" La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu'est l'émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s'il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la faute. Et lorsque de l'airain a été mêlé à l'argent, qui donc, s'il n'est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? "(Saint Irénée, Contre les hérésies)


dimanche 6 juillet 2025

La perception de la pauvreté avant Notre Seigneur Jésus-Christ

Le 16 mars 2013, trois jours après son élection, le pape François affirme devant la presse qu’il veut « une Église pauvre et pour les pauvres ! » Son discours peut nous surprendre et soulève de nombreuses questions. Cette expression nous rappelle aussi un slogan cher aux partisans de la théologie de la libération[1], qui mettent en exergue le combat contre la pauvreté matérielle. Certains d’entre eux l’élèvent même comme première, voire unique, priorité de l’Église. Sans-doute, sont-ils à l’origine de l’expression devenue célèbre « l’option préférentielle de la pauvreté », consacrée par la conférence de Medellin[2] puis par les papes depuis Jean-Paul II[3]

En 2019, six ans plus tard, lors du célèbre synode de l’Amazonie, des évêques se sont réunis dans les catacombes de Domitille, l’une des plus anciennes de Rome, pour renouveler un pacte connu sous le nom de « pacte des catacombes », signé au même endroit, le 16 novembre 1965, par un groupe d’évêques, en majorité latino-américains en marge du deuxième concile de Vatican (1962-1965). Ce texte avait pour titre « pacte pour une Église servante et pauvre ». Le pacte nous renvoie à un manifeste d’un dominicain français, Yves Congar, intitulé Pour une Église servante et pauvre, publié en 1963. Il demande « une Église qui n’est pas faite pour dominer mais pour servir, une Église qui n’est pas faite pour blâmer mais pour accueillir, une Église non faite pour les seuls croyants mais pour l’humanité tout entière »[4]

Ces différents discours nous envoient aux critiques de ceux qui dénoncent l’attitude traditionnelle de l’Église à l’égard des pauvres et réclament, non une réforme, mais sa véritable transformation dans son rapport avec la pauvreté. Mais en insistant ainsi sur la pauvreté, en la mettant au centre des préoccupations, ne risquent-ils pas de défigurer l’enseignement de l’Église et de la privilégier au détriment de d’autres combats, comme nous en avertissait déjà le cardinal Radzinger[5]

Dans le cadre de nos études apologétiques, nous allons donc nous interroger sur la question de la pauvreté et des pauvres dans l’enseignement de l’Église, mais aussi, en contrepartie, sur celle de la richesse et des riches. Afin de comprendre le rôle qu’a joué le christianisme dans ce domaine, notre premier article sur le sujet décrit la perception de la société à l’égard des pauvres avant Notre Seigneur Jésus-Christ

Le témoignage révélateur de l’empereur Julien l’Apostat (331-363)

L’empereur Julien[6], dit l’Apostat, est un des plus grands adversaires de l’Église. Pour redonner vie au paganisme, il insère dans la religion païenne ce qui lui semble faire une des forces et spécificités du christianisme, et ce qui lui manque cruellement, c’est-à-dire le soin des pauvres et des faibles, ou encore la miséricorde et la bonté. Il cherche par exemple à former ses prêtres païens à la charité et à fonder un système d’assistance publique calqué sur celui qui existe déjà dans l’Église. Dans une de ses lettres, il préconise de mettre en pratique les vertus de la religion chrétienne par lesquelles elle se propage, notamment le secours aux mendiants et « l’humanité à l’étranger ». « Ne laissons pas aux autres le zèle du bien, rougissons de notre indifférence et marchons les premiers dans la voie de la piété. »[7]

Le témoignage de Julien l’Apostat est éclatant et suffirait à démontrer la révolution qu’a apportée le christianisme dans la société et le monde. L’empereur est conscient que le christianisme se démarque de son époque par son attitude à l’égard des plus faibles, quelle que soit leur religion et leur rang social. La charité chrétienne se présente comme un des caractères spécifiques de son temps. Son témoignage nous révèle enfin l’indifférence de ses contemporains païens à l’égard des pauvres.

