" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


lundi 7 mars 2022

L'argument du mal contre la Providence divine par Diderot et Holbach

Les terribles tremblements de terre, les coulées meurtrières de boue et bien d’autres phénomènes naturels aussi redoutables et destructeurs, qui déciment des vies et des familles, affligent bons et mauvais, jeunes et vieux, et réduisent à néant bien de légitimes espoirs, soulèvent bien des questions sur l’ordre du monde et sur l’existence même de Dieu. « Comment concevoir un Dieu, la bonté même, qui prodigua ses biens à ses enfants qu’il aime et qui versa sur eux les maux à pleines mains ! »[1]

Les drames qui nous frappent peuvent, comme chez Voltaire, pousser des hommes au pessimisme et au repli sur eux-mêmes pour cultiver leur jardin, et finalement les écarter de toute croyance en Dieu. Des drames plus personnels ont parfois aussi pour conséquence de voir des chrétiens abandonner leur foi. Nombreux sont enfin ceux qui se fondent sur de tels calamités pour défendre et propager leur athéisme comme Denis Diderot (1713-1784) ou Paul-Henri Dietrich, dit le baron d’Holbach (1723-1789). Nous allons désormais nous tourner vers ces adversaires de la divine Providence…

Nier la Providence divine revient à nier Dieu

Représentant de la pensée matérialiste, Diderot est un véritable athée. « Nul ne saurait aujourd’hui contester la vigueur et la profondeur de l’athéisme de Diderot. »[2] Les belles phrases en faveur de Dieu que nous pouvons parfois trouver dans ses ouvrages ne sont qu’ironie et duplicité. Partisan prudent et engagé de l’athéisme, écrivains aux plusieurs masques, Diderot raille fortement l’idée de la divine Providence car il est convaincu que « dès qu’on supprime cette vérité, la religion s’anéantit ; l’idée de Dieu s’efface »[3]. Dans son livre Jacques le fataliste, le célèbre valet ironise sur l’idée de son maître qui croit à la Providence divine. « On ne sait jamais ce que le ciel veut ou ne veut pas, et il n’en sait peut-être rien lui-même. »[4] Tout est finalement écrit…

Selon Diderot, Dieu désigne « l’être tout-puissant dans la nature, et qu’on suppose la gouverner avec intelligence et bonté »[5]. Le « parfait athée » consiste donc à « nier qu’une intelligence suprême ait fait ordonné, disposé tout à quelque bien général ou particulier ». Diderot use notamment de l’argument du mal pour remettre en question les qualités divines inhérentes à la notion de Dieu, que sont la puissance, l’intelligence et la bonté, pour ensuite rejeter l’existence de Dieu.

Contre la puissance, l’intelligence et la bonté divine

À partir de l’idée selon laquelle « tout a été fait et ordonné, que tout est gouverné pour le mieux par une seule intelligence essentiellement bonne », Diderot oppose l’ordre du monde que Dieu a créé et qu’il maintient et les maux qui se présentent comme des anomalies ou des dysfonctionnements de cet ordre. Il y a donc une double opposition entre un Dieu intelligent et les maux qui paraissent comme des imperfections ou des défaillances. « Si tout est conforme au bon ordre, si tout concourt au bien général, si tout est fait pour le mieux ; il n’y a point de mal absolu dans l’univers, point de mal relatif au tout. »[6]

Diderot oppose aussi la bonté de Dieu et les maux qui frappent ses créatures sous les deux aspects que le christianisme défend, c’est-à-dire un Dieu Créateur et un Dieu Père. « Comment s’imaginer que le meilleur des pères néglige le soin de ses enfants ? […] Quel est l’ouvrier qui abandonne le soin de son ouvrage ? »[7] Car écrit-il encore, « s’il se mêlait des choses ici-bas, il n’y aurait ni mal physique ni mal moral. » Diderot remet ainsi en question la Providence tel qu’elle est définie dans l’Encyclopédie. « La providence est le soin que la divinité prend de ses ouvrages. »[8]

Or s’il y a quelque chose d’absolument mal, réalisé à dessein ou par hasard, cela signifie que Dieu n’est pas la cause de tout ou qu’Il ne peut le prévenir, ce qui revient à avouer son impuissance ou sa mauvaise volonté. Dans le premier cas, il ne peut être l’Être suprême, dans le second, il ne peut être bon. Dans les deux cas, Dieu tel qu’il est défini n’existe pas.

