" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


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jeudi 19 février 2015

Le temps, un élément clé de la pensée moderne


Depuis au moins le XVIIIe siècle, notre manière de penser a prodigieusement évolué. Contrairement aux siècles passées, la Science ne consiste plus à connaître et à atteindre l’objectivité, c’est-à-dire la vérité, une vérité immuable, mais à fonder la connaissance et par conséquent à juger de la pertinence et des limites de la connaissance. La remise en cause de la connaissance objective n’a cessé de croître au point de former des systèmes philosophiques solides qui apparaissent aujourd'hui comme les seuls valables et légitimesCette contestation n’est pas nouvelle. L’histoire de la pensée nous montre que depuis l'antiquité, la philosophie a souvent évolué entre deux pôles, entre le scepticisme et le dogmatisme



Au moment de la naissance des nouvelles théories de la connaissance, le scientisme dévastateur tentait d’imposer son ordre au détriment de la foi et de toute religion. En rejetant cette prétention, Hume a alors pu apparaître aux yeux de certains chrétiens comme un précieux allié. Mais la remise en cause des connaissances scientifiques a abouti à un drame intellectuel. Elle a atteint toute forme de connaissance. Ce scepticisme a en effet débordé les sciences pour atteindre toute connaissance, y compris religieuse, d’où les remises en cause de l’enseignement de l’Église et des vérités de foi.

Dépassant le scepticisme de Hume et rejetant le dogmatisme ambiant, Kant a encore été plus redoutable avec sa « révolution copernicienne ». La vérité ne tourne plus autour de l’objet de la connaissance mais autour de l’être raisonnable. Le fondement de la connaissance ne se base plus sur les choses en elles-mêmes, devenues inconnaissables, mais sur celui qui connaît et pense, c’est-à-dire sur l’homme qui raisonne. Certes les choses en soi existent. Kant ne rejette pas la réalité. Mais cette réalité en soi est inconnaissable. Kant a ainsi érigé deux mondes, celui des représentations et celui des choses en soi, l’un objet de toute science, l’autre inconnaissable et donc inutile à chercher à connaître. Des philosophes du XIXe siècle finiront alors par supprimer le monde des choses en soi. Est ainsi réel ce qui nous est utile. La réalité a donc fini par se confondre avec nos pensées. Aujourd'hui ne subsiste plus le monde des phénomènes. L’être raisonnable est finalement créateur de la réalité. Une des révolutions du XVIIIe siècle est donc d’avoir centré la pensée sur le rôle législateur de l’homme en tant que législateur de la connaissance puis au siècle suivant sur son rôle créateur en tant que créateur de la réalité.


La question fondamentale revient alors à connaître les lois qui lui permettent de légiférer ses connaissances et de construire le monde dans lequel il croit vivre. Se développe alors un ensemble de systèmes qui tentent de les identifier et de les décrire. L’important ne réside plus dans la vérité objective, universelle, éternelle mais dans l’élaboration de nos idées et de nos connaissances. Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est l’être mais comment l’être devient puis comment il se construit et se déconstruit dans l’homme raisonnable et donc dans la réalité. Le devenir [1] est alors devenu le centre de toute préoccupation intellectuelle. Or il n’y a pas de devenir sans passé où s’élabore cette construction, sans présent où elle se fige et devient visible, sans avenir où elle poursuit son évolution. Le temps est finalement au cœur de la pensée moderne.


Si Kant a en effet donné de l’importance à la notion du temps en le considérant comme forme de toute connaissance avec l’espace, Hegel lui a donné une importance inégalable. La pensée comme la réalité, les deux étant confondues, ne peuvent évoluer que parce qu’il y a du temps. Les existentialistes, qui s’opposent à l’idéalisme et à toute négation de la réalité existentielle, renforcent à leur tour la notion du temps car il est inhérent à toute existence. Que serait aussi l’évolutionnisme, ce poison de la pensée, sans l’idée du temps, d’un temps créateur ?

La notion du temps est donc essentielle de nos jours, y compris pour la défense de la foi. Comment en effet parler de Dieu et des vérités de foi si les pensées et les objets sont soumis au joug du temps, c’est-à-dire au devenir ? Toute idée et toute réalité sont enfermées dans le temps qui naît et disparaît sans cesse. Rien n’est durable dans un tel système. Tout se dissout et s’évanouit. Que devient la certitude ? Que devient l'éternité ? C’est le temps de l’incertitude et de l’inconstance. Or la foi s’appuie sur une permanence, celle de Dieu…

Mais il n’y pas de temps sans passé. Si le temps est créateur, s’il est l’élément fondamental de notre propre réalisation et de nos connaissances, s’il est forme de notre réalité, le passé est alors porteur de sens. Seul le passé nous permet de connaître les lois tant recherchées. La connaissance du passé est finalement centrale dans la connaissance. C’est par cette connaissance que nous cherchons à élaborer les lois de la pensée et de la réalité. Elle-seule donne finalement légitimité et validité. L’histoire est donc connaissance et socle de toute connaissance. Elle ne sert pas simplement à comprendre le présent en identifiant les différentes actions qui se sont enchaînées dans le passé pour arriver au présent mais elle sert aussi à construire les lois du devenir, notamment à percevoir la dialectique créatrice qui se développe dans le temps.

Clio ou la muse de l'histoire

Cependant, en réaction contre cette idée que l’être se construit dans une dialectique sans fin, des penseurs ont souligné la permanence des choses non pas au sens de l’être mais de l’essence, définie comme l'ensemble des caractéristiques sans lesquelles l’être n’est plus. L’essence assure la continuité de l’être dans le flux du temps. Le temps est vu certes comme un écoulement créatif mais il n’y a point de rivière sans lit. Par conséquent, selon cette pensée, l’histoire a une grande vertu, celle d’identifier l’essence des choses. Par l’étude du passé, il est possible de découvrir ce qui ne change pas au grès des époques. Une chose est alors dite vraie si elle possède en elle ces caractéristiques. La vérité n’est donc accessible qu’au travers de l’histoire.



La notion du temps a un rôle extraordinaire dans notre monde contemporain, rôle qui se transmet à l’histoire en tant que connaissance du passé. Ainsi dès le XIXe siècle, elle gagne un statut fondamental dans l’ordre de la connaissance non pas comme objet de connaissance mais construction de connaissance. Elle s’introduit ainsi dans toute forme et mode de connaissance : histoire des sciences, histoire sociale, histoire de la pensée, histoire des dogmes…

Quelle est la valeur de cette connaissance ? Car elle-même n’échappe pas à l’idée qui l’a fait naître. Certes, cette critique a été lente. Aux premiers temps, exaltée et enthousiaste dans son nouveau rôle, elle a cru détenir la vérité, imposant ses vues sans prudence. Le christianisme l’a subie outrageusement. Mais progressivement, elle-aussi objet de connaissance, elle a fait l’objet de critique. L’essence des êtres comme permanence de l’être n’est pas non plus connaissable. Nous revenons de manière tragique au kantisme. La connaissance des choses en soi n’est pas connaissable. Ainsi voyons-nous dans ces dernières années la critique de l’histoire puis la critique de la critique. Le temps ne laisse rien au repos…

Telles sont les premières conclusions auxquelles nous nous sommes parvenus après de nombreuses études sur différentes formes d’évolutionnisme. Le darwinisme, le theillardisme et tant d’autres doctrines ou idéologies nous apparaissent plus clairs. Les difficultés que rencontre l’Église prennent aussi un autre visage. Il y a eu une véritable rupture dans la manière de concevoir et de connaître les choses. Tout passe désormais sous le joug du temps considéré comme loi créatrice. L’important n’est plus de saisir l’être tel qu’il est mais cette créativité qui devient finalement la raison d’être de toute chose. Or rien ne dure sans permanence. Les notions d’autorité, de vérité, de foi perdent tout sens. Car avec le temps, tout devient relatif. Tout passe...