La conception païenne de l’assistance publique

Pourtant, n’avons-nous pas appris que les empereurs distribuaient de la nourriture à la population, gratuitement ou à prix réduit, de manière régulière ou extraordinaire ? En fait, cette institution très ancienne, appelée annone, n’a pas pour objectif de subvenir aux besoins des pauvres. L’état de pauvreté n’est pas un critère de sélection. Elle ne relève pas non plus d’un droit individuel mais collectif. Elle s’adresse principalement aux fonctionnaires de la cité ou à des corporations jugés d’intérêt public. « Certaines idées reçues sont la mauvaise herbe de l’histoire. L’idée que les distributions frumentaires s’adressaient aux pauvres reste, reconnaissons-le, l’ivraie la plus indéracinable de l’histoire romaine. »[8]

De même, les distributions par de simples particuliers ou des corporations ne concernent pas spécifiquement les pauvres. Il n’y a en fait aucun secours prévu pour les démunis, les infirmes ou les malades. « Ce serait se méprendre que d’attribuer à ces notions un contenu humanitaire ou une préoccupation sociale. » Il n’y a non plus aucune commisération sociale. L’objectif est de gagner de la reconnaissance et de la tranquillité publique au sein de la cité.

L’institution du patronat

Ne pensons pas néanmoins qu’il n’existe pas d’entraide dans la société romaine. Celle-ci est en fait marquée par une institution essentielle qu’est le patronat ou encore le clientélisme. Cette institution permet à un patron de prendre sous sa protection un client en échange de services. Le patron, généralement un aristocrate, s’engage à aider son client, à le soutenir financièrement, à lui trouver un emploi ou des ressources, à le défendre devant la justice. En échange, le client s’engage à escorter son patron, à l’accompagner dans des défilés, à venir le saluer ou encore à voter pour lui en cas d’élection. Le lien entre un patron et un client est formalisé par un contrat. L’intérêt pour le patron est d’accroître son prestige au sein de l’aristocratie et de la cité, par le nombre de clients, quand ces derniers sont assurés d’une protection et d’une ressource. Peuvent être clients des paysans qui cultivent leurs terres, des esclaves affranchis et leur descendance, ou encore des hommes libres endettés.

Le patronat ne porte pas uniquement entre des personnes. Une cité peut aussi se mettre sous la protection d’un homme puissant. Ce dernier construit de somptueux bâtiment, organise des banquets, des spectacles ou de jeux ou encore protège ses citoyens.

Le pauvre, mépris et indifférence

Est alors considéré pauvre ou démuni celui qui ne dispose pas de revenus suffisants et ne relève pas d’un patronat. La pauvreté ne caractérise ni le « populus », qui souligne plutôt la citoyenneté, nie la « plèbe », qui est associé au tumulte ou à la foule. Au sein de la plèbe, se situent néanmoins les plus pauvres, c’est-à-dire les indigents, les mendiants, les sans-logis et tous ceux dont des dettes et des faillites ont conduit à la déchéance sociale. Le pauvre se caractérise en effet par la déchéance sociale qui se traduit extérieurement par leur vêtement et par leur logis ou absence.

Le premier caractère du pauvre est sa visibilité. « Leur dénuement peut être complet, ils n’ont ni toge, ni foyer, ni nattes, ni esclaves, etc. »[9], nous dit Sénèque. Ils ne disposent pas de tous les attributs chers aux citoyens libres. Le vêtement témoigne du rang social. Comme sous la république, « la toge est en quelque sorte l’uniforme de la citoyenneté. »[10] L’absence de logis ou de « domus » est son deuxième caractère. Faute de foyer, le pauvre est dans l’impossibilité de rendre un culte à ses Lares et à ses Pénates. Finalement, les principaux signes de dignité lui font défaut, ce qui explique probablement le mépris dont il fait l’objet. Soulignons que la pauvreté ou la richesse ne sont pas liés à l’état social de l’individu. Un esclave peut être plus riche qu’un citoyen libre.

