Il est difficile de poursuivre
notre essai apologétique sans porter notre regard sur Sainte Marie tant elle
occupe de nos jours une place immense dans la piété et la culture chrétiennes.
Nos prières ne cessent en effet de monter vers elle au grès des Ave Maria et nombreuses
sont les fêtes qui la célèbrent dans le calendrier liturgique. L’art la
magnifie aussi sous toutes les formes ravissantes possibles. Et dans de
formules précises et inaltérables, elle fait l’objet de dogmes que l’Église
nous demande de croire portant sur des mystères tels l’Immaculée Conception et
l’Assomption. Parmi les saints, elle-seule a ce privilège…
Nous allons donc désormais nous
pencher sur ces questions, ce qui nous permettra par ailleurs de mieux
connaître la Sainte Vierge ainsi que la dévotion que nous lui devons, et de
saisir les raisons de son importance dans la piété et le dogme catholiques. Notre
étude commence par la position du protestantisme…
La place de Sainte Marie dans le
catholicisme contraire au principe « Sola fide »
Selon leur principe dit
« sola fide »[2],
c’est-à-dire « l’Écriture seule », principe selon lequel la foi
repose essentiellement sur la Sainte Écriture, la plupart des mouvements
protestants considèrent Sainte Marie comme un personnage secondaire, voire sans
importance, en raison de sa place très restreinte dans les Évangiles et
quasi-inexistante dans les Actes des Apôtres. Les épîtres ne
l’évoquent pas non plus. Compte tenu de cette discrétion dans le Nouveau Testament
et en raison de leur principe, ils ne lui donnent qu’une place mineure dans
leur piété et leur enseignement. Pourtant, comme nous l’expliquerons dans la suite,
les fondateurs des différents mouvements protestants ont tenu une position
différente.
Les protestants refusent aussi de
croire en son Immaculée Conception et en son Assomption puisque ces deux
mystères, qui sont deux dogmes catholiques, ne sont pas fondés par la Sainte Écriture.
Ils croient en sa virginité, même si certains la remettent en cause, n’y voyant
qu’une parabole, et en sa maternité divine.
Une interprétation erronée
de la Sainte Écriture
En outre, pour attester le rôle
secondaire de la Sainte Vierge, les protestants se réfèrent aussi généralement
à deux épisodes de l’Évangile.
Au cours d’un enseignement de Notre
Seigneur Jésus-Christ, certainement charmée
par ce qu’elle vient d’entendre, une femme s’écrie au milieu de la foule :
« Heureux le sein qui vous a porté et les mamelles que vous avez sucées ! » (Luc, XI, 27) Alors que les
scribes et les pharisiens venaient de L’accuser d’agir au nom de Belzébuth,
elle béatifie Notre Seigneur Jésus-Christ et sa Mère. La réponse de Notre
Seigneur Jésus-Christ semble pourtant la contredire : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole
de Dieu et qui la gardent ! » (Luc, XI, 28). En se référant à ce
passage biblique, les protestants en concluent que les liens du sang ne
confèrent aucun privilège à Sainte Marie. Pourtant, une telle interprétation ne
concorde pas avec la scène prise dans sa totalité. Notre Seigneur Jésus-Christ
venait en effet d’enseigner aux scribes et aux pharisiens que ce ne sont pas par
nos privilèges que nous pouvons acquérir le bonheur et la richesse surnaturelle
mais nos vertus, notre loyauté et notre fidélité pratique. L’exclamation de la
femme Lui permet alors d’appuyer la doctrine qu’Il venait de défendre. Et ces
vertus, cette fidélité, cette humilité, qui les a montrées avec éclat si ce
n’est la Sainte Vierge ?
Contre la mariologie ? Ou une réaction identitaire ...
Selon des commentaires, y compris
protestants, leur attitude à l’égard de Sainte Marie peut être perçue comme une
réponse à ce qu’ils considèrent comme de la « mariolâtrie », c’est-à-dire à la piété excessive des catholiques
à son égard. Les calvinistes « s’élèvent
avec force contre toute tentative
d’exalter Marie, d’établir un parallélisme entre elle et le Christ, comme aussi
entre elle et l’Église, en lui conférant des titres, qui, à leurs yeux, la
défigurent plus qu’ils n’attestent son vrai visage. »[3]
Selon un pasteur luthérien [4],
l’attitude critique des protestants serait récente et s’explique aussi par leur
réaction à l’égard du développement de la mariologie catholique, très
probablement pour mieux se démarquer des catholiques. Leurs critiques
dateraient du XVIIIe siècle et du XIXe siècle.
Pourtant, attitude bien
différente des fondateurs du protestantisme …
Cependant, les fondateurs des
différents mouvements protestants[5]
semblent plutôt donner une place élevée à Sainte Marie au point d’être
favorables à la piété mariale.
Écrite par son disciple Melanchthon,
la
Confession
d’Augsbourg (1531) affirme que Sainte Marie prie pour l’Église et
qu’elle est digne des plus grands honneurs mais prétend que tout appel à son
intercession est dépourvu de sens puisqu’il rendrait le Christ inutile. En
effet, il défend le caractère unique et suffisant de la médiation de Notre
Seigneur Jésus-Christ.
Calvin est plus précis et
catégorique. Tout en professant la virginité de Sainte Marie, il lui refuse
tout hommage religieux bien que, comme tous les saints, elle mérite des
louanges et des témoignages d’estime. Il semble que contrairement à Luther, il
n’ait jamais utilisé le titre de « Mère
de Dieu » pour désigner la Sainte Vierge, préférant plutôt « Mère du Seigneur » sans cependant
remettre en cause sa maternité divine.