Pour confirmer notre intuition et approfondir nos pensées, nous allons donc dans notre essai apologétique nous pencher vers l’étude du temps ...



Note
[1] Le devenir impose aussi l’idée de disparition. L’idée de construction est inséparable de l’idée de déconstruction.

lundi 12 août 2013

Bergson : l'évolution créatrice ou l'élan vital

Selon Bergson, les explications mécanistes et finalistes de l’évolution sont erronées. Elles ont été élaborées à partir de mécanismes de pensée et d'un mode de connaissance inadaptés pour saisir et expliquer la Vie. A partir d’une théorie de connaissance particulière, il propose une troisième voie, celle de l’élan vital

Contre les mécanistes et les finalistes, une troisième voie...

Bergson s’oppose aux évolutionnistes matérialistes qui veulent tout expliquer par les lois de la physique et de la chimie. Il refuse leur conception radicalement mécanique de la vie, qui « implique une métaphysique où la totalité du réel est posée en bloc, dans l’éternité et où la durée apparente des choses exprime simplement l’infirmité d’un esprit qui ne peut pas connaître tout à la fois ». Le mécanisme radical est contraire à l’expérience de la conscience qui voit le temps comme un courant irréversible.



Il rejette aussi les évolutionnistes spirituels qui veulent que tout ait une finalité et se réalise selon un plan prédéfini. Leur doctrine « implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé ». Son erreur est identique à celle des matérialistes sauf qu’il « substitue l’attraction de l’avenir à l’impulsion du passé ». Mais « s’il n’y a rien d’imprévu, point d’invention ni de création dans l’Univers, le temps devient encore inutile ». Le courant n’est pas dirigé. Il court vers l’imprévisibilité.



« L’erreur du finalisme radical, comme d’ailleurs celle du mécanisme radical, est d’étendre trop loin l’application de certains concepts naturels à notre intelligence ». Il faut finalement dépasser les deux points de vue. Bergson propose une troisième voie, celle de l’élan vital : un jaillissement d’énergie qui prend des chemins imprévisibles et tend toujours vers davantage de liberté. « Nous disions que la vie, depuis ses origines, est la continuation d’un seul et même élan qui s’est partagé entre des lignes d’évolution divergentes ». La Vie trace un chemin qui se crée au fur et à mesure de l’acte qui le parcourt. 



L'élan vital...

L’Univers et la Vie évoluent selon des tendances, des directionsLes causes directrices de l’évolution ne sont pas dans les circonstances extérieures qui pourraient influencer sur les mécanismes d’évolution. Elles sont dans une force intérieure qui porte la vie. Elles ne sont pas non plus dans un plan préétabli. Si la nature répondait à un plan, l’harmonie sera plus haute au fur et à mesure du temps. Or l’élan se divise de plus en plus, créant antagonisme et davantage de disharmonies. Il y a désordre croissant. 
L'élan vital se poursuit dans le temps comme elle peut être stoppée. Il n’est pas irréversible. Chaque espèce reçoit cette impulsion pour la transmettre à d’autres, mais elle peut aussi l’arrêter et piétiner sur place. De ce libre choix résulte du désordre ou plutôt de la diversité. 

... face à des obstacles...

Bergson voit dans la Vie une opposition entre deux tendances contradictoires : le mouvement de la Vie et le désir de stabilité des éléments qui la composent. « La vie en générale est la mobilité même ; les manifestations particulières de la vie n’acceptent cette mobilité qu’à regret et retardent constamment sur elle. Celle-là va toujours de l’avant, celles-ci voudraient piétiner sur place ». L’une veut agir le plus possible quand l’autre veut économiser ses efforts. « Ainsi, l’acte par lequel la vie s’achemine à la création d’une forme nouvelle, et l’acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes ». L’élan est donc une force limitée qui rencontre des obstacles dans les éléments qui composent la Vie. C’est pourquoi il n’y a ni construction parfaite, ni harmonie. « Ainsi, l'acte par lequel la vie s'achemine à la création d'une forme nouvelle, et l'acte par lequel cette forme se dessine, sont deux mouvements différents et souvent antagonistes ». 

Une rencontre, source d'être

La Vie est un flux. Son interruption crée finalement l’être. « L’élan de vie dont nous parlons consiste, en somme, dans une exigence de création. Il ne peut créer absolument, parce qu’il rencontre devant lui la matière, c’est-à-dire le mouvement inverse du sien. Mais il se saisit de cette matière, qui est la nécessité même, et il tend à y introduire la plus grande somme possible d’indétermination et de liberté ». L’élan rencontre des obstacles en traversant la matière. Le mouvement est dévié, divisé, contrarié. « Chaque espèce se comporte comme si le mouvement général de la vie s’arrêtait à elle au lieu de la traverser. Elle ne pense qu’à elle, elle ne vit que pour elle. De là les luttes sans nombre dont la nature est le théâtre. De là une disharmonie frappante et choquante, mais dont nous ne devons pas rendre responsable le principe même de la vie ». La tendance primordiale se dissocie pour donner des lignes divergentes d’évolution. Il y a d’abord accumulation d’énergie puis détente au bout de laquelle se déterminent les actes libres. 

La confrontation de ces deux tendances est la cause d’une fragmentation de l’élan vital. « La vie est tendance, et l'essence d'une tendance est de se développer en forme de gerbe, créant, par le seul fait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son élan ». Dans cette rencontre, se trouve aussi la liberté, source de créations nouvelles, d’innovations, qu'ignorent les explications mécanistes et finalistes …

« Une continuité de jaillissement »

La notion de création recèle en elle un préjugé, une habitude de l’esprit. « Tout est obscur dans l’idée de création si l’on pense à des choses qui seraient créées et à une chose qui crée, comme on le fait d’habitude, comme l’entendement ne peut s’empêcher de le faire ». Il est « naturelle à notre intelligence, fonction essentiellement pratique, faites pour nous représenter des choses et des états plutôt que des changements et des actes. Mais choses et états ne sont que des vues prises par notre esprit sur le devenir. Il n’y a pas de choses, il n’y a que des actions ». Or, il n’y a que de l’action qui se défait ou de l’action qui se fait. Il y a une « continuité de jaillissement ». Selon ce préjugé, il n’est donc pas possible de concevoir l’idée de création comme une idée d’accroissement. Or, « l’univers n’est pas un fait, mais se fait sans cesse ». C’est par son interruption que se crée la matière. La vie monte, la matière descend, deux mouvements opposés. 

« L’évolution de la vie continue […] une impulsion initiale ; cette impulsion […] amène la vie à des actes de plus en plus efficaces par la fabrication et l’emploi d’explosifs de plus en plus puissants ». Bergson voit dans la création un emmagasinage de l’énergie solaire qui explose. Il prend comme image celle d’un récipient contenant de la vapeur d’eau avec une fissure. Une grande partie du jet se transforme en grande partie en eau par condensation, laissant néanmoins quelques vapeurs s’élancer dans les airs. Cette eau, issue de la condensation, représente la matière, le jet restant comme l’élan vital. Cette image est encore trompeuse car « la création d‘un monde est un acte libre que la vie, à l’intérieur du monde matériel, participe de cette liberté ». 