Le pauvre ne mérite non plus aucune compassion. Au mieux, peut-il espérer de l’indifférence comme en témoigne l’empereur Julien l’Apostat. « Il n'a point à s'apitoyer sur le pauvre »[11], nous dit Virgile. Il lui est même reproché de s’accommoder de sa situation d’assistanat. Il est alors accusé de tous les vices, notamment de la paresse et de l’oisiveté. « Je hais les pauvres. Celui qui veut quelque chose gratuitement est un idiot. Il faut qu’il paie. »[12] Selon Cicéron, il « est perçu comme toujours malhonnête, car il lui faut chercher de quoi vivre et il ne le peut qu’illicitement en vendant son corps, en s’astreignant aux plus basses besognes, en trompant et en trichant. »[13] Le pauvre est donc réputé indigne de confiance, malhonnête, n’ayant ni probité ni moral, pouvant tout sacrifier pour se nourrir.

La pauvreté pour les sages romains ?

Pourtant, des philosophes enseignent la bienfaisance, surtout les stoïciens. « Le sage, dit Sénèque, essuiera les larmes de l’affligé, tendra la main au naufragé, ouvrira sa maison à l’exilé, sa bourse aux nécessiteux, en homme qui partage son bien avec un homme. » Mais, rajoute-t-il aussitôt en bon stoïcien, « en secourant le malheureux, le sage se gardera de s’affliger sur son sort ; son âme doit rester insensible aux maux qu’il soulage : la pitié est une faiblesse, une maladie. »

Le stoïcisme enseigne que le souverain bien réside dans l’effort pour parvenir à la vertu. Tout le reste lui est indifférent, y compris la pauvreté comme la richesse comme à toute émotion. Un pauvre comme un riche peut être un sage. Cependant, Sénèque avoue que la richesse est préférable car il pourra davantage développer certaines vertus comme la libéralité, la générosité ou encore le sens de la tempérance. Mais, il est plus facile d’être heureux en étant pauvre car dans la pauvreté, l’homme ne craint pas de perdre sa richesse.

Le rapport à l’égard de la richesse ou de la pauvreté relève donc, pour le stoïcien, de l’effort individuel pour acquérir ou développer des vertus. Ces dernières constituent la seule valeur morale qui compte. Et, comme le notent ses adversaires, Sénèque (4 av. J.C.-65) dispose d’une richesse démesurée grâce à Néron, dont il était le précepteur puis l’éminence grise. Il est aussi connu pour enseigner ce qu’il ne pratique pas.

Dieu, protecteur des pauvres et des faibles

L’Ancien Testament fait souvent mention des pauvres, qui englobent les démunis, les veuves, les orphelins et les étrangers. Les pauvres désignent non seulement ceux qui manquent de biens suffisants pour se vêtir et se nourrir mais aussi ceux qui sont en situation de dépendance et de faiblesse.

La Loi du peuple de Dieu est très protectrice à l’égard des pauvres. « Qu’il n’y aura aucun mendiant parmi vous, afin que le Seigneur ton Dieu te bénisse dans la terre qu’il va te livrer en possession. »(Deutéronome, XV, 4). Elle définit de nombreuses mesures pour les protéger, réduire les maux qui l’accablent et éviter qu’elle demeure permanente. Elle prend soin en effet à réduire ses causes. Par exemple, elle condamne l’usure, libère le juif devenu esclave après six ans de servitude, remet les dettes tous les sept ans, institut l’année jubilaire tous les cinquante ans, au cours de laquelle le débiteur rentre en possession de son héritage, consacre une dîme en faveur des pauvres tous les trois ans, lui laisse le droit de quoi glaner, etc. « Lorsque tu redemanderas à ton prochain quelque chose qui te doit, tu n’entreras point dans sa maison pour emporter un gage, mais tu te tiendras dehors, et c’est lui qui t’apportera ce qu’il aura. Que s’il est pauvre, le gage ne passera pas la nuit chez toi, mais tu le lui rendras aussitôt avant le coucher de soleil, afin que dormant dans son vêtement, il te bénisse, et que tu aies pour toi la justice devant le Seigneur ton Dieu. » (Deutéronome, XXIV, 10-13) 

