Or
la question est au centre de bien des discours qu’elle nous semble sans
réponse. La pluralité des réponses peut même nous décourager, voire nous
effrayer. Avant même de les entendre, nous fermons notre intelligence et
refusons de les écouter. Pourtant, la
question demeure au cœur de toutes nos préoccupations quoique nous
puissions dire ou penser. Il est cependant vrai que l’indifférence à l’égard de
cette question est un grand mal de notre siècle, un des plus grands virus qui
se répand dans le monde et auquel l’humanité n’est encore guère immunisée. Mais
pour les esprits encore éveillés, la question demeure.
Pour
un instant, n’ouvrons point d’ouvrage de philosophie de peur de nous lasser et
d’importuner nos lecteurs. Utilisons seulement et à bien escient l’expérience
humaine et notre propre expérience pour en tirer des leçons et saisir ainsi
quelques bribes de vérité dans notre quête du vrai bonheur…
« Science trop merveilleuse pour moi, elle est
trop élevée pour que j’y puisse atteindre. » (Psaume CXXXVIII)
Bien plus encore, et notre passé nous l’enseigne avec évidence, la science est parfois source de malheurs et de drames. Elle a fourni aux hommes, pas souvent mal intentionnés, une puissance redoutable aux effets démesurés, armes d’autant plus terribles que sa victime n’était autre que la vérité. Au nom de théories fragiles et hypothétiques, souvent empreintes d’idéologie, des esprits forts d’une rhétorique puissante et habile, et usant du mirage de la science, ont su faire croire que le progrès scientifique était gage de bonheur. Le XXe siècle a rapidement montré l’erreur de ces penseurs funestes. Les événements qui ont brisé tant de vies de manière atroce sont les fruits amers de cette vaine et dangereuse illusion. Pourtant, l’histoire se répète. Ses leçons oubliées, le cauchemar se poursuit. Forts de ses résultats, certes fantastiques mais toujours incertains et limités, des paroles identiques nous font encore croire que l’avenir se trouve assurément dans la science. Les pages douloureuse de notre passé ne semblent pas suffire pour éclairer les esprits.
« Il vaut mieux se confier au Seigneur que de
se confier dans l’homme. » (Psaume CXVII)
Mais
lumière, joie et force, tout cela risque de se dissiper rapidement quand notre
esprit mieux éclairé découvre en fait devant lui l’étendue toujours plus grande
de notre ignorance. Plus la nature dévoile sa grandeur et ses richesses, plus
nos certitudes faiblissent devant notre petitesse. Car finalement, que montre notre savoir si ce n’est notre
misère ? Et si nous nous soumettons à cette réalité qui s’impose,
notre bonheur nous paraît encore bien plus éloigné que nous l’avons cru. Des
âmes plus optimistes ou idéalistes pourraient croire qu’un jour, rien ne nous
sera caché. Nous nous souvenons encore de ces esprits nourris de rêves qui,
dans leur ivresse insensée, croyaient contenir tous les secrets de la vie dans
de gros volumes de livres. Le XIXe siècle s’est à peine achevé dans cette
chimère que, plus sage, le siècle suivant en a montré l’orgueil et la vanité. Quelques
brefs articles d’un véritable génie ont suffi pour briser cette folie. Le bonheur ne se livre pas dans une
encyclopédie aussi vaste et profonde soit-elle.
Et
même si nous parvenions à connaître tous les mystères de la vie, du monde
infiniment petit à l’espace infini, si nous arrivions à embrasser l’histoire et
à prévoir l’avenir, à connaître les pensées les plus intimes et les remèdes aux
maux les plus terribles, nous ne serons pas encore satisfaits de notre savoir
tant notre appétit demeure sans limite.
Quelles que soient l’étendue et la profondeur de nos connaissances, nous
rechercherons toujours plus loin, assurés de leur incomplétude et de leur incertitude.
Car face aux questions essentielles qui nous préoccupent et nous tourmentent, elles demeureront encore bien légères et
sans envergure, nous laissant encore plus dans notre misère.
