Pourtant, selon d’autres philosophes[8], sans le christianisme, il n’y aurait pas de capitalisme, notamment en raison de l’enseignement de l’Église sur le droit de la propriété privée. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre que l’Église a favorisé le capitalisme et protéger les riches.
La question de la propriété privée est donc un sujet qui intéresse l’apologétique. Depuis le XIXe siècle, elle soulève de nombreuses interrogations et critiques, et a nécessité l’intervention des papes depuis Léon XIII, ce qui lui donne une importance non négligeable. Nous allons donc aborder ce sujet d’abord par l’enseignement des papes.
Léon XIII, Encyclique Rerum Novarum [9], le texte de référence
Le pape répond notamment aux erreurs qu’enseignent les doctrines marxistes et communistes qui « prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous » et qui préconisent de « convertir la propriété privée en propriété collective ». Contre cette doctrine erronée et dangereuse, Léon XIII définit clairement le droit naturel de la propriété privée et son inviolabilité tout en établissant une distinction fondamentale entre la propriété privée et l’usage des biens. Il précise les dangers que pourrait conduire l’abolition de la propriété privée.
- Légitimité et inviolabilité de la propriété privée
Le droit de propriété revendiqué pour tout individu doit être aussi transféré à la famille afin de disposer d’un patrimoine qui lui permet de remplir ses fonctions ainsi que ses devoirs, et « l’aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. » Ainsi, dans sa sphère de responsabilité, « elle jouit, pour le choix et l’usage de tout ce qu’exigent sa conservation et l’exercice d’une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. » La société dans laquelle la famille évolue doit défendre et protéger ce droit.
- Origine divine de la propriété privée
Le droit de la propriété privé est, non seulement confirmé et protégé par les lois civiles et les coutumes, mais aussi par Dieu Lui-même, qui, dans ses commandements, interdit toute convoitise des biens d’autrui. « Tu ne convoiteras point […] sa maison, ni son champ, […] ni son bœuf, ni son âne, ni aucune des choses qui sont à lui. »(Deutéronome, V, 21)
Il est vrai que Dieu a donné la terre en commun aux hommes pour qu’ils l’utilisent et en jouissent de manière à n’assigner de part à aucun homme en particulier. Ainsi, il est faux de s’opposer à la légitimité de la propriété privée en se référant à ce don. Dieu a laissé aux hommes la délimitation des propriétés.
Distinction entre propriété privée et usage des biens
Cependant, si l’homme a droit de posséder en propre des biens, et cela est même nécessaire, dans leur usage, « il ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. », sans néanmoins remettre en cause ce qui lui est nécessaire. Ainsi, il est « un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres », non de stricte justice mais de charité chrétienne. Finalement, « quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. » Ainsi, Léon XIII distingue la propriété privée des biens et leur usage, c’est-à-dire le droit et les exigences chrétiennes.
Pie XI, Encyclique Quadragesimo anno [10]
En raison de la transformation de la situation sociale, marquée, au niveau économique, par la concentration des richesses et l’accumulation d’une puissance excessive aux mains d’un petit nombre d’homme, Pie XI réaffirme et défend, dans son encyclique Quadragesimo anno, les principes énoncés par Rerum Novarum tout en précisant des points de doctrine controversés. Il décrit notamment comment les principes et les directives doivent être appliqués à la nouvelle situation. Il rappelle aussi la distinction fondamentale qu’a posée Léon XIII, à savoir celle du droit de propriété et de l’usage des biens. Le respect de la propriété privée répond à une exigence de justice quand les obligations liées au bon usage des biens relèvent d’un devoir moral, que la justice ne peut exiger. Ainsi, la propriété privée et à l’usage des biens ne peuvent être régis par les mêmes règles.
- Aspects individuel et social de la propriété privée
Pie XI insiste fortement sur le double aspect de la propriété privée, individuel et social. Il sert à « l’intérêt individuel »(50), à « l’utilité de la vie humaine » ou « regarde aussi le bien commun »(50). Dieu a créé la propriété privée pour que l’homme et les siens subsistent mais aussi pour que les biens qu’Il met « à disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination »(50). Les deux aspects de la propriété privée, individuel et social, sont inséparables. La négligence ou l’excès de l’un conduit inévitablement à des erreurs. Si nous accentuons l’aspect individuel de la propriété individuelle au mépris de son aspect social, nous tombons dans l’individualisme. Dans le cas inverse, nous nous nous exposons aux erreurs du collectivisme.