La Loi cherche donc à combattre la pauvreté et ses causes. « Il ne doit pas y avoir de pauvres en Israël »(Deutéronome, XV, 4)

Elle protège aussi le droit du pauvre dans les procès, qui doit être jugé avec équité. « Tu ne nieras point le salaire de l’indigent et du pauvre qu’il soit ton frère ou un étranger qui demeure avec toi dans la terre ou dedans de tes portes, mais tu le rendras le jour même, avant le coucher du soleil, parce qu’il est pauvre, et que c’est par là qu’il sustente son âme »(Deutéronome, XXIV, 14-15). Elle témoigne ainsi d’une forte préoccupation sociale de Dieu et de sa compassion envers les plus faibles.

Enfin, la législation rappelle aux riches que Dieu seul est détenteur de tous les biens et propriétaire de toutes les terres. Par conséquent, ils n’ont aucun droit de se les accaparer.

Justice et miséricorde de Dieu

Dieu est attentif aux cris du pauvre ainsi qu’à ses bénédictions. Comme le répète la Saint Écriture, nous devons en effet veiller à ne point enfreindre sa Loi « de peur qu’il ne cris contre toi au Seigneur, et que cela ne devienne pour toi un péché. » Nous ne devons point s’opposer à sa justice et voir notre attitude à l’égard du pauvre être « imputée à péché » (Deutéronome, XXIV, 15). Ainsi, toute oppression du pauvre, de la veuve, de l’orphelin, de l’étranger est menacée de sévères punitions. Dieu est leur défenseur et entend leurs cris. Ainsi, la crainte de Dieu inspire le comportement du Juif à l’égard des plus pauvres comme une loi venue de l’extérieur.

La législation juive cherche donc à adoucir le sort des pauvres tout en imposant aux riches des devoirs. Ces prescriptions en faveur des plus faibles ne reposent pas sur des sentiments de pitié mais sur la volonté de Dieu, maître et défenseur de son peuple. Le principe qui régit les rapports entre les juifs repose en effet sur le commandement de Dieu : « tu aimeras ton prochain toi-même »(Lévitique, XIX, 14, 17-18). Or, le pauvre comme le riche fait partie de son peuple et participe à la même alliance. Cette même alliance impose la fraternité et la justice. La tentation pour le Juif est de limiter sa charité à ses compatriotes.

Les cris des prophètes et des sages

L’esprit qui inspire la législation juive anime aussi les prophètes. Ces derniers s’indignent contre le comportement des riches et des puissants à l’égard des pauvres et des faibles. Ils dénoncent les abus, les violences, les oppressions dont ils sont victimes de la part des riches et des puissants.

Au VIIIe siècle, dans le royaume d’Israël, qui connaît une période de prospérité, le prophète Amos s’élève contre ceux qui oppriment les pauvres. « Écoutez ceci, vous, qui écrasez le pauvre, et qui faites défaillir les indigents de la terre. »(Amos, VII, 4) Il s’insurge contre les propriétaires terriens, les aristocrates de Samarie, les commerçants qui fraudent sur les poids et les mesures, ou encore les magistrats corrompus qui, pour de l’argent, condamnent les innocents et absolvent les coupables. « Ils brisent sur la poussière les têtes des pauvres » (Amos, II, 7) Ils leur annoncent des châtiments divins.

