" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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dimanche 5 octobre 2025

Enseignement des papes sur la propriété privée depuis Léon XIII

 
« Si vous voulez faire une idée des premières communautés chrétiennes, regardez une section locale de l’Association internationale des travailleurs »[1]. Les paroles qu’aurait dites Renan et que cite par exemple Engels reviennent souvent dans les écrits marxistes ou communistes. Cette citation rapproche la vie des premiers chrétiens, une vie communautaire, marquée par le partage des biens et l’unité d’esprit, sans aucune discrimination, et celle des premiers communistes réunis. « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble, et ils avaient toutes choses en commun. Ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon que chacun avait besoin. »(Acte des Apôtres, II, 44-45) Les premiers chrétiens seraient ainsi de « fervents partisans du communisme »[2], comme le suggère la théoricienne marxiste Rosa Luxembourg (1871-1919).

Selon les définitions classiques, le terme de « communisme » désigne « une organisation politique, sociale, fondée sur la suppression de la propriété privée au profit de la propriété collective »[3] ou encore « un mode d’organisation sociale sans classes sociales, sans salariat et sans État, basé sur l’abolition de la propriété privée des modes de production et d’échange au profit de la propriété collective et sur la répartition des biens produits suivant les besoins de chacun. »[4] La communauté des premiers chrétiens et plus généralement le christianisme dit primitif peut-elle être considérée comme une organisation de type communiste ? La réponse peut sembler évidente puisqu’ils ne partagent pas le même esprit[5]. Pourtant, il semblerait qu’ils aient un point commun fondamental : la volonté d’abolir la propriété privée au profit de l’intérêt de tous. C’est ainsi que le philosophe allemand Karl Löwitch (1897-1973) décrit le marxisme comme un christianisme sécularisé[6]. Encore aujourd’hui, « il est souvent répété que le christianisme primitif pourrait être comparé au communisme, au prétexte que les deux systèmes favorisent un usage collectif de la propriété. »[7]

Pourtant, selon d’autres philosophes[8], sans le christianisme, il n’y aurait pas de capitalisme, notamment en raison de l’enseignement de l’Église sur le droit de la propriété privée. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre que l’Église a favorisé le capitalisme et protéger les riches.

La question de la propriété privée est donc un sujet qui intéresse l’apologétique. Depuis le XIXe siècle, elle soulève de nombreuses interrogations et critiques, et a nécessité l’intervention des papes depuis Léon XIII, ce qui lui donne une importance non négligeable. Nous allons donc aborder ce sujet d’abord par l’enseignement des papes.

Léon XIII, Encyclique Rerum Novarum [9], le texte de référence

L’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII est la première encyclique dédiée à la question sociale à un moment où « il n’est pas de question qui tourmente davantage l’esprit humain. » Elle a pour but de « mettre en évidence les principes d’une solution conforme à la vérité et à l’équité » tout en dénonçant « les opinions erronées et fallacieuses. Le sujet de la propriété privée y occupe une grande place. L’ensemble de ses prédécesseurs réaffirmeront les principes qui y sont fermement établis.

Le pape répond notamment aux erreurs qu’enseignent les doctrines marxistes et communistes qui « prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous » et qui préconisent de « convertir la propriété privée en propriété collective ». Contre cette doctrine erronée et dangereuse, Léon XIII définit clairement le droit naturel de la propriété privée et son inviolabilité tout en établissant une distinction fondamentale entre la propriété privée et l’usage des biens. Il précise les dangers que pourrait conduire l’abolition de la propriété privée.