Les choses se solidifient par l’entendement. C’est lui qui les constituent. « Les choses se constituent par la coupe instantanée que l’entendement pratique, à un moment donné, dans un flux de ce genre ». Les modalités de la création s’éclaircissent par la comparaison de ces coupes. Mais compte tenu de la complexité de l’analyse, l’entendement reste déconcerté. Les lois physiques et chimiques ne peuvent le faire. Nous représentons le monde de manière statique sous forme matérielle comme sa cause quand en réalité, la Vie est un mouvement. Il y a unité d’élan que nous ne percevons pas. Nous ne voyons que des parties extérieures à des parties. Soit nous prenons l’organisation infiniment compliquée, infiniment savante pour un assemblage fortuit, soit nous la rapportons à l’influence d’une force extérieure qui en aurait groupé les éléments. Cette complication est l’œuvre de l’intelligence comme son incompréhensibilité. Il faut le voir autrement, non plus par l’intelligence. Il faut retrouver le mouvement et se remettre en mouvement.

La Vie, une immensité de virtualité 

La Vie est donc une immensité de virtualité qui s’extériorise au contact de la matière, ce qui se traduit par la divergence. La matière divise effectivement ce qui n’était que virtuellement multiple. L’individuation est l’œuvre de la matière. L’unité pure ne se rencontre que dans l’espace. « Unité et multiplicité abstraites sont, comme on voudra, des déterminations de l’espace ou des catégories de l’entendement, spatialité et intellectualité étant calquées l’une sur l’autre. Mais ce qui est de nature psychologique ne saurait s’appliquer exactement sur l’espace, ni entrer tout à la fait dans les cadres de l’entendement ». 

S’il peut être arrêté sur sa route, le mouvement progresse de manière générale dans le sens du progrès. « Sans doute il y a progrès, si l'on entend par progrès une marche continue dans la direction générale que déterminera une impulsion première, mais ce progrès ne s'accomplit que sur les deux ou trois grandes lignes d'évolution où se dessinent des formes de plus en plus complexes, de plus en plus hautes : entre ces lignes courent une foule de voies secondaires où se multiplient au contraire les déviations, les arrêts et les reculs ». 

Qui à l’origine et porte cet élan vital ? 

« Si nos analyses sont exactes, c’est la conscience, ou mieux la supraconscience ». La conscience est « la fusée dont les débris éteints retombent en matière », « ce qui subsiste de la fusée, traversant les débris et les illuminant en organismes ». Elle est « une exigence de la création ». La conscience ne se manifeste que là où elle a une possibilité de choix, là où la création est possible. « Un être vivant est un centre d’action ». Elle représente une certaine somme d’actions possibles. « La conscience correspond exactement à la puissance de choix dont l’être vivant dispose ; elle est coextensive à la frange d’action possible qui entoure l’action réelle : conscience est synonyme d’invention et de liberté ».

La conscience, moteur de l'évolution

Bergson explique alors l’évolution de l’homme par la conscience. Elle correspond à la voie la plus efficace que la Vie peut suivre. « En résumé, si l'on voulait s'exprimer en termes de finalité, il faudrait dire que la conscience, après avoir été obligée, pour se libérer elle-même, de scinder l'organisation en deux parties complémentaires, végétaux d'une part et animaux de l'autre, a cherché une issue dans la double direction de l'instinct et de l'intelligence - elle ne l'a pas trouvée avec l'instinct, et elle ne l'a obtenue, du côté de l'intelligence, que par un saut brusque de l'animal à l'homme. De sorte qu'en dernière analyse l'homme serait la raison d'être de l'organisation entière de la vie sur notre planète. Mais ce ne serait là qu'une manière de parler. Il n'y a en réalité qu'un certain courant d'existence et le courant antagoniste : de là toute l'évolution de la vie ». 

Parmi les nombreuses routes créées, l’une a donc été « assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie », celle qui a conduit à l’homme. « De ce point de vue, non seulement la conscience apparaît comme le principe moteur de l'évolution, mais encore, parmi les êtres conscients eux-mêmes, l'homme vient occuper une place privilégiée. Entre les animaux et lui, il n'y a plus une différence de degré, mais de nature ».

L'homme, « succès unique, exceptionnel »

Dans la lutte entre la Vie et la Matière, entre les deux tendances de l’évolution, l’homme apparaît comme un « succès unique, exceptionnel ». Dans la lutte contre la Matière qui immobilise, il y avait possibilité pour la vie de créer une « mécanique qui triomphât du mécanisme ». « C’est dans ce sens tout spécial que l’homme est le « terme » et le « but » de l’évolution » sans être « préformée dans le mouvement évolutif ». Il n’est pas « l’aboutissement de l’évolution entière, car l’évolution s’est accomplie sur plusieurs lignes divergentes, et, si l’espèce humaine est à l’extrémité de l’une d’elles, d’autres lignes ont été suivies avec d’autres espèces au bout. C’est dans un sens bien différent que nous tenons l’humanité pour la raison d’être de l’évolution ».

L’élan vital ne réside désormais que dans l'homme. « Partout ailleurs que chez l’homme, la conscience s’est vu acculer à une impasse ; avec l’homme seul elle a poursuivi son chemin. L’homme continue donc indéfiniment le mouvement vital, quoiqu’il n’entraîne pas avec lui tout ce que la vie portait en elle ». Mais chez l’homme, l’intuition a perdu de l’importance au profit de l’intelligence. Elle est « sacrifiée à l’intelligence ». 

Ainsi, selon Bergson, la Vie, depuis son impulsion initiale, est un flot qui monte et que contrarie le mouvement descendant de la Matière. Le courant est converti par la matière en un tourbillonnement sur place. Sur un seul point, il passe librement et entraîne avec lui l’obstacle, qui alourdit sa marche mais ne l’arrête pas. En ce point est l’humanité, « là est notre situation privilégiée ». Ce flot qui monte est conscience. Il enveloppe des virtualités sans nombre qui se compénètrent. La matière peut le diviser en individualités distinctes.
L’intellectualité est l’adaptation de la conscience à la matière. L’intelligence fait naturellement entrer la conscience dans le cadre où elle a coutume de voir la matière s’insérer, d’où ses négligences envers l’acte libre, la part de nouveauté ou de création. Elle y substitue à l’action elle-même « une imitation artificielle, approximative ». Notre esprit dépasse l’intelligence. Cela ne signifie pas que notre connaissance est relative mais approximative.

Théorie de la connaissance, théorie de la vie

« Une théorie de la vie qui ne s’accompagne d’une critique de la connaissance est obligée d’accepter, tels quels, les concepts que l’entendement met à sa disposition : elle ne peut qu’enfermer les faits, de gré ou de force, dans des cadres préexistants qu’elle considère comme définitifs. Elle obtient ainsi un symbolisme commode, nécessaire même peut-être à la science positive, mais non pas une vision directe de son objet ». 

Bergson développe une théorie de l’évolution et une théorie de la connaissance. Car une théorie de la vie doit aussi expliquer la genèse de nos formes de connaissances. Nous ne pouvons pas en effet proposer une explication de la Vie et de ses origines sans expliquer aussi l’origine et les formes de connaissance. Bergson nous montre que c’est en méconnaissant cette exigence que les théories mécanistes et finalistes s'égarent dans l’erreur. Une théorie de l’évolution doit nécessairement inclure une théorie de la connaissance. 

Nous sommes alors face à une difficulté insurmontable : expliquer et expliciter une chose tout en utilisant ce qu’elle a créé dans un mouvement continue. Toute idée d’évolution peut expliquer la connaissance et la genèse de l’intelligence mais non l’inverse. Une oeuvre ne peut "expliquer" l'artiste. Il n'est que le reflet de ses qualités et de ses intentions. Par conséquent, toute idée d’évolution ne peut être expliquée et encore moins être démontrée par la raison. Nos connaissances et notre compréhension de l’évolution peuvent apparaître, dans l’évolutionnisme, comme des motifs de crédibilité et non des éléments de preuves. Pour parvenir à une certitude, il faudrait s’appuyer sur un élément extérieur à l’évolutionnisme. Mais hors de l’évolutionnisme, il n’y a rien de connaissable. L’évolutionnisme lui-même se dilue. La Science ne peut expliquer l’évolution. 