N’avons-nous
pas des écoles pour transmettre tout le savoir à nos chers enfants ? Elles
n’ont jamais été aussi nombreuses. Les livres ne le diffusent-ils pas dans tous
les foyers ? La parole n’a jamais été aussi libre. Jamais sans-doute dans l’histoire de l’humanité le savoir n’a été
autant accessible aux hommes ! Pourtant, qui ne voit pas ce qui nous
arrive ? Sommes-nous les seuls à entendre l’inconcevable ? Jamais
l’homme n’a été autant instruit et pourtant, jamais il n’a été soumis au joug de l’émotion et aux événements.
Contrairement
aux belles pensées d’une époque révolue, l’instruction n’est pas toujours
synonyme de bonheur et de liberté. Il est vrai que dans notre tête bien pleine,
la connaissance n’est pas seule. Il s’y mêle
mensonges et erreurs. Et sans une
intelligence bien formée, que vaut en effet le savoir ? L
« Le secours de l’homme n’est que vanité »
(Psaume
LIX)
La
vérité que les hommes recherchent depuis tant de siècles se montre avec tant de
visages qu’elle paraît pour certains une chimère. Dans la diversité, il n’y voit qu’opinion et suspicion, ne cherchant
guère la parole qui dit vrai. Finalement, tout leur est indifférent, erreur
et mensonge compris. Pour d’autres, n’écoutant
guère les fantômes d’antan, la nouveauté fait office de vérité au point
qu’ils oublient que rien n’est neuf.
La diversité des philosophies ne traduit
que la faiblesse de notre raison et les limites de notre entendement. La raison est comme notre nature, limitée et
influençable. Tout ne peut être expliqué de manière rationnelle comme tout ne
peut pas être connu par elle. Elle est certes un puissant moyen pour découvrir
la vérité et l’erreur, pour œuvrer pour le bien et combattre le mensonge, mais
elle demeure sous l’emprise de l’homme, de ses défauts et de ses vices. Qui
peut encore croire que la raison seule est capable de nous procurer notre
bonheur ? Si elle est bien formée, elle peut nous le dire et nous le
démontrer comme elle peut proclamer qu’il
est folie de ne croire qu’en elle.
« Il vaut mieux espérer au Seigneur, plutôt
que d’espérer dans les princes. » (Psaume CXVII)
Certes,
sans État, qui organise, soutient et protège, nous ne pouvons rien faire. Sans cité, toute œuvre est dérisoire.
Comment pourrions-nous œuvrer sans la tranquillité publique que l’État doit
nous assurer ? Comment pourrions-nous vivre dans la paix s’il n’assure pas
justice et concorde ? Sans lui, le bien général ne serait guère
envisageable. Tout se plierait aux intérêts de chacun dans un vacarme
étourdissant. Tout ne serait que bagarre et ruine. Qui gagnerait à ces luttes
sans fin si ce n’est le plus fort ? Mais faut-il encore que l’État
surmonte les querelles de partis et porte le regard au-delà de
l’éphémère afin qu’il connaisse et sert le bien général !
Or,
nos maîtres ne semblent guère connaître leur impuissance. Comment peuvent-ils en
effet diriger une nation lorsque celle-ci navigue au gré des émotions et des
intérêts particuliers, l’attention uniquement tournée vers les vagues qui secouent
le navire et les rochers qui le menacent, ignorant même la route à suivre et
vivant sans autre temps que celui qui l’agite? À la barre, le capitaine ne
fait que gérer une situation qui s’empire, les yeux rivés sur la proue et les
pensées tournées vers un équipage peu sûr. Et que peut-il faire lorsqu’il sait
que son ouvrage ne dure que quelques mois, un ouvrage qu’il devra laisser à un
autre ? Il connaît aussi son maître, un maître bien plus grand que lui,
l’opinion…
« Ce n’est pas en mon arc que j’ai confiance,
ce n’est pas mon épée qui me sauvera. »(Psaume XLIII)
Que
peut-il même espérer, cet État si fort dans ses harangues, lorsqu’il combat ses
ennemis avec des moyens qui les ont fait grandir et quand ses faiblesses affermissent
leurs bras ? Ses lois qui s’enchaînent, ses articles qui se succèdent, ont-elles
par elles-mêmes la puissance de briser un cœur décidé et d’éclairer une
âme enflammée ? Le courage s’épuise dans les mots. La veulerie se cache dans la
hardiesse des phrases. Que l’État ose d’abord regarder ses ennemis comme ils le
sont et non comme ils veulent qu’ils soient. Mais un tel regard lui sera fatal.
