Mais de nature complexe,
l’homme se trouve en face de multiples besoins. Lorsque le corps connaît le
plaisir, le confort ou tout ce qui concourt à son bien-être, il éprouve une
jouissance presque instantanée alors que sa conscience insatisfaite se lamente
de ne point être entendue. Certes, il est naturel à l’homme de rechercher ce
qui est bon au corps mais son bonheur ne se réduit pas à ses seules
satisfactions. L’homme n’est pas qu’un corps. Il le sait bien…
Nombreux sont ceux qui ne
supportent guère le visage que présente notre monde. Ce n’est que bruits et
vacarmes, cris désespérants et larmes qui coulent sans fin. Ils n’apprécient
guère non plus le rôle de consommateurs que la société cherche à leur donner. Leur
vie quotidienne est même une charge dont le poids ne cesse de grandir. La
course effrénée qui leur est imposée les lasse et les épuise. Ils savent que
leur bonheur ne réside pas dans l’accumulation de biens que le monde leur
propose dans d’innombrables réclames. Certes, conditionnés comme les autres,
ils ne peuvent guère éviter les traditionnelles et solennelles journées de
soldes et de Black Friday. Que faire alors ? Nombreux sont alors ceux qui
fuient ces noires idées et recherchent un monde meilleur, un monde où
ils peuvent s’épanouir. Ils sont ainsi en quête de thérapie et de théories
qui leur proposent une vie de plénitude. Mais, ne risquent-ils pas de
suivre un chemin qui conduira aux mêmes désillusions ?
Le manifeste de la
psychologie positive
Ainsi, selon Seligman, la
psychologie ne doit pas se focaliser sur la guérison des maladies mentales mais
sur les facteurs qui contribuent à la santé psychique. Son objet n’est
donc plus la maladie mais la santé. Son discours nous renvoie vers les ambitions
du Conseil de l’Europe qui considère la santé comme « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste
pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. »[2]
L’organisation mondiale de la santé définit la « santé mentale positive » comme « un état de bien-être dans lequel la personne
peut se réaliser, surmonter les tensions normales de la vie, accomplir un
travail productif et fructueux et contribuer à la vie de sa communauté. »[3]
La vision de Seligman s’est donc imposée sur le plan international.
Depuis 1998, la psychologie
positive a en effet pris un essor considérable. Elle fait l’objet
d’étude de la part de plus de cinquante groupes de recherche, impliquant plus
de cent cinquante universitaires, dans différents pays. Elle est enseignée dans
plusieurs dizaines d’universités américaines et européennes. De nombreuses
revues scientifiques et ouvrages pour grand public traitent de ce sujet. Enfin,
la psychologie positive est très présente sur Internet.
Qu’est-ce que la psychologie
positive ?
Un ouvrage de 2005 nous
donne une définition : « la
psychologie positive, c’est l’étude des conditions et processus qui contribuent
à l’épanouissement ou au fonctionnement optimal des personnes, des groupes et
des institutions. »[4]
La psychologie positive n’a plus pour objet de guérir des malades mais de connaître
les moyens de développer la vie et les potentiels d’une personne, d’un groupe
ou d’une institution.
Notons les différences entre
ces deux définitions. La deuxième définition est d’abord centrée sur
l’individu, et non plus sur la personne, et sur les sentiments qu’il
peut éprouver. L’aspect communautaire ou collectif y est absent. La première
définition porte davantage sur une réalité physique qui touche tout organisme
humain, y compris l’homme, la seconde relève plus de l’ordre du sentiment. Matthieu
Ricard souligne son fondement scientifique. Dans différents entretiens,
il insiste particulièrement sur ce point pour ne point confondre la psychologie
positive avec ce qui relève de la positivité, pratique qui est passée de mode. La
définition de 2005 est plus humble. Elle ne parle que d’étude.
Ces deux définitions
définissent la finalité de la psychologie positive de manière différente. Selon
la première définition, son objectif est de contribuer à l’épanouissement de
la personne alors que selon la seconde, il est de développer en l’individu
le sentiment d’épanouissement, c’est-à-dire de modifier son état affectif.