Selon Bergson, l’intuition est une autre mode de connaissance, appropriée à la philosophie et plus apte à saisir et à expliquer la Vie et l’évolution. Mais nous n’avons guère modifié le problème, l’intuition étant aussi le résultat de l’évolution. La philosophie ne peut donc aussi expliquer le Tout dans un sens évolutionniste. L’évolutionnisme s’appuie finalement sur une conviction, sur une croyance … Et à cette croyance, nous opposons notre foi…

samedi 10 août 2013

Bergson : Intuition, autre mode de connaissance

Intelligence et intuition, deux formes de connaissance issues de l’évolution

Selon Bergson, il existe deux modes de connaissance différentes et divergentes : l’intelligence et l’intuition. « La première atteint immédiatement, dans leur matérialité même, des objets déterminés. Elle dit : « voici ce qui est ». La seconde n'atteint aucun objet en particulier; elle n'est qu'une puissance naturelle de rapporter un objet à un objet, ou une partie à une partie, ou un aspect à un aspect, enfin de tirer des conclusions quand on possède des prémisses et d'aller de ce qu'on a appris à ce qu'on ignore. Elle ne dit plus « ceci est »; elle dit seulement que si les conditions sont telles, tel sera le conditionné ». Cette distinction « implique deux espèces de connaissance radicalement différentes ».

L’intelligence et l’instinct ne sont pas de même ordre. « Ce sont des tendances et non pas des choses faites ». « On trouve entre eux une différence essentielle : l'instinct achevé est une faculté d'utiliser et même de construire des instruments organisés ; l'intelligence achevée est la faculté de fabriquer et d'employer des instruments inorganisés ». L’intelligence a l’avantage d’ouvrir la voie à des champs d’action infini contrairement à l’instinct. « Un être intelligent porte en lui de quoi se dépasser lui-même ». 

Chacune de ces formes est limitée : « l'une portant sur l'extension de la connaissance, l'autre sur sa compréhension. Dans le premier cas, la connaissance pourra être étoffée et pleine, mais elle se restreindra alors à un objet déterminé ; dans le second, elle ne limite plus son objet, mais c'est parce qu'elle ne contient plus rien, n'étant qu'une forme sans matière. Les deux tendances, d'abord impliquées l'une dans l'autre, ont dû se séparer pour grandir. Elles sont allées, chacune de son côté, chercher fortune dans le monde. Elle sont abouti à l'instinct et à l'intelligence ». Elles sont chacune le résultat de l’Evolution…

L’intuition, seule forme de connaissance susceptible de saisir la Vie

Comme nous l'avons vu dans les deux précédents articles, selon Bergson, l'intelligence ne peut pas expliquer la Vie. L'homme ne peut pénétrer dans l’instinct puisqu'il  ne peut que le traduire en termes d’intelligence. Il ne peut que s’en approcher. « Ce qu'il y a d'essentiel dans l'instinct ne saurait s'exprimer en termes intellectuels, ni par conséquent s'analyser ». L’instinct n’est pas intelligible. « Mais, pour n'être pas du domaine de l'intelligence, l'instinct n'est pas situé hors des limites de l'esprit ». Il est du domaine de la philosophie, et plus proprement de la métaphysique.

L’intuition,  forme de connaissance de la Vie, complémentaire de l’intelligence

« […] Nous ne saurions trop le répéter, l'intelligence et l'instinct sont tournés dans deux sens opposés, celle-là vers la matière inerte, celui-ci vers la vie. L'intelligence, par l'intermédiaire de la science qui est son œuvre, nous livrera de plus en plus complètement le secret des opérations physiques ; de la vie elle ne nous apporte, et ne prétend d'ailleurs nous apporter, qu'une traduction en termes d'inertie. Elle tourne tout autour, prenant, du dehors, le plus grand nombre possible de vues sur cet objet qu'elle attire chez elle, au lieu d'entrer chez lui. Mais c'est à l'intérieur même de la vie que nous conduirait l'intuition, je veux dire l'instinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de l'élargir indéfiniment ».

Néanmoins, « l'intelligence reste le noyau lumineux autour duquel l'instinct, même élargi et épuré en intuition, ne forme qu'une nébulosité vague. Mais, à défaut de la connaissance proprement dite, réservée à la pure intelligence, l'intuition pourra nous faire saisir ce que les données de l'intelligence ont ici d'insuffisant et nous laisser entrevoir le moyen de les compléter ». 

L’intuition nous montre l’insuffisance du cadre intellectuel pour comprendre la Vie et le remplace par un cadre plus adapté. « Elle nous introduira dans le domaine propre de la vie, qui est compénétration réciproque, création indéfiniment continuée ». L’intelligence élève l’instinct à la connaissance. « Intuition et intelligence représentent deux directions opposées au travail conscient : l’intuition marche dans le sens même de la vie, l’intelligence va en sens inverse, et se trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de la matière ». Or nous ne reconnaissons la vie qu’« en se plaçant dans l’intuition pour aller de là à l’intelligence, car de l’intelligence, on ne passera jamais à l’intuition ». 

L’intuition se concentre sur la Vie. L’intelligence se porte sur l’extérieur de la conscience et se concentre sur la matière.

La philosophie doit se placer au niveau de l’intuition. Elle entre ainsi dans la vie spirituelle. Mais si elle est livrée à elle-même, fermée à l’intelligence, « une philosophie de l’intuition serait la négation de la science, tôt ou tard, elle sera balayée par la science, si elle ne se décide pas à voir la vie du corps là où elle est réellement, sur le chemin qui mène à la vie de l’esprit ».




vendredi 9 août 2013

Bergson : l'intelligence, forme de connaissance limitée pour comprendre la Vie



Selon Bergson, la science n’est pas capable de comprendre et de décrire la Vie. Elle étudie l’objet vivant selon une démarche adaptée uniquement à l’objet inerte et construit un système au moyen d’une intelligence inadaptée. Elle finit par confondre la réalité avec ce monde artificiel. Dans son ouvrage Evolution créatrice, Bergson définit une théorie de la connaissance censée être plus apte à comprendre la Vie et l’Evolution. Il étudie le mécanisme de l'intelligence et de notre compréhension de la vie...





Nous réfléchissons par nécessité d’action

De manière classique, nous représentons la vie comme une vaste machine déterminée par des lois physiques et chimiques (vision mécaniste) ou comme la réalisation d’un plan prédéterminé (vision finaliste). Selon Bergson, ces représentations sont modelées selon les mécanismes de notre intelligence et non selon la réalité. Ces deux visions sont donc erronées...

Nous réfléchissons spontanément vers ce qui est utile et nécessaire à nos actions. Or pour agir, nous nous fixons un but puis nous élaborons un plan et afin nous le déroulons. Nous cherchons alors vers ce que nous connaissons, vers des similitudes qui nous permettent d’« anticiper sur l’avenir » et nous garantit la réalisation de l’objectif fixé. Notre intelligence procède donc par intention et par coordination de moyens à une fin (vision finaliste), par calcul et par représentation de mécanismes (vision mécaniste). Nous retrouvons les deux tendances de l’intelligence dans nos représentations de la vie. 

Une méthode inadaptée à l’étude de la Vie

Dans les deux visions, il n’y a nulle place pour « une imprévisible création ». Selon la vue mécaniste, la réalité n’est que répétition ou similitude sous la domination de lois. Nous travaillons sur des modèles reproductibles. Selon la vue finaliste, « un modèle préexistant [...] n’a plus qu’à se réaliser ». Dans notre connaissance de la vie, nous ne créons pas mais nous tentons de reproduire des schémas connus, d’appliquer des concepts tout faits, de classer les objets dans des catégories déjà usées. Nous extrayons des partiels de vie que nous traitons selon nos concepts habituels, que nous combinons ensuite entre eux, combinaison que nous considérons comme étant la vie elle-même. Et « c’est cette partie d’une partie que nous déclarons représentative du tout, de quelque chose même qui déborde le tout consolidé », de ce Tout qui n’est que la phase actuelle du mouvement évolutif.


