Mais cette quête du
bien-être ne serait-elle pas plutôt un nouveau mirage que fait naître notre
société de consommation et tous ceux qui espèrent en retirer un profit ? Il
fait en effet l’objet de sévères et
pertinentes critiques comme le montrent deux ouvrages récents qui remettent
en cause ce qui paraît devenir la norme dans notre société moderne. En fait, le mal comme la critique sont plus anciens
comme le montre notamment le sociologue Christopher Lasch dans les années 80.
Il est donc intéressant de les entendre et d’élargir ainsi notre réflexion sur
ce sujet si important.
Le syndrome du bien-être
Leur constat est clair. L’« obligation d’être heureux », de
s’occuper de soi, de son alimentation et de son corps, confine à la paranoïa.
« Le bien-être n’apparaît plus comme
un idéal auquel nous pouvons librement choisir d’aspirer, mais bien comme un
impératif moral qui a fini par se retourner contre nous. »[6] Tout
comportement déviant fait alors l’objet d’accusation. Le fait de fumer, de
manger gras et sucré, de ne pas faire d’exercices physiques ou d’être triste,
pessimiste, insatisfait sont considérés comme des fautes morales. Le monde est ainsi séparé entre ceux qui se
comportent bien avec eux-mêmes et les autres. C’est en fonction de ce
bien-être que les autres sont ainsi jugés.
Après ce constat, les
auteurs présentent les profondes causes de ce phénomène. « Le syndrome du bien-être résulte pour une
grande part de la croyance selon laquelle nous sommes des individus autonomes,
forts et résolus, qui devons-nous efforcer de nous perfectionner sans
relâche. Or c’est précisément le fait d’entretenir cette croyance qui
entraîne l’émergence de sentiments de culpabilité et d’angoisse. » Les
« zélateurs du bien-être »
se considèrent ainsi responsables de tout ce qu’ils font, croyant que tout
repose sur eux. Tout devrait finalement
se plier à leur volonté puisque l’unité de valeur est eux-mêmes. C’est le
propre de l’individualisme…
Mais d’où vient cette
volonté de vouloir toujours se parfaire
comme si nous n’avions pas de limites ?
L’obsession du bien-être
Benoît Heilbrunn présente
cet impératif du bien-être, « représentatif
de notre époque », comme relevant « d’une mutation anthropologique fondamentale des sociétés occidentales ».
L’auteur trouve d’abord ses causes dans la
nouvelle définition de la santé que nous trouvons dans le préambule à la Constitution
de l’Organisation mondiale de la santé, que nous avons déjà évoqué dans
notre article précédent[8],
définition qui élargie considérablement le
périmètre de la santé en rupture avec une conception biologique plus traditionnelle.
Selon l’auteur, cette
situation s’explique aussi par une conception de la société qui s’est
développée depuis le XVIIIe siècle, c’est-à-dire par le projet des « philosophes
des Lumières », qui ont
voulu bâtir une nouvelle ère en reliant le bonheur à la liberté. Leur ambition
est alors double : la plénitude par
le progrès technique, assimilée alors au progrès moral, et l’égalité, ce qui a finalement conduit à la naissance d’un nouveau droit, le droit au confort matériel et
psychologique et à la consommation
au point qu’ils caractérisent désormais l’homme contemporain et sa société. Mais,
le projet des Lumières a échoué. Nous ne sommes pas plus heureux que nos aînés.
Conscient de cet échec, la société a alors offert à l’individu un « avatar » du bonheur, c’est-à-dire le bien-être.
S’est ajoutée à cette quête
une « orientalisation de la société »,
qui s’illustre notamment par le développement d’un yoga vidé de sa spiritualité.
Nous pourrions néanmoins rajouter que les « bonzes » se sont développés dans les vitrines et les jardins,
signes d’un développement évident du bouddhisme dans notre société...
Enfin, bien au fait du mercantilisme,
l’auteur montre comment la société
marchande a modifié nos perceptions par des stéréotypes qui envahissent
notre quotidien, des clichés sensoriels, entretenant volontairement la confusion entre bonheur et bien-être.
La conclusion est alors évidente :
« l’obsession du bien-être traduit
une logique solipsiste, sensorielle et, finalement égoïste de l’existence
humaine. » Le solipsisme[9]
désigne une « conception selon
laquelle le moi, avec ses sensations et ses sentiments, constitue la seule
réalité existante dont on soit sûr. »[10] Ce
n’est donc pas de l’individualisme mais plutôt de l’égocentrisme…
« C’est
un état centré sur ses sensations propres et qui est en lui-même sa propre
fin. » Benoît Heilbrunn présente alors ce culte du bien-être comme un phénomène rétractif, qui intériorise et
isole l’individu, l’éloignant de la pensée d’autrui et de toute joie collective.
