" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


samedi 12 février 2022

Le problème du mal, une question déterminante

La crise dans laquelle nous sommes plongés en raison d’une épidémie qui ne connaît pas de frontière a remis en cause notre manière de vivre, voire les fondements de notre société. Pour espérer d’en être délivré, la plupart des dirigeants politiques misent tout sur l’efficacité du vaccin et le décrivent comme la solution du bien-être retrouvé tout en mettant en place des mesures qui limitent sa propagation et par conséquent nos échanges et nos mouvements au risque de remettre en cause nos libertés. Le vaccin apparaît tellement comme la solution unique et incontournable de la crise que ceux qui le refusent sont accusés d’en être des inconscients, des irresponsables, voire les propagateurs du virus comme si finalement ils étaient les complices d’un mal dont ils sont en fait, comme les autres, des victimes. Leur crime est si intolérable, y compris au sommet de l’État, que leur citoyenneté est même remise en cause. Ils sont pires que des criminels. Et pourtant, parallèlement à cette chasse aux sorcières, des aides soutiennent davantage et encouragent l’avortement et l’euthanasie…

Comme l’a déjà noté Socrate, l’homme n’agit que pour le bien ou plutôt ce qu’il considère comme le bien. Comme l’illustrent toutes les mesures mises en œuvre durant la crise et que démontre encore la campagne publicitaire sur la vaccination, des hommes et des femmes se vaccinent uniquement pour continuer à se rendre au cinéma, au restaurant et à toutes sortes de distraction ou simplement pour vivre socialement, ne plus revivre de confinement. Le bien pour eux est le bien-être, une vie de plaisir et de confort, une vie sociale, sans contrainte ni ennui. Nous pouvons alors comprendre que le confinement a été pour eux une épreuve terrible. D’autres, affolés par l’ampleur de l’épidémie ou par les chiffres monstrueux des statistiques, ont peur de la souffrance et de la mort. La santé est un bien qui mérite bien des sacrifices. Enfin, par mimétisme ou encore par habitudes inconscientes, poussés par leurs proches ou apeurés d’être à contre-courant du monde, d’autres encore ont simplement suivi les autres, ne se posant nulle question, ne résistant à aucune pression. Nous agissons aussi pour éviter ce qui pourrait porter atteinte à ce que nous considérons comme un bien, ou plus clairement pour éviter ce qui nous considérons comme un mal.

La question du mal est déterminante dans notre manière de vivre et donc dans notre manière de penser. Elle est même la question fondamentale en matière de vie religieuse. Nombreux de nos contemporains refusent ainsi de croire en Dieu en raison du mal persistant qui règne dans notre monde et qu’ils connaissent eux-mêmes dans leur chair. L’idée de Dieu, d’un Dieu juste et tout-puissant, et leur expérience du mal leur paraissent incompatibles. Suffit-il de dire qu’il s’agit là d’un mystère insondable auquel nous ne pouvons pas répondre pour surmonter les difficultés ? Il est donc temps de nous préoccuper de ce problème difficile et pourtant crucial. Pour initier notre étude, nous vous proposons de suivre l’un de ceux qui ont été sans-doute le plus préoccupé de ce problème, Saint Augustin

Une question préoccupante pour Saint Augustin

Saint Augustin est en effet l’un de ceux qui ont été fortement préoccupé du problème du mal que cause l’homme, et plus précisément du mal moral, c’est-à-dire de celui du péché dans notre monde. Un de ses amis, Evodius, lui demande d’expliquer la cause du péché. « Tu soulèves là un problème qui m’a violemment agité dans mon adolescence et qui, de guerre lasse, m’a poussé vers l’hérésie et m’y a précipité. »[1] Il est convaincu qu’un Dieu parfaitement juste et infiniment aimant ne peut être la cause du mal. « Nous croyons tout ce qui existe vient d’un seul Dieu, et cependant que Dieu n’est pas l’auteur des péchés. » Comme Platon et bien d’autres philosophes, il exclut les réponses des religions païennes qui voient le mal comme une action divine ou la manifestation de la puissance arbitraire des dieux. « D’où vient le mal ? »[2]

Auquel le manichéisme et tout système dualiste apportent des réponses incohérentes…

Le problème du mal a tourmenté Saint Augustin dès ses plus jeunes années. Il croit d’abord que le manichéisme[3] peut lui apporter une réponse à ses angoisses et à ses doutes. Cette religion explique l’origine du mal par deux principes d’être opposés, celui du Bien et celui du Mal. Tout ce qui existe ici-bas est alors un mélange d’éléments bons et mauvais qui résultent de ces deux principes. Le mal existe en nous nécessairement tant que l’élément bon ne se détache pas de l’élément mauvais. Le manichéisme conçoit ainsi un système dualiste que nous retrouvons dans de nombreuses religions ou tendances religieuses, y compris actuelles.