- La propriété privée, un droit inaliénable qui implique des devoirs
Comme « ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de propriété individuelle »[11], aucune autorité publique, notamment l’État, ne peut abolir le droit naturel de propriété[12], même sous prétexte d’abus ou de négligence. Néanmoins, « le régime de la propriété n’est absolument immuable »(54). La propriété peut en effet varier dans sa forme comme en témoigne l’histoire.
Une autorité publique ne peut que tempérer l’usage des biens et le concilier avec le bien commun dans l’intérêt général, en particulier pour éviter des maux intolérables. « L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. »(54)
La propriété privée, voulue par Dieu, implique la répartition et le partage des biens et des richesses selon toujours le bien commun de la société toute entière. Il y a alors péché quand un individu ou une classe cherche à s’accaparer de tous les bienfaits que procure la propriété privée sans prendre soin de l’utilité commune. « La justice sociale ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages. »(63)
Pie XII, Messages radiophoniques
Dans un autre message radiophonique daté de 1943, Pie XII revient sur « l’obligation fondamental d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. »[14] Pour conserver et perfectionner l’ordre social, ce droit doit être accessible à toutes les classes sociales.
Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra [15]
Le pape Jean XXIII réaffirme la doctrine de ces prédécesseurs, valable en tout temps, tout en insistant son inviolabilité, sa fonction sociale et son accessibilité à tous.
Concile de Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes [16]
Dans la constitution pastorale Gaudium et Spes, le deuxième Concile de Vatican rappelle la légitimité de la propriété privée, qu’il considère comme « un prolongement de la liberté humaine » ou encore « l’une des conditions des libertés civiles »(n°71, 2) tout en précisant qu’elle ne doit pas s’opposer aux exigences du bien commun et qu’elle peut « devenir une occasion fréquente de convoitises et de graves désordres »(n°71, 5). Ainsi, « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens »
Si tous les hommes ont le droit d’avoir ce qui est suffisant pour eux-mêmes et leur famille, ils sont tenus d’aider les pauvres, « et pas seulement au moyen de son superflu. »(n°69, 1)
Paul VI, Encyclique Populorum [17]
Jean-Paul II, Encycliques Laborem Exercens [18] et Centesimus Anus [19]
Jean-Paul II précise en effet que le droit à la propriété privée n’a jamais été considéré par la tradition chrétienne comme un droit absolu et intangible. Ainsi, il souligne dans son encyclique que la « destination universelle des biens » prime sur le droit à la propriété privée : « le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens. »
Grâce à son travail, l’homme parvient à dominer la terre et en s’approprier une partie sans empêcher les autres hommes d’en acquérir aussi. La propriété individuelle est donc liée au travail, qui rend la terre fécond et productif. Le fondement de la propriété individuelle réside dans la nature de son travail.
Jean-Paul II montre qu’au XXe siècle, il existe une autre forme de propriété, celle de la connaissance, de la technique et du savoir, qui fonde désormais la richesse des pays industrialisés. L’homme ne travaille uniquement pour lui et les siens. Il œuvre aussi pour la communauté à laquelle il appartient, pour la nation et l’humanité.
Dans un discours adressé à la troisième conférence générale de l’épiscopat latino-américain, en 1979, Jean-Paul II affirme l’option préférentielle pour les pauvres vers lequel se tend le principe de la destination universelle des biens. Cette option s’applique à la vie de chaque chrétien et aussi à la société.
Compendium de la doctrine sociale [20]
Le Compendium reprend longuement le principe de la destination universelle des biens, auquel est subordonné le droit de la propriété privée. Celle-ci n’est finalement, par essence, qu’« un instrument pour le respect du principe de la destination universelle des biens et, par conséquent, non pas une fin mais un moyen. » (177)[21] Ce principe impose des obligations aux propriétaires. Ces derniers doivent agir pour le bien commun, au-delà de leur intérêt personnel et familial. Il ne doit pas laisser improductifs les biens possédés. Ces biens ne se réduisent pas aux richesses naturelles mais englobent tout ce qui permet le développement de l’homme et de l’humanité, y compris les fruits des progrès techniques et scientifiques. Le principe de destination universelle des biens s’applique aussi au développement des pays. Enfin, il prend en compte l’option préférentiel pour les pauvres.
