D’abord, conçue comme une revue mensuelle, le Sillon devient un véritable mouvement qui tente de réconcilier le christianisme avec le monde moderne, en particulier avec le monde ouvrier. En 1904, elle reçoit l’encouragement du pape Saint Pie X. Celui-ci se réjouit du bien que font ses membres par leur apostolat fécond et les exhorte à poursuivre leur œuvre sans se laisser décourager par les critiques et leur faible effectif. Mais, six ans plus tard, en 1910, le même pape condamne publiquement le Sillon. Comment est-il possible d’arriver à ce retournement de situation ? Est-ce l’œuvre d’une action concertée de ses adversaires, notamment d’évêques français, qui, dès le commencement, se sont opposés à ce mouvement trop original et audacieux, porteur d’« un modernisme social » ? Ou s’explique-t-elle « par la force du groupe intégriste à Paris […], à Rome »[1], qui refusent toute conciliation avec le monde moderne ? Ou encore un signe manifeste de l’incapacité de l’Église de s’adapter au monde moderne ? Pourtant, Saint Pie X n’a pas cessé d’encourager les grandes initiatives sociales du début du XXe siècle, comme le syndicalisme chrétien. Comment pouvons-nous alors comprendre la condamnation du Sillon, œuvre reconnue d’inspirations sociale ? Notre étude revient sur cette histoire qui porte en elle de profondes leçons apologétiques et un éclairage sur les erreurs actuelles…
La création du Sillon …
Les cercles d’études sociales ne sont pas une nouveauté. Depuis 1871, des chrétiens s’organisent pour répondre aux problèmes sociaux de leur temps. Mais, ces initiatives sont dispersées, sans véritable direction. Marc Sangnier réussit à les regrouper, à les coordonner, à les orienter vers un même objectif. Par son charisme et ses dons d’orateur, il devient le chef d’un véritable mouvement.
Jusqu’à son apogée…
En 1902, se réunit à Paris le premier congrès national des cercle d’études sociales de France, représentant trois cents cercles. Des jeunes ouvriers et des étudiants rejoignent les cercles d’étude. En 1901, se crée le premier institut populaire à Paris, comprenant des conférences, des cours, des lectures commentées, concerts ... Se constitue aussi une jeune garde dotée d’un uniforme. Marc Sangnier multiplie ainsi les initiatives à Paris et en province. D’autres organisations s’inspirant du Sillon s’organisent aussi en province et s’agrègent à la maison mère « comme les membres d’un être vivant »[2].
Le Sillon cherche à appliquer les principes définis par l’encyclique Rerum Novarum. Les milieux ecclésiastiques sont alors plutôt très favorables à ce mouvement qui semble s’inspirer du texte pontifical. Marc Sangnier reçoit la croix de chevalier de Saint-Grégoire-le-Grand de la main d’un nonce apostolique. Saint Pie X reçoit en audience personnel les pèlerins du Sillon, les bénit et les encourage. Le mouvement atteint son apogée.
Ce qu’est le Sillon…
Le Sillon se veut différent des autres mouvements catholiques, avec lesquels Marc Sangnier est par ailleurs intransigeant, ce qui provoque des frictions, notamment avec l’association catholique de la jeunesse française. Il ne prétend pas être un mouvement religieux ni vouloir réveiller les chrétiens assoupis. Il n’est pas non plus lié à la hiérarchique ecclésiastique. Il en est fondamentalement indépendant de toute autorité religieuse.
Le Sillon est surtout et principalement incarné dans la personne de Marc Sangnier. Certes, il est constitué de nombreuses personnalités mais celles-ci disparaissent derrière celle du chef qui impose au mouvement son idée, sa cause. Sa personnalité est dominatrice et exclusive au point qu’il est difficile, voire impossible, de distinguer le Sillon de Marc Sangnier…
L’Idée du Sillon …
Le Sillon est conduit par une idée forte, celle de la réalisation de la démocratie, d’une démocratie idéale.
Pour réaliser l’idée
dans la réalité, Marc Sangnier met en place des actions au gré des
opportunités et des événements. Cependant, il ne cherche pas à
instituer des organismes ou des structures. Pour lui, le Sillon est
« prophétique ». Ainsi, il cherche à former
les esprits hostiles au christianisme ou à la démocratie pour
ensuite les porter à l’action. Par conséquent, il doit porter sa
parole au sein du monde catholique et l’étendre au-delà, tout en
nouant des relations entre les catholiques et les non-catholiques.
Par le dialogue et la propagande, il veut faire propager son idée…
Le Sillon soulève de la méfiance et n’est pas sans ennemis. Il doit en effet combattre les catholiques qui rejettent la démocratie ou ses principes ainsi que les anticléricaux. Anticonformiste et dirigé par un laïc, il divise aussi la hiérarchie ecclésiastique comme le suggère déjà Saint Pie X dans sa lettre d’encouragement.
Les évolutions inquiétudes du Sillon …
Le Sillon connaît deux évolutions qui l’ont dévié de ses objectifs initiaux. Il s’engage progressivement dans la politique tout en perdant sa nature catholique.
