" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 24 mars 2024

Histoire et Dogme de Maurice Blondel (1861-1949) : la Tradition, "poussée de vie"

Les idées que professent Alfred Loisy et Georges Tyrrell[1] ne sont guère inacceptables pour tout fidèle de l’Église. Érigeant la critique historique au-dessus de l’enseignement catholique, Loisy remet en cause les dogmes fondamentaux de l’Église dans l’espoir de combler l’écart entre les connaissances scientifiques et le discours catholique et sous prétexte d’être libre en tant que savant. Par des distinctions subtiles, Tyrrell ne voit la religion que sous l’angle de l’esprit, mettant la conviction religieuse au-dessus de l’enseignement de l’Église et de son autorité, privilégiant ainsi le sentiment religieux au détriment des vérités enseignées. Ces deux modernistes subliment ainsi l’individualisme religieux et prônent la relativité des dogmes. Croyant fermement en leur cause, ils se veulent apologètes, zélés pour la défense de la foi et de l’Église quand finalement ils ne font que détruire. Ils ne veulent point de réforme. Ce qu’ils veulent, c’est une transformation radicale de l’Église, ou encore une révolution, sûrs de leur droit et de la véracité de leurs idées. Or, au bout de leur chemin, se trouve l’abîme…

Leurs ouvrages n’ont pas laissé indifférents ceux qui, comme eux, cherchent à affronter les problèmes religieux et à défendre l’Église dans une nouvelle apologétique. Si leur modernité peut les rapprocher, ces derniers prennent rapidement conscience des erreurs et des dangers que représente notamment Loisy. C’est le cas de Maurice Blondel (1861-1949), « philosophe croyant par tempérament et par libre décision, apologète par vocation au cœur de la crise moderniste »[2].

Catholique convaincu, agrégé de philosophie et universitaire, Maurice Blondel a développé une nouvelle philosophie centrée sur l’action en intégrant le christianisme. « Je me propose d’étudier l’action, parce qu’il me semble que dans l’Évangile il est attribué à l’action seule de pouvoir manifester l’amour et de pouvoir acquérir Dieu. »[3] Son but est de répondre aux problèmes religieux. Ainsi, innove-t-il dans l’apologétique chrétienne, hors du chemin traditionnel. Comme Loisy et Tyrrell, il apparaît comme un savant en quête de modernité. Cependant, percevant leurs erreurs et les dangers de leurs idées, il entre dans la crise moderniste et apporte une réponse. Mais est-elle la bonne ?

Proche des modernistes ?

À première vue, peu apprécié au sein de l’Église pour ses idées innovantes, Blondel ne peut que bien s’entendre avec Loisy. Des catholiques l’accuse de privilégier la croyance, le sentiment et l’action au détriment de l’intelligence, des dogmes et des vérités révélées. Ils lui reprochent aussi son immanentisme. Enfin, dans un de ses écrits[4], Blondel remet en question la théologie traditionnelle au point de faire l’objet de vives critiques. Rome ne l’apprécie guère non plus. Blondel évite même de peu la condamnation ou mise sous index de ses ouvrages. Il n’est guère non plus apprécié par les philosophes de son temps puisqu’il intègre dans sa philosophie des questions religieuses.

Ainsi, comme Blondel écrit à Loisy dans une lettre en 1897, la même incompréhension les unit dans leur quête de progrès, trouvant alors « tout naturel qu’on les trouve insupportables, gêneurs, téméraire et légèrement brouillés avec le sens commun, c’est-à-dire le sens gardien de la routine. »[5] C’est ainsi qu’admiratif, il le félicite de son travail et apprécie globalement ses ouvrages qui montrent l’insuffisance de l’apologétique classique et le confirme dans sa voie.

Tyrrell apprécie aussi les idées de Blondel, au moins celles qu’il comprend tant son écriture lui paraît obscure, notamment les « critiques de l’insuffisance des formes courantes de l’apologétique » et son « concept plus large de la foi qui sauve »[6]. Il pense même qu’il va plus loin que lui.

La prise de conscience des divergences

Cependant, pour Blondel, L’Évangile et l’Église soulève des questions, voire des inquiétudes, qui nécessitent des réponses claires puisqu’il touche la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ et les fondamentaux du christianisme. Blondel livre ses impressions à l’un de ses amis, Joannes Wehrlé (1865-1938), moins réservé que lui.

S’il témoigne de sa satisfaction sur plusieurs points de ce livre, Blondel émet rapidement quelques réserves qui, au fur et à mesure de ses échanges épistolaires, ne cessent de se multiplier. Il refuse que « sous prétexte que le transcendant n’est pas matière d’histoire ni d’observation critique »[7], Loisy étend à la personne du Christ les critiques qu’il porte à l’Église, et que, systématiquement, il sépare le point de vue historique de tout ce qui est métaphysique ou théologique puisque la méthode lui semble engager la doctrine et remettre en cause le surnaturel. Ainsi, il refuse que l’historien, en cette matière, tienne uniquement au seul point de vue de l’histoire « ce qui, par hypothèse, doit être transcendant à une série de faits, quoiqu’il soit compris dans la série de faits. » En outre, sur la personne du Christ, Blondel craint qu’il la relativise, « c’est-à-dire assujetti aux conditions historiques de la conscience commune et aux limites de la connaissance humaine. » Il pressent alors une débâcle.

Les trois réserves de Blondel

Dans les lettres qu’il adresse à son ami Wehrlé[8], Blondel formule trois griefs sur l’œuvre de Loisy.

La première est une question de méthode. Loisy défend l’idée que le divin en Notre Seigneur Jésus-Christ n’est pas matière d’histoire ni d’observation critique et en conclut une cloison étanche entre le transcendant et le sensible, la théologie et l’histoire. Or, bien au contraire, elles sont inséparables. Et contrairement à ce qu’il prétend encore, Loisy accomplit un travail d’historien et de théologien, mais de manière empirique sans élaborer de doctrine, ce qui rend son discours insaisissable et fuyant.