Quand l’une recherche à optimiser son fonctionnement, la seconde veut améliorer
son potentiel positif. L’expression de « fonctionnement optimal » n’est pas anodine. Elle nous renvoie
en effet à la théorie de développement de la personne de Carl Rogers, ce qui
explique l’importance du terme « personne » dans la première
définition[7].
L’expression « potentiel positif »
relève plutôt du bouddhisme occidental.
Les deux approches de la
psychologie positive
En dépit de leurs
différences, elles présentent pourtant les deux approches de la psychologie
positive, l’approche hédonique, qui met l’accent sur l’expérience
d’états affectifs plaisants, et l’approche eudémonique, qui traite de la
réalisation véritable du plein potentiel de la personne. Elles paraissent
incompatibles, même si certains psychologues cherchent à les unir dans une même
thérapie en les rendant complémentaires.
Selon l’approche hédonique,
le bien-être est confondu avec ce que nous pouvons éprouver, c’est-à-dire tout
ce qui favorise les émotions plaisantes, la joie et le plaisir. Ce bien-être
est alors dit émotionnel. Il s’agit de faire évoluer la perception qu’a
l’individu de lui-même, d’améliorer son appréciation émotive et cognitive. Le
changement est donc de l’ordre de la conscience. Son regard sur lui-même
et sur les autres doit être changé.
Selon l’approche eudémonique,
le bien-être correspond à un état physique où l’homme atteint toutes ses
potentialités. Le bien-être est dit psychologique. La psychologie
positive cherche donc à développer la personne dans un processus de devenir. Ce
n’est plus le regard de la conscience qui doit changer mais la conscience en
elle-même.
L’approche hédoniste
L’hédonisme, tiré d’un mot grec qui signifie « félicité », est une doctrine qui prend pour principe du bonheur la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance. L’approche hédoniste de la psychologique positive considère que la santé mentale de l’individu est atteinte par le bien-être émotionnel, c’est-à-dire par un affect plaisant. Son état émotionnel se caractérise par la présence d’émotions positives, l’absence ou la faible présence d’émotions négatives et le fait de se sentir satisfait de sa vie. Est considéré positif ce qui apporte un sentiment agréable. Cette approche favorise donc tous les facteurs qui produisent chez l’individu des émotions positives comme la joie, le contentement, la gratitude, l’émerveillement, l’enthousiasme, l’inspiration et l’amour. Le bien-être émotionnel est donc un bien-être immédiat mais éphémère comme tout sentiment…
L’approche eudémonique
L’eudémonisme est plus
complexe à définir. Les définitions sont nombreuses. Sur le plan étymologique,
il vient du terme grec « eudomenia »
qui signifie « action de regarder
comme heureux » ou encore « bonheur »[8].
De manière générale, il définit une doctrine qui pose le bonheur comme but
ultime de la vie humaine. L’approche eudémonique de la psychologie positive
consiste à désigner le bien-être psychologique, c’est-à-dire le « fonctionnement optimale » de la
personne, comme but ultime de la vie humaine.
Mais qu’est-ce que le « fonctionnement
optimal de la personne » ?
L’expression ne nous est guère
étrangère. Nous l’avons rencontré lors de notre aventure à l’Institut Esalen[9].
Elle nous renvoie en effet à la psychologie humaniste, c’est-à-dire au
mouvement du potentiel humain, qui cherche à accroitre le potentiel humain par
l’étude des facteurs et des processus de développement de la personne. Son
principal auteur est Carl Rogers. La psychologie positive selon l’approche
eudémonique se fonde en effet sur un principe fondamental : « tout organisme est animé d’une tendance
inhérente à développer ses potentialités et à les développer de manière à
favoriser sa conservation et son enrichissement. »[10]
Une tendance actualisante
Contrairement aux théories
évolutionnistes qui attribuent au milieu la cause de son développement, Carl
Rogers trouve le principe de son évolution dans l’organisme en lui-même.