En même temps, le Sillon refuse de créer un parti catholique afin de fonder une structure ouverte à tous ceux qui ont une certaine affinité de l’esprit chrétien. Se détachant de la droite politique et de l’Action libérale populaire, il crée en 1907, lors du sixième congrès du Sillon à Orléans, le Plus Grand Sillon. Le titre est révélateur. Il s’agit désormais d’ouvrir le mouvement à un plus large public au point de ne pas se considérer comme une œuvre catholique.
Cependant, ses initiatives politiques n’obtiennent aucun résultat électoral. À deux reprises, Marc Sangnier échoue aux élections départementaux. Les catholiques ne le soutiennent pas. Néanmoins, il attire des protestants et des syndicalistes pacifiques.
Les idées sociales du Sillon évoluent aussi. Si elles ne demeurent plus la principale préoccupation du mouvement, elles tendent à s’éloigner de la doctrine catholique qu’a définie Léon XIII sur la propriété privée, les hiérarchies sociales ou sur les inégalités naturelles, se rapprochant du socialisme. Ses positions peuvent aussi surprendre. Ainsi, nous pouvons apprendre que les doctrines révolutionnaires de Danton et de Robespierre dérivent « de la substance de l’Évangile », que les démocrates doivent se réclamer « des grands ancêtres de la Révolution » ou encore que « les anarchistes russes à l’âme mystique » sont autant des témoins du Christ !
Enfin, Marc Sangnier est devenu un chef dominateur, qui rend de plus en plus impossible une collaboration confiante avec ses compagnons. C’est lui qui finalement impose les nouvelles orientations. Des collaborateurs finissent par quitter le mouvement comme Marius Gonin et son groupe la Chronique sociale ou encore l’abbé Desgranges (1874-1958).
La condamnation du Sillon
Le Sillon présente trois grands dangers : il conduit ses membres dans une voie aussi fausse que dangereuse, soustrait nombre de séminaristes et de prêtres sinon à l’autorité, au moins à la direction et à l’influence de leurs évêques, et sème enfin la division au sein de l’Église.
« Devant les faits et les paroles », Saint Pie X est « obligé de dire que, dans son action comme dans sa doctrine, le Sillon ne donne pas satisfaction à l’Église. »
La cause de son égarement
Saint Pie X explique les déviations du Sillon par le manque de compétences des fondateurs, mêlées à un jeune enthousiasme et à une trop grande confiance en eux-mêmes. Ils n’étaient pas « suffisamment armés pour affronter les différents problèmes sociaux vers lesquels ils étaient attirés par leurs activités et leur cœur, et pour se prémunir, sur le terrain de la doctrine et de l’obéissance, contre les infiltrations libérales et protestantes. »
Le pape désigne aussi l’idéalisme comme autre cause de leurs erreurs, un idéalisme « généreux » et « vague », que portent ses chefs, qu’il juge comme des « idéalistes irréductibles » ou encore inspirés d’« un idéal condamné », d’un « idéal économique », d’un « idéal social », d’un « idéal de la dignité humaine », d’un « idéal de la nature humaine », d’un « idéal de la civilisation », d’un idéal « apparenté à celui de la révolution ».
Les raisons de la condamnation du Sillon
Mais, « le mal est plus profond », nous dit Saint Pie X. Ses chefs suivent un programme « diamétralement opposé » à celui de Léon XIII. Ils « repoussent la doctrine » qu’il a rappelée « sur les principes essentiels de la société, placent l’autorité dans le peuple ou la suppriment à peu près et prennent comme idéal à réaliser le nivellement des classes. »
Saint Pie X reconnaît les efforts que mène le Sillon pour améliorer le sort de la classe ouvrière, faire régner ici-bas une meilleure justice et plus de charité « par des mouvements sociaux profonds et féconds » et pour promouvoir le progrès mais hors des lois de la constitution humaine. Leur rêve est « de changer ses bases naturelles et traditionnelles et de promettre une cité future édifiée sur d’autres principes qu’ils osent déclarer plus féconds, plus bienfaisants, que les principes sur lesquels repose la cité chrétienne actuelle. » Or, il ne s’agit pas d’inventer une nouvelle cité. « Elle a été, elle est ; c’est la civilisation chrétienne, c’est la cité catholique. Il ne s’agit que de l’instaurer et la restaurer sans cesse sur ces fondements. »
La fausse notion de la cité
Comme l’a condamné Léon XIII [6], le Sillon place primordialement l’autorité publique dans le peuple. S’il enseigne qu’elle descend de Dieu, il la place d’abord dans le peuple avant de la faire résider dans les cieux, cherchant ainsi à concilier la doctrine chrétienne avec la leur. En basant la société sur l’égalité entre les citoyens de manière à ne plus avoir ni maître ni serviteur, considérant l’obéissance comme un attentat à la liberté ou une atteinte à la dignité humaine, le Sillon détruit toute autorité et finalement le fondement même de la société. « Pour lui, toute inégalité de condition est une injustice ou, au moins, une moindre justice ! Principe souverainement contraire à la nature des choses, générateur de jalousie et d’injustice et subversif de tout ordre social. Ainsi la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice ! »
Le Sillon remet ainsi en cause les autres formes de gouvernement qu’il considère comme incompatible à la justice, contrairement à ce qu’a enseigné Léon XIII, qui refuse de voir dans un des régimes politique une supériorité ou un privilège quelconque. La démocratie est, pour le Sillon, la plus favorable à l’Église au point de la confondre avec elle.