Au même moment, dans le royaume de Juda, la voix d’Isaïe puis celle de Jérémie retentissent pour faire entendre la colère de Dieu contre ceux qui dépouillent le pauvre et ne défendent pas sa cause. La première des dix malédictions que fulmine Isaïe porte sur les accapareurs, qui, par des pratiques usuraires, réduisent les pauvres à la misère. « Malheur à ceux qui joignez maison à maison, et qui ajoutez un champ à un autre jusqu’à ce que le lieu vous manque ; est-ce que vous seuls vous habiterez au milieu de la terre ? »(Isaïe, V, 8) Ses menaces portent aussi sur le royaume de Judas à cause de lois iniques « qui écrivant, ont écrit l’injustice, afin d’opprimer le pauvre dans le jugement, et de faire violence à la cause des faibles de mon peuple, afin que les veuves soient leur proie, et qu’ils pillent les orphelins ! »(Isaïe, X, 3) Jérémy annonce aussi le désastre qui tombera sur les habitants de Jérusalem en raison de leur comportement à l’égard des veuves, des orphelins et des pauvres. « Ils n’ont point jugé la cause de la veuve. Ils n’ont point dirigé la cause de l’orphelin, et ils n’ont pas rendu justice aux pauvres. »(Jérémie, V, 28) De même, plus tard, le prophète Michée maudit ceux qui « ont convoité des champs, et ils les ont pris violemment ; et ils ont usurpé des maisons »(Michée, II, 2). Car « c’est contre Dieu qu’est élevée leur main. » (Michée, II, 1) 

Vers 200 avant J.-C., l’auteur de l’Ecclésiastique décrit encore le fossé qui sépare le riche et le pauvre ainsi que le mépris dont ce dernier fait l’objet. « Quelle communication a un saint homme avec un chien ? Ou, quelle part à un riche avec un pauvre ? La chasse du lion dans le déserte est l’onagre ; de même aussi la pâture des riches sont les pauvres. Et comme c’est une abomination pour le superbe que l’humilité, de même aussi l’exécration des riches est le pauvre. » (L’Ecclésiastique, XIII, 20-24) Devant les hommes, la parole d’un riche compte plus que celle d’un pauvre. « Le riche a parlé, et tous se sont tus, et tous élevèrent sa parole jusqu’aux nues. La pauvre a parlé, et ils disent : qui est celui-ci ? ». (L’Ecclésiastique, XIII, 28-29) 

La préoccupation constante de Dieu

L’Ancien Testament témoigne donc de la préoccupation constante de Dieu de défendre les pauvres contre toute injustice et oppression et d’alléger leur misère. Il défend une société fondée sur la justice et la bonté car Lui-même est juste et bon. Il veille donc à l’observation de ses commandements, exigeant de son peuple justice et bonté. « Au jugement de l’Ancien Testament, pris dans son ensemble, la pauvreté est un-sens, une anomalie ; elle constitue un problème douloureux. Jamais elle n’est regardée comme quelque chose d’indifférent pour la destinée humaine. […] Cette préoccupation distingue l'Ancien Testament des autres littératures antiques. »[17]

La pauvreté est donc considérée comme un mal ou un malheur puisque le pauvre est dépouillé, sans protection, exposé à l’arbitraire et à la violence sous toutes ses formes. La pauvreté n’est donc pas désirable. Dieu ne veut ni pauvreté ni misère. Il est alors plein de compassion à l’égard des plus faibles. De nombreux psaumes font entendre les appels à la sollicitude à l’égard des pauvres et au secours de ceux qui vivent dans la détresse. Ils expriment l’espérance en la justice divine. Les indigents, les veuves, les orphelins font l’objet de sa protection particulière.  « Il jugera les pauvres du peuple ; il sauvera les fils des pauvres et il humiliera le calomniateur. [...] Parce qu'il délivrera le pauvre du puissant, et le pauvre qui n'avait point d'aide. des usures et de l'iniquité il rachètera leur âme, et honorable sera le nom devant lui.»(Psaumes, LXXI, 3-14)

Parmi les causes de la pauvreté, l'Ancien Testament mentionne la paresse, l'oisiveté et le vice, la violence et l'injustice, la cupidité et l'absence de scrupule, ou encore le manque de diligence. « La main relâchée a opéré la détresse, mais la main du fort acquiert des richesses.»(Proverbes, X, 4) Cependant, la pauvreté peut aussi être la punition d’une vie impie ou le moyen d’éprouver le juste, par exemple Job [18],  comme la richesse peut aussi être considérée comme une bénédiction. 

