" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 22 décembre 2024

Le Sillon, l'histoire d'un mouvement séduisant mais funeste

À fin du XIXe siècle, les encycliques de Léon XIII Rerum Novarum (15 avril 1891), et Au milieu des sollicitudes (16 février 1892) inspirent de nombreuses œuvres d’apostolat. La première définit la doctrine sociale de l’Église et exhorte les catholiques à se préoccuper des ouvriers tandis que la seconde invite les catholiques à se « rallier » à la République et à convertir la législation. Parmi ces nouvelles fondations, l’une se démarque : le Sillon.

D’abord, conçue comme une revue mensuelle, le Sillon devient un véritable mouvement qui tente de réconcilier le christianisme avec le monde moderne, en particulier avec le monde ouvrier. En 1904, elle reçoit l’encouragement du pape Saint Pie X. Celui-ci se réjouit du bien que font ses membres par leur apostolat fécond et les exhorte à poursuivre leur œuvre sans se laisser décourager par les critiques et leur faible effectif. Mais, six ans plus tard, en 1910, le même pape condamne publiquement le Sillon. Comment est-il possible d’arriver à ce retournement de situation ? Est-ce l’œuvre d’une action concertée de ses adversaires, notamment d’évêques français, qui, dès le commencement, se sont opposés à ce mouvement trop original et audacieux, porteur d’« un modernisme social » ? Ou s’explique-t-elle « par la force du groupe intégriste à Paris […], à Rome »[1], qui refusent toute conciliation avec le monde moderne ? Ou encore un signe manifeste de l’incapacité de l’Église de s’adapter au monde moderne ? Pourtant, Saint Pie X n’a pas cessé d’encourager les grandes initiatives sociales du début du XXe siècle, comme le syndicalisme chrétien. Comment pouvons-nous alors comprendre la condamnation du Sillon, œuvre reconnue d’inspirations sociale ? Notre étude revient sur cette histoire qui porte en elle de profondes leçons apologétiques et un éclairage sur les erreurs actuelles…

La création du Sillon …

L’histoire commence au collège Stanislas de Paris. Plusieurs camarades se réunissent dans sa crypte pour parler de l’avenir du christianisme et traiter les grands problèmes qui se posent à l’Église. Ils se proposent de réconcilier l’Église, la République, le peuple, et de préparer progressivement une démocratie chrétienne. Croyants authentiques, ils sont aussi résolus à faire pénétrer la foi dans les milieux indifférents et hostiles. Deux d’entre eux, Paul Renaudin (1873-1964) et Augustin Léger (1874-1968) fondent en 1894 une revue mensuelle essentiellement littéraire et philosophique ; intitulé Le Sillon. Ils sont rejoints par Marc Sangnier (1873-1950) et par d’autres jeunes catholiques.

À partir de la revue, se mettent en place d’autres publications régionales. Elles donnent aussi naissance, à partir de 1899, à des cercles d’études sociales dans toute la France et même à l’étranger. Ils servent à discuter et à étudier des questions d’ordre social et économique comme l’action syndicale, le contrat de travail, la crise agricole, … mais aussi des questions religieuses, scientifiques ... Il est aussi un lieu d’apostolat.

Les cercles d’études sociales ne sont pas une nouveauté. Depuis 1871, des chrétiens s’organisent pour répondre aux problèmes sociaux de leur temps. Mais, ces initiatives sont dispersées, sans véritable direction. Marc Sangnier réussit à les regrouper, à les coordonner, à les orienter vers un même objectif. Par son charisme et ses dons d’orateur, il devient le chef d’un véritable mouvement.

Jusqu’à son apogée…

En 1902, se réunit à Paris le premier congrès national des cercle d’études sociales de France, représentant trois cents cercles. Des jeunes ouvriers et des étudiants rejoignent les cercles d’étude. En 1901, se crée le premier institut populaire à Paris, comprenant des conférences, des cours, des lectures commentées, concerts ... Se constitue aussi une jeune garde dotée d’un uniforme. Marc Sangnier multiplie ainsi les initiatives à Paris et en province. D’autres organisations s’inspirant du Sillon s’organisent aussi en province et s’agrègent à la maison mère « comme les membres d’un être vivant »[2].