Le second grief est une question d’appréciation. Blondel ne croit pas que l’eschatologie, c’est-à-dire l’espoir de la fin prochaine, est un point de vue central durant l’âge apostolique, comme Loisy le prétend. À ce point de vue, il oppose sa théorie du panchristisme, qui consiste à « la déification de l’homme, son incarnation dans le corps du Deus Homo » qui lui paraît « exprimer le mieux le symbole suprême de notre destinée. »

Enfin, le dernier grief porte sur la psychologie du Christ que Loisy refuse de concevoir. Il ne peut se résigner « à admettre que la conscience de Jésus ait été normalement ce que serait la conscience normale d’un homme purement humain » en supprimant en lui la science du Verbe.

Un dialogue de sourd

Friedrich Von Hügel 

Dans une correspondance avec Loisy[9], Blondel livre ses impressions sur son livre L’Évangile et l’Église et lui formule humblement ses réserves. Au fur et à mesure de l’échange, et donc de sa connaissance de l’état d’esprit de Loisy, il finit par s’opposer aux thèses qu’il défend et à l’usage de sa méthode. Il lui présente ses objections mais n’obtient de lui aucune réponse satisfaisante. C’est un véritable dialogue de sourd. En fait, son premier grief, celui de la méthode utilisée, est un obstacle insurmontable pour les deux protagonistes au point que Loisy en conclut que son principal reproche pour Blondel est finalement « de n’avoir pas mis votre philosophie dans mon histoire. »[10]

Blondel écrit au baron Friedrich Von Hügel (1852-1925), ami de Loisy et partisan du modernisme, ses sentiments à l’égard de L’Évangile et l’Église, et lui livre ses griefs. Hügel ne parvient pas à répondre à son malaise. Le désaccord est profond. Il constate le même dialogue de sourd. Il n’est pas possible de discuter tant les divergences de vue sont grandes entre eux. Cependant, par ses différentes correspondances avec Loisy et Hügel, il découvre ce qu’est « le loisysme, mentalité encore plus qu’une pensée, un état d’esprit qui forme une famille d’esprits dont il éprouve l’étrange résistance. »[11] Il est attristé des idées que Loisy et ses amis défendent.

Histoire et dogme

Poussé par ses amis après la publication du livre Autour d’un petit livre de Loisy, et après de multiples hésitations, Blondel décide alors de prendre position publiquement « à la fois pour combattre l’influence de Loisy, pour s’exonérer de toute solidarité avec lui, pour jeter un peu de lumière sur les problèmes débattus. »[12]

C’est ainsi que Histoire et dogme paraît dans la Quinzaine en trois articles, en janvier-février 1904. Ces articles sont ensuite réunis sous forme d’une brochure, intitulée Histoire et dogme, les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne. La brochure comprend trois parties : le problème, les solutions incomplètes et incompatibles et enfin le rôle vital et le fondement de la tradition.

Le titre soulève la question de la relation entre l’histoire et le dogme. Comment est-il possible de passer du premier au second ? Les faits, sur lesquels s’appuie la foi, ne suffisent pas à eux-seuls à générer la foi et à la justifier. La doctrine de Église, qui garantit ses faits, leur donne une dimension historique qui échappe au pur historien. Lorsque le savant veut alors appliquer purement la méthode historique, il rencontre d’emblée le problème que soulève le rapport entre les faits et la doctrine, c’est-à-dire entre l’histoire et le dogme. C’est bien le sujet que traite Blondel.

L’extrinsécisme et l’historicisme

À son époque, Blondel distingue deux tendances apologétiques ou « mentalités catholiques incompatibles » devant la question du rapport entre l’histoire et le dogme. Ces tendances, il les désigne par « l’extrinsécisme » et « l’historicisme ». Elles font entièrement dépendre l’un des domaines à l’autre et dissocient alors les deux termes, histoire et dogme, et ne parviennent donc pas à en faire une synthèse. Ce sont en fait des solutions incomplètes et périlleuses au problème du rapport entre l’histoire et le dogme.

L’extrinsécisme consiste à faire dépendre absolument l’histoire du dogme. Il impose aux faits une signification religieuse au point de ne leur laisser aucune autonomie. Par exemple, la Bible est intégralement inspirée, garantissant ainsi son contenu. Elle n’a donc pas besoin d’être vérifiée et d’être utilisée pour chercher une signification propre de ce contenu, rendant ainsi vaines, voire sacrilèges, les recherches historiques et l’exégèse scientifique. « La Bible est garantie en bloc, non par son contenu, mais par le sceau extérieur du divin : pourquoi en vérifier le détail ? » L’extrinsécisme part d’une constatation ou d’un fait dans lequel il discerne une plus-value accidentelle, le miraculeux, dont, par la raison, il dégage le divin et ensuite le caractère surnaturel de la révélation.

L’historicisme veut « chercher l’histoire et l’histoire seule jusque dans le dogme qui reprendra en elle vie, mouvement et plénitude […] Si le surnaturel est quelque part, il est dans la réalité de l’histoire ». Mais tout en reconnaissant l’autonomie de l’histoire, quelle attitude prendra l’historien en présence des faits chrétiens ?  Vouloir passer du plan de l’histoire à celui des dogmes, il risque fortement de s’égarer puisque nombre d’éléments doctrinaux ne renvoient pas à des faits historiques vérifiables, faute de témoignage suffisant. Finalement, pour lui, cet invérifiable n’existe pas. Il procède nécessairement par « des exclusions fondamentales ».