Le Bon Sens du baron d’Holbach

Le baron d’Holbach, autre athée du XVIIIe siècle, récuse clairement toute croyance en une Providence divine dans un de ses ouvrages intitulés Le Bon Sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles. Il la définit comme « le soin généreux que la divinité fait paraître en pourvoyant aux besoins, et en veillant au bonheur de ses créatures chéries. »[9]

Un conte oriental, admirablement bien écrit et redoutable, permet à Holbach de ridiculiser l’idée même de la Providence divine. Il met en scène un ermite musulman qui, dans sa solitude agréable, est bien soigné par les habitants d’alentour. Il rend alors grâces à Dieu des bienfaits dont sa Providence le comble. Puis, un jour, il décide de se rendre en pèlerinage à la Mecque en dépit d’une guerre qui rend ce voyage périlleux. Au cours de son périple, il traverse les belligérants sans difficulté, trouve un asile confortable et enchantée ainsi qu’un repas délicieux, puis traverse une contrée idyllique. « Attendri par ce spectacle, il ne cesse d’adorer la main riche et libérale de la providence, qui se montre partout occupé du bonheur de la race humaine. »[10] Mais arrivé sur le sommet d’une montagne, il découvre « un spectacle hideux », celui d’une vaste plaine, « entièrement désolé par le fer et la flamme […] couverte de plus de cent mille cadavres, restes déplorables d’une bataille sanglante ». Il découvre toute la cruauté d’un champ de bataille. « Son âme en est consternée. » Et là, il entend « un loup gorgé de chair humaine » qui rend grâces à son Créateur de fournir à ses créatures des repas somptueux.

Dans son conte, Holbach montre que le recours à la Providence divine n’est qu’une réaction humaine face à une situation qui lui est favorable alors que l’homme est « détestable », un loup pour l’homme. L’idée de la providence divine ne manifeste ainsi que son regard réducteur sur la réalité et centré sur lui-même. « Dès qu’on ouvre les yeux sur la portion la plus nombreuse des habitants de ce monde ; contre une très grande quantité d’hommes, que l’on suppose heureux, quelle foule immense d’infortunés gémissent sous l’oppression et languissent dans la misère ! »[11]

La Providence divine, une « mère dénaturée »

À la fin de son discours, Holbach évoque de nouveau les manifestations destructrices et dévastatrices de la Providence divine. Elle détruit plus qu’elle conserve. Elle ne ressemble guère à « une mère tendre et soigneuse ». Elle « ressemble plutôt à ces mères dénaturées qui, oubliant sur le champ les fruits infortunés de leurs amours lubriques, abandonnent leurs enfants dès qu’ils sont nés, et qui, contente de les avoir engendrés, les exposant sans secours aux caprices du fort. »

Selon Holbach, ceux qui enseignent la Providence divine seraient aussi conscients de cette contradiction quand, quittant leurs pensées, ils sont à leur tour confrontés à la réalité. « En même temps que nos docteurs nous étalent avec emphase les bontés de la providence, en même temps qu'ils nous exhortent à mettre en elle notre confiance, ne les voyons-nous pas s'écrier, à la vue des catastrophes imprévues que la Providence se joue des vains projets des hommes, qu'elle renverse leurs desseins, qu'elle se rit de leurs efforts, que sa profonde sagesse se plaît à dérouter les esprits des mortels ? »[12]

Holbach ne veut point accorder sa confiance à une « Providence maligne qui se rit, qui se joue du genre humain » et « dont la façon d’agir est inexplicable pour moi ». Il souligne ainsi un deuxième argument, celui de l’incompréhension des modes d’action de Dieu.

Contre les arguments en faveur de la Providence divine

Après avoir montré la contradiction entre l’idée d’une Providence divine et les faits, Holbach réfute dans une deuxième partie les arguments en faveur de la « Providence divine ». Le premier concerne la quantité de biens qui serait supérieure à celle des maux. Mais une infirme quantité de maux suffit pour manifester la malignité divine qui « est incompatible avec la perfection qu’on lui suppose. » Le seconde insiste sur la nécessité de l’homme à travailler pour subvenir à ses besoins « dans une lutte perpétuelle avec la Providence ». « En un mot, je vois la race humaine continuellement occupée à se garantir des mauvais tours de cette Providence que l’on dit occupée du soin de son bonheur. »[13] Enfin, ce qu’il est appelée « Providence divine », n’est que la façon de raisonner des hommes à partir des causes finales. Ils « prétendent aperçoivent clairement des vues bienfaisantes de Dieu dans la formation des choses. »[14]