« Chaque être est capable de se
diriger, de trouver à l’intérieur de lui, l’énergie pour aller de l’avant. »
Rogers parle alors de « tendance
actualisante ». Cette tendance est interne à l’homme et n’est pas
soumis au milieu extérieur. L’homme est en fait semblable à un ordinateur qui
sait s’autoprogrammer sans que cela soit dicté de l’extérieur. « L’opération
de la tendance
actualisante a pour effet de diriger le développement de l’organisme dans
le sens de l’autonomie et de l’unité. »[13]
Rogers caractérise cette
tendance comme sélective et positive. « Un des concepts les plus révolutionnaires qui surgit de notre
expérience clinique est l’intuition croissante que le noyau le plus intime de
la nature de l’homme, les couches les plus profondes de sa personnalité, la
base de sa nature animale et de nature positive, est socialisée à la base, progressive,
rationnelle et réaliste. »[14]
La construction du "moi'
Pour un fonctionnement
optimal de l’homme
Rogers définit alors le
fonctionnement optimal de l’homme quand il y a un parfait accord entre le « moi »
et l’expérience vécue. Tout désaccord provoque de l’insatisfaction et
contrarie la tendance actualisante. Pour conserver la structure du « moi »
et concilier en lui des parties antagonistes, l’homme met en œuvre des
mécanismes de défense, source de dépenses d’énergie, qui se traduira
notamment par une division en lui-même et dans son comportement.
Pour permettre le
fonctionnement optimal de l’homme, Rogers propose d’abord l’ouverture à
l’expérience immédiate afin d’éviter tout mécanisme qui viendrait déformer
ou intercepter les stimuli du monde extérieur. « L’homme doit librement vivre à tout instant les expériences de son
organisme tout entier au lieu de leur fermer les portes de sa conscience. »[16] Par conséquent, l’individu peut vivre tous ses sentiments sans mettre en œuvre
de mécanisme de défense qui viendrait déformer les données perçues. Il
fonctionne alors dans « l’ici et le
maintenant », dans l’instant présent. Rogers appelle ce fonctionnement
dans « l’ici et le maintenant »
le fonctionnement existentiel. Cela signifie que l’homme s’enrichit à
tout instant de l’expérience vécue dans le moment vécu. C’est cette
expérience vécue qui construit le « moi » et ce n’est pas le
moi qui structure l’expérience.
La plénitude psychologique
de l’être
« Quand une personne fonctionne existentiellement, ouverte à
l’expérience, son organisme équilibre les besoins de sa tendance actualisante
et de son moi et détermine les vecteurs d’action les plus économiques et les
plus satisfaisantes. »[17]
Par conséquent, l’organisme fonctionnant pleinement, plus objectif et
raisonnable, est alors digne de confiance. Il sait prendre en compte ses
propres besoins tout en intégrant les données du milieu extérieur. L’homme qui
fonctionne ainsi pleinement sera non seulement un être social mais aussi
un être engagé, qui voudra changer le monde.
Finalement, « notre sentiment est qu’un fonctionnement
optimal trouve sa source dans une satisfaction du besoin de considération
positive. »[18]
Si les autres nous témoignent des marques de valeur réelles dans son
fonctionnement tel que nous sommes alors nous pourrons faire fondamentalement
confiance en notre organisme. Notre « moi »
a besoin d’être valorisé par le regard de l’autre. Pour que nous
puissions recevoir des marques de considération positive, nous devons nous
ouvrir à l’expérience, être capables d’éprouver des sentiments positifs que
négatifs.
Conclusions
Le bien-être qu’elle nous
propose, bien-être émotionnel ou psychologique, relève donc de l’état
psychique. Il est une perception d’une réalité et non la réalité en
elle-même. Certes, en gagnant de la confiance, par l’auto-évaluation ou par des
mécanismes psychiques, l’individu peut certainement mieux vivre mais une
perception n’est pas une réalité. Ce bien-être peut être illusoire. L’état
psychique d’une personne, est-il en effet son état réel ? En se
focalisant sur le premier, le second risque de souffrir. Le mensonge ne dure
guère devant les épreuves de la vie. Aucun palais plaisant et agréable de mains
humaines ne peut résister au monde réel et à ses tempêtes.