Enfin, le Sillon s’égare dans une mauvaise notion de la dignité humaine. Selon sa doctrine, celle-ci consisterait à acquérir « une conscience éclairée, forte, indépendante, autonome, pouvant se passer de maître, ne s’obéissant qu’à lui-même et capable d’assumer et de porter sans forfaire les plus graves responsabilités. » Saint Pie X dénonce cette notion comme « un rêve qui entraîne l’homme, sans lumière, sans guide et sans secours, dans la voie de l’illusion », un rêve qui exalte le sentiment de l’orgueil humain, un rêve qui dévorera l’homme par l’erreur et les passions. Une telle notion impliquerait un changement de la nature humaine et offense tous ceux qui, dans le passé, ont pourtant porté la dignité humaine à son apogée, les saints comme les humbles de la terre.
Une doctrine incarnée dans la vie silloniste
Saint Pie X dénonce enfin l’impassibilité des sillonistes devant les attaques contre l’Église en raison du principe selon lequel la religion doit être au-dessus du parti alors qu’ils n’hésitent pas à professer publiquement leur foi. « Qu’est-ce à dire, sinon qu’il y a deux hommes dans le silloniste : l’individu qui est catholique ; le silloniste, l’homme d’action, qui est neutre. » Le Sillon en vient à devenir indifférent à la religion, c’est-à-dire interconfessionnel, laissant à chacun leur conviction religieuse, tant que ses membres embrassent le même idéal social, réunissant ainsi catholiques, protestants, libres penseurs, pour construire une nouvelle civilisation… Ainsi, l’erreur se mêle à la vérité, le doute à la parole, pour une action désintéressée, nourrissant finalement le scepticisme.
Le sillonisme pour le règne de l’humanité
Par leur cosmopolitisme, le Sillon ne travaille pas pour l’Église ou pour le christianisme mais pour une démocratie qui ne sera ni catholique ni chrétienne. Comme le disent ses chefs eux-mêmes, le sillonisme est une religion qu’ils prétendent plus universelles que l’Église et qui travaille « pour l’humanité ».
Conclusions
Un idéalisme qui ne s’appuie ni sur un enseignement solide et maîtrisé ni sur les liens d’une autorité légitime et vigilante est voué à l’égarement et à la plus amère des désillusions. Il est comme un superbe navire jugé insubmersible qui met le cap sur une île lointaine et paradisiaque sans gouvernail ni carte. Si les débuts du Sillon apportaient de la satisfaction par leurs actions bénéfiques au sein de la population la plus délaissée, le mouvement s’est détourné du bon chemin pour se perdre dans l’erreur et nourrir la suspicion et la division.
C’est oublier que c’est par la conversion des hommes et des femmes qu’il est possible de refonder une société chrétienne comme en témoigne l’histoire à plusieurs reprises. La paix et la justice ne sont que les conséquences de cette conversion. Tout projet de société qui ne se fonde pas sur Notre Seigneur Jésus-Christ est vouée à l’échec. Saint Pie X ne peut donc que dénoncer les erreurs et les dangers d’un mouvement qui enseigne ce que l’Église et la foi ne peuvent admettre.
Marc Sangnier s’est soumis à la condamnation pontificale et a dissous le Sillon. Mais, si ce mouvement ne s’est plus incarné dans des revues ou des cercles d’étude, il ne s’est pas non plus arrêté. De nombreux anciens sillonistes ont continué son ouvrage, diffusant la doctrine silloniste au sein de l’Église et cherchant à concilier la république et le christianisme dans le but de construire une démocratie et instaurer une justice sociale au-dessus de la religion. Le 30 mai 1950, à la mort de Marc Sangnier, le très anticlérical Edouard Herriot, chef du Cartel des gauches, pouvait rendre hommage à cet « apôtre » et saluer cette « âme évangélique, ce cœur pur »[7].
Notes et références
[1] Le sillon, article de la Revue du Nord, tome 51, n°203, Octobre-décembre 1969, www.persée.fr, lu le 17 novembre 2024.
[2] Le Mouvement social, n°62, janvier 1968, dans Le sillon, article de la Revue du Nord.
[3] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.
[4] Marc Sangnier, Le Sillon, n°14, article Pourquoi ce numéro, 2 août 1902, gallica.fr.
[5] Voir Lettre aux archevêques et évêques Français Notre Charge apostolique, 25 août 1910, laportelatine.org.
[6] Voir l’encyclique Diuturnum illud relative au principat politique, Léon XIII.
[7] Le Monde, article du 3 juin 2010, Marc Sangnier : un message d’une extraordinaire actualité, par Jean-Michel Cadiot, lemonde.fr.