Contre l’argument d’une vie au-delà de l’existence humaine ici-bas, qui assure à l’homme son véritable bonheur, Holbach le réfute en accusant « l’imagination des hommes, qui, en la supposant, n’ont fait que réaliser le désir qu’ils ont de survivre à eux-mêmes, afin de jouir par la fuite d’un bonheur plus durable et plus pur, que celui dont ils jouissent à présent. »[15] La misère humaine, ne serait-elle qu’une série d’épreuves pour mieux conduire l’homme à son véritable bonheur ? Holbach ironise sur un Dieu « qui sait tout et doit connaître à fond les dispositions de ses créatures » et qui a « encore besoin de tant d’épreuves pour s’assurer de leurs dispositions. »[16] Et qui assure à l’homme que dans l’au-delà, Dieu saura lui procurer un bonheur infini quand ici-bas, il ne peut savourer un bonheur fini ?

Reprenant alors les paroles d’Epicure, selon Lactance (260-340), « s’Il le veut et s’Il le peut, d’où vient donc le mal, ou pourquoi ne l’empêche-t-Il pas ? »[17] La question reste encore sans réponse satisfaisante pour Holbach.

Le bon sens contre la bonté et l’intelligence divine

Contrairement à la théologie catholique, la logique du bon sens voudrait qu’une action ne soit jugée bonne ou mauvaise que par ses effets et non par ses causes. Or, le monde est rempli de maux et de désordres. Les hommes ne naissent que pour souffrir beaucoup et mourir. Comment est-il possible alors de considérer que « ces effets sont dus à une cause bienfaisante et immuable »[18] ?

Et comme l’intelligence d’un être est jugé « par la conformité des moyens qu’il emploie pour parvenir au but qu’il se propose » et que « le but de Dieu est, dit-on, le bonheur », Holbach ne peut croire que Dieu est intelligent.

Holbach ne voit ici-bas que des nécessités et des lois générales que personne ne peut déroger. « Que m’importe l’infinie puissance d’un être qui ne veut faire que très peu de choses en ma faveur ? Où est l’infinie bonté d’un être, indifférent sur mon bonheur ? »[19] Il est en effet à noter qu’Holbach ainsi que Diderot sont partisans du déterminisme…

Commentaire

Selon leur méthode coutumière, Diderot et Holbach utilisent tous les arts de la rhétorique et le ton ironique pour s’attaquer à la croyance en la Providence divine. Leur style agréable et efficace ne masque pas néanmoins l’insuffisance de leur argumentation. Ils exposent encore le problème du mal sans le résoudre et l’utilisent pour la remettre en question. Cependant, le raisonnement d’Holbach ne le fait guère évolué et n’a ni la rigueur ni la profondeur nécessaire pour convaincre. Il peut néanmoins persuader beaucoup d’hommes et de femmes par ses qualités littéraires et la simplicité, voire le simplisme, de son discours.

Refusant de juger un mal par l’intention, Holbach ne distinguent pas le mal moral et le mal physique ou naturels. Il est alors bien difficile de l’entendre et sa position évite bien des difficultés. Le conte oriental met ainsi en parallèle des maux de nature différente tout en les englobant dans la même histoire. Holbach ne se préoccupe guère alors de la question de la liberté humaine ou du libre-arbitre et donc celle, plus ardue, de l’action divine à l’égard de cette liberté. Si l’homme était capable de toujours agir librement bien, pouvons-nous dire qu’ils agissent librement et bien ? Ils seront plutôt déterminés à agir ainsi. En fait, la notion de liberté implique celle du risque et donc du mal. Or faut-il accuser Dieu d’avoir fait l’homme libre ? Et s’il est libre, faut-il accuser Dieu du mal que l’homme commet ? Enfin, est-ce un mal ou un bien que l’homme soit libre ? La question du mal est donc beaucoup plus complexe que semblent prétendent Holbach et Diderot. Contrairement à Rousseau et à Kant, Holbach ne cherche pas non plus à évaluer le rôle de l’homme dans les conséquences néfastes d’un phénomène naturel. En omettant sa part de responsabilité, sujet pourtant déterminant dans notre sujet, il biaise aussi le problème du mal.