En outre, quelle que soit
son approche, la psychologie positive réduit la personne à son
immédiateté comme elle réduit le bien-être à son utilité. Les
sentiments positifs ou une meilleure considération positive sont recherchés
pour que la vie soit mieux vécue dans l’instant présent, oubliant son passé
comme son avenir. Son comportement comme ses intentions et ses motivations en
seront affectés. Ainsi, fondée sur son état psychologique et à partir de ce
qu’elle éprouve, la morale de la personne revient sur elle-même, sur une
meilleure considération d’elle-même. Même les relations avec autrui se
construisent selon ce regard, un regard profondément solliptique. Tout tourne
autour d’elle-même. Un rêve si fragile finira alors par se briser…
Notes et références
[1] Martin E. O.
Seligman, Discours à l’association psychologique américaine, 1998, revue American
Psychologist, août 1999.
[2] Préambule à la
constitution de l’organisation mondiale de la santé, Conférence
internationale de la santé, réunie à New-York, réunion en juin 1946, 22 juillet
1946 dans Le bien-être : notion
scientifique ou problème éthique ? Bien-être ou être bien, Alexandre Klein, L’Harmattan, https:/hal.archives-ouvertes.fr.
[3] Organisation mondiale de la santé (OMS), WHO, Promoting Mental health :
concepts, emerging evidence, practice, summary report, Genève, Suisse.
[4]
Shelly Gable et Jonathan Haidt, What (and why) is positive
psychology ?, Review of General psychology, 2005.
[5] Voir Émeraude,
décembre 2020, article « Le Bouddhisme occidental selon différentes
études : encore le culte du bien-être mais selon une voie différente du commun »,
novembre 2020, article « Le bouddhisme occidental ou le néo-bouddhisme,
mensonges et préjugés. Un piège savamment organisé... ».
[6] Voir Matthieu Ricard,
dans article La psychologie
positive ? Qu’est-ce que c’est ? Juliar Kardri, revue Marie-Claire,
https://www.marieclaire.fr/. Voir aussi le site de Matthieu
Ricard, https://www.matthieuricard.org/.
[7] Voir Émeraude,
janvier 2021, article « Le New Age (3) : l'institut Esalen et le
développement du potentiel humain pour une nouvelle espèce ».
[8] Centre national de
ressources textuelles et lexicales, article « eudémonisme », cnrtl.fr, 30 décembre 2020.
[9] Voir Émeraude,
janvier 2021, article « Le New Age (3) : l'institut Esalen et le
développement du potentiel humain pour une nouvelle espèce ».
[10] M. Kinget et C.
Rogers, Psychothérapie et relations humaines.
[11] A. de Peretti, Pensée
et vérité de C. Rogers, 1974.
[12] A. de Peretti, Pensée
et vérité de C. Rogers..
[13] M. Kinget et C.
Rogers, Psychothérapie et relations humaines.
[14] C. Rogers, Le
développement de la personne, Dunod, 1972.
[15] L’expérience est
définie comme « tout ce qui se passe
dans l’organisme à un moment quelconque et qui est potentiellement disponible à
la conscient, autrement dit, tout ce qui est susceptible d’être appréhendé par
la conscience » (M. Kinget et C. Rogers, Psychothérapie et relations
humaines, tome 1, 1976).
[16] C. Rogers, Liberté
pour apprendre, Dunod, 1972.
[17] Robert Novalise, Attitudes
du maître et résultats scolaires en mathématiques, chap. I, Thèse pour
le doctorat de troisième cycle en sciences de l’éduction, Université Lumière
Lyon 2, 1983. Le premier chapitre expose les éléments de la théorie du
développement de la personne de Carl Rogers.
[18] Robert Novalise, Attitudes
du maître et résultats scolaires en mathématiques.
[19] Voir Émeraude,
articles de septembre et octobre article 2020.