Par l’intelligence, nous fabriquons l’objet alors que la nature agit par organisation. Pour fabriquer, nous assemblons des parties préalablement conçus pour s’insérer les unes aux autres dans le but d’obtenir d’elles une action commune. « La fabrication va donc de la périphérie au centre, ou comme diraient les philosophes, du multiple à l’un. Au contraire, le travail d’organisation va du centre à la périphérie ». Le travail de fabrication passe par concentration et compression quand le travail d’organisation est expansif, voire explosif.



Pour l’intelligence, seule existe la discontinuité

L’intelligence tend à unir les éléments qui portent sur les nécessités de l’action. L’intelligence ne se préoccupe que deux choses : « agir et se savoir agir, entrer en contact avec la réalité et même la vivre, mais dans la mesure seulement où elle intéresse l'œuvre qui s'accomplit et le sillon qui se creuse, voilà la fonction de l'intelligence humaine ». Notre pensée est alors tournée vers la fabrication, vers ce qui est possible pour l’action. C’est pourquoi « l'intelligence ne se sent à son aise, qu'elle n'est tout à fait chez elle, que lorsqu'elle opère sur la matière brute, en particulier sur des solides », c’est-à-dire sur des objets divisibles, en partie arbitrairement découpées. Ainsi, peuvent-ils être manipulés comme des unités organisés. La matière est alors représentée comme une discontinuité d’unités. « L'intelligence ne se représente clairement que le discontinu ». Elle ne préoccupe aussi que de l’immobilité, qui n’est qu’une discontinuité dans le temps. Quand elle parle de mobilité, ce ne sont que des immobilités qu’elle juxtapose. Ainsi l’intelligence s’attache à l’immuable et au stable en vertu de sa disposition naturelle. 

Bergson traite longuement de la déduction et de l’induction, les deux facultés de l’intelligence. Dans les deux cas, il montre que le temps ne compte pas. 

Vers l’intériorité

L’homme est aussi un être social qui doit lier des relations avec d’autres hommes. « S'il est vrai que l'intelligence humaine vise à fabriquer, il faut ajouter qu'elle s'associe, pour cela et pour le reste, à d'autres intelligences ». D'où la naissance du langage humain. Le langage est une nouvelle faculté qui ouvre à l’intelligence de nouvelles perspectives : la création d’idée. Désormais, les yeux de l'intelligence ne regardent pas simplement le monde extérieur, elle pose son regard sur un monde intérieur, « le spectacle de ses propres opérations ». « Il y a des choses que l'intelligence seule peut chercher. Seule en effet, elle s'inquiète de théorie. Et sa théorie voudrait tout embrasser, pas seulement la matière brute, sur laquelle elle a naturellement prise, mais encore la vie et la pensée ».

Vers une réalité artificielle


Notre perception de la vie est donc orientée vers des exigences pratiques, vers des formes mathématiques. L’intelligence cherche à embrasser la totalité des choses puis à les situer exactement les unes par rapport aux autres. Elle décompose puis recompose, posant les problèmes les uns après les autres avant de les reconstituer de manière artificielle. Alors « plus en analysant son objet, elle [intelligence] y met de complication, plus compliqué est l’ordre qui y trouve ». La complexité est donc une vue de l’esprit et non une réalité…


Nous finissons par identifier la matière à la géométrie même. Aucune nouveauté ne peut être introduite par l’ordre mathématique contrairement à l’œuvre de la création. Aucune loi physique n’a de réalité objective. « Elle est l’œuvre d’un savant qui a considéré les choses d’un certain biais, isolé certaines variables, appliquées certaines unités conventionnelles de mesure ». Mais la science s’approche peu à peu de l’ordre « approximativement mathématique immanent à la matière, ordre objectif ». « On n’insistera jamais assez sur ce qu’il y a d’artificiel dans la forme mathématique d’une loi physique, et par conséquent dans notre connaissance scientifique des choses ». 

Nos unités de mesures sont aussi conventionnelles, « et, si l’on peut parler ainsi, étrangères aux intentions de la nature ». « D’une manière générale, mesurer est une opération toute humaine, qui implique qu’on superpose réellement ou idéalement deux objets l’un à l’autre un certain nombre de fois. La nature n’a pas songé à cette superposition. Elle ne mesure, elle ne compte pas davantage ». Pourtant la science parvient par les mesures à obtenir des lois. Or « aucune système défini de lois mathématiques n’est à la base de la nature ». Nous ne faisons que suivre dans leur variation des termes qui sont fonctions les uns des autres. La matière rentre toujours dans un cadre mathématique quelle que soit la manière avec laquelle nous la manipulons. L’ordre mathématique est une interruption dans la durée.

« Une loi est une relation entre des choses ou entre des faits. Plus précisément, une loi à forme mathématique exprime qu’une certaine grandeur est fonction d’une ou de plusieurs autres variations, convenablement choisies. Or, le choix des grandeurs variables, la répartition de la nature en objets et en faits, a déjà quelque chose de contingent et de conventionnel ». Le choix peut être imposé par l’expérience. La loi reste une relation donc une comparaison. « Elle n’a de réalité objective que pour une intelligence qui se représente en même temps plusieurs termes ». « L’idée d’une science et d‘une expérience toutes relatives à l’entendement humain est donc implicitement contenue dans la conception d‘une science une et intégrale qui se composerait de lois ». Cette erreur « tient à ce que l’ordre « vital », qui est essentiellement création, se manifeste moins à nous dans son essence que dans quelques-uns de ses accidents : ceux-ci imitent l’ordre physique et géométrique ; ils nous présentent comme lui, des répétitions qui rendent la généralisation possible ».

« L'intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie »

Finalement, l’intelligence n’est pas faite pour penser l’évolution, « c'est-à-dire la continuité d'un changement qui serait mobilité pure ». Il nous est impossible de penser le devenir. « Penser consiste à reconstituer, et, naturellement, c'est avec des éléments donnés, avec des éléments stables par conséquent, que nous reconstituons. De sorte que nous aurons beau faire, nous pourrons imiter, par le progrès indéfini de notre addition, la mobilité du devenir, mais le devenir lui-même nous glissera entre les doigts quand nous croirons le tenir ». L’intelligence laisse donc passer toute nouveauté. « Elle n'admet pas l'imprévisible. Elle rejette toute création ». Elle ne peut se complaire que dans le déterminisme et la répétition. Or la nouveauté est un aspect essentiel de la vie. Seul l’instinct est propre à saisir la Vie. Il se confond avec la force qui l’anime. Elle en est la continuation. Elle en saisit la continuité.


jeudi 25 juillet 2013

Bergson : la Vie insaisissable par la Science


A plusieurs reprises, au cours de notre étude sur le Père Teilhard du Chardin, nous avons rencontré Bergson et son ouvrage l’Évolution créatrice. Nous avons alors décidé de nous aventurer dans sa philosophie et plus précisément dans la lecture de son œuvre. Nous avons découvert une conception évolutionniste du Monde très proche de celle de Teilhard en dépit de quelques divergences. Bergson soulève aussi des questions qui remettent en cause sérieusement la prétention de certains scientifiques de vouloir tout expliquer par la Science. Il expose le problème de fond de toute science qu’est celui de la théorie de connaissance. 




