà de l’existence terrestre. Il prétend ainsi libérer l’homme tout en niant ce qui fait l’homme[17], ce qui ne peut conduire qu’à l’erreur. Comment est-il alors possible d’adhérer à une doctrine qui se fonde sur de telles négations ? À partir de ce principe, le christianisme est vide de sens. Le marxiste convaincu le considère alors comme une invention humaine dont il cherche parfois l’origine ou la cause. Il s’ouvre donc à toutes les théories qui considèrent Notre Seigneur Jésus-Christ comme une figure imaginaire ou un personnage historique dont la vie a été détournée par ses disciples. Le chrétien peut-il alors s’entendre avec une doctrine qui nie ce qu’il est et ce qu’il aime sans se trahir lui-même ? Le marxisme ne relève pas de la cité de Dieu. Il n’est lumière ni vie…

Marx a parfaitement compris l’opposition fondamentale entre sa vision du monde et celle du christianisme. Reprenant les critiques de Feuerbach et de nombreux philosophes athées, il considère la religion comme une aliénation selon le célèbre slogan, « la religion est l’opium du peuple », même s’il n’en est pas à l’origine[18]. Il considère que la critique de la religion est déjà suffisante et ne cherche pas à la poursuivre. Engels s’en préoccupe davantage. Pour lui, la religion n’est que la conséquence d’une société de classe. Des penseurs communistes comme Marx Bloch sont plus intéressés par la philosophie de la religion malgré leur athéisme. Ils sont surtout fascinés par la force que procure la religion tout en restant fondamentalement athées. Mais, pour une très grande majorité de marxistes ou communistes, le christianisme est un adversaire à abattre.

Construire un « Jésus marxiste »

Pourtant, malgré cet antagonisme radical, le rapprochement entre le christianisme et le marxisme a déjà été tenté au XIXe siècle comme nous l’avons longuement évoqué dans les deux articles précédents[19]. Nous y avons souligné, dans cette improbable conciliation, une volonté pour les marxistes et communistes de dépasser l’obstacle que représente le christianisme ou encore d’armer leur utopie de la force religieuse qu’il possède. La conversion des chrétiens à leur idéologie a aussi été longuement recherchée, même si les fondateurs, Marx et Engels, ont été foncièrement antichrétiens et athées comme la majorité de leurs disciples.

Les objectifs d’un tel rapprochement sont donc liés à des campagnes de propagande et d’influence afin de propager les idées marxistes au sein de la population. Une des méthodes employées est de déconstruire l’image traditionnelle de Notre Seigneur Jésus-Christ pour construire celle d’un Jésus proche du peuple, soucieux de la justice sociale, un Jésus révolutionnaire qui s’oppose à l’ordre établi, aux autorités et aux riches. Ainsi, se met en place une dichotomie entre le Jésus marxiste et le Jésus tel qu’Il est enseigné par l’Église, accusant cette dernière d’avoir perverti l’histoire.

Construire un « Jésus humanitaire »

Nous pouvons peut-être rapprocher le rapprochement entre le marxisme et le christianisme avec la conciliation entre le christianisme avec les principes de la Révolution française que recherche le mouvement du Sillon[20] et les catholiques libéraux[21]. Elle conduit à « une déformation de l’Évangile et du caractère sacré de Notre Seigneur Jésus-Christ. »[22] Comme l’observe aussi Saint Pie X, « dès que l’on aborde la question sociale, il est de mode, dans certains milieux, d’écarter d’abord la divinité de Jésus-Christ, et puis de ne parler que de sa souveraine mansuétude, de sa compassion pour toutes les misères humaines, de ses pressantes exhortations à l’amour du prochain et à la fraternité. »[23] Or, cette figure de Notre Seigneur Jésus-Christ n’est point celle des Évangiles.

Certes, nous aimant d’un amour infini au point de souffrir et de mourir pour notre salut, Notre Seigneur Jésus-Christ est venu nous apporter la paix et le bonheur, temporel et éternel. Cependant, cette part du bonheur est conditionnée à un nombre d’exigences que nous ne devons pas oublier sous peine de vivre dans la désillusion, comme celle d’appartenir à son Église, d’accepter sa doctrine, ou encore de pratiquer la vertu. Si Notre Seigneur Jésus-Christ a été bon avec les pécheurs, Il leur demande d’abandonner leurs péchés et leurs erreurs. S’Il soulage les pauvres et relève les humbles, Il s’indigne contre les profanateurs de la maison de Dieu, contre ceux qui scandalisent les petits ou accablent le peuple. S’Il montre de la douceur, Il a aussi été sévère et menaçant avec une souveraine autorité. Ses béatitudes sont aussitôt suivies de ses malédictions. Il n’hésite pas, non plus, à nous conseiller de couper un de nos membres pour sauver le corps de l’enfer. Enfin, à plusieurs reprises, sous différentes formes, Il nous avertit qu’à la fin, l’ivraie sera séparée du bon grain et jeté aux feux

En ne retenant des Évangiles que ce qui nous plaît ou correspond à notre conception de la vie, nous finissons par déformer l’enseignement de Notre Jésus-Christ. Au lieu de demeurer dociles à la vérité et donc réceptifs à tout son enseignement, au lieu de se laisser former par la parole de Dieu, nous nous servons d’elle pour nous réconforter dans notre conviction. Si nous pensons aussi rendre plus acceptable la foi aux incroyants en lissant l’image de Notre Seigneur Jésus-Christ pour la rendre plus proche de leur conception de la vie et du bonheur, nous les éloignons en fait de la lumière …

Il est donc impossible de concilier le christianisme avec le marxisme sans défigurer Notre Seigneur Jésus-Christ, sans Le désacraliser, et par conséquent sans renier l’enseignement de l’Église

L’imprégnation du marxisme dans le christianisme

Pourtant, dans les années 70, de nombreux silences couvrent des initiatives de rapprochement entre des chrétiens et des marxistes. Ainsi, quand des évêques de la commission épiscopale du monde ouvrier[24] rencontrent des chrétiens marxistes convaincus, ils ne leur présentent aucune critique et semblent être neutres ou indifférents.