- Légitimité et inviolabilité de la propriété privée

Dans l’encyclique Rerum Novarum, le pape Léon XIII défend et justifie le droit naturel de la propriété privée : « la propriété privée et personnel est pour l’homme de droit naturel. » L’homme peut en effet disposer librement de la terre pour qu’il utilise et en jouisse pour la conservation de sa vie et, plus encore, pour son perfectionnement. Or, la terre ne peut fournir ces choses nécessaires sans la culture et le soin de l’homme. Ainsi, ce dernier « consacrant son génie et ses forces à l’utilisation de ces biens de la nature, s’attribue par le fait même de cette part de la nature matérielle qu’il a cultivée et où il a laissé comme une certaine empreinte de sa personne, si bien qu’en toute justice il en devient le propriétaire et qu’il n’est permis d’aucune manière de violer son droit. » L’homme n’est pas seulement libre de l’usage du sol et des fruits des champs mais aussi du fruit de son labeur, et donc de la terre qu’il a travaillée et transformée. « Ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui, qu’il serait en grande partie impossible de l’en séparer. » De même, il est juste que le fruit du travail soit au travailleur. Le droit ne porte pas uniquement sur la propriété du sol mais englobe l’ensemble des biens propres à l’homme, dont les biens de production.

Le droit de propriété revendiqué pour tout individu doit être aussi transféré à la famille afin de disposer d’un patrimoine qui lui permet de remplir ses fonctions ainsi que ses devoirs, et « l’aide à se défendre honnêtement dans les vicissitudes de la vie, contre les surprises de la mauvaise fortune. » Ainsi, dans sa sphère de responsabilité, « elle jouit, pour le choix et l’usage de tout ce qu’exigent sa conservation et l’exercice d’une juste indépendance, de droits au moins égaux à ceux de la société civile. » La société dans laquelle la famille évolue doit défendre et protéger ce droit.

- Origine divine de la propriété privée

Le droit de la propriété privé est, non seulement confirmé et protégé par les lois civiles et les coutumes, mais aussi par Dieu Lui-même, qui, dans ses commandements, interdit toute convoitise des biens d’autrui. « Tu ne convoiteras point […] sa maison, ni son champ, […] ni son bœuf, ni son âne, ni aucune des choses qui sont à lui. »(Deutéronome, V, 21)

Il est vrai que Dieu a donné la terre en commun aux hommes pour qu’ils l’utilisent et en jouissent de manière à n’assigner de part à aucun homme en particulier. Ainsi, il est faux de s’opposer à la légitimité de la propriété privée en se référant à ce don. Dieu a laissé aux hommes la délimitation des propriétés.

Distinction entre propriété privée et usage des biens

Cependant, si l’homme a droit de posséder en propre des biens, et cela est même nécessaire, dans leur usage, « il ne doit pas tenir les choses extérieures pour privées, mais pour communes, de telle sorte qu’il en fasse part facilement aux autres dans leurs nécessités. », sans néanmoins remettre en cause ce qui lui est nécessaire. Ainsi, il est « un devoir de verser le superflu dans le sein des pauvres », non de stricte justice mais de charité chrétienne. Finalement, « quiconque a reçu de la divine Bonté une plus grande abondance, soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement et également, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres. » Ainsi, Léon XIII distingue la propriété privée des biens et leur usage, c’est-à-dire le droit et les exigences chrétiennes.

Pie XI, Encyclique Quadragesimo anno [10]

Ignorant volontairement ou non les objectifs de Léon XIII dans ses différentes encycliques, des commentateurs lui ont reproché et reproche encore à l’Église de prendre le parti des riches. Pour répondre à ces calomnies et éviter d’autres interprétations erronées de sa doctrine, le pape Pie XI réaffirme, dans l’encyclique Quadragesimo anno, le caractère de droit naturel de la propriété privée et met en exergue ses caractères individuel et social, deux caractères inséparables, ce qui lui permet de définir les pouvoirs de l’État dans ce domaine ainsi que les obligations et exigences que cela implique à chaque individu, société et autorité publique.

En raison de la transformation de la situation sociale, marquée, au niveau économique, par la concentration des richesses et l’accumulation d’une puissance excessive aux mains d’un petit nombre d’homme, Pie XI réaffirme et défend, dans son encyclique Quadragesimo anno, les principes énoncés par Rerum Novarum tout en précisant des points de doctrine controversés. Il décrit notamment comment les principes et les directives doivent être appliqués à la nouvelle situation. Il rappelle aussi la distinction fondamentale qu’a posée Léon XIII, à savoir celle du droit de propriété et de l’usage des biens. Le respect de la propriété privée répond à une exigence de justice quand les obligations liées au bon usage des biens relèvent d’un devoir moral, que la justice ne peut exiger. Ainsi, la propriété privée et à l’usage des biens ne peuvent être régis par les mêmes règles.