De la réalité vécue à la réalité science

Blondel, qui s’attache davantage à décrire l’historicisme et ses lacunes philosophiques, revient longuement sur la notion de l’histoire. Lui appartient « tout ce qui est, dans la vie des sociétés humaines, est matière de constatation ou de témoignage et tout ce qui, avec ces données pour base d’induction est explication du fieri de l’humanité ». L’historien se propose donc de réintégrer dans la science « non la réalité vécue, mais l’expression aussi intelligible que possible de cette réalité et l’explication du déterminisme qui en a relié – apparemment – tous les moments successifs ». L’historicisme construit une sorte d’évolutionnisme dialectique à partir d’un déterminisme scientifique, et croit ainsi « avoir pénétré le secret spirituel de la chaîne vivante des âmes parce qu’elle aura vérifié la soudure extérieure des anneaux. »

En fait, une partie de la réalité vécue échappe à l’historien, notamment la réalité spirituelle qui n’épuise jamais les phénomènes historiques. L’historien n’atteindra donc qu’« un fait qui ne sera qu’un fait et qui sera tout le fait ». L’explication déterministe que l’historien fera des faits intègre un système sans se préoccuper des questions qu’il soulèvera, « questions qu’il n’a pas qualité pour trancher seul ou pour trancher de tout ». L’historicisme passe ainsi « de l’histoire-réalité à l’histoire-science », « de la réalité profonde à la donnée élaborée, par laquelle ce qui n’était qu’histoire positive se trouve érigé en théologie négative »[13]. Il écarte comme impossible à discuter et à concevoir les problèmes dogmatiques ainsi que les affirmations d’ordre théologique qui se donnent pour une interprétation historique des faits.

Les dangers de l’historicisme

L’historicisme tend donc à prendre les phénomènes historiques pour la mesure de ce qu’on peut connaître de la réalité et la seule manière de l’atteindre, à substituer discrètement le fait à l’auteur, le témoignage au témoin, à considérer moins l’opération initiale des êtres que l’influence de l’idée qu’on s’est faite d’eux, de l’impression intellectualisée qu’ils ont laissée et enfin à enfermer l’histoire dans la logique de son évolution en négligeant le principe de son développement. Ces tendances génèrent alors les problèmes des rapports du Christ historique avec le Christ réel, du Christ historique avec ses premiers témoins, de l’Évangile avec l’Église, de la révélation avec la tradition…

Ainsi, l’historicisme agit comme si la reconstruction historique possible qu’il a réalisée représente la réalité intégrale, ce qui conduit à séparer ce qui est su avec ce qui est cru, la science, repliée sur elle-même, et la foi, qui risque « où de s’évanouir dans un mystique symbolisme ou de retomber dans le positivisme de la science ». C’est alors que disparaît le surnaturel et que l’esprit religieux est dénaturé.

Une solution : la Tradition, synthèse entre l’histoire et le dogme

Si l’Église et la Sainte Écriture peuvent se soutenir mutuellement, « c’est donc que l’Église ne repose pas toute sur l’Écriture et que l’Histoire, à laquelle le catholicisme nous oblige de croire, n’est pas seulement celle que l’historien peut établir. » En outre, le « passage des données historiques à une foi qui est quelque chose de plus que ce qu’elles fournissent au simple témoin […] Où donc se trouvent la lumière et la force qui permettent de franchir le double pas, en un mot d’opérer la synthèse de l’histoire et du dogme, en respectant leur indépendance et leur solidarité également nécessaire ? »

Un principe distinct des faits et des idées est dans la Tradition « qui résume en elle les données de l’histoire, l’effort de la raison, et les expériences accumulées de l’action fidèle ».

Blondel cherche donc le dépassement des deux attitudes extrinsécistes et historiciste et la justification du phénomène chrétien en tant que synthèse synthétique de l’histoire et du dogme, du fait et de l’idée, dans la Tradition.

La Tradition, mal comprise

Blondel critique l’idée commune qu’éveille le mot de Tradition, rendue méconnaissable par les extrinsécistes et les historicistes. Ce terme est trop matériel et négatif.

Trop matériel parce qu’il est essentiellement entendu comme contenu de la Tradition, c’est-à-dire les vérités qu’elle transmet ou encore comme une somme d’éléments, non comme un tout, ni comme un organisme. La Tradition est finalement comprise comme un simple véhicule qui transporte un contenu auquel elle reste extérieure sans que cette transmission puisse l’infecter.

Trop négatif puisque caractérisée comme une transmission non écrite, c’est-à-dire orale, la Tradition est définie par rapport à l’Écriture.

La Tradition tend aussi à être inutile et à disparaître à mesure que la Révélation passe dans le dogme. Enfin, selon Blondel, l’idée qu’en présente la théologie traditionnelle est aujourd’hui insuffisante, discréditée et inutile en raison de l’évolution de la société, qui a perdu le sens de la continuité et a pris l’habitude de tout confier à l’écrit.

La Tradition, une force active et révélante

Blondel tente alors de donner à la Tradition toute son importance et sa réalité en lui donnant un nouveau sens et un rôle actif dans le rapport entre l’histoire et le dogme.

Blondel refuse de la considérer comme un succédané de l’enseignement écrit, un recours en l’absence de documents et d’arguments. Elle en est complétement différente par sa fonction, son objet et son niveau d’activité. Elle retient du passé moins l’aspect intellectuel que la réalité vitale, et elle récapitule à chaque instant, dans sa continuité, une expérience religieuse collective, d’où elle tire un principe autonome de discernement qui « lui permet de rester, à certains égards, maîtresse des textes au lieu d’y être strictement asservie ».

Ainsi, pour passer de l’histoire au dogme, il faut le lent travail et la médiation de la collectivité chrétienne par la voie de la Tradition qui « dégage les pensées authentiques d’hommes qui ne les ont pas formellement exprimées et qui auraient été incapables de comprendre la formule dont on les revêt aujourd’hui comme de la plus conforme à leurs propres croyances. » Ainsi, la Tradition « fait passer quelque chose de l’implicite vécu à l’explicite connu ». Elle ne se réduit donc pas à un support de vérité toute faite mais se présente comme un mode de transmission dynamique, intervenant activement dans sa genèse. La Tradition a ainsi une fonction révélante.