Une science incapable de saisir la réalité

Selon Bergson, la Science est par nature incapable de donner « les clés de la vie » car elle ne peut connaître et manipulée que la matière inerte. En effet, l’intelligence est plus apte à porter sa réflexion sur des corps sensibles, géométriques, mesurables que sur des corps vivants. La matière vivante lui est inaccessible. 

Nous pensons la vie selon un cadre impropre, « trop étroit, trop rigide ». Nous y appliquons des principes inadaptés et des raisonnements plus propres à la matière brute. C’est pourquoi nous trouvons « que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé ». Nous faisons appliquer sur la matière vivante les formes habituelles de notre pensée.

Or certaines sciences étudient la matière vivante avec la même démarche qu’elles utilisent sur la matière inerte. Elles confondent matière inerte et matière vivante, système artificiel et réalité. 

La notion de temps et de durée


La notion du temps manifeste bien les limites de la Science. Bergson différencie deux temps différents : le temps de la science et le temps psychologique. Le temps de la science n’est qu’une succession d’instants. Il est généralement représenté sous la forme d’une droite, ponctuée de points, d’instants t, distants entre eux d’un intervalle identique. Le temps scientifique est donc en quelque sorte marqué dans l’espace. La science ne s’intéresse guère à l’intervalle. Elle ne s’intéresse qu’aux états à l’instant t. Le temps psychologique correspond à notre perception du temps, c’est-à-dire à la durée. « Notre durée n’est pas un instant qui remplace un autre ». Elle est « le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et qui gonfle en avançant ». Le temps psychologique est bien concret et s’inscrit dans notre durée. 


Se créer indéfiniment soi-même

Bergson étend cette distinction à nos états psychologiques. Nous les percevons comme des états successifs quand en fait ils sont continus. Or l’un ne remplace pas un autre. Notre conscience distingue les états et les sépare de manière artificielle avant de les recoller de manière toute aussi artificielle. « L’attention juxtapose un état à un état, là où il y a continuité qui se déroule ». Nous pensons dans la discontinuité ; or la vie est dans la continuité.

Le recollement de nos états est possible par la mémoire qui conserve le passé en vue « d’éclairer la situation présente, d’aider l’action qui se prépare, de donner enfin un travail utile ». Le passé reste ainsi présent en nous pour répondre à nos besoins. C’est pourquoi nous ne sommes jamais ce que nous avons été. Tout état est différent de l’état qui le précède ou le succède. Notre personnalité change sans cesse irréversiblement. Nous nous formons donc avec le temps dans la durée. Le passé est agissant de manière irréversible et se prolonge dans le présent. Ainsi exister revient à changer continuellement, à « se mûrir, à se créer indéfiniment soi-même ». Cette création ne répond pas à un schéma tout fait mais dépend de la personne qui agit à un moment précis selon un éventail de choix possibles

Différences entre objet inerte et être vivant

Un objet inerte ne change pas avec le temps, il n’a pas d’histoire. Le temps n’a pas d’emprise sur lui. Tout est donc prévisible. Les objets présentent en effet les mêmes caractéristiques et sont soumis aux mêmes lois physiques et chimiques. Ils peuvent donc être isolés par la Science et par notre perception contrairement au corps vivant qui est « isolé et clos par la nature ».

L’objet inerte est relié naturellement à l’Univers dans lequel il est inséré. Il n’est isolable que de manière artificielle. Or un être vivant est isolable et clos naturellement. Il s’individualise. L’objet inerte et l’être vivant ne peuvent donc être comparables. Si nous devions les comparer, nous devrions alors assimiler l’organisme vivant à la totalité de l’Univers. Or si l’être vivant est observable, l’Univers ne l’est pas.

L’individualité est « une propriété caractéristique de la vie ». Le vivant « se compose de parties hétérogènes qui se complètent les unes les autres. Il accomplit des fonctions diverses qui s’impliquent les unes aux autres. C’est un individu, et d’aucun autre objet, pas même du cristal, on ne peut en dire autant, puisqu’un cristal n’a ni hétérogénéité de parties ni diversité de fonctions ». Chaque être vivant affirme ainsi son indépendance dans l’acte même par lequel elle se constitue. Cette individualité « est toujours en voie de réalisation puisqu’elle se réalise dans le temps, un temps qui dure». 

Entre spéculation et réalité

Revenons à la notion du temps. Le temps scientifique ressemble plus à un sablier ou à une ligne ponctuée de points se succédant à intervalle régulier, à une succession de grains, observables, exprimables. Par des équations où le temps intervient, les sciences peuvent expliquer un état à partir d’états précédents. « Certains aspects du présent, importants pour la science, sont calculables en fonction du passé immédiat. Rien de semblable de la vie ». L’être vivant ne dépend pas du passé immédiat mais de son histoire.



Ainsi elles commettent l’erreur de soumettre le corps vivant au même traitement que les objets inertes. Nous confondons temps abstrait et temps réel, système artificiel et système naturel, . Le système réel se développe le long d’un temps concret et s’insère dans une histoire. Le système artificiel est celui de nos spéculations dans lequel seul le temps abstrait intervient, et non l’histoire.



Dans la vie réelle, existe-il des instants immédiatement antérieurs à un autre ? Dans les équations, « l’instant « immédiatement antérieur » est, en réalité, celui qui est relié à l’instant présent par [un] intervalle ». Ce n’est encore que du présent. « Les systèmes sur lesquels la science opère sont dans un présent instantané qui se renouvelle sans cesse, jamais dans la durée réelle, concrète, où le passé fait corps avec le présent ». Finalement, la durée n’est pas prise en compte par la Science. Ce qui compte pour la Science, ce n’est pas l’intervalle entre deux instants mais ses extrémités. « Ce qui coule dans l’intervalle, c’est-à-dire le temps réel, ne compte pas et ne peut pas entrer dans le calcul ». Dans les équations, elle considère plutôt des vitesses, des accélérations, c’est-à-dire des nombres qui notent des tendances et qui permettent de connaître l’état du système à un moment donné. « C’est toujours d’un moment donné, je veux dire arrêté, qu’il est question, et non pas du temps qui coule ». 

Ainsi la Science ne considère que les choses qui se répètent. « Elle ne peut opérer que sur ce qui est censé se répéter, c’est-à-dire sur ce qui est soustrait, par hypothèse, à l’action de la durée. Ce qu’il y a d’irréductible et d’irréversible dans les moments successifs d’une histoire lui échappe ». Elle isole son objet pour le soustraire au temps, ou plutôt à l’action de la durée. 

La Science découpe le réel en parties, qu'elle étudie ensuite de manière séparée, isolée avant de les relier de manière toute aussi artificielle. Mais pouvons-nous croire qu’en multipliant les photographies d’un objet, sous mille aspects divers, nous en reproduisons la matérialité ?

Bergson conclut donc à l’impossibilité de la Science de nous donner « les clés de la vie ». Elle travaille sur la simultanéité quand la Vie se fonde sur la continuité. Nous ne pouvons « assimiler l’être vivant, système clos par la nature, aux systèmes que notre science isole ». Il souligne que la durée est une partie intégrante de la Vie que la Science ignore. « Plus la durée marque l’être vivante de son empreinte, plus évidemment l’organisme se distingue d’un mécanisme pur et simple, sur lequel la durée glisse sans le pénétrer ». 

Conclusion

La conception que nous avons du Monde dépend certes de notre expérience mais aussi fortement de notre manière de penser et de construire notre connaissance. Elle sous-entend une philosophie. Évaluer une conception de l’Univers revient ainsi le plus souvent à évaluer une théorie de la connaissance. 

