" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


mercredi 25 juillet 2012

La création "ex-nihilo" contestable ?

« Dieu, étant intrinsèquement bon, a fabriqué l'univers en le tirant d'une matière informe » (1). Ce texte de Saint Justin est souvent repris pour prouver que la doctrine de la création « ex-nihilo » n'était pas considérée comme une vérité incontestable au IIème siècle. De même, certains auteurs font une distinction entre le « néant absolu », c'est-à-dire l'absence totale d'être, et le « néant relatif », l'être instable, ce qui n'est pas encore ce qu'il va devenir. Le néant relatif est quelque chose d'intelligible, d'incorporel. Tout porte à croire que les premiers apologistes considéraient la Création comme un aménagement par Dieu d'une réalité antérieure. 

Ils emploient aussi le terme de démiurge pour désigner l'activité divine. Or, la philosophie grecque attribue au démiurge l'acte consistant à mettre en forme la matière pré-existant au monde. Dans la conception grecque, Dieu apparaît donc comme un ouvrier qui fabrique, assemble et met en ordre un substrat éternel. L'apologiste Athénagore (v. 133-190) considère ainsi l'acte de la Création comme une mise en forme d'une matière primordiale, et donc semble présupposer l'existence de la matière, sans se poser la question de son origine (2)

Mais, le même apologiste considère cette matière comme « créé et corruptible » (3). Des apologistes affirment aussi nettement la création « ex-nihilo » comme Tatien (né vers 110/120). « La matière n'est pas sans principe, […], elle a été créée, elle est l'oeuvre d'un autre, et elle n'a pas pu être produite que par le créateur de l'univers » (4). D'où vient donc cette apparente contradiction ? Nous en voyons trois causes principales. 

D'abord, comme nous l'avions déjà invoqué (5), les apologistes sont formés dans les écoles philosophiques et sont imprégnés de la culture grecque. Les premiers apologistes chrétiens éprouveront donc des difficultés pour fixer une terminologie chrétienne distincte de celle de la philosophie grecque, ce qui explique des imprécisions et des malentendus dans leur vocabulaire. 

Puis, dans la Genèse, nous pouvons distinguer le double moment de la Création : une création « ex-nihilo » puis un ordonnancement. Le terme hébreu « tohu-bohu » employé dans la Genèse signifie bien chaos. Il est souvent traduit par « matière informe » (Gen., I, 2). Ainsi, les premiers apologistes emploient les deux termes, « créateur » et « démiurge », pour désigner l'activité de Dieu. Or ces deux termes appartiennent à deux lexiques différents, biblique et philosophique, d'où de possibles malentendus. 

Enfin, l'intention de ces premiers apologistes est de prouver aux Grecs l'existence de Dieu. Pour cela, ils s'appuient sur une pensée partagée, celle de l'harmonie du monde et de l'agencement cosmique, qui supposent un ordre divin. Ils privilégient donc le rôle « démiurgique » de Dieu. « Nous avons appris également que ce Dieu, étant intrinsèquement bon, a fabriqué l'univers en le tirant d'une matière informe » (6). Toutefois, ils précisent que la matière informe a été créée par Dieu. « La matière n'est pas sans commencement comme Dieu, et n'étant pas sans commencement, elle n'a pas un pouvoir égal à Dieu mais elle est née et n'est venue à l'être par personne d'autre, produite par le seul Demiurge universel » (7)



Plus sensible aux questions terminologiques, Saint Théophile d'Antioche expose avec limpidité la conception de la création « ex-nihilo ». « L'univers a été créé par Dieu, tiré du néant à l'existence » (8). Contrairement aux premiers apologistes, il cherche aussi et surtout à montrer la toute puissance de Dieu. Il s'attache à défendre le premier moment de la Création. Le terme de créateur sera donc privilégié. 


« Le vocabulaire utilisé révèle moins la conception que les apologistes se font de la création que l'origine de leur culture et le milieu dans lequel ils ont évolué » (9). La culture grecque a imprégné la terminologie des premiers apologistes et a influencé leur façon de penser. Nous comprenons alors les réticences de certains chrétiens à utiliser cette culture philosophique pour définir la foi. Parallèlement, leurs préoccupations ont guidé leurs pensées et donc leur terminologie. Ils cherchaient plus à exposer et à défendre la foi à partir d'un point commun avec l'adversaire : l'ordonnancement du monde. Il est alors très difficile de les comprendre en se fixant uniquement sur les termes qu'ils ont employés. Il faut surtout les entendre selon leur intention, leur vision d'ensemble et le contexte dans lequel ils évoluent. 

Avec beaucoup de rigueur et d'effort, et avec l'assistance divine, le christianisme s'est doté progressivement d'un vocabulaire claire et précis, exempt d'erreurs. C'est par ce travail qu'aujourd'hui, nous pouvons exposer notre foi d'une manière cohérente et irréprochable. Sans cette rigueur, qui pourrait nous entendre de manière sûre et certaine ? N'avons-nous pas un devoir de professer exactement et clairement notre foi ?... 




Références
Saint Justin (entre 100 et 114, entre 162 et 168), 1ère Apologie, X, 2.
Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 10, 3 
Athénagore, Supplique au sujet des chrétiens, 4, 1 
Tatien, Discours aux Grecs, 5.
Émeraude Juin 2012, art. « confrontation ou assimilation ». 
Saint Justin, 1ère Apologie, X, 2. 
Tatien, Oratio ad Graecos, V, 2-3. 
Saint Théophile d'Antioche, Trois Livres à Autolycus, I, 4. 
Frédéric Chapot, Les apologistes grecs et la création du monde, dans Les apologistes chrétiens et la culture grecque, sous la direction Bernard Pouderon et Joseph Doré, édition Beauchesne, 1998.

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