Blondel peut justifier ce concept de la Tradition dans sa philosophie de l’action qui étudie l’activité sous-jacente aux systèmes rationalisés qui se proposent à elle et les « voies multiples, régulières, méthodiquement déterminables, par la connaissance clair et formulée parvient à exprimer de plus en plus pleinement les réalités profondes où elle s’alimente ». Ainsi, il existe un autre dépôt que des pensées exprimées et comprises, d’autres méthodes de conserver que l’enseignement oral.

La Tradition de la Sainte Écriture

La Sainte Écriture « renferme donc quelque chose de plus qu’un texte peut normalement fournir ». Elle n’est rien sans l’Église, son enseignement sans la vie chrétienne. Elle n’est qu’un premier écho dans lequel il est inutile de chercher le dernier mot. Devenue adulte mais fidèle aux sens anciens, l’Église en sauve toujours l’intention spirituelle contre les formulations inadéquates et fragiles, au moyen de la Tradition, force vivante, qui lui permet de garder sa stabilité contre les difficultés, « limiter les exigences de l’histoire ou les déductions de la théologie et de se dilater elle-même ».

Finalement, si la Tradition se fonde sans-doute sur les textes, elle « se fonde en même temps et d’abord sur autre chose qu’eux, sur une expérience toujours en acte qui lui permet de rester, à certains égards, maîtresse des textes au lieu d’y être strictement asservie… » Elle a une vertu propre et une compétence distincte de la Sainte Écriture. La Tradition est ainsi active. Elle participe à l’explication du dogme et en garantit la continuité organique, profitant du dynamisme et de la plénitude de la Révélation.

Pour conclure sur les articles de Blondel, la Sainte Écriture peut se réduire à l’expression écrite, au témoignage transmis par écrit et donc peut faire l’objet de l’histoire la plus strictement documentaire comme l’entend l’historicisme. La Tradition peut désigner le non-écrit, ce qui échappe inévitablement à l’investigation et à la critique historique. Pris dans ce sens, la Sainte Écriture et la Tradition sont juxtaposées. Blondel dépasse ce plan par le sens qu’il donne à la Tradition. Celle-ci est, en référence à sa philosophie de l’action, la force constituante de la Sainte Écriture. Contrairement à l’extrinsécisme, elle n’est pas qu’un mode de transmission statique d’un contenu définitivement acquis.

Au-delà des caricatures

Quelle est la véritable intention de Blondel ? Les deux mentalités qu’il décrit comme incompatibles et inconciliables sont très reconnaissables. L’extrinsécisme désigne la mentalité des apologètes classiques de son temps alors que l’historicisme représente celle de Loisy et de ses partisans. Pourtant, Blondel se défend de viser qui que ce soit, même si les principaux protagonistes se reconnaissent dans ces descriptions et n’hésitent pas à réagir. Malgré ses protestations, il ne trompe personne.

Mais, cherche-t-il à les dénoncer par la caricature extrême de leur portrait pour mieux en souligner les divergences ou use-t-il d’un moyen classique, déjà utilisé par Loisy, consistant à les réfuter pour mieux souligner sa propre théorie, une théorie de la connaissance basée sur sa philosophie de l’action ? Comme le dénonce Loisy, « rien ne l’obligeait à intervenir dans la question biblique et dans l’histoire du christianisme, si ce n’est le désir de planter là son drapeau, l’étendard de la philosophie de l’action »[14].

Blondel, pour ou contre Loisy ?

De même, les idées de Blondel sont-elles vraiment différentes de celles de Loisy ? Certes, Blondel défend vigoureusement les dogmes catholiques que Loisy remet en question mais le cœur du problème ne réside pas dans cette fidélité à l’enseignement catholique. Tout en veillant à garder les vérités que défend l’Église et la continuité de son enseignement, il cherche à démontrer le développement du dogme en élaborant une nouvelle doctrine fondée sur la Tradition, terme dont il fausse complètement le sens. Ainsi, Blondel s’attaque à l’enseignement de l’Église sur le rôle de la Tradition telle qu’elle l’entend.

Finalement, contrairement à son intention de se démarquer des apologètes classiques et modernes, Blondel apporte son appui aux seconds. « Notre philosophe ne conteste aucune conclusion soi-disant historique de M. Loisy. Sans dire expressément qu’il les admet toutes, il est manifeste que son système permet de n’en sacrifier aucune ». Son système permet en effet de montrer que des dogmes actuellement professé par l’Église n’ont pas été enseignés par Notre Seigneur Jésus-Christ tout en garantissant leur appartenance à la Révélation par le concept de Tradition révélante.

La Tradition, un mot ancien au sens nouveau

Enfin, Blondel bouleverse le sens des mots et apporte de la confusion chez ses lecteurs. Qu’est-ce que l’extrinsécisme qu’il dénonce si ce n’est la méthode traditionnelle des théologiens catholiques décrite de manière négative ? Là aussi, nous retrouvons les idées de Loisy et de Tyrrell dans leur dénonciation. Le terme même de Tradition, qui se trouve au cœur de son système, a un sens totalement différent de celui qu’utilise l’Église. Pour l’Église, la Tradition est conservation, pour Blondel, elle est évolution. Elle ne désigne plus la transmission fidèle de pensées exprimées oralement et d’abord conservées oralement. Pour Blondel, elle est comme un canal d’informations qui modifie les données qu’elle véhicule. Plus l’homme s’éloigne du temps apostolique, plus sa vie spirituelle s’élève. La Tradition est une « poussée de vie » ou encore l’Évolution…

Certes, selon Blondel, la Tradition permet de passer de l’implicite vécu à l’explicite connu. Les termes « implicite » et « explicite » qu’utilisent les théologiens ne sont pas les mots les plus importants à retenir. L’essentiel porte surtout sur l’opposition entre le vécu et le connu, ou encore entre ce qui était autrefois ignorance et désormais enseigné. La Tradition devient ainsi le moyen de suppléer légitimement ce que Dieu n’a pas révélé. Par elle, tout devient donc possible. Il n’est donc plus nécessairement de parcourir les témoignages des Pères de l’Église. Il suffit désormais pour quiconque qui vit et pense chrétiennement exprime l’implicite qui est en lui et le transforme en explicite connu. Tout devient alors possible…

Conclusions

S’il refuse le terme d’évolution vitale, Blondel semble exposer une théorie similaire en attribuant à la Tradition, telle qu’il l’entend, la « poussée de vie » qui permet à l’Église de développer ses idées tout en garantissant la continuité avec son passé. Ainsi, par cette « logique de vie », elle les extrait des faits, passant ainsi de l’histoire aux dogmes. Ce qui est implicitement vécu dans la communauté chrétienne devient progressivement connu et exprimé explicitement.