La réalité juive au premier siècle de l’ère chrétienne

Au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, la société juive connaît des pauvres et leurs conditions  semblent s’aggraver. « À l’époque de la fin du second temple », à savoir avant l’an 70, « il semblerait que les tensions sociales entre riches et pauvres se soient multipliées, dans les différentes mouvances composant la société juive. »[14] 

Ces tensions se cristallisent sur le Temple, qui, outre sa fonction religieuse et cultuelle, assure aussi une fonction économique et financière importante : entrepôt d’argent, prêts fonciers, investissements immobiliers, opérations de change de devises, etc. La classe sacerdotale concentre ainsi les richesses, ce qui soulève une opposition unanime contre les prêtres. La richesse et la corruption du Temple expliqueraient le rejet de l’argent par la secte juive des esséniens, qui se considèrent comme une communauté d’indigents. Les prêtres font aussi l’objet de critiques de la part des pharisiens en raison de leurs pratiques financières au point que, selon le Talmud babylonien, le Temple aurait été détruit en raison de leur amour de l’argent. C’est également le constat de Flavius Joseph. Les insurgés de Jérusalem « portèrent le feu dans les archives publiques, pressés d’anéantir les contrats d’emprunts et d’empêcher le recouvrement des créances, afin de grossis leurs rangs de la foule des débiteurs et de lancer contre les riches les pauvres sûrs de l’impunité. »[15] Il serait néanmoins erroné de concentrer les critiques sur le Temple. Des pratiques financières que la Loi interdit, comme le prêt à intérêt entre Juifs, sont autorisés, y compris par les pharisiens.

Flavius Joseph nous renseigne aussi sur la cause de la pauvreté dans la société juive. L’endettement semble un des fléaux de la société juive qui peut conduire à l’esclavage. Un contexte particulier explique aussi l’aggravation de la situation comme le licenciement de milliers d’ouvriers après la fin des travaux du Temple. De nombreuses insurrections en Judée et la révolte des Zélotes ne s’expliquent pas uniquement par la haine des Romains.

Après la destruction du Temple, les textes rabbiniques montrent un changement d’attitude à l’égard de la richesse. Contestée avant l’an 70, celle-ci est désormais défendue et recherchée. Elle devient un critère pour assumer des responsabilités au sein de la communauté juive. Elle est aussi considérée comme une vertu par les rabbins tant qu’elle n’entraîne pas la corruption de la société et ne supplante pas l’enseignement de la Loi. Ce changement se retrouve aussi dans le regard que porte le juif sur le pauvre. Celui-ci ne fait pas l’objet de compassion. Comme l’enseignent les Sages dans la Michna Sota, « trois choses rendent l’homme dément et hérétique : les idolâtres, le mauvais esprit et la pauvreté. »[16] Ce mépris est perceptible dans les Évangiles. La parabole du pauvre Lazare est révélatrice d’un comportement habituel de l’époque.

Conclusions

Sans-doute, les philosophes romains ont écrit de belles pages sur la fraternité mais, dans la société païenne, le faible reste broyé par le fort, le pauvre accablé par le riche, l’indigent méprisé par le fortuné. Leurs paroles n’ont pas eu des effets sur la population. Indifférent à toute compassion à l’égard des misérables, le monde antique et païen ne s’abaisse pas jusqu’à la misère. Il ne s’apitoie pas sur le malheureux. Certes, il a mis en œuvre des institutions qui ont permis de protéger et de soutenir des démunis mais principalement pour des raisons politiques ou familiales. Les critiques que portent les principaux adversaires du christianisme, comme Celse, sont aussi révélatrices de la conscience morale du païen. Le mépris qu’ils portent à l’égard des chrétiens en raison de leur compassion à l’égard des plus faibles est éloquent. De même, les éloges de l’empereur Julien l’Apostolat à l’égard du christianisme pour sa charité sont aussi révélateurs. Élevé dans le christianisme, il veut l’inculquer à la religion païenne, cherchant alors à la transformer complètement. Mais, ignore-t-il que cela ne peut être l’œuvre d’un homme ?