Toujours selon Benoît
Heilbrunn, la société de consommation est encore
plus perfide. Elle présente en effet l’économie du bien-être comme de
l’individualisme quand ce n’est en définitif que de l’égoïsme. Toute
une rhétorique est ainsi déployée pour nous faire croire à cette nouvelle
illusion.
L’ouvrage montre donc que la quête du bien-être est une invention du
capitalisme destinée à vendre du plaisir et à faire fonctionner la société de
consommation.
Cependant, pouvons-nous
raisonnablement limiter ce sujet au seul aspect commercial ?
Le narcissisme contemporain
Revenons environ quarante
ans en arrière. Christopher Lasch (1932-1994),
sociologue et historien américain, étudie déjà la personnalité américaine qu’il
décrit comme centrée sur elle-même.
Il critique en effet « la société
thérapeutique » et « le
narcissisme contemporains »[12]. En
dépit de sa vision d’inspiration marxiste et freudienne, ses critiques méritent
que nous nous y attardions. Elles paraissent en effet d’une étonnante
pertinence.
Christopher Lasch critique
sévèrement la démocratisation de la
culture qui est en fait une culture de masse. Elle permet de l’uniformiser
en éliminant tout particularisme et de manipuler les citoyens. La connaissance,
autrefois limitée à une élite, est désormais accessible à tous, et en
surabondance, sans effort de compréhension ou d’expériences préalables. Nous
pourrions aussi rajouter que l’usage en masse d’équipements informatiques de
grandes performances et l’accès à l’Internet par tous, y compris par des
enfants de plus en plus jeunes, ne fait qu’accentuer ce phénomène. Nous en
constatons les effets malheureux que cela génère presque quotidiennement.
En outre, la modernité, qui est alors tant prônée
dans la société contemporaine, exclut
toute forme de tradition et coupe à l’individu toute racine avec son histoire.
Il ne s’agit plus pour lui que de vivre dans l’instant, dans un éternel
présent, sans continuité avec l’histoire, sans passer ni avenir. L’individu
perd alors la notion d’appartenir à une « succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le
futur », ce qui conduit à perdre
tout intérêt dans l’avenir et à ne
plus prendre en compte la sagesse accumulée par les âges. Nous pourrions
penser que l’individu ne pense en fait qu’à rester jeune et à le paraître. Mais
Christopher Lasch y voit plutôt la manifestation du culte du moi. Dans cette culture du présent, ou encore de
l’immédiateté, l’individu ne recherche en effet qu’à se satisfaire à l’instant
présent. Le bien-être ou « l’hédonisme
de l’instant »[13] est
ainsi devenu sa priorité.
Notons qu’il constate aussi le déclin de la famille en raison d’un
contrôle médical, social et étatique de plus en plus grande. L’État
s’immisce davantage dans la famille, lui enlevant peu à peu ses droits sous
couvert de progrès morale ou de protection sociale. L’auteur note aussi un
transfert de compétences entre les parents et les éducateurs, seuls désormais prétendus
capables d’inculquer à leurs enfants une morale et une éducation dignes de ce
nom. Cette situation fait alors croître
le surmoi de l’individu par son émancipation tout en le rendant plus soumis à d’autres « patriarches »,
tels que la publicité, les entreprises et l’État. L’auteur revient longuement
sur les méfaits de la publicité qui crée dans l’individu du mépris et du
dénigrement de soi en raison de l’état d’insatisfaction qu’elle développe en
lui.
Or, de tels changements de
l’individu et de son cadre social ne sont pas sans conséquence sur son
psychisme. Pour se défendre contre les tensions qu’ils créent, il en vient à se
replier sur lui-même et donc à développer
son narcissisme, que l’auteur considère en effet comme « une défense contre des pulsions agressives
plutôt qu’un amour de soi ».
Lasch
désigne de nombreux responsables de la situation, notamment l’État et sa
bureaucratie, les systèmes de santé et le capitalisme, mais surtout les élites dirigeantes gagnées par un
double libéralisme ou encore par un
mariage entre les libéralismes économiques et sociaux ou libertaire. Celui-ci
ni ne connaît plus ni limite ni entrave auprès des élites qui ne songent qu’aux
possibilités illimitées que peut leur offrir le monde. Tout ce qui résiste au
contrôle de l’homme doit alors disparaître. La chute de l’influence de la religion les a favorisés dans leur
dessein. L’élite est même convaincue de la construction sociale de la réalité, « dogme central de la pensée postmoderne ». Rien ne peut
arrêter leur chimère.
La vision de Lasch, surtout
fondée sur des théories psychanalytiques, est d’une surprenante lucidité, même
si ses justifications méritent de réelles précautions, notamment à l’égard de
la religion, vue sous l’unique approche psychologique et freudienne. En outre,
s’il explique le « narcissisme
contemporain » par des faits actuels, qui favorisent l’exacerbation de
la conscience de soi, il n’explique pas son origine ou sa cause.