La recherche de dialogue sans parti pris avec des chrétiens marxistes est peut-être louable, mais que devons-nous penser quand des chrétiens, dont des prêtres, loue le marxisme au lieu de le condamner ? « Convaincus que, malgré les divergences existant entre le christianisme et le marxisme sur l’interprétation de l’homme et du monde, c’est le marxisme qui donne l’analyse scientifique la plus exacte de la réalité impérialiste et des stimulants les plus efficaces pour l’action révolutionnaire… »[25] Pour se justifier, le Père Blanquart distingue au sein du marxisme l’utopie et l’idéologie. Il souligne que, sur le plan de l’utopie, une « convergence morale » entre le marxisme et le christianisme alors que, sur le plan de l’idéologie, il y a une « irréductibilité » entre eux. L’utopie nous renvoie à l’image humaniste de Notre Seigneur Jésus-Christ, telle que nous l’avons évoquée. Mais, l’utopie marxiste n’est pas à part de l’idéologie. L’une ne va pas sans l’autre. Et comment un chrétien peut-il adhérer à une utopie purement matérielle et fermée à la vie éternelle ? L’espérance chrétienne est d’une autre dimension. Elle n’a pas non plus de sens sans la foi et la charité…

L’autre justification réside dans une alliance pour combattre le même ennemi. « Les chrétiens révolutionnaires et les marxistes ont une conscience de plus en plus vive de leur alliance stratégique dans le processus de libération du continent. Alliance stratégique qui dépasse les alliances tactiques ou occasionnelles à court terme. Alliance stratégique qui signifie une marche de tous dans une action politique commune pour un projet historique de libération. Cette identification historique dans l'action politique ne signifie pas l'abandon de la foi pour les chrétiens ; elle dynamise au contraire leur espérance dans le devenir du Christ. »[26] Le véritable ennemi du chrétien est le mal et le péché. Tout mensonge est son adversaire. Toute idéologie qui détourne l’homme de son véritable bonheur est son ennemi. Comment la négation de Dieu peut-il être un allié du chrétien ? Comment la lumière peut-elle se joindre aux ténèbres ? C’est une alliance contre-nature que l’esprit et le cœur ne peuvent admettre. En outre, la libération n’est qu’un moyen. Elle n’est pas une fin qui peut justifier une alliance. Or, l’histoire des révolutions illustre la désillusion de ceux qui ont aidé leurs futurs persécuteurs à prendre le pouvoir. Car la philosophie marxiste « imprègne son action, son programme, non seulement l’imprègne, mais est première et déterminante. »[27] Le marxisme est une conception du monde et de la vie qui entre nécessairement en conflit avec celui du christianisme. Il ne peut donc y avoir entente sans malentendu ni duperie…

Conclusions

Le chrétien peut se réjouir de la justice que promet le marxisme mais il sait que cette justice est vaine ou biaisée puisqu’elle réside dans des erreurs et ne repose pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ. Et de quelle justice réclame le marxisme ? Les mots ont du sens et ce sens doit être impérativement rattaché à l’univers auquel ils se rattachent. La liberté, le bien, le mal n’ont pas le même sens pour un chrétien et un marxiste. Il est donc impératif de considérer essentiellement la conception du monde et de la vie au-delà des mots. C’est elle qui dirige la parole et l’action. Rien ne sert donc de s’entendre et de s’allier si les regards divergent dans des directions opposées. Or, le chrétien et le marxiste regardent dans des directions radicalement opposées. « Nous, les communistes, nous nous réclamons d'une philosophie matérialiste et dialectique. Nous ne voulons pas créer d'illusions sur ce point : entre le marxisme et le christianisme, il n'y a pas de conciliation théorique possible, pas de convergence idéologique possible. Les travailleurs communistes ont leur conception du monde, les travailleurs catholiques ont la leur. »[28]

Contrairement au marxiste, le chrétien refuse de réduire l’homme à ses limites et conditions physiques ou encore à ses jours ici-bas. Il est convaincu qu’il n’y a pas de véritable libération ou de progrès s’il reste à ce niveau. Son bonheur auquel il croit est d’abord et avant tout auprès de Dieu dans la vie éternelle. L’humanisme tel que conçoit le marxiste est donc caduque, et par là, dangereux, puisque la volonté du marxisme est de transformer le monde selon sa vision, un monde sans Dieu ni éternité... Le chrétien peut-il contribuer à un tel projet sans se renier ?

Des chrétiens se rapprochent du marxisme tout en rejetant ce qu’ils considèrent comme accessoires ou peu importants pour se focaliser sur les traits les plus positifs de l’humanisme marxiste, espérant par-là atteindre Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’ils se L’imaginent. Mais une telle attitude, qui repose sur de subtiles distinctions, réside sur une double ignorance, celle du marxisme et du christianisme. Ils ignorent que le marxiste et le chrétien n’appartiennent pas à la même cité…


Notes et références

1 Tito de Alencar, militant de la jeunesse chrétienne, dominicain de Sao Paulo.

2 Lettre aux communautés, n°53, septembre 1975 dans Analyse marxiste et foi chrétienne, René Coste , 1976, itfp.fr.

3 Voir Émeraude, article février 2025, Le "Jésus marxiste" de Barbusse, une arme de propagande.

4 Engels, Principes du communisme, 1847.

5 Engels, Anti-Dürhing, Éditions sociales, Paris, 1973 dans Marxisme : science ou idéologie ? André Segura, dans Revue française d’économie, volume 5, n°2, 1990, doi.org.

6 Marx, Critique de l’économie politique, 1859,dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

7 André Segura, Marxisme : science ou idéologie ?

8 Marx, Critique de l’économie politique ans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

9 André Segura, Marxisme : science ou idéologie ?

10 Marx, Critique de l’économie politique, dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

11 Marx, Critique de l’économie politique, dans Œuvres, éditions Gallimard, dans Marxisme : science ou idéologie ?

12 René Coste,  Analyse marxiste et foi chrétienne.

13 Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880.

14 Marx, article Monsieur Karl Vogt, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman.

15 Carl Biedermann, conférence sur le socialisme et les questions sociales, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman, revue Diogène, 2008/2, N°222, cairn.info.

16 Marx, Engels, L’idéologie allemande, dans Les paradoxes de la théorie marxiste du communisme, Theodor I. Oyserman, revue Diogène, 2008/2, N°222, cairn.info.

17 Voir Émeraude, article janvier 2025, Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple".

18 Voir Émeraude, article Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple".

19 Voir Émeraude, article janvier 2025, Sur la formule, "la religion est l'opium du peuple", et février 2025, Le "Jésus marxiste" de Barbusse, une arme de propagande.

20 Voir Émeraude, article décembre 2024, Le Sillon, l'histoire d'une mouvement séduisant mais funeste.

21 Voir Émeraude, article septembre 2024, Lamennais et la naissance du libéralisme catholique, et octobre 2024, Le Congrès de Malines, catholicisme ou libertés modernes.

22 Saint Pie X, Lettre Notre charge apostolique aux archevêques et évêques français, 25 août 1910, laportelatine.org.

23 Saint Pie X, Lettre Notre charge apostolique aux archevêques et évêques français, 25 août 1910, laportelatine.org.

24 Les évêques de cette commission ont transmis aux évêques de la conférence épiscopale français une communication, le 1er mai 1972, intitulée première étape d’une réflexion de la Commission épiscopale du monde ouvrier dans son dialogue avec des militants ouvriers chrétiens ayant fait l’option socialiste. Cette communication reprend les propos de leur interlocuteur sans aucune critique.