Appuyés par des congrégations religieuses comme les marianistes et les oratoriens, le Sillon ne cesse ainsi de s’étendre pour devenir un véritable mouvement dont le but est « d’organiser et de grouper toutes les énergies et toutes les bonnes volontés des catholiques et des amis de la liberté »[3]. La revue Le Sillon assure alors le lien entre les membres des cercles et initiatives, « à la foi comme un organe d’action et une revue d’idées »[4]. Elle contient des articles sur l’action intellectuelle des catholiques et sur celle de leurs adversaires, des chroniques sociales, des contes, des nouvelles...

Le Sillon cherche à appliquer les principes définis par l’encyclique Rerum Novarum. Les milieux ecclésiastiques sont alors plutôt très favorables à ce mouvement qui semble s’inspirer du texte pontifical. Marc Sangnier reçoit la croix de chevalier de Saint-Grégoire-le-Grand de la main d’un nonce apostolique. Saint Pie X reçoit en audience personnel les pèlerins du Sillon, les bénit et les encourage. Le mouvement atteint son apogée.

Ce qu’est le Sillon…

Le Sillon se veut différent des autres mouvements catholiques, avec lesquels Marc Sangnier est par ailleurs intransigeant, ce qui provoque des frictions, notamment avec l’association catholique de la jeunesse française. Il ne prétend pas être un mouvement religieux ni vouloir réveiller les chrétiens assoupis. Il n’est pas non plus lié à la hiérarchique ecclésiastique. Il en est fondamentalement indépendant de toute autorité religieuse.

Le Sillon est porté vers l’action et vers l’extérieur du catholicisme, c’est-à-dire vers le dialogue. Contrairement aux autres mouvements catholiques, il veut déployer son idée au-dehors du monde catholique. Si au début, il défend les intérêts des catholiques, il en vient à s’en détacher. À l’origine, Marc Sangnier était surtout préoccupé de réveiller les catholiques qu’il voyait s’enliser dans une stérile nostalgie d’une époque révolue et dans une profonde hostilité à l’égard de la démocratie. Mais, progressivement, par ses actions ou plutôt par l’enchaînement de ses initiatives, il en vient à porter son regard au-delà du monde catholique. Ainsi, se détourne-t-il des intellectuels catholiques pour former une élite plus participative au monde extérieur à l’Église. Le Sillon veut forger des hommes d’action.

Le Sillon est surtout et principalement incarné dans la personne de Marc Sangnier. Certes, il est constitué de nombreuses personnalités mais celles-ci disparaissent derrière celle du chef qui impose au mouvement son idée, sa cause. Sa personnalité est dominatrice et exclusive au point qu’il est difficile, voire impossible, de distinguer le Sillon de Marc Sangnier…

L’Idée du Sillon …

Le Sillon est conduit par une idée forte, celle de la réalisation de la démocratie, d’une démocratie idéale.

Pour Marc Sangnier, la démocratie est profondément chrétienne par ses différentes vertus. Elle exige en effet des vertus de la part des citoyens tout en les transformant afin que les intérêts particuliers passent après les intérêts communs. Elle est « l’organisation sociale qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité de chacun. » Elle permet alors à l’homme de se réaliser complétement selon l’exemple de Notre Seigneur Jésus-Christ. Ainsi, est-elle profondément chrétienne. Son fondement moral l’est aussi. Tout cela le conduit à exprimer deux principes : le christianisme conduit nécessairement à la démocratie, et sans l’action du christianisme, la démocratie n’est pas viable.