Enfin, Zwingle, autre grand
« réformateur » du protestantisme, croit fermement en la
virginité perpétuelle de Sainte Marie[6]
et en son incorruptibilité. Il est même convaincu qu’« elle est élevée par Dieu au-dessus de toutes
les créatures, des hommes ou anges bienheureux, dans la joie éternelle. »[7]
Son affirmation est suffisamment claire pour donner à Sainte Marie une place
particulièrement élevée dans la cour céleste. Cependant, il combat toute
vénération religieuse qui s’attache à elle, toute invocation ou appel à son
intercession. « Entre la doctrine
zwinglienne qui tend à révérer Marie comme une créature excellente et à lui
faire une place unique comme instrument dans la rédemption et la pratique qui
lui dénie tout culte allant au-delà des honneurs rendus à son divin Fils et lui
refuse toute invocation, il y a un hiatus. Mais ce hiatus n’est pas propre
à Zwingli, on le retrouve aussi bien en théologie luthérienne. »[8]
Les premiers fondateurs du
protestantisme sont donc dans une attitude ambigüe à l’égard de Sainte Marie.
Tout en professant sa virginité et sa maternité divine conformément aux
articles de foi définis par les premiers conciles, ce qui lui donne un rôle
unique dans le mystère du salut et parmi les créatures de Dieu, ils la
considèrent aussi comme un personnage secondaire, refusent de lui donner un
rôle particulier dans notre salut, sauf comme modèle à suivre, et récusent
toute dévotion mariale en raison de leurs propres doctrines. Leur position
révèle une contradiction difficilement tenable.
Le principe de la médiation unique et universelle de Notre Seigneur
Jésus-Christ
Le théologien protestant, Karl
Barth et le pasteur Max Thurian attaquent la mariologie catholique parce qu’elle
remet sérieusement en compte un des points centraux centraux de l'enseignement des protestants : la médiation unique de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Sans être aussi excessif que lui,
Max Thurian voit dans la mariologie catholique une remise en cause de
l’authenticité de la médiation du Christ. Elle éloigne Notre Seigneur de la
réalité humaine et donc de nous-mêmes. « Marie est devenue l’humanité du Christ, elle joue le rôle que
l’humanité du Christ doit jouer pour notre salut. »[9]
Cette attitude tendrait alors au docétisme. « Jésus-Christ est trop Dieu, son humanité est trop divinisée pour avoir
quelque rapport réel avec la nôtre. La doctrine de la médiation du Christ
reçoit là une grave atteinte. » Contrairement à Barth, Thurian
considère que la doctrine de la médiation n’est pas abandonnée mais fortement
affaiblie et modifiée puisque la médiation s’opère par le Christ mais en Sainte
Marie.
Conclusions
Les protestants protestent contre
la dévotion et la doctrine mariale catholiques, les considérant infondée par l’Écriture
sainte, inutile et dangereuse. Certes, pour eux, Sainte Marie est un modèle de
foi et de piété, témoin privilégié de la naissance de Notre Seigneur
Jésus-Christ, mais selon leur enseignement, chaque chrétien n’a pas besoin de
lui faire appel pour intercéder en sa faveur. Finalement, le protestant « ne prie pas Marie » comme « il ne fait pas d’invocation à des saints. »[10]
Leur attitude à l’égard de Sainte
Marie paraît néanmoins fragile. Il est en effet bien difficile de récuser tout
culte mariale tout en reconnaissant son importance et son rôle dans l’œuvre de
la Rédemption. La réduire à un modèle à
imiter ne peut guère être satisfaisant. Les motifs bibliques que les protestants
peuvent évoquer pour défendre leur position reflètent clairement une
interprétation simpliste de la Sainte Écriture. Mais, ont-ils le choix ?
S’ils devaient rendre à la sainte
Vierge une dévotion particulière et un rôle dans leur doctrine comme les catholiques,
ils contrediraient les principes sur lesquels se sont élevés les mouvements
protestants. Et pour subsister et se démarquer des catholiques, que peuvent-ils faire sinon réagir contre la mariologie catholique ? Pour toucher les chrétiens, peu passionnés par les querelles théologiques, et montrer leurs différences, ont-ils d''autres choix que s'attaquer au culte marial catholique au risque de se montrer contradictoires ? Par leur attitude à l’égard
de la Sainte Vierge, ils ne défendent pas la foi mais eux-mêmes.
Notes et références
[1] R. P.
Jérôme Hamer, Mariologie et théologie protestante.
[2] Voir Émeraude,
article « La doctrine de Luther », février 2017.
[3] Pasteur
André Thomas, article Marie : points de vue catholiques et
protestants, site Web La Croix, 11/07/2003, accédé le
20/06/2022.
[4] Albert
Greiner (1918-2013), pasteur théologien et écrivain français.
[5] Voir
notamment Mariologie et théologie protestante, R. P. Jérôme Hamer, O. P.,
Collège théologique, La Sarte-Huy (Belgique), janvier 1952, www.e-periodica.ch.
[6] Voir
Zwingle, Expositio fidei, II, V.
[7] K.
Federer, Zwingli und die Marienverehrung, dans Recherches sur Zwingli,
Pollet J. V.-M., dans Revue des sciences religieuses, tome
28, fascicule 2, 1954.
[8] Pollet
J. V.-M., Recherches sur Zwingli dans Revue des sciences religieuses,
tome 28, fascicule 2, 1954.
[9] Thurian M.,
Le dogme de l'Assomption, dans Verbum Caro, 1951,
t. V dans Mariologie et théologie protestante, R. P. Jérôme Hamer, O. P.,
Collège théologique, La Sarte-Huy (Belgique), janvier 1952, www.e-periodica.ch.
[10] Pasteur
Jérémy Duval, Regard protestant sur Marie, conférence du 21 août 2014 à
Berck.