25 Déclaration du Congrès culturel de La Havane, janvier 1968, signée par des prêtres dont le dominicain Paul Blanquart dans

26 Document final de la réunion des Chrétiens pour le socialisme, dans Informations catholiques internationales, 1er juin 1972, dans Les chrétiens et l’analyse marxiste, René Coste, dans Revue théologique de Louvain, 4e année, fascicule n°1, 1973, doi.org.

27 J. Duquesne, La Gauche du Christ, Grasset, 1972 dans Les chrétiens et l’analyse marxiste, René Coste.

28 Georges Marchais, secrétaire générale du parti communiste français, Interview, dans Le journal de la Croix, 19 novembre 1970.

dimanche 2 février 2025

Le "Jésus marxiste" de Barbusse, une arme de propagande

Dans une vidéo publiée sur le site d’information Blast, un soi-disant « exégète de l’histoire », ravive de vieilles doctrines. L’une d’entre elles consiste à opposer le Christ historique et le Christ tel qu’il est enseigné par l’Église, les apôtres et les Évangiles, ou encore Notre Seigneur Jésus-Christ et le christianisme. Ce dernier serait le récit « du détournement de la parole émancipatrice, révolutionnaire, d’un homme ou d’un dieu, afin de la faire servir à une mission exactement contraire, la reconduction de la domination impériale la plus exclusive jusque même l’intimité des cœurs et le secret des âmes, l’Église. »[1] Partisan du gnosticisme antique et brillant influenceur, il assume une vision de l’histoire qu’il juge personnelle. Ainsi, condamnant le soi-disant mensonge du christianisme, il en arrive lui-même à reconstruire l’histoire pour appuyer sa vision du présent. Son intention est de montrer que l’Église est une invention destinée à exploiter et à soumettre les hommes, liant ainsi la religion et la politique

L’image surannée d’un Christ révolutionnaire ou d'« un anarchiste qui a réussi »[2] est ainsi reprise après tant d’autres idéologues et écrivains depuis le XIXe siècle. Comme nous l’avions déjà évoqué dans le dernier article[3], les premiers marxistes et communistes pensaient que les principes originels du christianisme étaient communistes. Durant les émeutes de mai 1968, il était possible de lire des graffitis acclamant Jésus comme « le seul révolutionnaire ». Des chrétiens dits progressistes partagent plus ou moins cette image de Notre Seigneur Jésus-Christ. Plus récemment, en 2023, une revue de philosophie soulève de nouveau la question de son profil anarcho-communiste[4]. Le journal L’Humanité est aussi revenu sur l’image d’un « Jésus, une révolution »[5] Bref, la figure d’un Jésus marxiste reste encore d'actualité

Pourquoi des communistes cherchent-ils à  peindre Notre Seigneur Jésus-Christ comme révolutionnaire quand eux-mêmes sont fondamentalement antichrétiens et athées ? Pour  répondre à cette question, nous allons entendre une des anciennes personnalités du communisme en France, Henri Barbusse (1873-1935), l'un des premiers à construire un Jésus marxiste

Henri Barbusse (1873-1935), un fidèle communiste…

Adhérent du parti communiste en 1923, directeur de l’Humanité en 1929 et fondateur de la revue Monde, Henri Barbusse est écrivain, journaliste et militant français, d’origine protestante et admirateur de la révolution d’Octobre. Envoyé à Genève pour faire des études théologiques de pasteur, il en revient athée, républicain et homme de lettre. Après une expérience politique au sein du ministère de l’agriculture sous le gouvernement de Waldeck-Rousseau (1899-1902), il se consacre exclusivement au journalisme, à l’édition et à l’écriture, sans néanmoins oublier sa fidélité à l’égard du communisme. Porte-parole du parti communiste français, il est un ferveur défenseur du stalinisme. Lors de ses dernières années, il contribue activement à la propagande soviétique. Il meurt à Moscou…

Qui cherche à recruter Jésus…

La religion a très tôt influencé Barbusse. Dès son premier roman, intitulé Les Suppliants, publié en 1903, Barbusse raconte sa propre vie intérieure au travers de son personnage Maximilien. Ce roman est, selon ses propos, « une longue méditation sur l’idée de Dieu »[6] Mais, dans son roman aux accents religieux, son principale sujet de occupation porte sur Notre Seigneur Jésus-Christ comme en témoigne son épigraphe, une phrase tirée de L’Imitation de Jésus-Christ. Progressivement, dans ses écrits, il développe une image particulière de Jésus. En 1926, trois articles dans L’Humanité qui lui sont dédiés[7] ne laissent aucun doute sur l’idée qui le domine.

Barbusse finit par publier une trilogie littéraire[8] qu’il consacre à Jésus au sein de laquelle il esquisse la figure d’un Jésus marxiste. À partir d’un postulat aujourd’hui commun, il oppose le Jésus historique et le Jésus enseigné par l’Église, accusant Saint Paul d’avoir perverti les Évangiles. Puis, il interprète les livres saints selon la méthode dite matérialiste marxiste, c’est-à-dire la dialectique hégélienne adaptée au matérialisme[9] afin d’en dégager le portrait d’un Jésus désacralisé et marxiste, défenseur d’idées révolutionnaires. Enfin, il compare les premiers chrétiens aux bolcheviks, ce qui lui permet de donner plus d’éclats et de prestige aux révolutionnaires et de les faire entrer dans un mythe ou encore dans une continuité historique.

Dans le premier ouvrage de sa trilogie, intitulé « Jésus », paru en janvier 1925. Jésus raconte lui-même son existence au travers d’un texte découpé en versets. Comme Barbusse l’exprime dans une note du livre, il a pour ambition de rédiger un nouvel évangile, qu’il qualifie de restitution, afin de proposer un récit « sans contradiction et sans tâche »[10] et de mieux s’approcher de la réalité. Il précisera néanmoins dans L’Humanité que « malgré sa forme peut-être bien audacieuse, d’évangile ou, si l’on veut, de roman, mon livre n’est rien moins qu’une œuvre d’imagination et de fantaisie. »[11] Pourtant, pour justifier son portrait, il se sent obliger d’énumérer les livres qu’il a utilisé et dont il a extrait des citations, livres parmi lesquels nous trouvons des livres apocryphes, musulmans et juifs. Une lecture attentive de son roman remet en cause l’idée d’une œuvre purement fantaisiste et donc inoffensive.

Une œuvre de propagande...