Il verra ses mensonges et ses erreurs, ses contradictions et ses faiblesses. Au
lieu de prendre des armes efficaces pour arrêter leurs funestes ambitions, il préfère
alors serrer son joug à ceux qui espèrent encore en lui ou qui n’ont pas
d’autres choix que de se soumettre à ses lois. Quelle preuve
d’impuissance et de lâcheté ! Que d’ignorance et de bêtise dans leur
stratégie ! Le combat ne relève pas
uniquement de la matière. Le véritable
champ de bataille est l’âme…
« Eux qui mettent leur confiance dans leurs
biens, leur gloire dans les grandes richesses ! » (Psaume
XLVIII)
Mais
ne soyons pas naïfs ou impudent dans nos paroles. Quand rien ne nous manque, il
est plus facile de vendre la pauvreté. Le bonheur est certainement plus
accessible quand le corps est bien nourri et correctement vêtu, quand chaque
matin, notre esprit n’est pas tourmenté par la faim et le froid. Il est donc
difficile de s’y approcher et même d’y songer quand la misère est notre
compagne. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que la richesse aliène autant le pauvre que le plus fortuné. Le premier
est hanté par son souvenir ou par ses fictions quand le second y jouit sans
mesure. La misère ne touche pas
finalement que le corps.
Faut-il
donc être riche pour être heureux ? Un
riche n’a pas plus de réponse qu’un autre aux questions qui nous angoissent, et
son âme ne vit pas plus de certitudes. Nombreux sont aussi les pauvres qui
ont connu le bonheur. Leur chance est peut-être de n’avoir pas goûté aux
douceurs d’une existence trompée. Leur chair a souffert quand leur âme s’est réjouie.
Il est donc vain de croire que l’homme puisse
se satisfaire des biens de ce monde comme si le bonheur ne dépendait que de la
matière. La chose est dite. L’homme n’est pas réduit à un corps…
« L’intérieur
de l’homme et son cœur sont un abîme ! »(Psaume LXIII)
Certains,
amoureux d’eux-mêmes, se laissent prendre aux délices de la chair. D’un plaisir, ils courent à un autre, voulant
à tout prix éterniser un bonheur qui
fuit entre leurs mains. Mais après avoir nourri leur corps insolent, las de
leurs turpitudes, ils comprennent trop tard leur poursuite insensée, et à peine
se sont-ils reposés que leurs sens réclament de nouveau leurs offrandes. Et une
nouvelle fois, ils s’éprennent de leurs songes, et esclaves d’une drogue si
facile, ils assistent impuissants à une longue descente vers le dégoût de soi. Dans cet état de
dépendance, où la fuite est leur destin, ils savent bien que ces plaisirs ne
donneront ni paix ni bonheur. Mais enchaînés aux démons de la chair, dans un
monde qui les enivre, plus conscients qu’aucun autre de leur folie, comment leur
est-il possible de se détacher de leurs chaînes ? Entraînés par des désirs
toujours insatisfaits, ils assistent à l’agonie
de leur âme…
Si le plaisir n’est pas bonheur, la joie
ne l’est pas non plus. Nous le savons bien
quand elle n’est plus. Si nous l’éprouvons, nous pensons enfin l’avoir trouvée
mais à peine l’avons-nous goûtée que nous ressentons déjà l’amertume de son absence.
Comme un instant dans notre vie, elle ne dure pas. Instant certes mémorable.
Mais elle reste un instant. Plus fugace que le plaisir, elle s’estompe
rapidement comme la neige fondant au soleil, laissant apparaître alors une
peine plus grande. Si le bonheur peut
procurer de la joie et du plaisir, il est ni joie ni plaisir...