- Aspects individuel et social de la propriété privée 

Pie XI insiste fortement sur le double aspect de la propriété privée, individuel et social. Il sert à « l’intérêt individuel »(50), à « l’utilité de la vie humaine » ou « regarde aussi le bien commun »(50). Dieu a créé la propriété privée pour que l’homme et les siens subsistent mais aussi pour que les biens qu’Il met « à disposition de l’humanité remplissent effectivement leur destination »(50). Les deux aspects de la propriété privée, individuel et social, sont inséparables. La négligence ou l’excès de l’un conduit inévitablement à des erreurs. Si nous accentuons l’aspect individuel de la propriété individuelle au mépris de son aspect social, nous tombons dans l’individualisme. Dans le cas inverse, nous nous nous exposons aux erreurs du collectivisme.

- La propriété privée, un droit inaliénable qui implique des devoirs

Comme « ce n’est pas des lois humaines, mais de la nature qu’émane le droit de propriété individuelle »[11], aucune autorité publique, notamment l’État, ne peut abolir le droit naturel de propriété[12], même sous prétexte d’abus ou de négligence. Néanmoins, « le régime de la propriété n’est absolument immuable »(54). La propriété peut en effet varier dans sa forme comme en témoigne l’histoire.

Une autorité publique ne peut que tempérer l’usage des biens et le concilier avec le bien commun dans l’intérêt général, en particulier pour éviter des maux intolérables. « L’autorité publique peut donc, s’inspirant des véritables nécessités du bien commun, déterminer, à la lumière de la loi naturelle et divine, l’usage que les propriétaires pourront ou ne pourront pas faire de leurs biens. »(54)

La propriété privée, voulue par Dieu, implique la répartition et le partage des biens et des richesses selon toujours le bien commun de la société toute entière. Il y a alors péché quand un individu ou une classe cherche à s’accaparer de tous les bienfaits que procure la propriété privée sans prendre soin de l’utilité commune. « La justice sociale ne tolère pas qu’une classe empêche l’autre de participer à ces avantages. »(63)

Pie XII, Messages radiophoniques

Dans un message radiophonique diffusé en 1941, Pie XII souligne davantage le principe de juste répartition des biens selon les principes de justice et de la charité, non pas seulement pour le bien commun mais aussi pour le bien de chacun, au point de prioriser l’usage des biens pour l’intérêt individuel par rapport à tout autre droit de nature économique, y compris le droit de la propriété privée. S’il réaffirme que la propriété privée est de droit naturel, elle doit être délimitée de manière à ne pas faire obstacle à « l’imprescriptible exigence que les biens, créé par Dieu pour tous les hommes, soient équitablement à la disposition de tous, selon les principes de justice et de la charité. »[13]

Dans un autre message radiophonique daté de 1943, Pie XII revient sur « l’obligation fondamental d’accorder une propriété privée autant que possible à tous. »[14] Pour conserver et perfectionner l’ordre social, ce droit doit être accessible à toutes les classes sociales.

Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra [15]

Les évolutions politiques, sociales et économiques survenues après la deuxième guerre mondiale ne modifient en rien la doctrine de l’Église en matière de propriété privée. « Le droit de propriété privée, même les moyens de production, a valeur permanente », affirme fermement le pape Jean XXIII dans son encyclique Mater et Magistra, « pour cette raison précise qu’il est un droit naturel, fondé sur la priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société ». Par ailleurs, la revendication de l’initiative personnelle et autonome en matière économique serait vaine sans le respect de ce droit. En outre, l’histoire et l’expérience témoignent que le refus de son reconnaissance comprime ou étouffe les expressions fondamentales de la liberté. L’institution de la propriété « doit être à la fois garantie de la liberté essentielle de la personne humaine et élément indispensable de l’ordre social. »

Le pape Jean XXIII réaffirme la doctrine de ces prédécesseurs, valable en tout temps, tout en insistant son inviolabilité, sa fonction sociale et son accessibilité à tous.