Par sa législation, le peuple juif se montre d’une conscience morale très supérieure. Certes, elle ne suffit pas pour éviter la pauvreté et l’injustice sociale. Les prophètes s’insurgent contre la cupidité, l’avarice et tous les maux que génèrent l’amour de l’argent. Mais leurs cris demeurent un témoignage d’une âme élevée et d’une préoccupation sociale extraordinaire pour l’époque. L’indigent ne leur est pas indifférent. Le sort des plus faibles attire leur attention. Et le peuple de Dieu entend leurs cris. Cette bonté et cette soif de justice nous élèvent vers une autre bonté, une autre justice, beaucoup plus haute, celle de Dieu. Protecteur et défenseur des faibles, Dieu a imprimé dans l’âme juive l’amour du prochain. Toute sa loi se résume en ces deux commandements, celui d’aimer Dieu et d’aimer son prochain. Mais au temps de Notre Seigneur Jésus-Christ, cette même âme se heurte à deux difficultés, à deux tentations, celle de réduire la bonté aux seuls Juifs et celle d’agir uniquement par crainte de Dieu au risque finalement de l’enfermer dans un formalisme insupportable, de le vider de toute véritable charité vivifiée par Dieu Lui-même…


Notes et références

[1] Voir Émeraude, avril 2025, article « La théologie de la libération ».

[3] Voir Émeraude, juin 2025, article « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération ».

[4] Yves Congar, Pour une Église servante et pauvre, Le livre-programme du pape François, préface d’Odon Vallet, Cerf, 2014.

[5] Voir Émeraude, juin 2025, article « Les dérives dangereuses de la théologie de la libération ».

[6] Voir Émeraude, décembre 2015, article « Contre Julien l'Apostat, un abîme entre le christianisme et le paganisme » et « Julien l'Apostat, un exemple d'évolution religieuse ».
[7] Julien L’apostat, Lettre XLIX à Arsacius, dans L’Empereur Julien, Étude sur Julien par Eugène Talbot, libraire-éditeur Henri Plon, 1863.

[8] Jean-Michel Carrié, Les distributions alimentaires dans les cités de l’empire romain tardif, dans Mélanges de l’école française de Rome, année 1975, 87-2, persee.fr.

[9] Sénèque, Lettres à Lucilius, XIV, 9, tome V, trad. par F. Prechac, CUF, 1964.

[10] Florence Dupont, Le citoyen romain sous la République, 509-27 avant J.C., 1989, Hachette.

[11] Virgile, Géorgique, II, 370, traduction sous la direction de Charles Nisard, Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Firmin Didot, 1868.

[12] Corpus Inscritionum Latinarum, 1887, IV, 9839b dans La situation du pauvre dans la société romaine de la fin de la République à l’époque augustéenne : une question préoccupante pour ses contemporains ? , Éliane Bouendjia, Université Omar Bongo Centre de recherches et d’études en histoire et archéologie, dans Revue Gabonaise d’Histoire et Archéologie, 2019, n°4.

[13] Cicéron, Les devoirs, III, 6.

[14] Emmanuel Friedheim, Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, mise en ligne le 04/06/2014, cairn.info.

[15] Flavius Joseph, Guerre des Juifs, II, 17, 6, trad. Th. Reinach & R. Harmand, révisée et annotée par S. Reinach, Publications de la société des études juives, Paris, 1900-1932 dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim.

[16] Michna Erouvin, 41b, dans Richesse et pauvreté dans le judaïsme intertestamentaire et talmudique, Emmanuel Friedheim.

[17] William Goy, Le problème de la pauvreté dans l'Ancien Testament : à propos d'un ouvrage récent, revue de théologie et de philosophie, nouvelle série, volume 13, n°57, 1925, https://www.jstor/stable/443050496.

[18] Voir Émeraude, mai 2022, article "Job (1/2), une réponse au problème du mal" et "Le livre de Job (2/2), la rétribution des bons et des méchants dans l'au-delà".