De cet évolutionnisme, nous en tirons deux conclusions. D’une part, les faits historiques ne suffisent pas à eux-seuls à justifier l’enseignement de l’Église comme s’ils étaient capable de contenir l’ensemble de la vie. D’autre part, l’ensemble des dogmes ne sont pas connus dès l’origine, sa connaissance se développant selon l’expérience des chrétiens. Ainsi, Blondel s’écarte à la fois de l’historicisme et de l’extrinsécisme. Si, contrairement à Loisy, il reste attaché aux dogmes qu’enseigne l’Église, il le rejoigne cependant dans son rejet du fixisme, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle les vérités révélées étaient connues dès l’âge apostolique par la Révélation, vérités qu’ont reçues les apôtres par Notre Seigneur Jésus-Christ. De sa théorie, nous pouvons alors déduire à la « fidélité créatrice » de la Tradition comme nous l’entendons souvent dans de nombreux discours et écrits.

Blondel s’écarte aussi de l’enseignement de l’Église tout en utilisant les termes qu’elle emploie mais dans un sens différent. Ainsi, il rejette la notion de Tradition telle qu’elle est enseignée par l’Église selon laquelle elle est un mode de transmission des vérités révélées, comme l’est également la Sainte Écriture mais de manière différente, pour lui donner une fonction révélante, sans préciser ce que devient la Sainte Écriture. Celle-ci est même dévalorisée au profit de la seule Tradition.

Blondel ne considère finalement la Tradition que dans son acte au point de comprendre le dogme comme le produit ou l’expression de l’action de la communauté chrétienne. Le nouveau concept de la Tradition, concept purement philosophique, place ainsi l’expérience chrétienne au-dessus de l’intelligence, l’agir au-dessus de la pensée conformément à sa philosophie de l’action, ce qui n’est pas sans conséquence sur la doctrine chrétienne. Mais, Blondel n’est qu’un philosophe qui, pourtant, répond à une question de théologie…



Notes et références

[1] Voir Émeraude, mars 2024, article

[2] G. Widmer, Introduction à Maurice Blondel, dans Études théologiques et religieuses, années 1963, n°38-2, persee.fr.

[3] M. Blondel, Une énigme historique, le « Vinculum sybstantiale » d’après Leibniz et l’ébauche d’un réalisme supérieur, Paris, 1930 dans La philosophie catholique de Maurice Blondel au temps de la première « Action », André Hayen, Revue philosophique de Louvain, Année 1961, n°62, persee.fr.

[4] Voir Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique et sur la méthode de la philosophie dans l’étude du problème religieux, Maurice Blondel, 1898, dans les Annales de philosophie chrétienne.

[5] Maurice Blondel, Lettre du 25 février 1897, dans H. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, dans Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 6ème partie, I, Albin Michel, 1996.

[6] Tyrrell, une lettre à Hügel, traduite par Hügel dans une lettre à Blondel, 21 décembre 1897, dans Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 6ème partie, I.

[7] Maurice Blonde, Lettre de Blondel à Mourret, 4 janvier 1902, dans H. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, dans Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 6ème partie, I.

[8] Voir Lettre de Blondel à Wahrlé, 4 janvier 1902, dans H. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, dans Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, Émile Poulat, 6ème partie, I.

[9] La première lettre date du 15 février 1903, la dernière du 7 mars 1903.

[10] Loisy, Troisième lettre de Loisy à Blondel, 2 mars 1903 dans

[11] Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 6ème partie, III.

[12] Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 6ème partie, III.

[13] Émile Poulat, Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 6ème partie, III, C, 1.

[14] Loisy, Mémoire, II, dans Histoire, dogme, critique dans la crise moderniste, 6ème partie, III, D, 2.

samedi 2 mars 2024

Un autre moderniste : Georges Tyrrell (1861-1909)

L’apologétique n’est pas sans danger ni risque. Le livre L’Évangile et l’Église d’Alfred Loisy était censé attaquer la doctrine du protestant libéral Harnack et défendre la foi catholique. Il a surtout soulevé une véritable crise au sein de l’Église, la crise moderniste[1]. Sans-doute, son zèle de la vérité a masqué le véritable but de son ouvrage, qui consistait plutôt à exposer ses théories et à remettre en cause l’enseignement de l’Église afin d’en créer une nouvelle. Derrière les intentions qu’il a affichées, se cache en fait une véritable dissimulation, celle d’un prêtre qui ne croyait plus[2]

Le modernisme ne se réduit pas à un seul homme. L’encyclique Pascendi Dominci Regis[3] du 8 septembre 1907 nous parle d’« artisans d’erreur » et d’« un grand nombre de catholiques laïques »[4] ou encore d’ecclésiastiques et de prêtres, sans citer de noms. Le pape Saint Pie X aurait-il pris la peine d’écrire un tel document avec ton si ferme si le modernisme n’était mené et représenté que par un seul homme ? Il n’est pourtant pas simple de les identifier tant ils se dissimulent sous des masques divers et des pseudonymes, diffusant leurs écrits sous le manteau. Dans cet article, nous allons nous intéresser à un des principaux modernistes de la même époque que celle de Loisy, Georges Tyrrell (1861-1909). Après une rapide biographie, nous allons présenter ses idées qu’il expose dans ses écrits.