Si
les biens de ce monde nous soutiennent et demeurent pour nous indispensables
pour notre corps, ils sont nettement insuffisants
pour nous procurer notre bonheur qui nous appelle et nous motive. Ils sont
bien impuissants pour nous rendre
heureux dans la vérité. Le monde nous vende que de riches et belles
désillusions comme des réclames publicitaires qui nous harcèlent et nous
lassent. À peine avons-nous consommé un des plaisirs qu’il nous offre que nous
éprouvons en nous une immense insatisfaction. La honte de s’être laissé prendre
nous est encore bien plus amère. Mais la monde a obtenu ce qu’il voulait. Il
nous a pris dans ses filets. Mais un
jour, tout cela s’achèvera. Les illusions, même les plus tenaces,
s’évanouiront quand la mort nous accueillera…
« Jusqu’à
quand aimeriez-vous la vanité, et rechercherez-vous le mensonge ? »
(Psaumes
IV)
Comment
pouvons-nous sentir l’être que nous sommes ou voulons l’être sans éprouver tout
ce qui peut le remuer ? Car notre moi n’est perceptible qu’au travers de
ce que nous ressentons. Comment l’invisible peut-il en effet être perçu sans
qu’il ne s’agite ? Rien ne doit donc entraver leur mouvement en nous
puisque tout mouvement est vie, et toute vie est bonheur. Émotions et sentiments, voilà donc les véritables et seuls guides de
ces hommes épris de leur moi. Mais, qui nourrit ce moi si ce n’est encore
le monde ? Mais le moi n’est pas que mouvement. Au-dedans de l’homme, il
est pensée puis parole. Qu’il parle et alors ces hommes le suivront. Qu’il juge
et ils l’écouteront. La vérité sort de
ses lèvres et nul n’a le droit de le faire taire…
Le
moi ne se laisse donc pas enfermer dans un rôle de guide. Pour ces hommes épris
de leur moi, c’est un maître. Et ce
maître ne s’enferme pas. Ils ne sont en effet ni solitaires ni égoïstes. Bien
au contraire. Leur moi aime la compagnie. Sans
le regard des autres, il ne peut en fait vivre longtemps. Sans relations
humaines, point d’émotions ni de sentiments. La bienveillance, l’altruisme, la
générosité sont ainsi aimés et valorisés. Tout
ce qui touche leurs sens internes et peut nourrir leur moi est avidement recherché.
Toute impression est bonne à saisir. Mais de l’intérieur, les impressions ne
laissent pas le corps indifférent. Il s’use vite. Le laissant alors dans le
repos, immobile dans une étrange posture, le moi se retrouve seul dans la
méditation. Que peuvent-ils alors entendre si ce n’est une pauvre voix ?…
« Ceux qui sèment dans les larmes,
moissonneront dans l’allégresse. Ils
vont, ils vont en pleurant, portant et jetant la semence ; ils reviendront
avec des cris de joie, portant les gerbes de leur moisson.» (Psaume
CXXV)
Il est pourtant bon d’entendre ce qui
remue notre âme quand les paroles nous élèvent vers les cieux. La douleur ou la joie nous rendent accessibles à une
lumière que notre raison ne peut atteindre. Elles réchauffent nos idées froides
et sans vigueur comme elles donnent vie à ce que le monde tend à étouffer.
Elles brisent notre solitude et apaisent nos tourments en nous éveillant à
l’homme que nous sommes, non en regardant notre nombril mais en touchant à ce
qui fait homme. Nos émotions et nos joies peuvent nous ouvrir à la réalité si
elles restent dans leurs limites et ne deviennent point nos maîtresses. C’est
ainsi qu’elles peuvent nous aider à élever notre regard vers l’éternité comme
une musique ou une peinture peuvent nous rendre accessible une réalité peu
perceptible par nos seuls sens. Qu’elles soient donc bénies les larmes qui
éclairent notre misère et nous tendent vers les cieux qui nous attendent !
Qu’elles soient bénies ces joies qui, sortant d’un cœur épris de la beauté de
la vie, proclament sa foi en son Auteur !
« Qui
connaît ses fautes ? Purifiez-moi de celles qui sont cachées en moi »
(Psaume
LXV)
« Le Seigneur est mon secours ; je ne
craindrai pas ce que l’homme pourra me faire. » (Psaume CXVII)
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