Dans le deuxième volet de sa trilogie, intitulé Les Judas de Jésus, Barbusse revient sur son ouvrage Jésus. Il étaye notamment les analyses qui l’ont conduit à dresser le portrait de son Jésus afin de montrer que ce dernier s’appuie sur un travail sérieux, voire scientifique. Dans le romain même, le portrait qui s’y dessine est suffisamment bien construit et réaliste pour montrer qu’il n’est pas seulement une fiction. Selon un de ses commentateurs, « en somme, s’il a pu prétendre ne devoir Jésus qu’à son « imagination » et à sa « fantaisie », c’est sans doute pour mieux revendiquer et assumer, à travers Les Judas de Jésus, sa position de critique et d’exégète. »[12] C’est aussi un excellent moyen de désarmer les critiques

Pourtant, dans la note qu’il nous adresse dans son livre, Barbusse ose dire qu’il est de « ceux qui pensent que l’écrivain n’a pas le droit de traiter de tels sujets à sa fantaisie et selon son goût personnel » et « qu’il est tenu de vérifier scrupuleusement ce qui lui passe par la tête avant de l’exprimer »[13]. Subterfuge pour apporter encore de la confusion ?

Enfin, comme Barbusse l’écrira au bolchévique Lounatcharski (1875-1933), sa trilogie constitue une campagne contre la religion chrétienne : « ces trois ouvrages représentent, sous des formes littéraires et des modalités différentes, trois manifestations de la même idée, et plus exactement : de la même campagne. Il est bien évident que je n’aurais pas consacré tant d’efforts pour édifier trois œuvres sur un tel sujet s’il n’y avait pas là, à mes yeux une raison sociale et un objectif de propagande. »[14] Son idée est simple : les disciples de Jésus ont détourné l’enseignement du prophète, l’ont mis à mort [15] et réinventent sa vie pour construire une nouvelle religion.

Un crieur d'une nouvelle « bonne nouvelle »

En lisant le Jésus de Barbusse, nous découvrons en effet une autre histoire, mêlant des scènes évangéliques, des personnages et des paroles dans un ordre erroné et avec des interprétations radicalement différentes de l’enseignement de l’Église.

La « bonne nouvelle » qu’apporte le narrateur n’est pas le salut des hommes espéré ou encore le Messie tant annoncé et attendu. Elle est plutôt un appel à chaque homme et au peuple tout entier de se révolter contre l’injustice ou encore un cri qui doit les réveiller et soulever leur courage afin qu’ils se libèrent de leurs ennemis. « Sortez des chaînes, vous qui le voulez. Qu’attendez-vous pour vous mettre en colère. Et pour dire à ceux qui vous mènent dans leurs seuls profits : De quel droit ? Et pour changer le mal en bien. »(XXX, 40-43) La « bonne nouvelle » qu’il proclame est donc que le salut réside dans l’homme. Ce qu’annonce le Jésus de Barbusse, c’est bien la révolution. Et « les gens rêvent de la Révolution »(IV, 32), que tous l’attendent.

Le narrateur se considère comme « la voix des voix, le cri des cris »(X, 98) ou encore, proclame-t-il sur la croix, « le Messie du peuple et le Verbe des hommes »(XXXIV, 31) Il est venu non du ciel mais de la terre, nous pour entendre la voix de Dieu mais celle des hommes. Le narrateur joue en fait le rôle du crieur tel que l’a dessiné Barbusse dans une de ses nouvelles, intitulée Crieurs. Cette nouvelle montre « un « crieur » transmettre à des « suppliants » des vérités qu’il détient et qu’ils ne peuvent apercevoir, prisonniers qu’ils sont d’un univers d’habitudes et de préjugés »[16]. S’identifiant clairement à Jésus, Barbusse se prend certainement pour un messie politique selon des commentateurs[17].

« La colère de voir » (XXX, 102)

Comme ses contemporains sont « prisonniers d’un univers d’habitudes et de préjugés », le narrateur appelle d’abord à une « révolution de l’esprit ». « Faites d'abord la révolution dans vos têtes. La révolution est de l'esprit. »(XXX, 119-120) Il revient souvent sur l’esprit qu’il veut inculquer, un esprit divinisé, qu’il qualifie d’« immaculée conception » ou d’« un autre consolateur »(XXX, 47). « Cet esprit, c'est le miracle de nous, l'esprit et la vie, c'est le même miracle de nous, c'est la force qu'on a de saisir la vérité, et d'asseoir d'aplomb la forme des idées sur la forme des choses, et de tracer aussi, avec l'art de justice, la communauté des hommes, et d'aimer à force seulement de comprendre (la vie, c'est faire la vérité) il est en nous. Demande seulement où il va. »(XXIII, 9)

Le narrateur décrit en effet les hommes comme vivant dans un monde irréel « car l'homme a superposé au réel, à cause de la liberté folle des idées et des mots dans le vide, beaucoup de mondes imaginaires mêlés l'un à l'autre et où il est perdu. »(XI, 17) Il s’est créé des rêves comme Dieu et des idoles dont il est le prisonnier et dont il doit désormais s’en débarrasser. Parmi les idoles, se trouvent la religion qui l’enferme dans « des pratiques, des observances et des règles » et « des préceptes morts. »(XX, 37-38) ou encore l’argent, qui est « la loi du monde de la fiction, de la guerre et du mensonge »(XXIV, 13).

Le narrateur appelle donc ses auditeurs à revenir à la réalité, à la voir et à vaincre leurs « vrais ennemis », « que sont les riches et les puissants »(XXX, 76), ou encore leurs « exploiteurs », ceux qui abusent de leur travail et qui « ont dans les pans de leurs robes le sang des âmes des innocents »(XXX, 78), sans oublier les prêtres et les zélotes, c’est-à-dire les nationalistes ou patriotes.

Le crieur nous assure : « Le salut réside en nous »

Mais le retour à la réalité pour comprendre le monde et l’homme n’est que folie sans la vérité et la force. Or, le narrateur annonce que tout homme dispose en lui de la vérité et de la force pour briser cette apparence de monde et faire apparaître la réalité. « Alors il faut séparer parmi les choses celles qui ont la réalité et celles qui n'ont qu'un semblant de réalité. »( XI, 22) Le salut réside uniquement en lui. « Ayez du ciel en vous-mêmes »(XX, 47), dit-il à ses disciples. Ou encore, « croyez en vous-mêmes »(XX, 36). Ou encore « Dieu n’est qu’en nous » (XXII, 39). Rien ne vient donc du ciel mais de la terre.