Georges Tyrrell, un converti, devenu prêtre puis ardent moderniste

D’une famille anglicane de la branche calviniste (Low Church), Georges Tyrrell entre dans la Haute Église (Hight Church) avant de se convertir au catholicisme en 1879. Deux ans plus tard, il est ordonné prêtre et entre dans la compagnie de Jésus. Après avoir consacré trois ans aux œuvres paroissiales, il devient professeur de philosophie morale au séminaire de Stonyhurst, le plus important collège de jésuite anglais. Il s’affirme alors comme un ardent thomiste au point d’inquiéter ses supérieurs. En 1896, ses supérieurs lui retirent sa chaire. Envoyé à Londres comme rédacteur à la revue The Month, il devient un des apologistes les plus distingués. L’ensemble de ses articles sont rassemblés sous le titre de The Faith of the Millions. Il écrit des livres qui obtiennent un grand succès : Hard Sayings (1898) et On external religion (1899).

Tyrrell rencontre des théologiens libéraux et des novateurs par l’intermédiaire de son ami le baron von Hügel. Il y découvre la philosophie allemande et une nouvelle apologétique. Il prend alors conscience du besoin de « rénover l’enseignement de la foi catholique en subordonnant le caractère intellectuel de la révélation aux émotions de la piété, la valeur absolue du dogme à la caducité de ses formules, le rôle de l’Église aux poussées de l’Esprit. »[5] Il considère plutôt la religion comme esprit avant d’être doctrine. Il se voue alors au modernisme. Il expose ses nouvelles idées dans plusieurs articles[6]. L’un d’entre eux, A perverted devotion (16 décembre 1899), est un véritable réquisitoire contre le rationalisme théologique, provoquant son expulsion de la revue The Mooth.

Toujours grâce à von Hügel, Tyrrell rencontre Loisy et découvre les questions que soulève la critique historique, et donc l’antagonisme entre la théologie et la critique historique ainsi que les rapports entre la théologie et la piété. Sous des pseudonymes[7], il prend alors part aux polémiques qu’a déclenchées Loisy et diffuse ses idées tout en se défendant ensuite de retourner à l’enseignement classique de l’Église. Mais, ce n’est qu’une dissimulation comme il l’expliquera plus tard.

Dans une Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie, qui circule sous le manteau depuis 1904, Tyrrell s’exprime, sous un nouveau pseudonyme, sur le cas de conscience d’un savant qui éprouve des difficultés pour concilier les connaissances scientifiques avec l’enseignement de l’Église. La lettre est divulguée en 1906 dans un journal italien, soulevant un véritable scandale. Il finit par s’en reconnaître l’auteur. En février, refusant de se rétracter publiquement, il est renvoyé de la Compagnie de Jésus et il est suspendu de toute activité sacerdotale. Il publie alors des articles et des essais pour défendre le modernisme et s’attaquer à l’enseignement classique de l’Église[8]. L’année suivante, il publie son livre Throught Scylla and Charybdis, qui regroupe des articles divers parus au cours des années précédentes.

Après la publication de l’encyclique Pascendi, qu’il critique publiquement, et ne voulant point se soumettre, Tyrrell est finalement excommunié. Il collabore à des revues modernistes anglaises et italiennes avant de mourir le 15 juillet 1909.

Lex orandi, Lex credendi : une religion d’esprit avant tout

Nous allons désormais présenter les différentes idées de Tyrrell qu’il a exposée dans ses écrits. Dans les ouvrages Lex orandi (1903) et Lex credendi (1906), ouvrages qui se complètent, il défend notamment une théorie de la religion, considérée plutôt comme esprit avant d’être doctrine.

Tyrrell distingue dans un dogme la valeur intellectuelle et la valeur religieuse, le signe extérieur qu’est la formule et la forme intime qu’il signifie. Le lien qu’il existe entre la foi et son expression intellectuelle qu’est le dogme est, juge-t-il, lâche. Il considère même que les formules intellectuelles ne sont que symboles, et donc qu’elles peuvent être remplacées par des énoncés même contradictoires, l’important demeurant l’esprit qu’elles représentent. « La loi de la prière peut tacitement nous donner des credos très différents ayant exactement la même valeur religieuse, tous répondant avec les mêmes fidélités aux exigences pratiques de la vie de l’esprit, et représentant analogiquement le monde spirituel. »

Il est difficile de croire que des formules, surtout contradictoires, expriment une même vérité. Or, Tyrrell ne parle pas de vérité mais de valeur religieuse qui répond à des besoins spirituels. Il ne s’agit donc pas de croire mais d’aider la vie spirituelle, ce qui relève de l’expérience et du sentiment religieux.

A much abused letter : répondre à un cas de conscience

En 1906, Tyrrell publie A much abused letter, qui reprend publiquement la Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie augmentée de réflexions sur le catholicisme. Il répond à un professeur catholique d’anthropologie qui éprouve des difficultés pour concilier les affirmations de la science et de la critique avec celles de la théologie traditionnelle. Devenu son conseiller spirituel, il expose sa méthode qui, à partir de la croyance de l’âme, « fortifie les parties saines et résistantes de l’âme, au lieu de traiter les parties malades »[9].

Tyrrell distingue la foi, la révélation chrétienne et la théologie « qui traduit le langage imaginatif de la révélation en langage intellectuel de la pensée scientifique contemporaine, qui tâche de définir le Christ et l’Église de manière à satisfaire les exigences de nos idées et à les ajuster aux intuitions plus profondes de notre foi. »[10] Or, en raison de notre expérience, de nos résultats scientifique et de nouvelles méthodes, nos idées se modifient rapidement. C’est alors le rôle de la théologie de trouver, dans ce nouveau système, une place pour les vérités de la révélation chrétienne, et « d’exprimer la représentation imaginative et fixe du verbe prophétique au moyen des termes mobiles que revêt le langage des idées ambiantes. »[11]. Il peut alors exister un désaccord entre la théologie d’hier et la pensée d’aujourd’hui comme le ressentent les hommes d’une mentalité moderne.