Bergson présente certaines limites de la Science inhérentes aux faiblesses humaines. Pouvons-nous les étendre à toute la connaissance ? Non. Car l’homme est capable d'atteindre la Vérité et de l’exprimer de manière sûre. Ses critiques envers la Science (ou plutôt le positivisme et le scientisme) nous paraissent néanmoins pertinentes. Ce n’est pas l’Intelligence la responsable de leurs erreurs mais leur démarche intellectuelle et la philosophie qui en est le fondement …


Enfin, la question du temps et de durée est probablement source d’incompréhensions et d’erreurs. Elle est au centre de nombreuses théories perverses, telles que la théorie des genres. Bergson rappelle que nous sommes définis par notre histoire mais jusqu’à quel point ? Négliger ou surestimer le rôle de l’Histoire revient à ne pas saisir la réalité. L’Histoire du salut est au cœur de notre foi. Dieu est intervenu dans l’Histoire comme Il intervient dans notre propre histoire. Elle commence par la Création et se poursuit par la Providence. L’évolutionnisme de Bergson prétend qu’elle-seule prend en compte cette propriété caractéristique de la vie, mais c’est justement à cause de cette méconnaissance de l’Histoire que nous rejetons la conception évolutionniste…

lundi 15 juillet 2013

[Synthèse] Les pensées de Teilhard, une glose étrangère au christianisme



Après plusieurs mois d’étude sur la pensée de Teilhard, il est temps d’en faire une synthèse. Est-il encore opportun de la poursuivre tant l’évidence nous frappe? Nous pourrions encore continuer à nous étendre sur ses intuitions, ses hypothèses, ses propositions mais tout cela nous semble vain. Est-il même possible de réfuter toutes ses idées disséminées dans ses nombreux essais ? Nous pensons avoir atteint le but de notre voyage. Nous sommes en effet convaincus que ses idées sont contraires à la foi et à l’enseignement de l’Église. Dans ses écrits, nous avons aussi rencontré une certaine désinvolture et malhonnêteté. De nombreuses contre-vérités nous affligent. Son lyrisme et sa réputation scientifique ne nous font pas oublier ses fautes et ses erreurs. Il est donc temps de synthétiser notre travail …

De l’audace et de la conviction à tout prix ?

Les premiers reproches s’adressent à la forme de ses discours : usage nombreux de néologismes, goût immodéré de mots nouveaux, emploi hasardeux de termes riches en sens... Tout cet attirail manque de clarté et de rigueur, gène notre compréhension et peut tendre à des confusions regrettables. Que d’équivoques dans ses propos ! Tout cela est source d’erreurs et de malentendus sur des sujets qui méritent cependant de la précision et de la clarté. 

Teilhard réussit à rendre accessibles des idées complexes et audacieuses. Il nous fait comprendre sa pensée tout en nous impressionnant. Son style particulier, voire unique, est probablement un atout pour persuader et convaincre. Ses ouvrages sont aussi empreints de fraîcheurs, d’audaces et d’envolées poétiques qui nous font oublier la tristesse et l’âpreté de la plupart des livres théologiques. Ils nous font aussi oublier la gravité des sujets traités. Il sait finalement transmettre ses convictions en dépit d’un discours abscons.

Et du mépris…

En dépit de sa joie expansive, nous retenons surtout de nos lectures une impression très désagréable et insupportable. Car derrière ses envolées lyriques, nous sentons un certain mépris à l’égard de ceux qui ne partagent pas ses convictions. Les mots sont durs contre les opposants de l’évolutionnisme et les fidèles de l’enseignement traditionnel de l’Église. Il les présente comme les adversaires du « progrès », enchaînés dans un catholicisme dépassé. Il est regrettable qu’un homme d’Église ait autant de verbes méprisants et arrogants contre son prochain, même contre ceux qui seraient dans l’erreur. Les techniques qu’il utilise pour dénigrer l’enseignement de l’Église sont en outre subtiles et efficaces mais reflètent une certaine malhonnêteté…

Un discours sans fondement sérieux

Son argumentation nous étonne par sa faiblesse. Certes il peut parfois s’épancher sur des découvertes scientifiques, des faits d’observation ou encore sur des faits « universellement » connus mais son discours n’est le plus souvent qu’une suite d’affirmations sans preuves, dénuées de toute rigueur scientifique. Peu de faits ou d’exemples précis, surtout dans le domaine religieux. Il dessine le portrait du chrétien moyen mais quel portrait dresse-t-il ?! Ce n’est que des stéréotypes, des caricatures, des clichés ! Il prétend être fidèle à la Parole de Dieu mais ce n’est parfois qu’une évocation imprécise, fugace de la Sainte Écriture. Il se justifie en évoquant un enseignement qu’il juge erroné sans cependant le dévoiler. Et que d’implicites dans ses phrases, que d’informations entre les lignes, que d’intentions dans les images qu’il dessine ! On pourrait nous dire qu’il n’avait pas le choix, compte tenu de la censure et de l’opposition ecclésiastique qu’il connaissait. Sa stratégie est peut-être compréhensible mais nullement louable !

Teilhard s’attaque à l’enseignement de l’Église sans apporter de véritables arguments solides. Ce n’est que des hypothèses bâties sur des intuitions, des caricatures et sur une expérience humaine. Son discours ne présente guère de rigueur intellectuelle compatible à la gravité et à l’importance du sujet traité

Ce manque de rigueur nous étonne. Nous pouvions aussi espérer rencontrer plus d’humilité et de prudence dans ses ouvrages. Nous avons plutôt découvert un esprit sûr de lui, sûr de sa science. Sa foi en la science est en outre impressionnante. Se pose-t-il des questions sur l’évolutionnisme qu’il nous impose sans aucune condition ? Sa participation à l’affaire de Piltdown, fortement critiquée, ne peut plus nous surprendre[1]. Aujourd’hui, nous pouvons sourire de ses prétentions…

Comment pouvons-nous finalement adhérer à un tel discours ? D’un style déconcertant et lyrique, il est finalement sans fondement sérieux. Il s’appuie davantage sur le mépris et l’arrogance, sur une foi incompatible avec la nôtre…

Des idées dangereuses qui ne peuvent qu’affaiblir l’Église et la séparer du monde scientifique

Comment en effet pouvons-nous adhérer à ses idées ? Elles nous paraissent imprudentes et dangereuses. Que veulent-elles en effet ? Que l’Église prenne enfin en compte l’évolutionnisme et y adapte son enseignement car, affirment-elles, l'évolutionnisme est un fait acquis ! Convertir l'Eglise ? Mais comment pouvons-nous dire, et surtout à l’époque où Teilhard écrit ses ouvrages, que l’évolutionnisme est un fait acquis ? Et même si une théorie scientifique semble indiscutable, l’histoire nous montre bien combien elle reste éphémère. Elle est vraie jusqu’au jour où une autre la remplacera ou viendra mieux cerner ses limites. Devons-nous alors fonder l’enseignement de l’Église sur une théorie par essence instable ? Ne risquons-nous pas de reproduire l’erreur qu’ont commise des ecclésiastiques en défendant le modèle obsolète de Ptolémée ? Teilhard veut rapprocher l’Église de la Science en adaptant son enseignement à l’évolutionnisme mais sa tactique ne peut conduit qu'à un échec et à des conflits. 

Comment pouvons-nous rapprocher les scientifiques de l’Église quand les scientifiques se disputent âprement sur les idées qu’il propose ? Des évolutionnistes éminents s’opposent à ses intuitions qu’ils jugent contraires à l’idée même de l’évolution. Il risque ainsi d’engager l’Église dans un débat qui oppose plusieurs tendances au sein de l’évolutionnisme. Le chrétien doit-il être finaliste, vitaliste, spiritualiste ou matérialiste ? Doit-il plutôt tendre vers un évolutionnisme progressif ou brutal ? Teilhard, veut-il vraiment engager l’Église dans ce conflit où s’affrontent de nombreuses théories ? L’Église ne pourra trouver que confusion et division. 