Le peuple pourrait tout faire s’il pouvait, s’il savait. Mais « l’œuvre du savoir est ralentie et repoussée »(XXX, 20). Le narrateur est donc le crieur qui veut soulever le courage et la foi des hommes en eux-mêmes afin que, par eux-mêmes, ils se libèrent. « C'est l'espoir de l'homme qui est la chair de Dieu. Ceci est la bonne nouvelle de Dieu. »(XXII, 78-79) Cet espoir est ce qu’il appelle « la vie intérieure ». Ainsi, « chacun est son propre Christ. »(XXIII, 43)

Dans sa dernière rencontre avec le narrateur, Marie, « toute jeune femme de Magdala »(IX, 32), qu’il considère comme son vrai disciple, lui définit sa mission : « iI est venu un homme qui a élevé dans ses mains, pour les montrer, la souffrance, la misère, et la grandeur humaine. Tu as annoncé les choses qui étaient cachées depuis le commencement du monde. Tu as semé ceci. Croyez pleinement à vous-mêmes, refaites la vie selon votre image, et vous serez sauvés. Que chacun maîtrise son Dieu, que tous maîtrisent leurs rois. »(XXXII, 89-93) La révolution n’est donc pas donnée par le ciel. Elle vient de la terre pour le ciel. La révolte est finalement « la porte des cieux »(XVI, 35).

Le crieur en appelle à la révolution sanglante

Mais la révolution que la narrateur appelle de ses vœux n’est pas uniquement de l’esprit. Il veut véritablement une révolte. « Et ceux qui ont raison doivent avoir la force et la prendre, s'ils ne l'ont pas. »(XXX, 129) La force découle même de l’esprit. Elle « est la femelle de l’esprit. »(XXX, 130) Le narrateur annonce aussi qu’il ne peut y avoir de réveil sans souffrance ni cruauté. Il se fera « quand on aura mis l’abomination de la désolation. »(XXX, 133) Par la sueur et le sang, comme un Dieu, le peuple vaincra contre ses « vrais ennemis » afin de mettre en place un royaume qui appartient bien à ce monde, même s’il est conscient que le temps n’est pas encore venu. « Il est de ce monde, mais il n'est pas de ce temps. »(XXX, 46) Il s’agit de se battre contre les puissants et la religion couronnée. Ainsi, sur la croix, le narrateur annonce que le combat commence, une « guerre ouverte maintenant jusqu'à la fin, entre la chair de l'humanité et la convoitise de quelques grands complices. »(XXXIV, 27-29) Comme un messie politique, il prédit ainsi une révolution que mèneront au bon moment ses véritables disciples. Prophétise-t-il la révolution bolchévique ?

Un slogan : « Faire le juste. Défaire l'injuste. »(XXXIV, 14)

Épris de compassion ou de pitié pour les pauvres, le narrateur veut « être juste » et « combattre l’injustice » au point que dans sa narration, la justice écrase tout, y compris la bonté, bonté qu’il méprise. Celle-ci n’est qu’un « fantôme »(XXX, 50), un mot qui abuse le peuple ou une « démagogie ». Le précepte célèbre de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui nous demande, quand on nous frappe la joue, de tendre l’autre joue, n’est que l’enseignement « de faux prophètes, détourneurs de rêves, et des voleurs d’espérance. »(XXX, 45) Le narrateur abhorre en fait la charité. « On ne vous parle tant de bonté que pour se débarrasser de la justice, vous mobiliser dans les nuages, et vous empêcher de ne jamais rien faire pour changer la guerre en paix et le mal en bien. »(XXX, 54). Seule est réelle la justice. Elle justifie tout. Le narrateur veut le combat pour la justice, une justice quasiment déifiée, une justice qu’incarne aussi le peuple

Le narrateur voit le monde comme « une guerre ordonnée aux mortels sur la terre » (X, 53), entre les riches et les pauvres, ou encore comme une lutte engendrée par la convoitise. Après la révolution tant attendue, « tout serait à tous » et « il n’y aurait plus de maître ni d’esclave »(X, 63). Mais qu’entend-il par justice ? L’égalitarisme… Le monde de justice est un monde où, réellement, « chacun sera l'égal de chacun »(XXX, 86). Reprenant les paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ, il déclare, pour son rêve égalitaire, « qui s'élève sera abaissé, qui s'abaisse sera élevé »(XXX, 86-87), faussant encore le sens des paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Contre le patriotisme et le christianisme

Le narrateur rencontre plusieurs personnes qui lui demandent de porter leur combat. D’abord des zélotes qui prônent la révolte contre les mêmes ennemis. Mais il refuse d’y participer et d’être l’étendard de leur lutte car leur « révolte n’est pas assez grande. »(XXVII, 77). Elle n’est qu’une revanche et non le combat pour la justice, ou encore une « révolte aveugle et gaspillée »(XXX, 21) Le narrateur n’apprécie non plus la lutte pour délivrer une nation. Il se déclare sans patrie. Les ragots que rapporte la mère du narrateur le décrivent comme « un sans-patrie » qui « ne respecte pas assez les gens en place et les propriétaires. »

Le narrateur rencontre ensuite Paul, qu’il qualifie de « génie » et de « pharisien immense »(XXVIII, 102). Celui-ci lui propose de profiter de l’enthousiasme qu’il suscite dans la foule pour créer une nouvelle religion afin de supplanter celle des Juifs à partir de son histoire qu’il falsifiera en l’assimilant au Messie des prophéties. Mais le narrateur ne veut pas de sa religion qu’il voit comme une nouvelle « démagogie » alors qu’il prône la fin de toute religion. « Tu as détruit l'idole d'Israël et n'en as laissé que la grande charpente humaine de justice, mais l'homme du chemin de Damas a mis un autre dieu à la belle place vide au lieu d'y mettre la vie. »(XXIX, 74-75). Le narrateur rie enfin des chimères de Paul, « le renouveleur de religion »(XXIX, 21) : « L'amour de Dieu nous rachètera, dis-tu. Ce sont là des amusements de princes. »(XXVIII, 69). Il prévoit enfin le détournement de son invention par les puissants. « Mais quand cette doctrine régnera solidement, avec son dieu cloué, elle sera la chose des riches et des bourreaux. »(XXIX, 83)

Le narrateur se rend alors compte « qu'en semant la vérité, j'avais semé des deux côtés le mensonge »(XXIX, 4-5), que sont le nationalisme ou le patriotisme et le christianisme, les deux dangers de son appel à la justice.

Un Jésus contre l’autorité et la religion

Dans son récit, le narrateur méprise toute forme d’autorité ou d’ordre établi. Il n’apprécie guère la famille qu’il juge comme « des étroites conjurations qui sont les unes contre les autres, et qu’il s’y enfouit la graine de la lutte et de l’envie. »(II, v.15). Quand on lui demande d’écouter un rabbi, c'est-à-dire un maître, il ne lui accorde aucune confiance. « Il faut que je donne par moi-même, et non par ouï-dire, l’autorité à mon maître. »(V, 4) L’image de l’autorité politique, que représente Ponce Pilate n’est guère flatteur. Il n’est que « le fonctionnaire qui ne pense qu'à sa responsabilité de fonctionnaire »(XXXIII, 14), « hypocrite et lâche comme tous les puissants. »(XXXIII, 17)

Le narrateur méprise la religion juive et la dénonce comme un aveuglement ou une oppression. Lorsqu’il est à la synagogue, écoutant un maître, la tête baissée, réuni serré avec d’autres enfants, il déclare que « la vertu du croyant est d’avoir peur de Dieu. »(IV, 8). Quand il visite pour la première fois le Temple, il rencontre « des scribes, des prêtres, des sacrificateurs, qui dogmatisent et discutent »(VII, 20). Le souvenir des sacrifices et des odeurs l’écœure. Pour lui, le véritable sacrifice est de « faire ruisseler la vérité en poignardant les symboles dans son cœur. »(VII, 66-67). Il se plait à décrire les signes de richesses qu'arborent les juges qui le condamnent.