Pour répondre aux angoisses de son confident, Tyrrell expose les difficultés qui expliquent l’angoisse du professeur : haute critique sur les prétentions d’une Église à l’infaillibilité, positions conservatrices par ignorance systématique ou involontaire, conséquences des études historiques des origines et de l’évolution du christianisme, difficultés croissantes de vérifier ou d’expliquer facilement les miracles. Enfin, la position de l’Église sur la morale et la religion peut révolter nos propres sentiments intimes sur ces sujets.

Tyrrell avoue à son confident que personne ne peut donner une réponse satisfaisante à ces angoisses si ce n’est « dans les profondeurs de la subconscience collective des fidèles pris en masse » ou encore dans des consciences individuelles éparses. Il considère même que la situation est perdue d’avance « si la foi désigne une adhésion de l’esprit à un système de concepts intellectuels, si le catholicisme est avant tout une théologie ou tout au plus un système d’observance pratiques réglé par cette théologie. »[12] Or, pour Tyrrell, « le catholicisme est surtout une vie, l’Église, un organisme spirituel duquel nous participons. »[13] La théologie se présente donc comme « une tentative faite par cette vie pour se comprendre elle-même, et se formuler »[14]. C’est bien une tentative qui, si elle échoue même partiellement, ne saurait atteindre la valeur et la réalité de cette vie même.

Catholicisme non formulé (subconscience) contre catholicisme formulé (conscience)

Tyrrell fait une nouvelle distinction. Au sein de chaque individu, il distingue « les profondeurs subconscientes » et « la conscience qui les exprime toujours incomplètement, parfois faussement ». Cela est aussi vrai au sein d’un État et de toute organisation. Le gouvernement, qui représente la conscience collective, est alors chargé de saisir et de formuler « les formes ensevelies dans la subconscience collective ». Un dissentiment entre conscience et subconscience collective peut provoquer une révolution quand la première se montre inintelligente et s’égare. L’individu s’émancipe alors des représentants de l’État.

La distinction entre conscience et subconscience collectives se retrouve dans l’Église ainsi que leur dissonance. En effet, pour Tyrrell, il peut aussi y avoir dissonance entre la conscience collective que représentent les autorités ecclésiastiques, qu’il assimile au catholicisme ou encore au « catholicisme de la minorité qui pense, parle, gouverne », et les catholiques qui sentent au fond d’eux-mêmes « un catholicisme non formulé ou plutôt la réalité vivante et multitudinaire, ainsi faussement formulée ». Malgré cette dissonance, les catholiques demeurent attachés au catholicisme en raison de leurs liens d’affection, de leurs sentiments religieux ou d’« instinctive sympathie spirituelle ». Tyrrell en démontre même son utilité.

Or, aujourd’hui, Tyrrell constate que « le catholicisme formulé fait violence à l’intelligence et au bon sens morale » de son confident, qui reste attaché au catholicisme non formulé. Mais en identifiant l’Église visible à la conscience collective et l’Église invisible aux profondeurs de la subconscience collective, Tyrrell souligne que l’importance pour le catholique est justement d’être unie à cette dernière, c’est-à-dire l’Église invisible.

Convictions personnelle contre enseignement de l’Église en cas de désaccord

Son confident, peut-il alors continuer à demeurer dans l’Église quand il n’adhère plus à ce qu’elle exprime ? Ce sera alors confondre conscience et subconscience, Église visible et Église invisible, ou encore parole et réalité qu’elle doit exprimer. Ce serait aussi confondre la foi et l’analyse de la foi. Or qui exprime cette réalité si ce n’est finalement les théologiens ? « Ne vous empressez pas trop de prendre la théologie aussi sérieusement que les théologiens le voudraient. »

Finalement, Tyrrell en vient à distinguer la foi et la théologie, et à définir ce qu’est réellement la foi, non comme une pure obéissance à un enseignement d’autorité ou encore un pur assentiment intellectuel à une théologie qui se prétend être préservée de l’erreur, mais « comme une vue de Dieu, non face à face, mais obscurément comme un miroir », ou encore « une vue personnelle, non pas une croyance sur ouï-dire. » Il réduit la foi à une intuition à « un Au-delà, à un Infini, à un Idéal, l’amour, l’espoir » auxquels peut se ramener toute vie religieuse. Les différentes professions de foi ne sont que des tentatives de l’exprimer. Tyrrell présente alors le catholicisme comme la plus haute expression ou détermination de la vie religieuse, le meilleur instrument de cette vie, tout en insistant sur la valeur secondaire de l’Église, de ses dogmes, de ses lois.

L’adhésion au catholicisme ne consiste donc pas à adhérer à l’Église mais à la vie qu’elle porte. « Si vous êtes capable de vivre du germe non développé, vous pouvez vous dispensez des développements, spécialement s’ils vous embarrassent et vous gênent ». Ou dit autrement, suivez l’Église visible si elle vous aide, sinon laissez-la. Ainsi, Tyrrell conclue que « sa querelle n’est pas avec l’Église mais avec les théologiens, pas avec les ecclésiastiques avec une certaine théorie touchant la nature et les limites de cette autorité, la valeur, le sens, l’obligation de ses décisions. » En outre, cette théorie n’est que passagère comme sont évolutifs la théologie et finalement le catholicisme

De subtiles distinctions pour défendre un ensemble d’erreurs

Tyrrell répond donc à un cas de conscience par de nombreuses et subtiles distinctions. Nous pouvons en souligner deux. La première porte sur la foi, son expression et son explication, c’est-à-dire la foi, le dogme et la théologie. Il explique alors le conflit que connait son confident par les faiblesses et l’inintelligence de la formulation de la foi et des théologiens, incapables d’exprimer la foi selon la connaissance et les modes de pensée actuelle. La question porte donc sur la valeur et l’évolutivité des formules dogmatiques. Il défend alors l’idée de la relativité des dogmes dont la formulation doit correspondre à la société contemporaine. Cependant, il est difficile de distinguer ce que signifie le dogme pour Tyrrell compte tenu de sa définition de la foi. S’agit-il du contenu du dogme, c’est-à-dire la vérité qu’il exprime, ou sa formulation. Il semble plutôt confondre les deux termes. Et comme nous l’avons déjà évoqué, il privilégie la valeur religieuse qu’il porte.