Mais comme Saint Augustin l’a souligné, le fait de reporter l’origine du mal dans un principe mauvais implique non seulement à disculper Dieu de tout mal mais aussi à nous disculper du mal dont nous sommes pourtant la cause. Il conclue aussi que dans ce système, le Bien est une puissance passive au contraire du Mal qui, seule puissance active, absolue et agressive, a toute l’initiative, ce qui ne donne pas une belle image de la puissance de Dieu. La réponse qu’apporte le manichéisme s’avère alors pour Saint Augustin insatisfaisante et incapable de répondre à l’expérience du mal. Son manque de rigueur philosophique finit par le détacher de cette religion.

L’opinion des manichéens sur le mal est manifestement un contre-sens, reconnaît Saint Augustin. Le mal n’est pas un être et au contraire, il est le contraire même de l’être, comme il le découvre dans le néoplatonisme.

Contrairement au néoplatonisme, plus rigoureux…

Saint Augustin trouve dans le néoplatonisme des idées plus solides et constructives. Les philosophes néoplatoniciens cherchent aussi à expliquer la cause du mal qu’ils ne peuvent que constater. C’est aussi un problème redoutable puisqu’eux-aussi, ils sont convaincus de l’existence d’un principe premier et divin qui ne peut être responsable du mal. Selon Plotin (205-270), qui identifie le « nous » à notre âme, c’est-à-dire à notre partie intellectuelle, le mal est lié à notre existence tant que nous sommes attachés à la matière. « Nous ne sommes pas le principe de nos maux, mais les maux existent avant nous : le mal possède l’homme malgré lui »[4]. Mais « la vie dans le corps est elle-même un mal »[5]. Le mal n’est donc pas un être. Dans son système, l’âme « descend » dans la matière, l’« illumine » et lui donne la vie.  En tant que non-être, la matière est dépourvue de bien. Dans ce système trop brièvement décrit, l’âme est aussi « affranchie de toute responsabilité dans les fautes que l’homme commet et dans les maux qu’il subit… »

D’où viennent alors les fautes, se demande Plotin ? « Nos fautes viennent de la victoire que remporte sur nous-mêmes la partie la plus mauvaise de l’être multiple que nous sommes […] Nous faisons donc le mal en cédant aux pires éléments de la nature. »[6] C’est donc par la vertu que nous pouvons vaincre le mal, « non pas en vivant le composé, mais en se séparant déjà. »[7] Par nos propres efforts, par l’intelligence, nous pouvons donc vaincre le mal et parvenir au bien. Contrairement aux manichéens, le Bien dans le système de Plotin est une puissance active qui ne permet pas au mal d’exister isolément, un mal dont l’existence ne remet pas en cause l’ordre des choses, un mal qui suppose même cet ordre. Le mal n’est finalement qu’un aspect particulier d’un univers beaucoup plus riche. La conclusion est naturellement enthousiasmante et optimiste. Ainsi, Saint Augustin se lance dans les études philosophiques comme une véritable entrée en religion. « Sans désemparer je rentrais en moi tout entier. »[8]

Vers l’autonomie spirituelle et le volontarisme

Mais, rapidement, Saint Augustin comprend que la voie que trace Plotin conduit à une véritable autonomie spirituelle et au volontarisme. « Je m’efforce de faire remonter ce qu’il y a de divin en nous à ce qu’il y a de divin dans l’univers. » Il n’y a point de libération mais une prise de conscience. C’est le cœur de tout système platonicien. « Les platoniciens s’étaient toujours sentis capables de proposer une vision de Dieu à laquelle l’homme puisse accéder de lui-même, sans aide extérieure, par la seule « ascension » rationnelle de son esprit vers le royaume des Idées. »[9]

Plus tard, Saint Augustin perçoit les conséquences du néoplatonisme et, sans-doute songeant à lui-même ou aux chrétiens qui se sont égarés dans cette voie, il nous avertit : « Il y a des gens qui pensent atteindre à la contemplation de Dieu et s’unir à Dieu en se purifiant par leurs moyens »[10] Ces « orgueilleux » ne peuvent alors comprendre que nous puissions connaître Dieu par la foi.