Pour réaliser l’idée dans la réalité, Marc Sangnier met en place des actions au gré des opportunités et des événements. Cependant, il ne cherche pas à instituer des organismes ou des structures. Pour lui, le Sillon est « prophétique ». Ainsi, il cherche à former les esprits hostiles au christianisme ou à la démocratie pour ensuite les porter à l’action. Par conséquent, il doit porter sa parole au sein du monde catholique et l’étendre au-delà, tout en nouant des relations entre les catholiques et les non-catholiques. Par le dialogue et la propagande, il veut faire propager son idée…

Cependant, le Sillon porte en lui plusieurs contradictions. Il se dit catholique mais se veut être indépendant de la hiérarchie catholique. Il fonde ses actions sur des principes catholiques tout en voulant s’ouvrir de plus en plus au monde indépendant de l’Église. Il prétend aussi être authentiquement républicain tout en refusant l’indifférence religieuse de l’État.

Le Sillon soulève de la méfiance et n’est pas sans ennemis. Il doit en effet combattre les catholiques qui rejettent la démocratie ou ses principes ainsi que les anticléricaux. Anticonformiste et dirigé par un laïc, il divise aussi la hiérarchie ecclésiastique comme le suggère déjà Saint Pie X dans sa lettre d’encouragement.

Les évolutions inquiétudes du Sillon …

Le Sillon connaît deux évolutions qui l’ont dévié de ses objectifs initiaux. Il s’engage progressivement dans la politique tout en perdant sa nature catholique.

Portée par son idée de démocratie, le mouvement s’oriente de plus en plus vers l’engagement politique comme le souligne le changement du sous-titre de la revue, le 29 février 1905. Au lieu d’être une « revue d’action sociale catholique », elle devient une « revue d’action démocratique ». En octobre de la même année, Marc Sangnier crée le bimensuel L’Éveil démocratique, devenu hebdomadaire à compter d’octobre 1906 avec un tirage de 60 000 exemplaires.

En même temps, le Sillon refuse de créer un parti catholique afin de fonder une structure ouverte à tous ceux qui ont une certaine affinité de l’esprit chrétien. Se détachant de la droite politique et de l’Action libérale populaire, il crée en 1907, lors du sixième congrès du Sillon à Orléans, le Plus Grand Sillon. Le titre est révélateur. Il s’agit désormais d’ouvrir le mouvement à un plus large public au point de ne pas se considérer comme une œuvre catholique.

Cependant, ses initiatives politiques n’obtiennent aucun résultat électoral. À deux reprises, Marc Sangnier échoue aux élections départementaux. Les catholiques ne le soutiennent pas. Néanmoins, il attire des protestants et des syndicalistes pacifiques.

Les idées sociales du Sillon évoluent aussi. Si elles ne demeurent plus la principale préoccupation du mouvement, elles tendent à s’éloigner de la doctrine catholique qu’a définie Léon XIII sur la propriété privée, les hiérarchies sociales ou sur les inégalités naturelles, se rapprochant du socialisme. Ses positions peuvent aussi surprendre. Ainsi, nous pouvons apprendre que les doctrines révolutionnaires de Danton et de Robespierre dérivent « de la substance de l’Évangile », que les démocrates doivent se réclamer « des grands ancêtres de la Révolution » ou encore que « les anarchistes russes à l’âme mystique » sont autant des témoins du Christ !

Enfin, Marc Sangnier est devenu un chef dominateur, qui rend de plus en plus impossible une collaboration confiante avec ses compagnons. C’est lui qui finalement impose les nouvelles orientations. Des collaborateurs finissent par quitter le mouvement comme Marius Gonin et son groupe la Chronique sociale ou encore l’abbé Desgranges (1874-1958).

La condamnation du Sillon

Le 25 août 1910, Saint Pie condamne publiquement et solennellement le Sillon dans une lettre qu’il adresse aux archevêques et évêques Français [5]. Après avoir rappelé les bienfaits du mouvement silloniste à ses débuts, qu’il considère comme « les beaux temps du Sillon », « imposant le respect de la religion aux milieux les moins favorables, habituant les ignorants et les impies à entendre parler de Dieu, […] pour crier hautement la foi », le pape en vient aux égarements du mouvement, à ses tendances inquiétantes.

Le Sillon présente trois grands dangers : il conduit ses membres dans une voie aussi fausse que dangereuse, soustrait nombre de séminaristes et de prêtres sinon à l’autorité, au moins à la direction et à l’influence de leurs évêques, et sème enfin la division au sein de l’Église.