La deuxième distinction porte sur la conscience et la subconscience dans l’Église, la première résidant dans la classe dirigeante, la seconde dans la collectivité chrétienne. Tyrrell distingue alors fidèles et hommes d’Église, doctrine et sentiment, Église visible et Église invisible, vie intellectuelle et vie religieuse. Il y a finalement une distinction entre ce que vit et sent l’Église, ou ce qui se passe dans son subconscient, et ce que disent, interprètent et définissent les hommes d’Église.

Ces différentes distinctions lui permettent alors d’insister sur leur possible contradiction et donc, en cas de dissonance, sur la nécessité de choisir l’un au détriment de l’autre. Ainsi, justifie-t-il l’obligation de suivre ce qui relève de la foi et des profondeurs de sa subconscience en cas de contradiction, c’est-à-dire des convictions de l’individu, de son intuition religieuse et de ses sentiments religieux au détriment des vérités enseignées …

Ainsi, Tyrrell apporte une solution à son confident : il est possible d’être savant et catholique puisque la foi du catholique est indépendante des formules dogmatiques, et que les autorités ecclésiastiques et les théologiens ne sont pas l’Église. Il est aussi possible de demeurer catholique sans croire ce que l’Église visible enseigne si, ne croyant plus aux formules dogmatiques, inacceptables scientifiquement, on continue de croire aux vérités elles-mêmes. S’il y a donc contradiction entre une vérité scientifique et un dogme, la faute revient à sa formulation.

Finalement, nous retrouvons dans sa solution de nombreuses erreurs dont la relativité des formules dogmatiques, l’anti-intellectualisme, l’individualisme religieux, ...

Conclusions

Tyrrell est certainement le moderniste le plus conforme à l’image que lui fait l’encyclique Pascendi. Saint Pie X a bien perçu les erreurs qu’il expose clairement dans ses différents écrits, surtout depuis sa condamnation, ne se cachant plus sous de faux noms pour diffuser ses idées.

Tyrrell n’est pas sans contradiction. Le zélé qu’il a été dans l’enseignement du thomisme est devenu le zélé de l’anti-intellectualisme. Condamné pour être trop rationaliste, il finit par rejeter la théologie de son temps. Mais, il n’a pas oublié qu’il est aussi théologien. Pour défendre la vie spirituelle contre la spéculation et la théologie, il en vient en effet à des concepts et de subtiles distinctions qui font changer le sens des mots.

Sans-doute, au contact de catholiques critiques et libéraux, Tyrrell a connu le cas de conscience qu’il tente de résoudre dans sa Lettre confidentielle. La solution qu’il présente est probablement celle qu’il a suivie. Sans-doute aussi croit-il qu’une nouvelle religion supplantera le catholicisme comme ce dernier a supplanté le judaïsme. Le catholicisme, écrit-il, doit « mourir pour revivre sous une forme plus large et plus élevée. »[15] Il se sent encore catholique sans croire aux vérités qu’enseigne l’Église. Est-ce en raison de formules inadaptées ou de mots désuets ? Comment le croire ? C’est par une profession claire et explicite que nous pouvons exprimer notre foi, distinguer l’erreur et la vérité. Les mots ont de l’importance comme en témoigne l’histoire des hérésies. C’est en effet par le verbe que se manifeste ce que nous croyons. Ce n’est pas une histoire de sentiment religieux ou encore de formes enfouies dans notre subconscience…

Qu’importe pour lui s’il est alors exclu de l’Église, d’une Église qu’il ne reconnait plus puisque contrairement aux ecclésiastiques et théologiens de son époque, il est l’Église. Telle est la conclusion d’une pensée qui ne voit dans la religion que la vie de ses propres convictions religieuses, sa propre conscience au-dessus de l’enseignement de l’Église en matière de foi et de morale. Étrange parcours que ce catholique qui est en fait demeuré un « protestantisme inavoué, pallié mais jamais éliminé »[16] 


 


Notes et références

[1] Voir Émeraude, voir les trois articles précédents (décembre 2023 et janvier 2024) : À l’origine du modernisme : « l’Évangile et l’Église » d’Alfred Loisy, Autour d’un petit livre : « un fagot de bois sec sur le brasier toujours ardent de l’Évangile et de l’Église », et « Loisy : comédie et mystification. »

[2] Voir Émeraude, janvier 2024, « Loisy : comédie et mystification. »

[3] Voir Émeraude, février 2024, « Qu’est-ce que le modernisme ? ».

[4] Saint Pie X, Pascendi Dominici Regis, 4, 8 septembre 1907, vatican.va. Nos citations proviennent de cette version.

[5] J. Rivière, article Tyrrell George (1861-1909), dans Dictionnaire de religion catholique, sous la direction d’Alfred Vacant, d’Eugène Mangenot et de Mgr Emile Amann, tome 15.2, Letouzey et Ané, 1950, wikisource.

[6] The relation of theology to devotion (1899)

[7] Sous le nom d’Hilaire Bourdon, il publie The Church and the Future (1903), sous celui de Dr Ernest Engels, Religions as a factor of life (1903).

[8] Notamment Lex orandi puis Lex credendi (mars 1906).

[9] Tyrrell, A much-abused Letter, 1906, dans « Une Lettre bien maltraitée » par George Tyrrell, Revue des sciences philosophiques et théologiques, vol. 1, n°2, 1907, publié par Librairie Philosophique J. Vrin, jstor.org.

[10] Tyrrell, A much-abused Letter, introduction.

[11] Tyrrell, A much-abused Letter, introduction.

[12] Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie dans A much-abused Letter.

[13] Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie.

[14] Tyrrell, Lettre confidentielle à un professeur d’anthropologie.

[15] Tyrrell, A much-abused Letter.

[16] L ; de Grandmaison, dans Études, tome CXLII, 1915.