La réponse du néoplatonisme au problème du mal, plus riche et plus profond que celle du manichéisme, paraît encore insatisfaisante pour Saint Augustin. En ne comptant que sur soi-même, elle ne répond guère à une réalité que nous expérimentons tous, celle de l’expérience du mal, un mal qui se réalise malgré et contre notre volonté. Nous pouvons aussi concevoir que la voix que trace Plotin n’est propre qu’à ceux qui philosophent et donc à une élite, fermant ainsi la voie à la plupart des hommes et des femmes. Or, la réalité est tout autre. Le mal est parfois plus présent chez des philosophes que chez des ignorants…

Comme le pélagianisme, bien trop optimiste et simpliste

Saint Augustin rencontre aussi d’autres chrétiens qui sont convaincus que naturellement, l’homme a la capacité de choisir entre le bien et le mal et que Dieu lui a donné la force nécessaire pour faire le bon choix depuis l’œuvre de la Création. Le mal résulte donc de la seule mauvaise utilisation de la liberté de l’homme. Il en assume seule toute la lourde responsabilité. Ainsi, selon le pélagianisme[11], Dieu, infiniment bon et puissant, accorde le pouvoir à la volonté humaine d’agir pour le bien comme pour le mal sans remettre en question sa bonté et sa toute puissance. Mais Saint Augustin note que les idées pélagiennes laissent intact le problème du mal.

D’où vient en effet le mal ? Si l’homme a été créé naturellement bon et qu’il est capable de choisir le bien et de ne pas commettre le péché, la cause du mal réside nécessairement à l’extérieur de l’homme, par exemple dans la force contraignante des habitudes sociales selon les pélasgiens. Pélasge peut ainsi affirmer qu’un riche est sûr d’être damné. Bien plus tard, de nombreux philosophes développeront l’idée selon laquelle la société humaine rend mauvais l’homme, de nature naturellement bonne.

Telle est par exemple l’idée de Rousseau, idée en soi peu originale. Mais, contrairement à la doctrine pélagienne, il propose comme remède au mal, non de fuir la société et de mener de réels efforts pour vivre dans la vertu et l’obéissance à Dieu, mais de réformer la société elle-même et de disposer d’un gouvernement capable de régénérer l’homme. Or, c’est oublier que la société est aussi œuvre humaine. De telles philosophies reportent alors le problème du mal de l’homme vers les hommes sans le résoudre. Car finalement, le péché n’est pas une idée ou un concept comme peut l’être l’idée de l’homme. Elle est une réalité qui n’existe que par les hommes…

Et le mal physique ?

Le mal n’est pas seulement moral. Il est aussi physique. Saint Augustin ne néglige pas cette distinction. Les événements historiques dont il est témoin, c’est-à-dire la prise de Rome et le pillage de la Ville par Alaric et ses Goths, bouleversent les Romains, et notamment les païens qui accusent les chrétiens d’en être responsables en raison de l’abandon du culte des dieux ancestraux.

Dans la Cité de Dieu, reprenant le cours de l’histoire humaine, qui n’a pas été épargnée par d’autres calamités en dépit des différents cultes, Saint Augustin présente ces maux comme une épreuve salutaire ou comme de justes peines que Dieu nous inflige. Nous les regardons d’un œil étroit, sans le recul nécessaire ni une véritable vision d’ensemble. La douleur légitime qu’ils créent en nous restreint encore plus notre perception de la réalité. « Quand un homme sans instruction est dans l’atelier d’un artiste, il y voit beaucoup d’instruments dont il ignore l’usage, et s’il est tout-à-fait insensé, il les regarde comme superflus. Si, par mégarde, il tombe dans une fournaise ou s’il blesse en touchant maladroitement un fer acéré, il pensera sans-doute qu’il y a des choses pernicieuses et nuisibles. Mais l’artiste instruit  de leur usage se rira de la sottise de son visiteur et, sans s’inquiéter de ses propos impertinents, il continuera l’exercice de ses travaux. »[12]

C’est donc notre ignorance qui explique notre manière de voir et de percevoir le mal dans les événements. L’homme est un élément d’un ensemble dont il ne mesure pas les dimensions et la subtile organisation. Ce qui peut apparaître un mal pour lui n’est finalement qu’un bien pour la Création à laquelle il appartient. « Il y a des hommes qui, n’osant blâmer chez un ouvrier mortel les instruments qu’ils ne connaissent pas, se résolvent à les jugers nécessaires et préparés pour un usage déterminé, mais qui, dans ce monde où tout nous dit que c’est Dieu qui en est le créateur et l’administrateur, sont assez insensés pour oser reprendre bien des choses dont ils ne connaissent pas l’usage, et pour vouloir paraître savoir ce qui leur échappe dans les œuvres et les instruments de l’Artiste tout-puissant. »[13]