N’oublions pas que Diderot comme Holbach sont des déterministes en raison de leur matérialisme. Or dans un système déterministe, comme tout fonctionne selon des lois et qu’aucun être ne peut s’en déroger, il est clair que leur législateur n’est guère puissant ni bon si ces lois fonctionnent mal ou génèrent du mal. Mais qu’est-ce qu’un mal s’il est la conséquence voulue d’une loi ? Si Dieu intervient pour qu’elle ne réalise pas ce qu’elle est censée faire, alors où est la cohérence, où est l’intelligence ? Où est le déterminisme ? En fait, le mal moral ou physique n’a pas de sens dans un système déterministe. En tout cas, dans ce système, l’homme est bien illégitime pour dire qu’il y a des maux. Il n’y a pas non plus de bonté et de miséricorde à attendre de Dieu. Il n’y a aucune malignité. Puisque tout arrive par nécessité.

En jugeant le mal uniquement par les effets, ce que le bon sens ne pourrait accepter, ce qui est contraire à la morale naturelle, la notion même du mal n’est guère pensable. Elle heurte à la difficulté du mal relatif. Il va même à l’encontre des propos d’Holbach puisque les effets ne sont perceptibles que par le regard de l’homme, un regard naturellement restreint, puisqu’il ne peut connaître les effets dans toutes les dimensions, y compris et surtout temporelles. Cela signifie clairement qu’il est bien téméraire de croire que l’esprit humain est suffisamment vaste, bon et intelligent pour juger du dessein de Dieu. Ainsi, la remise en question de la Providence divine ne peut être possible que si l’existence ou la notion de Dieu y est remise en cause.

Enfin, il est bien difficile de parler du mal, mal physique et mal moral, sans le définir, c’est-à-dire sans définir la notion de bonheur et de bien. Si les athées récusent la vie après la mort, la rejetant simplement comme une œuvre de l’imagination et une manifestation de l’orgueil humain comme l’affirme Holbach, ou s’ils réduisent notre vie à la matière seule, il est alors inévitable de percevoir le monde comme un monde dominé par le mal puisque toute chose matérielle est instable, limitée, vulnérable, vouée à disparaître…

 

 

Notes et références

[1] Voltaire, Poème sur le Désastre de Lisbonne, ou examen de cet axiome Tout est Bien, dans Œuvres complètes de Voltaire, Garbier, 1877, tome 9, Wikisource. Voir Émeraude, février 2022, article « La Providence divine et le désastre de Lisbonne au XVIIIe siècle ».

[2] Georges Benrekassa, La religion de Diderot, dans Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n°53, 1er décembre 2018, mise en ligne le 1 décembre 2020, OpenEdition journals, consulté le 1er mars 2022, journals.openedition.org.

[3] Diderot, Encyclopédie, article « Providence ».

[4] Diderot, Jacques le Fataliste,

[5] Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, Livre premier, partie première, section première dans Œuvre de Denis Diderot, volume 1, Belin, 1888, A. Belin. Il s’agit de la traduction par Diderot de Principe de la philosophie morale ou Essai de M. S. sur le mérite et la vertu de Shaftesbury. Cette traduction exprime davantage la position du traducteur que celle de l’auteur en s’appuyant sur l’autorité de celui qu’il traduit. « On n’a jamais usé du bien d’autrui avec autant de liberté », écrit-il lui-même. Voir Discours préliminaire, dans Œuvres complètes, Diderot, tome I.

[6] Diderot, Essai sur le mérite et la vertu, Livre premier, partie première, section première dans Œuvre de Denis Diderot, volume 1.

[7] Diderot, Encyclopédie, article « Providence », dans Œuvres de Denis Diderot, volume 3, édition Belin, 1818.

[8] Encyclopédie, article « Providence », 1ère édition,1751, tome I, Wikisource.

[9] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §52, Londres, 1772.

[10] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §98.

[11] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §52.

[12] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §52.

[13] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §53.

[14] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §53.

[15] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §57.

[16] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §57.

[17] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §57. Le chrétien et apologiste Lactance attribue la formulation à Epicure dans son ouvrage La Colère de Dieu.

[18] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §54.

[19] Holbach, Le bon sens ou les idées naturelles opposées aux idées surnaturelles, §56.

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