Tout au long de l’histoire, le narrateur dénigre le christianisme qu’il voit comme une invention humaine. Ses descriptions ne sont pas sans arrière-pensée. Il fait croire insidieusement que ses pratiques et ses rites viennent du paganisme. Il décrit par exemple une statue païenne qui ressemble à celle de Notre Dame tenant l’enfant Jésus ou décrit un culte rendu à Mithra, équivalent au culte eucharistique. Pour lui, l’Église n’est pas une institution mais le peuple. Le narrateur rejette aussi toute idée de miracles et de mystère. « Le mal, c'est d'aimer avant de comprendre. Car il ne faut pas commencer à bâtir la maison par le haut. Comprendre d'abord, aimer ensuite. »(XXX, 21) Il parle alors de « l’amour de l’intelligence »(XXX, 5). Pour le narrateur, l’idée même de Dieu est une folie. C’est l’angoisse ou la peur de la mort qui soulève cette idée comme il l’expérimente avant de mourir.

Contrairement aux discours apologétiques, le narrateur dénonce la médiocrité des apôtres, y compris Jean, « qui ne sauvera pas mon souvenir »(XXX, 77), ainsi que leur manque de courage, après la Pentecôte.

Une figure défigurée du Christ

Comme nous l’avons déjà évoqué, le narrateur déteste la bonté qu’il considère finalement comme une duperie ou une faiblesse que profitent les « exploiteurs » pour dominer le peuple. Tout ce qui peut représenter la bonté ne lui suggère qu’un vif refus. Ainsi, le sacrifice de sa vie qu’il offre pour son combat, il ne le juge pas comme l’exemple même de la charité ou de la bonté. Il ne le réclame pas non plus à ses disciples. « Ne vous sacrifiez pas. Celui qui se sacrifie n’est pas assez bon. »(XXX, 48-49). Et sur la croix, il n’appelle pas à la miséricorde mais au combat. Les derniers mots du narrateur sont éloquents. C’est un cri révolutionnaire contre la domination des puissants pour la libération des exploités : « debout les damnés de la terre » (XXXIV, 45). Il annonce sa victoire non contre le monde mais contre les puissants. « Aujourd'hui où presque toutes les nations du monde sont entre les mains des hypocrites, mettez l'idée pure, sage, et juste, de la Révolution dans la grande âme religieuse de l'humanité. »(XXXIV, 50)

Le narrateur est un homme comme un autre. Il est un pécheur. Il avoue ainsi son désir pour Marie, « toute jeune femme de Magdala »(IX, 32) qui le refuse, et, en raison de ce refus, il vit le plaisir avec une autre. Après une autre déception amoureuse, il voit le monde différemment et découvre la réalité, qu’il définit comme « une guerre ordonnée aux mortels sur la terre »(X, 53), entre les riches et les pauvres, ou encore comme une convoitise.

La figure de Jésus que décrit Barbusse ainsi que son enseignement s’opposent radicalement à notre connaissance et à l’enseignement de l’Église. C’est bien un Jésus révolutionnaire et marxiste qui se révèle et justifie la violence bolchévique puis communiste. Son récit mêle des mots à résonnance communiste et des mots religieux. La narrateur s’intitule même « l’ouvrier des ouvriers »(X, 95).

Le Jésus de Barbusse, le messie du communisme

Le Jésus de Barbusse est un marxiste. Il ne s’en cache pas. Il compare son corps à un « un drapeau rouge »(XXXIV, 27-29). Les ragots que rapporte sa mère lui attribuent même le terme de « communiste » »(XXXII, 49). Un de ses articles de L’Humanité, publié le 11 août 1926, porte le titre de « Jésus, marxiste ». Dans le second ouvrage de sa trilogie intitulé Les Judas de Jésus, Barbusse justifie sa conception de Jésus.

Dans son livre Les Judas de Jésus, Barbusse étudie les débuts du christianisme puis analyse les Évangiles afin d’en retirer « la vraie leçon de Jésus » pour terminer par un parallèle entre les premiers chrétiens et les révolutionnaires des années 1920. Son objectif est bien de montrer que le combat que mène ces révolutionnaires rejoint celui du christianisme primitif et que finalement ce que Jésus a prophétisé arrive avec la révolution communiste. Dans son ouvrage Les Judas de Jésus, Barbusse « entreprend alors de débarrasser le Nouveau Testament de son enveloppe spirituelle, pour n’en conserver que le matériel »[18] pour ensuite défendre sa thèse : « il y a une distinction absolue entre le prophète Jésus qui était un révolutionnaire et le Christ qui n’est qu’une entité théologique abstraite. »[19] Il est convaincu que les disciples de Jésus ont falsifié son histoire et ses paroles afin de forger un Jésus plus apte à porter une nouvelle religion. Cette dichotomie entre le Jésus historique et le Jésus enseigné lui permet d’arriver à d’autres oppositions comme la religion et le politique, ou encore la révolution et Dieu.

C’est ainsi que Barbusse interprète la figure de Jésus dans un sens proprement politique en lui enlevant toute valeur spirituelle, tout en le rapprochant des révolutionnaires de son temps, qui, comme son Jésus, sont des crieurs, portés par une idée juste, une cause légitime, par une exaltation efficace. Par cette conversion, les communistes peuvent légitimement employer des mots autrefois réservés à la religion comme la foi, le sacrifice, le martyre. Ils entrent en quelques sortes dans un mythe.