Saisissons bien la pensée de Saint Augustin. Il ne prétend pas que le mal est nécessaire dans la Création. Mais puisqu’il existe, et en raison même de nos limites et de notre impuissance à embrasser d’un seul regard l’ensemble des choses, nous ne pouvons que trouver une explication fragmentaire et nécessairement imparfaite. « Dans l’impuissance où est leur faible esprit d’embrasser et d’envisage la liaison et l’harmonie universelles, quand ils sont blessés d’une chose, ils s’imaginent, parce qu’elle a pour eux de l’importance, que c’est un grand désordre de l’univers. »[14]

Conclusions

La réalité du mal nous semble peu compatible avec l’idée d’un Dieu tout-puissant, juste et miséricordieux. Comment l’auteur de tout bien, Créateur et maître de toute chose, peut-Il permettre le mal, moral et physique, alors qu’Il est la bonté même. De nombreuses religions et philosophies tentent d’apporter une réponse à ce problème déterminant. C’est par leur réponse à cette question si essentielle que nous pouvons déterminer leur véracité et leur pertinence.

La perception que nous avons du mal se fonde sur notre conception de Dieu et celle de la nature humaine. Les théories optimistes du pélagianisme ne convainquent par Saint Augustin, bien trop ancré dans la réalité et trop proche de la misère humaine pour croire l’homme capable par lui-seul d’éviter le mal. Le volontarisme du néoplatonisme ne peut non plus le satisfaire, refusant de concevoir le bien réservé à une élite intellectuelle. Les réponses que les pélagiens et les néoplatoniciens nous donnent se fondent sur une idée de l’homme qui contredise notre expérience du mal, en particulier du mal que nous commettons malgré nous en dépit de notre volonté et de nos efforts. Le dualisme manichéenne est trop incohérente et simpliste pour être pris au sérieux, même si elle peut séduire dans une première approche. En valorisant le mal et en lui donnant une existence, il tend à réduire l’efficacité du bien et finalement la crédibilité de Dieu.

Il n’est guère possible de penser au problème du mal sans soulever la question de notre responsabilité dans le mal que nous faisons. Alors que le manichéisme nous disculpe de toute culpabilité, le néoplatonisme et le pélagianisme nous attribuent seuls la faute. La question du mal trouve là tout son poids et sa véritable signification.

Enfin, comme le montre Saint Augustin dans sa réponse au mal physique, nous apportons souvent de mauvaises réponses au mal qui se présente à nous en raison de nos limites. Notre ignorance ainsi que nos souffrances nous empêchent de prendre du recul nécessaire pour relativiser ce qui nous touche et le situer dans un ensemble beaucoup plus vaste que nous pouvons appréhender.

Finalement, la question du mal n’est pas un problème isolé. Elle est nécessairement liée à d’autres questions essentielles qui l’influencent et qu’elle nourrit. Elle est aussi exigeante puisque non seulement elle répond à une cohérence d’ensemble embrassant tous les aspects de la vie humaine mais aussi à l’expérience que nous avons du mal, aux douleurs ou souffrances qu’il porte en nous et finalement à notre vécu le plus intime, le plus fondamental. Une philosophie ou une religion qui n’apportent pas de réponses satisfaisante sur le mal ne peuvent guère nous intéresser…

 

Notes et références

[1] Saint Augustin, De Libero Arbitrio, I, 2, 4.

[2] Saint Augustin, Confessions, VII, 7, 11.

[3] Voir Émeraude, décembre 2013, article « Le Manichéisme ».

[4] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.

[5] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.

[6] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 8.

[7] Plotin, Sur l’origine et la nature des maux, I, 7.

[8] Saint Augustin, Contre Acadius, II, 2.

[9] Peter Brown, La vie de Saint Augustin, §10, nouvelle édition, trad. par H. Marrou, éditions du Seuil, 2001.

[10] Saint Augustin, De la Trinité, IV, 15.

[11] Voir Émeraude, mars 2013, articles « Le pélagianisme : son histoire » et « Le pélagianisme : sa doctrine ».

[12] Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I, 16, 25, P. L. 34 dans La raison d’être du mal d’après Saint Augustin, Gérard Philips, Museul Lessianume, section théologique n°17.

[13] Saint Augustin, Sur la Genèse contre les Manichéens, I, 16, 25.

[14] Saint Augustin, De Ordine, I, I, 2, P. L. 32 dans La raison d’être du mal d’après Saint Augustin, Gérard Philips.

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