« Devant les faits et les paroles », Saint Pie X est « obligé de dire que, dans son action comme dans sa doctrine, le Sillon ne donne pas satisfaction à l’Église. »

La cause de son égarement

Saint Pie X explique les déviations du Sillon par le manque de compétences des fondateurs, mêlées à un jeune enthousiasme et à une trop grande confiance en eux-mêmes. Ils n’étaient pas « suffisamment armés pour affronter les différents problèmes sociaux vers lesquels ils étaient attirés par leurs activités et leur cœur, et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l’obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes. »

Le pape désigne aussi l’idéalisme comme autre cause de leurs erreurs, un idéalisme « généreux » et « vague », que portent ses chefs, qu’il juge comme des « idéalistes irréductibles » ou encore inspirés d’« un idéal condamné », d’un « idéal économique », d’un « idéal social », d’un « idéal de la dignité humaine », d’un « idéal de la nature humaine », d’un « idéal de la civilisation », d’un idéal « apparenté à celui de la révolution ».

Les raisons de la condamnation du Sillon

Le pape revient sur une des contradictions internes du Sillon. Celui-ci refuse de se lier à une autorité ecclésiastique sous prétexte d’œuvrer dans l’ordre uniquement temporel et non spirituel. Or, les chefs du Sillon enseignent et appliquent une doctrine philosophique, sociale et morale qui s’appuie une interprétation erronée de l’Évangile et d’un Christ défiguré, ce qui explique par ailleurs l’adhésion de séminaristes et de prêtres à leur mouvement. Ainsi, « les sillonistes se font illusion lorsqu’ils croient évoluer sur un terrain aux confins duquel expirent les droits du pouvoir doctrinal et directif de l’autorité ecclésiastique. »

Mais, « le mal est plus profond », nous dit Saint Pie X. Ses chefs suivent un programme « diamétralement opposé » à celui de Léon XIII. Ils « repoussent la doctrine » qu’il a rappelée « sur les principes essentiels de la société, placent l’autorité dans le peuple ou la suppriment à peu près et prennent comme idéal à réaliser le nivellement des classes. »

Saint Pie X reconnaît les efforts que mène le Sillon pour améliorer le sort de la classe ouvrière, faire régner ici-bas une meilleure justice et plus de charité « par des mouvements sociaux profonds et féconds » et pour promouvoir le progrès mais hors des lois de la constitution humaine. Leur rêve est « de changer ses bases naturelles et traditionnelles et de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants, que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle. » Or, il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle cité. « Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ces fondements. »

La fausse notion de la cité

Selon la doctrine du Sillon, la cité qu’il veut construire est celle de la démocratie qui doit reposer sur une double base, la liberté et l’égalité. La liberté est entendue comme autonomie humaine, sauf en matière religieuse, ce qui implique l’émancipation politique, économique et intellectuelle, et par conséquent le nivellement des conditions. Celui-ci établira parmi les hommes l’égalité, considérée comme la vraie justice humaine. L’autorité, le Sillon veut la partager ou encore la multiplier de manière à ce que chaque citoyen devienne des sortes de rois et de patrons. L’amour de l’intérêt général, tant public que professionnel, serait la force qui unirait ces différentes autorités, c’est-à-dire la fraternité. C’est bien de cet élément moral qu’émergeront les démocraties économique et politique, que rêve le Sillon. Le but de l’éducation démocratique du peuple vers lequel tend son enseignement est alors de faire naître et développer « la conscience et la responsabilité civique de chacun, d’où découlera la démocratie économique et politique, et le règne de la justice, de l’égalité et de la fraternité. »

Comme l’a condamné Léon XIII [6], le Sillon place primordialement l’autorité publique dans le peuple. S’il enseigne qu’elle descend de Dieu, il la place d’abord dans le peuple avant de la faire résider dans les cieux, cherchant ainsi à concilier la doctrine chrétienne avec la leur. En basant la société sur l’égalité entre les citoyens de manière à ne plus avoir ni maître ni serviteur, considérant l’obéissance comme un attentat à la liberté ou une atteinte à la dignité humaine, le Sillon détruit toute autorité et finalement le fondement même de la société. « Pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice ! »

Le Sillon remet ainsi en cause les autres formes de gouvernement qu’il considère comme incompatible à la justice, contrairement à ce qu’a enseigné Léon XIII, qui refuse de voir dans un des régimes politique une supériorité ou un privilège quelconque. La démocratie est, pour le Sillon, la plus favorable à l’Église au point de la confondre avec elle.