Mais pour ne pas réduire son Jésus à un discours révolutionnaire, Barbusse finit par l’incarner dans la personne de Staline [20]. « C’est le vrai guide […], c’est le frère paternel qui s’est réellement penché sur tous. Vous qui ne le connaissiez pas, il vous connaissait d’avance, et s’occupait de vous. Qui que vous soyez, vous avez besoin de ce bienfaiteur. »[21] Contrairement à l’Église, que Barbusse considère comme un véritable Juda, l’URSS serait le vrai apôtre qui apporte la bonne parole. Dans d’autres œuvres de propagande, il« forge un canon qui, pour des décennies à venir, justifiera les crimes staliniens. »[22] Tel est celui qui nous peint un Jésus marxiste…

Suivre les traces des nouveaux exégètes

Pour se justifier encore, Barbusse nous apprend qu’il veut suivre les traces de ceux qui « ont transformé l’exégète chrétienne et l’ont fait entrer dans le domaine de la science » et cite : « Loisy, Charles Guignebert, P.-L. Couchoud, et tous les auteurs de la collection Christianisme »[23]. Revenons sur deux des références de Barbusse, Charles Guignebert (1867-1939) et Paul-Louis Couchoud (1979-1959). Ces exégètes reconstruisent une histoire de Jésus en rejetant ce qu’ils considèrent comme des préjugés ou des inventions.

Disciple d’Ernest Renan et imprégné des méthodes de Loisy, Charles Guignebert est un historien français des religions, spécialiste de l’histoire du christianisme. Il est l’un des premiers historiens à reconstruire l’histoire chrétienne à partir d’une méthode dit rationaliste et s’oppose à l’enseignement de l’Église ainsi qu’à l’apologie chrétienne. Il considère les Évangiles comme « des écrits de propagande, destinés à organiser et authentiquer, en la rendant vraisemblable, la légende représentée dans le drame sacré de la secte et à la conformer aux coutumes mythologie de l’époque. »[24] Par principe, il écarte tout ce qui considère comme légende, ne se concentrant que sur l’homme historique. S’il maintient l’existence historique de Jésus, il remet en question Jésus tel que l’enseigne l’Église. Mais « nous savons ne pas comprendre comment, si on a une fois accepté de placer la discussion sur le terrain de l’histoire, on pourrait aboutir à d’autres conclusions. »[25]

Paul-Louis Couchoud, philosophe, médecin et poète, défend la thèse mythiste, qui ne reconnaît pas l’historicité de Jésus. « Jésus appartient à l’histoire par son nom et par son culte, mais il n’est pas un personnage historique. »[26] Il défend donc l’idée que sa connaissance a été inventé par les croyants pour justifier leur croyance et le culte dont il fait l’objet. C’est pourquoi il parle de « réalité spirituelle ». Il défend l’idée que Paul est le véritable fondateur du christianisme.

Une arme communiste contre le christianisme

Il est facile d’imaginer Notre Seigneur Jésus-Christ à partir d’idées préconçues et de le justifier par des sources préalablement choisies, tronquées et falsifiées. Des phrases bien choisies, hors de leur contexte, permettent de leur donner un nouveau sens et de raconter une nouvelle histoire cohérente. Lorsque on veut interpréter les Évangiles uniquement par un regard rationaliste, on rejette nécessairement tout ce qui nous semble peu rationnel, c’est-à-dire les miracles et l’accomplissement des prophéties, sans lesquels il n’est guère possible de saisir Notre Seigneur Jésus-Christ. L’étude est ainsi biaisée dès le départ. Le but de Barbusse n’est pas de mieux connaître le personnage historique mais de « dépouiller Jésus de tout son attirail chrétien »[27] pour combattre le christianisme et renforcer le communisme.

En outre, hors du Nouveau Testament, il n’est guère possible de décrire Notre Seigneur Jésus-Christ tel qu’Il a été véritablement. Bien qu’utiles, les autres sources sont soit éphémères, soit susceptibles d’erreurs. Si nous refusons d’entendre ses premiers disciples, car jugées peu sûrs, nous perdons nécessairement des témoignages précieux et finalement nous concevons une personne telle que nous voulons qu'il soit, c'est-à-dire un Jésus mythique ou idéalisé. C’est justement, pour éviter cette erreur, que les évangélistes ont écrit. Qui aujourd’hui oserait raconter la vie d’un personnage historique sans entendre ceux qui l’ont connu ? Devons-nous par principe leur refuser toute créance de peur que leur témoignage soit biaisé ? Est-il encore cohérent de donner plus de crédibilités aux récits tardifs provenant d’hérétiques, de juifs et de musulmans ? Ce n’est ni sérieux ni honnête. Il est si facile de déconstruire un enseignement pour en construire un autre selon ses convictions, surtout en un temps où cette histoire est si peu connue…

En un temps où, affaiblie par nos lâchetés et notre ignorance, notre perception de la réalité est continuellement remise en cause par des idéologies,  il est devenu simple de mépriser la vérité qui nous a été transmise. Selon les discours des faiseurs de rêves, le passé n’est que mensonge alors que la nouveauté, surtout peu classique ou dérangeante, est nécessairement vraie. C’est oublier, d’une part, que l’enseignement est légitimé par une autorité et par le passé, et d’autre part, que le témoignage oculaire reste un des garants les plus sûrs contre la manipulation. Nous préférons croire à un témoin qui a vu les faits qu’il évoque et le décrit avec le langage de son temps qu’un idéologue qui perçoit une réalité veille de vingt siècles et imagine le passé avec son regard d'homme contemporain …

Déconstruire pour construire, telle est la méthode employée. Il s'agit d’abord de remettre en question des certitudes et de mépriser ceux qui enseignent la vérité puis, le cerveau nettoyé, de peindre une nouvelle figure de Jésus afin de rapprocher son image de celle des révolutionnaires des années 20. Ainsi, ces derniers deviennent plus favorables, notamment auprès des communautés chrétiennes tout en affaiblissant la force adverse que représente l’Église. Barbusse tente aussi de leur donner le souffle et l’enthousiasme religieux dont ils ont besoin et que donne une forte « capacité utopique »[28] comme l’avait aussi compris Julien l’Apostat[29]. Un mouvement qui porte le souffle religieux est d’une force prodigieuse. 