Concile de Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes [16]

Dans la constitution pastorale Gaudium et Spes, le deuxième Concile de Vatican rappelle la légitimité de la propriété privée, qu’il considère comme « un prolongement de la liberté humaine » ou encore « l’une des conditions des libertés civiles »(n°71, 2) tout en précisant qu’elle ne doit pas s’opposer aux exigences du bien commun et qu’elle peut « devenir une occasion fréquente de convoitises et de graves désordres »(n°71, 5). Ainsi, « de par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens »

Par Gaudium et spes, le deuxième concile de Vatican élève l’obligation de la libre accessibilité aux biens à un principe, celui de la « destination universelle des biens » en raison de la volonté divine. « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de justice, inséparable de la charité. »(n°69, 1) Ainsi, quelles que soient les formes de la propriété, ce principe doit être respecté. « C’est pourquoi l’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens, qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aussi aux autres. »(n°69, 1)

Si tous les hommes ont le droit d’avoir ce qui est suffisant pour eux-mêmes et leur famille, ils sont tenus d’aider les pauvres, « et pas seulement au moyen de son superflu. »(n°69, 1)

Paul VI, Encyclique Populorum [17]

« La propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu »(23), affirme Paul VI dans son encyclique Populorum Progressio. Il précise que personne ne peut « réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire. »(23) Ainsi, le droit de la propriété ne peut être exercé au détriment de l’utilité commune. En cas de conflit entre les « droits privés acquis » et les « exigences communautaires primordiales »(23), il appartient aux autorités publiques de chercher une solution avec les parties concernées. Il réaffirme enfin la priorité de la destination universelle des biens sur tous les autres droits, y compris celui de la priorité privée, auxquels y sont subordonnés.

Jean-Paul II, Encycliques Laborem Exercens [18] et Centesimus Anus [19]

Dans son encyclique Laborem Exercens, Jean-Paul II rappelle le droit de la propriété privée, en se référant à Rerum Novarum, mais met en exergue la « destination universelle des biens » afin de s’opposer aux erreurs du capitalisme « rigide », qui considère le droit de la propriété privée, et plus spécialement celui des moyens de production, comme un droit exclusif.

Jean-Paul II précise en effet que le droit à la propriété privée n’a jamais été considéré par la tradition chrétienne comme un droit absolu et intangible. Ainsi, il souligne dans son encyclique que la « destination universelle des biens » prime sur le droit à la propriété privée : « le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l’usage commun, à la destination universelle des biens. »

L’encyclique Centesimus Annus revient longuement sur l’origine du principe de la destination universelle des biens. La première origine réside dans la Création au cours de laquelle Dieu donne la terre à tout le genre humain pour subvenir à ses besoins, sans exclure ni privilégier personne.

Grâce à son travail, l’homme parvient à dominer la terre et en s’approprier une partie sans empêcher les autres hommes d’en acquérir aussi. La propriété individuelle est donc liée au travail, qui rend la terre fécond et productif. Le fondement de la propriété individuelle réside dans la nature de son travail.

Jean-Paul II montre qu’au XXe siècle, il existe une autre forme de propriété, celle de la connaissance, de la technique et du savoir, qui fonde désormais la richesse des pays industrialisés. L’homme ne travaille uniquement pour lui et les siens. Il œuvre aussi pour la communauté à laquelle il appartient, pour la nation et l’humanité.

Dans un discours adressé à la troisième conférence générale de l’épiscopat latino-américain, en 1979, Jean-Paul II affirme l’option préférentielle pour les pauvres vers lequel se tend le principe de la destination universelle des biens. Cette option s’applique à la vie de chaque chrétien et aussi à la société.

Compendium de la doctrine sociale [20]

Le Compendium de la doctrine sociale adressé à Jean-Paul II reprend l’enseignement des papes depuis Léon XIII et celui du deuxième concile de Vatican. Il réaffirme le rôle de la propriété privée en soulignant sa fonction sociale. Il la considère comme « un élément essentiel d’une politique économique authentiquement sociale et démocratique et la garantie d’un ordre juste. »(176) C’est pourquoi « la doctrine sociale exige que la propriété des biens soit équitablement accessible à tous »(176). Reprenant l’expression de Léon XII, il rejette toute possession confuse, c’est-à-dire le collectivisme.