Que d’erreurs également dans ses interprétations ! En érigeant la complexification comme loi scientifique, il confond causes et conséquences. Il généralise au Monde un constat particulier. Il prétend aussi saisir la totalité du Monde comme s’il pouvait s’extraire du Tout. Il va même à l’encontre de l’évolutionnisme et de la philosophie de Bergson. Il radicalise des idées déjà contestables …

Une doctrine contraire à la foi chrétienne dans sa finalité et ses fondements

Nous avons déjà montré combien l’évolutionnisme ne peut être considéré comme un fait acquis. Une théorie évolutionniste est applicable dans un cadre particulier au niveau local et peut expliquer un microcosme spécifique, mais elle est insuffisante pour expliquer la vie. Quelle théorie en est capable ? L’évolutionnisme n’est qu’une idéologie et par conséquent une imposture. Or que veut Teilhard ? Faire entrer cette idéologie dans l’Église… Il cherche à adapter l’enseignement de l’Église à une certaine philosophie évolutionniste, la philosophie de Bergson adaptée par ses soins. 

Selon son propre témoignage, nous constatons que sa foi chrétienne repose sur des motifs purement naturels, sur « une foi psychologique », sur une certaine conception de l’Univers. Tout doit être dérivé de cette croyance. Est-ce cela la foi chrétienne ?



Nous pouvons énumérer ses erreurs : refus du péché originel tel qu’il est enseigné par l’Église, confusion entre ordre naturel et ordre surnaturel, valorisation excessive des actions humaines, … Nous en avons décrit quelques-unes. Nous laissons à des hommes plus compétents que nous le soin de les dénoncer et de les réfuter pleinement, par exemple la confusion entre les deux ordres naturel et surnaturel ou sur sa conception du Corps mystique du Christ…


Un autre regard que celui de l'Eglise

La doctrine de Teilhard s’oppose à l’enseignement traditionnel de l’Église et à la Révélation telle qu’elle a toujours été interprétée et comprise par l’Église. Teilhard se défend pourtant de toute infidélité : il ne fait que présenter, dit-il, une nouvelle lecture de la Parole de Dieu tout en lui demeurant fidèle. Mais justement, être fidèle, n’est-ce pas avant tout de garder la même lecture, un même regard ? Orienter notre esprit et les yeux de notre âme dans la direction que Dieu nous a indiquée ? Voir le Monde et la Vie tels que Dieu nous demande de les regarder et non comme nous voulons les voir ?...

Or Teilhard nous demande de changer radicalement de direction : la Rédemption qui a toujours été au cœur de l’enseignement de l’Église doit désormais être secondaire. Car elle est fondée sur le péché originel, chose que Teilhard ne peut en effet accepter tant ce dogme est contraire à l’idée même de l’évolutionnisme. Il est en effet conscient que nous ne pouvons y adhérer sans rejeter ce dogme. Nous y insistons fortement car là est le point d’achoppement :

l’idée du péché originel est fondamentalement incompatible avec celle de l’évolutionnisme. 

Teilhard demande en effet à l’Église de centrer désormais sa doctrine sur le Christ cosmique, sur le Point Omega. Mais quel est ce Christ qui nous propose ? Est-ce celui de l’Histoire ou de ses pensées ? Est-ce Notre Seigneur Jésus-Christ en chair et en sang, le Verbe Incarné, ou plutôt une abstraction, une pensée, sans matière, sans forme ? Que devient par exemple la Résurrection de la chair dans sa doctrine ? 

Une conception de l'Homme idéalisée

A la lumière de l’évolutionnisme, Teilhard traite longuement du rôle de l’homme dans la Création et du développement du Corps mystique du Christ. Il se révèle aussi comme un mystique de l’action. Par ses efforts et sa volonté, l’homme contribue à orienter l’évolution vers le progrès et vers le Point Omega. Confiant en l’homme, il voit dans la socialisation et la collectivisation le signe de son avancée. Mais sa confiance nous paraît aujourd’hui naïve et dépassée. Même le cyberespace correspond mal à ses prophéties de conscience de l’humanité, pourtant tant soulignée actuellement par certains disciples de Teilhard. Au contraire, s’il a pris conscience des progrès de la communication et de leurs conséquences dans la socialisation, il n’a pas vu l’importance du monde virtuel, d’un monde où les problèmes liés à la connaissance ont changé de nature, d’un monde qui fait changer la manière de penser, un monde enfin où l’immédiateté a remplacé la durée. En dépit de ses intuitions, il n’a pas vu la révolution qui nous touche aujourd’hui…

Revenons à la notion de grâce. Teilhard semble attribuer à l’homme un rôle primordial dans sa sanctification au point de reléguer la grâce à un rôle d’assistance. Pouvons-nous l’accuser de pélagianisme ? Peut-être. Le manque de clarté et de précision dans son discours conduit peut-être à le penser...

Une christologie déséquilibrée

Le Christ est Omega mais il est aussi Alpha. Il est Alpha et Omega. Or Teilhard traite peu du Christ en tant qu’Alpha. Il se concentre sur l’Omega. Ne fait-il pas ce qu’il reproche à l’Église : biaiser la vérité en insistant trop sur un des points de son enseignement ? Car le Christ ne peut être Omega s’il n’est d’abord Alpha. Or parler du Christ comme Alpha revient à parler de la Grâce, des mérites de Notre Seigneur et donc de la Rédemption. En outre, comment peut-il parler d’un Point Alpha quand l’évolutionnisme ne porte son regard que vers le devenir, c’est-à-dire vers le Point Omega ? Un évolutionniste ne peut songer à la source, à l’origine, il ne pense qu’au lendemain, au devenir…

Un Univers qui exclut le surnaturel

Enfin, que devient le surnaturel dans sa vision de l’Univers ? Par son action, l’homme contribue à sa sanctification et à celle du Monde. La Matière et l’Esprit évoluent selon une « loi scientifique ». L’Esprit dérive de la matière. Le mal n’est vu que sous un aspect physique, etc. Le surnaturel existe-il encore ou disparaît-il derrière le naturel [2] ?

Conclusion
Une étude attentive des œuvres de Teilhard nous dévoile donc des erreurs manifestes, contraires à l’enseignement de l’Église. Certaines de ses idées présentent de véritables dangers. Elles proviennent probablement d’une confiance abusive en la Science et au Monde, ou plutôt à une certaine science, à une certaine conception du Monde, finalement à une certaine philosophie. Il nous le dit lui-même. La foi qu’il professe d’abord est une foi au Monde et en la Science, et non une foi en Dieu. Comment pouvons-nous alors adhérer à une telle pensée si contraire au christianisme ? 

Teilhard couvre sa pensée sous la voile de la science quand elle est surtout philosophique et religieuse. Nous pensons que sa véritable intention n’est pas de renouer les relations entre le Christianisme et la Science, mais d’intégrer une philosophie évolutionniste dans l’Église… 

En conclusion, la doctrine de Teilhard est étrangère au christianisme. Nous ne pouvons que la rejeter et la dénoncer. « N’est-ce pas plutôt une nouvelle forme de gnose, l’une de ses multiples tentatives toujours vaines de rationaliser le contenu de la foi […] ?» [2].






[1] Voir Émeraude, novembre 2012, article « La scandaleuse affaire de l’homme de Piltdown ». 
[2] Voir Dom Georges Frenaud, moine de Solesmes, Pensée philosophique et religieuse du Père Teilhard de Chardin, collection Octobre. Cette article récapitule les pensées philosophiques et religieuses de Teilhard et en montre toute leur dangerosité, http://teilhard.org/panier/1_fichiers/Pere(Don).G.Frenaud.et.le.Monitum.pdf.