Le Sillon enseigne aussi que la fraternité repose sur l’amour des intérêts communs, et par-delà les philosophies et les religions, ce qui implique une égale tolérance à leur égard. Or, la doctrine catholique enseigne que le premier devoir de la charité n’est pas dans la tolérance des convictions erronées, qu’elles que soient leur sincérité, ni dans l’indifférence théorique ou pratique pour l’erreur ou le vice mais dans le zèle pour leur amélioration intellectuelle et morale ainsi pour leur bien-être matériel. Cette même doctrine enseigne que la charité repose dans l’amour de Dieu. « Il n’y a pas de vraie fraternité en dehors de la charité chrétienne. » En se fondant sur une mauvaise notion de charité, la démocratie représente un danger pour la civilisation.

Enfin, le Sillon s’égare dans une mauvaise notion de la dignité humaine. Selon sa doctrine, celle-ci consisterait à acquérir « une conscience éclairée, forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, ne s’obéissant qu’à lui-même et capable d’assumer et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités. » Saint Pie X dénonce cette notion comme « un rêve qui entraîne l’homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans la voie de l’illusion », un rêve qui exalte le sentiment de l’orgueil humain, un rêve qui dévorera l’homme par l’erreur et les passions. Une telle notion impliquerait un changement de la nature humaine et offense tous ceux qui, dans le passé, ont pourtant porté la dignité humaine à son apogée, les saints comme les humbles de la terre.

Une doctrine incarnée dans la vie silloniste

La doctrine n’est pas simplement enseignée par le Sillon. Celui-ci essaye de la vivre, se regardant comme « le noyau de la citée future », dans lequel il n’y a point de hiérarchie, où l’élite s’impose par son autorité morale et par ses vertus, où chacun est, à la fois, maître et élève, y compris pour le prêtre, qui se met au niveau de ses amis comme simple camarade. Cela explique un manque de docilité, d’obéissance et de respect à l’égard de toute autorité comme le témoignent de nombreux faits qui soulèvent tristesse et indignation. Les pionniers de la civilisation future telles que se représentent les sillonistes méprisent en effet ceux qui, pour eux, ne représentent que le passé. Selon leurs propos, l’Église n’aurait pas compris les vraies notions de liberté, d’égalité et de fraternité, ou encore de la dignité humaine, et que depuis dix-neuf siècles, les autorités ecclésiastiques n’auraient pas donné au peuple le véritable bonheur, la véritable justice « parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ! »

Saint Pie X dénonce enfin l’impassibilité des sillonistes devant les attaques contre l’Église en raison du principe selon lequel la religion doit être au-dessus du parti alors qu’ils n’hésitent pas à professer publiquement leur foi. « Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le silloniste : l’individu qui est catholique ; le silloniste, l’homme d’action, qui est neutre. » Le Sillon en vient à devenir indifférent à la religion, c’est-à-dire interconfessionnel, laissant à chacun leur conviction religieuse, tant que ses membres embrassent le même idéal social, réunissant ainsi catholiques, protestants, libres penseurs, pour construire une nouvelle civilisation… Ainsi, l’erreur se mêle à la vérité, le doute à la parole, pour une action désintéressée, nourrissant finalement le scepticisme.