Le Compendium reprend longuement le principe de la destination universelle des biens, auquel est subordonné le droit de la propriété privée. Celle-ci n’est finalement, par essence, qu’« un instrument pour le respect du principe de la destination universelle des biens et, par conséquent, non pas une fin mais un moyen. » (177)[21] Ce principe impose des obligations aux propriétaires. Ces derniers doivent agir pour le bien commun, au-delà de leur intérêt personnel et familial. Il ne doit pas laisser improductifs les biens possédés. Ces biens ne se réduisent pas aux richesses naturelles mais englobent tout ce qui permet le développement de l’homme et de l’humanité, y compris les fruits des progrès techniques et scientifiques. Le principe de destination universelle des biens s’applique aussi au développement des pays. Enfin, il prend en compte l’option préférentiel pour les pauvres.

Le Compendium définit les bienfaits que procure la propriété privée : « conditions de vie meilleure, sécurité pour l’avenir, plus vastes opportunités de choix »(181), ainsi que les dangers qu’elle présente quand l’homme lui attribue un rôle absolu et « vient à en être possédé et asservi plus que jamais »(181). Pour éviter ce danger et « conférer aux biens matériels la fonction d’instruments utiles à la croissance des hommes et des peuples », il doit « reconnaître sa dépendance vis-à-vis du Dieu Créateur » (181) et à les finaliser au bien commun.

François, Encycliques Laudato si [22] et Fratelli Tutti [23]

Dans l’encyclique Laudato si, dédiée à l’écologie, le pape François réaffirme le principe de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens, et par conséquent « le droit universel à leur usage », « une règle d’or pour le comportement social »(93). Ainsi, reprenant une déclaration des évêques du Paraguay, il demande de ne pas simplement rendre accessible la terre à tous les hommes mais aussi de leur fournir les moyens dont ils ont besoin pour la travailler et la rendre féconde afin que ce droit ne soit pas illusoire. Enfin, l’obligation de travailler pour le bien de tous est étendue aux générations suivantes. « Chaque communauté peut prélever de la bonté de la terre ce qui lui est nécessaire pour survivre, mais elle a aussi le devoir de la sauvegarder et de garantir la continuité de sa fertilité pour les générations futures » (67).

Dans l’encyclique Fratelli Tutti, le pape François reprend les affirmations de Jean-Paul II sur le principe de « l’usage commun des biens » considéré comme « le premier principe de tout l’ordre éthico-social »[24] ou encore comme « un droit naturel, originaire et prioritaire »(120)[25].

Conclusions

La propriété privée a fait l’objet d’une attention particulière de la part des papes à compter de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII. Contre le marxisme, les papes l’ont définie comme un droit naturel, et donc inviolable. Ils ont fortement lié la propriété privée au travail qui la fonde, un travail qui permet la subsistance de l’homme et des siens, ainsi que son accomplissement et finalement sa liberté. Elle peut aussi varier dans sa forme, dont les modalités pratiques relèvent de l’autorité publique. Contre le capitalisme « rigide », les papes ont refusé de considérer la propriété privée comme un droit absolu. Chacun doit pouvoir accéder au bien commun temporel. Elle doit être réglementée afin de concilier les intérêts particuliers et le bien commun car elle n’est pas sans influence sur les individus et la société. Si ces points ont été réaffirmés et maintenus au fil des interventions pontificales, la doctrine sur la propriété privée a évolué de manière conséquente sur plusieurs points.

Dans leur enseignement, Léon XIII et Pie XI ont établi une distinction fondamentale : la propriété privée et l’usage des biens. Le premier est un droit naturel et donc relève de la justice alors que l’usage des biens se place sur le plan de la charité. Ils relèvent donc de deux plans différents, l’un social, l’autre moral. La distinction entre propriété privée et usage des biens devient de moins en moins claire à partie de Pie XII et disparaît lors du deuxième concile de Vatican qui définit une hiérarchie entre la propriété privée et l’usage des biens au moyen du concept de la « destination universelle des biens », que le concile consacre officiellement. Ce concept, qui mérite encore des éclaircissements, révèle un changement important dans l’enseignement des papes. Au lieu de rendre possible à tous l’accès au bien commun temporel, tous les biens sont destinés à tous. Au fur et à mesure des textes, il prend de l’importance au point d’y subordonner le droit de la propriété privée. Le principe de la « destination universelle des biens » devient le fondement du droit universel à l’usage des biens. Il est même, pour le pape Jean-Paul II, le « premier principe de l’ordre éthico-social ».