Conclusions

Par ses « fantaisies », Barbusse souligne le cœur de l’enseignement de Notre Seigneur Jésus-Christ et finalement, par opposition, la pensée profonde de ce communiste. Son Jésus se bat pour la justice sociale, ou plutôt l’égalitarisme, telle qu’elle est conçue au XIXe siècle alors que Notre Seigneur Jésus-Christ rappelle et défend une autre justice, celle qui s'appuie sur les deux commandements divins que sont l’amour de Dieu et l’amour de son prochain conformément à l’Ancien Testament. Or l’idée même de la charité, qu’il appelle bonté, heurte le narrateur comme elle a offusqué les païens. Comme eux, le narrateur la considère comme un signe de faiblesse et de médiocrité. Il ne comprend pas que la force puisse naître de la faiblesse. Ainsi récuse-t-il aussi toute espérance telle qu’elle est définie par les chrétiens. Son seul espoir réside dans l’homme et se limite à lui. Cela ne peut guère nous étonner quand il rejette toute idée de Dieu et du Verbe incarné. Le narrateur est peu différent des contemporains de Notre Seigneur Jésus-Christ. Finalement, le discours du Jésus de Barbusse, discours peu révolutionnaire pour son temps, est le contraire de celui de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ainsi, le Jésus de Barbusse entre dans un cadre très humain. Certes, il crie fortement et clairement comme un homme moderne, mais son cri n’est pas différent de ceux qui se révoltent contre toute forme d’oppression. Ce n’est pas un hasard si dans son troisième ouvrage de sa trilogie, Barbusse compare son Jésus avec les révolutionnaires indiens qui luttent pour leur indépendance. Son idole est d’abord et avant tout un juge sévère et implacable qui ne peut concevoir la miséricorde. Sans-doute, est-ce pour cela qu’il rejette toute idée de Dieu. Car ici-bas, le soleil brille aussi bien sur les bons que sur les méchants. La plainte de Job se transforme en lui en une idéologie athée qui se ferme à toute idée d’amour. Barbusse est alors aveuglé par la justice humaine, son idole. Tout est alors permis en son nom, y compris la révolte sanglante contre tous ceux qu'il désigne comme adversaires de son dieu, ceux qui possède le pouvoir ou la richesse et qui constituent l’ordre établi. Nous savons aujourd’hui par l'histoire ce que cela signifie en réalité lorsque cette idole s’empare des révolutionnaires, la cruauté et la désolation…


Notes et références

[1] Tillement, vidéo Jésus contre le christianisme, épisode 2, youtube. Interprétation des Évangiles très littérale, voire simpliste, selon la pensée actuelle (antiraciste, anti-misogyne), selon une orientation révolutionnaire (antiétatique, antihiérarchique), par un choix habile des paroles et actions évangéliques et par des omissions. Le rappel partiel de la scène portant sur le paiement des impôts est symptomatique. L’absence d’évocation du péché en est un autre. Exemple de manque d’honnêteté intellectuelle et de duperie.

[2] Malraux, L'Espoir, 1937.

[3] Émeraude, janvier 2025, article "Sur la formule : "la religion est l'opium du peuple" ...".

[4] Voir Samuel Lacroix, article Jésus-Christ est-il anarcho-communiste ?, 22 décembre 2023, philomag.fr.

[5] Voir Maurice Ulrich, Jésus, une révolution, 23 décembre 2022, humanite.fr.

[6] Barbusse, Les Judas de Jésus, Paris, Flammarion, 1927.

[7] Barbusse, Jésus Christ a-t-il existé ?, 28 juillet 1926, Jésus marxiste,11 août 1926, À propos de Jésus marxiste, 9 octobre 1926.

[8] Jésus, 1927, Les Judas de Jésus, 1927 et Jésus contre Dieu. Mystère avec cinéma et musique, 1927.

[9] Ce qui apparaît comme un non-sens, la dialectique hégélienne s’appliquant sur l’idée.

[10] Barbusse, Jésus, Note, Flammarion, 1927, gallica.bnf.fr. Nos citations viennent de cet ouvrage.

[11] Barbusse, L’Exploitation de Jésus, L’Humanité, n°10305, 27 février 1927 dans Le Jésus marxiste d‘Henri Barbusse : l’impossible métamorphose du christianisme, Jérémy Camus, Schuwer (ed.), Actes de la Journée d’études Le Christ refiguré (1848-1949), 11 avril 2015, Centre André Chastel, Galerie Colbert, mis en ligne en juillet 2017, lu le 16 janvier, via le billet de Marie Planchot, Le Jésus marxiste d‘Henri Barbusse : l’impossible métamorphose du christianisme, 07/05/2021, 124-Sorbonne. Carnet de l’École Doctorale d’Histoire de l’art et Archéologie, consulté le 16 janvier 2025, 124revue.hypothèses.org,

[12] Jérémy Camus, Le Jésus marxiste d‘Henri Barbusse : l’impossible métamorphose du christianisme.

[13] Barbusse, Jésus, Note, Flammarion, 1927, gallica.bnf.fr.

[14] Barbusse, lettre, 25 novembre 1927, Archives nationales russes des arts et des lettres, RIGALI, F. 998, liste 1, n°3412 dans dans Henri Barbusse entre Jésus et Staline, Alexandre Stroev, Revue d’histoire littéraire de la France, 121e année, n°2, avril-juin 2021, jstor.org.

[15] Dans son deuxième ouvrage de sa trilogie, nous apprenons que le bourreau de Jésus l’a fait échapper mais fous de rage, ses disciples l’ont tué sans le reconnaître.

[16] Denis Perrot, Henri Barbusse : « suppliants » et « crieurs », dans Revue d’histoire littéraire de la France, 2015/4, vol. 115, cairn.info.

[17] Jean Relinger (1935-2018) et Philippe Baudorre (1954), professeurs d'universités.

[18] Barbusse, L’Exploitation de Jésus, L’Humanité, 27 février 1927.

[19] Barbusse dans Annette Vidal, Henri Barbusse, soldat de la paix, Paris, Les Éditeurs français réunis, 1953, p.151, dans Le Jésus marxiste d‘Henri Barbusse : l’impossible métamorphose du christianisme, Jérémy Camus.

[20] Barbusse fera une biographie consacrée à Staline, en 1935, intitulé Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, et a écrit un scénario de propagande en sa faveur, intitulé Créateurs, avant de mourir.

[21]Henri Barbusse, Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, Paris, Flammarion, 1935 dans Le Jésus marxiste d‘Henri Barbusse : l’impossible métamorphose du christianisme, Jérémy Camus.

[22] Alexandre Stroev, Henri Barbusse entre Jésus et Staline dans Revue d’histoire littéraire de la France, 121e année, n°2, avril-juin 2021, jstor.org.

[23] Barbusse, L’Exploitation de Jésus, L’Humanité, n°10305, 27 février 1927.

[24] Guignebert, Jésus, 1933.

[25] Maurice Goguel, compte rendu sur La vie cachée de Jésus, Guignebert, Flammarion, 1921, dans Revue d’histoire et de Philosophie religieuses, année 1921, 1-6.

[26] Couchoud, L’énigme de Jésus, dans Mercure de France, T. 162, n°593, 1er mars 1923, Wikipédia, article Paul-Louis Couchoud, lu le 18 janvier 2025.

[27] Barbusse, Lettre du 2 février 1928, Archives nationales d’histoire politique et sociale, Moscou, RGASPI, F. 142, liste 1 n°791, f. 8-10 dans Henri Barbusse entre Jésus et Staline, Alexandre Stroev, Revue d’histoire littéraire de la France, 121e année, n°2, avril-juin 2021, jstor.org.

[28] Émeraude, janvier 2025, article "Sur la formule : "la religion est l'opium du peuple" ...".

[29] Émeraude, article "Julien l'Apostat, un exemple d'évolution religieux", décembre 2015.