Un individu centré sur
l’instant et sur lui-même
Mais il faut dépasser les
faits et trouver des causes. Pour les uns, celles-ci résident dans l’homme qui
refuse toute limite, ne cherchant qu’à se parfaire, qu’à se dépasser. Pour
d’autres, c’est la société de consommation qui en est le responsable,
c’est-à-dire les économistes, le marketing ou encore le capitalisme, une
société dont le moteur est justement l’exaltation de la conscience de soi.
Lash va encore plus loin et
se montre sans-doute plus pénétrant dans son analyse. Il explique ce phénomène
par l’absence de perception de la continuité historique en l’homme
contemporain. Celui-ci, faute de culture suffisante, est en fait séparé de
l’histoire et des âges, coupé de sa famille et de la présence des trésors
générationnels. Il ne vit plus que dans
le présent, livré à lui-même. Souvent, nous le présentons comme l’homme
sans bagage. C’est une proie alors facile…
Par conséquent, peu soucieux de l’avenir, il n’a qu’une
hâte, celle de vivre l’instant présent, c’est-à-dire de jouir du plaisir que
ce temps lui offre, de ressentir une excellente impression de satisfaction de
lui-même. Il est très vraisemblable que par le développement du numérique, ce sentiment de l’immédiateté s’est encore considérablement
accru en lui, limitant encore plus sa vision déjà faible de son existence, une vision centrée sur lui-même. Avec
un regard limité à l’instant et tourné sur lui-même, il ne songe pas à son véritable
bonheur, celui qui dure, et encore moins à l’au-delà, ou plutôt il ne voit pas d’autre bonheur que ce
bien-être, c’est-à-dire que dans l’émotion présente. L’état de providence
dans lequel il vit et se complaît ne fait qu’entretenir cette illusion. Selon Lash,
la responsabilité de ce phénomène incombe à l’État, aux économistes, aux élites.
Conclusions
Or, « le narcissisme est un appauvrissement de la vie intérieure. […] Il faut bien se garder d'analyser le
narcissisme comme une affirmation du moi, mais au contraire, comme un moi
minimal, un moi de plus en plus vidé de tout contenu, qui est venu à définir
ses buts dans la vie dans les termes les plus restrictifs possible, en termes
de survie pure et simple, de survie quotidienne.». »[14] Il
se montre encore plus isolé, plus faible, et finalement plus malléable… Tel est
l’homme qui s’est façonné depuis trois siècles… Un véritable cauchemar…
Notes et références
[1] Hélène Bielak, Ça
veut dire quoi le bien-être au travail, article du magazine Capital,
publié le 20 juin 2019, Capital.fr.
[2] Selon le philosophe
Benoît Heilbrunn, dans un entretien mené par Paul Sugy, FigaroVox, 16 février
2019, lefigaro.fr.
[3] Le Syndrome du bien-être,
Carl Cederström et André Spicer, éditions l’Échappée, 2016.
[4] Pratique appelée
« orthorexie ». Elle
consiste à vouloir à tout prix se nourrir d’une alimentation sainte et rejeter
tout ce qui peut apparaître comme malsains.
[5] Il s’agit du « quantified self », qui consiste à
vouloir mesurer avec une multitude de gadgets et d’applications numériques
chaque geste et fait.
[6] Le Syndrome du bien-être,
Carl Cederström et André Spicer, éditions l’Échappée, 2016.
[7] L’obsession du bien-être,
Benoît Heilbrunn, Robert Laffont, février 2019.
[8] Voir Émeraude,
août 2020, article "La quête du bien-être, une nouvelle morale, une nouvelle religion,..."
[9] Des mots latins
« solius », signifiant
« seul », et « ipse », « soi-même ».
[10] Article « solipsisme », Larousse.fr.
[11] Benoît Heilbrunn,
dans un entretien mené par Paul Sugy, FigaroVox, 16 février 2019, lefigaro.fr.
[12] Christopher Lasch, Culture of Narcissism : American Life
in An Age of Diminishing Expectations, WW Norton & Co, 1979. Les citations sont tirées Culture du narcissisme, Champs-Flammarion, trad. Michel Landa, 2006, dans l’article « culture du narcissisme », wikipédia.
[13] Cette expression provient de David Riesman, auteur de The Lonely crowd (La foule solitaire, Arthuaud, 1964).
[14] Renaud Beauchard, professeur associé à l'American University Washington College of Law à Washington, DC, dans un entretien au FigaroVox, article du 26 août 2018, intitulé « Pour Christopher Lasch, l'alternative au capitalisme destructeur est un populisme vertueux »