Pie XI distingue aussi les aspects individuel et social de la propriété privée en soulignant qu’ils ne peuvent être séparées sans danger. Puis, progressivement, la fonction sociale de la propriété privée prend le pas sur la fonction individuelle pour aboutir, sous le pontificat de François, à la primauté de la fonction sociale.

L’évolution de la situation sociale et économique a fait évoluer la doctrine sur la propriété privée. L’importance d’un capitalisme « rigide » et les problèmes sociaux qui en résultent expliquent probablement les changements opérés. Cette évolution peut aussi s’expliquer par le développement du personnalisme dans l’Église, philosophie qui met la personne au centre de la Cité. Elle traduit aussi la tension entre propriété privée et usage des biens, une tension davantage exacerbée dans notre société, plus tournée vers l’accaparement des biens et vers la consommation que la production ou le travail…

 


Notes et références

[1] Friedrich Engels, Contributions à l’Histoire du Christianisme primitif, trad. Laura Lafargue, 1894, journal Le Devenir social, organe théorique de la IIe Internationale en langue française, marxists.org.

[2] Rosa Luxembourg, Église et socialisme, 1905.

[3] Dictionnaire Le Robert, Dico en ligne, lu le 27 juillet 2024.

[4] Le Monde diplomatique, archives/index/sujet, article « communisme », lu le 27 juillet 2024.

[5] Voir Émeraude, article

[6] Voir article Communisme et christianisme. Un problème du marxisme, Jean Vioulac, dans Revue Philosophie, n°164, 2025, cairn.info.

[7] C. Rilinger, journaliste allemand, Entretien avec le cardinal Müller sur les liens entre christianisme et marxisme, La Nef, trad. de l’allemand par J. Bernard, mise en ligne le 17 mai 2024, lanef.net.

[8] Par exemple, le philosophe politique Édouard Jourdain.

[9] Léon XIII, Rerum Novarum, 15 mai 1891, vatican.va.

[10] Pie XI, Quadragesimo anno sur l’instauration de l’ordre social, 15 mai 1931 dans Doctrine sociale de l’Église catholique, Textes majeurs, doctrine-sociale-catholique.fr.

[11] Léon XIII, Rerum Novarum, n°35.

[12] Ainsi que le droit de léguer ses biens par héritage.

[13] Pie XII, message radiophonique, 1er juin 1941, rappelé dans l’encyclique Mater et Magistra, Jean XXIII, 15 mai 1961.

[14] Pie XII, message radiophonique, 24 décembre 1942, , rappelé dans l’encyclique Mater et Magistra, Jean XXIII, 15 mai 1961.

[15] Jean XXIII, Mater et Magistra, 15 mai 1961, vatican.va.

[16] Concile de Vatican II, constitution pastorale Gaudium Spes, 1965, vatican.va.

[17] Paul VI, Populorum Progressio sur le développement des peuples, 26 mars 1967, vatican.va.

[18] Jean-Paul II, encyclique Laborem Exercens, 14 septembre 1981, vatican.va.

[19] Jean-Paul II, Centessimus Annus, 1er mai 1991, vatican.va.

[20] Conseil pontifical « Justice et Paix », Compendium de la doctrine sociale de l’Église, 26 mai 2006, vatican.va.

[21] Le Compendium prend comme référence l’encyclique Populorum progressio, que nous n’avons pas trouvé dans le texte original.

[22] François, Laudato si, sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2025, vatican.va.

[23] Pape François, Fratelli Tutti sur la fraternité et l’amitié sociale, 3 octobre 2020, vatican.va.

[24] Jean-Paul II, encyclique Laborem exercens, 19.

[25] Le pape François fait référence au Compendium.