Le Compendium définit les bienfaits que procure la propriété privée : « conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix »(181), ainsi que les dangers qu’elle présente quand l’homme lui attribue un rôle absolu et « vient à en être possédé et asservi plus que jamais »(181). Pour éviter ce danger et « conférer aux biens matériels la fonction d’instruments utiles à la croissance des hommes et des peuples », il doit « reconnaître sa dépendance vis-à-vis du Dieu Créateur » (181) et à les finaliser au bien commun.
François, Encycliques Laudato si [22] et Fratelli Tutti [23]
Dans l’encyclique Fratelli Tutti, le pape François reprend les affirmations de Jean-Paul II sur le principe de « l’usage commun des biens » considéré comme « le premier principe de tout l’ordre éthico-social »[24] ou encore comme « un droit naturel, originaire et prioritaire »(120)[25].
Conclusions
Pie XI distingue aussi les aspects individuel et social de la propriété privée en soulignant qu’ils ne peuvent être séparées sans danger. Puis, progressivement, la fonction sociale de la propriété privée prend le pas sur la fonction individuelle pour aboutir, sous le pontificat de François, à la primauté de la fonction sociale.
L’évolution de la situation sociale et économique a fait évoluer la doctrine sur la propriété privée. L’importance d’un capitalisme « rigide » et les problèmes sociaux qui en résultent expliquent probablement les changements opérés. Cette évolution peut aussi s’expliquer par le développement du personnalisme dans l’Église, philosophie qui met la personne au centre de la Cité. Elle traduit aussi la tension entre propriété privée et usage des biens, une tension davantage exacerbée dans notre société, plus tournée vers l’accaparement des biens et vers la consommation que la production ou le travail…
[1] Friedrich Engels, Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif, trad. Laura Lafargue, 1894, journal Le Devenir social, organe théorique de la IIe Internationale en langue française, marxists.org.
[2] Rosa Luxembourg, Église et socialisme, 1905.
[3] Dictionnaire Le Robert, Dico en ligne, lu le 27 juillet 2024.
[4] Le Monde diplomatique, archives/index/sujet, article « communisme », lu le 27 juillet 2024.
[5] Voir Émeraude, article
[6] Voir article Communisme et christianisme. Un problème du marxisme, Jean Vioulac, dans Revue Philosophie, n°164, 2025, cairn.info.
[7] C. Rilinger, journaliste allemand, Entretien avec le cardinal Müller sur les liens entre christianisme et marxisme, La Nef, trad. de l’allemand par J. Bernard, mise en ligne le 17 mai 2024, lanef.net.
[8] Par exemple, le philosophe politique Édouard Jourdain.
[9] Léon XIII, Rerum Novarum, 15 mai 1891, vatican.va.
[10] Pie XI, Quadragesimo anno sur l’instauration de l’ordre social, 15 mai 1931 dans Doctrine sociale de l’Église catholique, Textes majeurs, doctrine-sociale-catholique.fr.
[11] Léon XIII, Rerum Novarum, n°35.
[12] Ainsi que le droit de léguer ses biens par héritage.
[13] Pie XII, message radiophonique, 1er juin 1941, rappelé dans l’encyclique Mater et Magistra, Jean XXIII, 15 mai 1961.
[14] Pie XII, message radiophonique, 24 décembre 1942, , rappelé dans l’encyclique Mater et Magistra, Jean XXIII, 15 mai 1961.
[15] Jean XXIII, Mater et Magistra, 15 mai 1961, vatican.va.
[16] Concile de Vatican II, constitution pastorale Gaudium Spes, 1965, vatican.va.
[17] Paul VI, Populorum Progressio sur le développement des peuples, 26 mars 1967, vatican.va.
[18] Jean-Paul II, encyclique Laborem Exercens, 14 septembre 1981, vatican.va.
[19] Jean-Paul II, Centessimus Annus, 1er mai 1991, vatican.va.
[20] Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Église, 26 mai 2006, vatican.va.
[21] Le Compendium prend comme référence l’encyclique Populorum progressio, que nous n’avons pas trouvé dans le texte original.
[22] François, Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2025, vatican.va.
[23] Pape François, Fratelli Tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, 3 octobre 2020, vatican.va.
[24] Jean-Paul II, encyclique Laborem exercens, 19.
[25] Le pape François fait référence au Compendium.