Le sillonisme pour le règne de l’humanité

Le pape Saint Pie X peut en conclure : le Sillon n’est plus catholique. Les sillonistes « rêvent de refondre la société par-dessus l’Église avec des ouvriers venus de toute part, de toutes religions ou sans religion, avec ou sans croyance pourvu qu’ils oublient ce qui les divisent : leurs convictions religieuses et philosophiques, et qu’ils mettent en commun ce qui les unit : un généreux idéalisme et des forces morales prises où ils peuvent. » Cette utopie n’est qu’une chimère, qu’une construction purement verbale, propre à faire rêver, une chimère dangereuse que sauront profiter les « remueurs de masses moins utopistes ».

Par leur cosmopolitisme, le Sillon ne travaille pas pour l’Église ou pour le christianisme mais pour une démocratie qui ne sera ni catholique ni chrétienne. Comme le disent ses chefs eux-mêmes, le sillonisme est une religion qu’ils prétendent plus universelles que l’Église et qui travaille « pour l’humanité ».

Conclusions

Un idéalisme qui ne s’appuie ni sur un enseignement solide et maîtrisé ni sur les liens d’une autorité légitime et vigilante est voué à l’égarement et à la plus amère des désillusions. Il est comme un superbe navire jugé insubmersible qui met le cap sur une île lointaine et paradisiaque sans gouvernail ni carte. Si les débuts du Sillon apportaient de la satisfaction par leurs actions bénéfiques au sein de la population la plus délaissée, le mouvement s’est détourné du bon chemin pour se perdre dans l’erreur et nourrir la suspicion et la division.

En 1905, dans la Croix, Marc Sangnier définit l’objectif du Sillon : « réaliser en France la république démocratique ». Il est convaincu qu’elle ne peut qu’être chrétienne comme la position politique véritablement chrétienne est absolument démocratique, finissant par se réclamer des principes de la révolution de 1789 tout en voulant tempérer les extrémismes qui s’y sont manifestés. Ainsi, le Sillon doit s’appuyer sur toutes les bonnes volontés pour parvenir à cette démocratie, quelles que soient leurs convictions religieuses et philosophiques. Tous les hommes de bonne volonté y ont leur place, y compris l’athée et l’anticlérical. À force de vouloir concilier les contraires pour suivre un idéal, le Sillon a oublié les buts que de jeunes étudiants s’étaient fixés dans la crypte du collège Stanislas : restaurer la société chrétienne. Il en vient à porter un autre message, plus proche du socialisme que du christianisme, en toute indépendance à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique.

C’est oublier que c’est par la conversion des hommes et des femmes qu’il est possible de refonder une société chrétienne comme en témoigne l’histoire à plusieurs reprises. La paix et la justice ne sont que les conséquences de cette conversion. Tout projet de société qui ne se fonde pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ est vouée à l’échec. Saint Pie X ne peut donc que dénoncer les erreurs et les dangers d’un mouvement qui enseigne ce que l’Église et la foi ne peuvent admettre.

Marc Sangnier s’est soumis à la condamnation pontificale et a dissous le Sillon. Mais, si ce mouvement ne s’est plus incarné dans des revues ou des cercles d’étude, il ne s’est pas non plus arrêté. De nombreux anciens sillonistes ont continué son ouvrage, diffusant la doctrine silloniste au sein de l’Église et cherchant à concilier la république et le christianisme dans le but de construire une démocratie et instaurer une justice sociale au-dessus de la religion. Le 30 mai 1950, à la mort de Marc Sangnier, le très anticlérical Edouard Herriot, chef du Cartel des gauches, pouvait rendre hommage à cet « apôtre » et saluer cette « âme évangélique, ce cœur pur »[7].


Notes et références

[1] Le sillon, article de la Revue du Nord, tome 51, n°203, Octobre-décembre 1969, www.persée.fr, lu le 17 novembre 2024.

[2] Le Mouvement social, n°62, janvier 1968, dans Le sillon, article de la Revue du Nord.

[3] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[4] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.

[5] Voir Lettre aux archevêques et évêques Français Notre Charge apostolique, 25 août 1910, laportelatine.org.

[6] Voir l’encyclique Diuturnum illud relative au principat politique, Léon XIII.

[7] Le Monde, article du 3 juin 2010, Marc Sangnier : un message d’une extraordinaire actualité, par Jean-Michel Cadiot, lemonde.fr.